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J’ai commencé par vouloir être musicien de jazz

(Sollers, 1978-2009)

D 25 avril 2009     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Johnny DODDS

En 1978 Sollers dans  Jazz  déclare : « [...] j’ai commencé par vouloir être musicien de jazz. [...] Avant de penser à écrire. Mon rêve à l’époque, c’était de savoir un jour jouer de la clarinette, parce que j’avais eu la révélation, très personnelle, de cette musique justement, au sortir enfin... dans les années 50, bon. La culture ne m’intéressait pas particulièrement et c’est sous la forme de l’irruption de la musique de jazz que j’ai eu l’impression qu’une culture était possible. C’est en écoutant les premiers concerts d’Armstrong, et en me mettant à écouter fébrilement ce qu’il y avait là, en éprouvant un intérêt particulier pour Johnny Dodds par exemple — ce qui paraît absurde, avec les progrès entre guillemets que cette musique a faite en vingt ans - mais qui était pour moi un acte de rupture... complet par rapport au tissu social français. » [1]

Trente ans plus tard, dans Les Voyageurs du Temps, Sollers évoque à nouveau le musicien et « note que le plus grand clarinettiste de tous les temps [...], Johnny Dodds, en pleine activité dans les années 1920-1940, n’est que très tardivement mentionné dans le dictionnaire. »

Il ajoute :

« Un des plus beaux tableaux "cubistes" de Picasso est certainement L’homme à la clarinette, daté de 1912. Tableau, dit Breton, « d’une élégance fabuleuse et sur l’existence "à côté" de qui nous n’en finirions pas de méditer » L’existence "à côté", voilà la formule. En 1928, Breton écrit encore : « Dès aujourd’hui, les prétendues conditions matérielles de cette existence nous laissent indifférents. Que sera-ce donc plus tard ! » Nous sommes plus tard, beaucoup plus tard, et L’Homme à la clarinette ne ressemble toujours pas à un homme à la clarinette. Il traverse les guerres, le bruit, les massacres, les photos, les films, les écrans, les ordinateurs, la vulgarité générale. On peut avancer que c’est le seul vrai portrait de Johnny Dodds (d’une "élégance fabuleuse") et une déclaration du droit de l’homme à être irreprésentable en société. » (p. 74)

J’avais mis, l’an dernier, une reproduction de ce tableau au début de mon article — Un coup de clarinette peut abolir le hasard. Le voici à nouveau :


L’homme à la clarinette, 1911-1912.
Musée Thyssen, Madrid. Photo A.G., 29-04-18. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Portrait de Johnny Dodds

« Il est en smoking. Il a un visage enfantin, lumineux, poli, sourdement poussé en avant, innocent, honnête. Il sait que son instrument est une fleur, vénéneuse dans les graves, perçante et véhémente dans les aigus, fait pour fonder, fuser, s’enrouler, spiraler. La trompette indique le nord, le trombone le sud, mais la clarinette c’est nord-sud-est-ouest, rotation terrestre et céleste, thyrse et lierre. Écoutez Dodds dans Perdido Street Blues, Wild Man Blues, Gravier Street Blues, Weary Way Blues. Il surgit en dessous, au-dessus, sur les côtés, son vibrato cardiaque est unique. Il y croit de toutes ses forces, de tout son souffle, de toute sa vérité de naissance.

[...] Un des titres d’Une saison en enfer a été, pendant quelques mois, Livre païen ou  Livre nègre . La grande émotion authentique est ici la même, du jailli impeccable, de l’or noir. Les enregistrements inouïs de Dodds, posés ici, sur ma table, à côté du Manifeste du surréalisme d’André Breton (ce dernier malheureusement sourd à toute musique, traitée par lui de "confusionniste"), sont eux-mêmes de grands poèmes [2]. L’Afrique vous parle, mais vous ne savez pas l’entendre. Elle vous parlera de plus en plus, malgré le tintamarre et le confusionnisme blanc, en même temps que l’Inde, le Brésil, la Chine. »

Le jazz est noir, « le noir clarinette et huîtres » (« Je prends le noir dans la clarinette » ).

(Les voyageurs du Temps, p. 74 et 75)

Écoutez Perdido Street Blues (3’08). C’est interprété — je n’invente rien — par les New Orleans Wanderers (wanderer : le vagabond, le voyageur).

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Mais il y a aussi le génial Blue Clarinette Stomp (3’20) :

Blues, indigo, blue. Les couleurs et les sons se répondent.

Plus sur you tube.

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MILES et les saxophonistes

Comme le remarque justement Michel Yves-Bonnet dans son précédent article, Sollers prend souvent ses distances par rapport aux saxophonistes. Écoutant Bye bye blackbird, dans une interprétation mémorable, avec, pourtant, John Coltrane et Cannonbal Adderley, il préfère Miles Davis et sa trompette — "instrument du réveil et de la résurrection", au-delà du pathos de "la profusion psychique" :

« Il est toujours ailleurs, distant, plus loin que ce qu’on attend, et c’est cela qu’il veut dire : l’au-delà de la pression, l’appel au dessus de la ligne d’horizon, simple ponctuation décalé, parfois, au milieu de l’immersion ou de la décomposition globale. Pour cela, il faut la trompette, instrument du réveil et de la résurrection. Les saxophones ont beau agiter la vie, la tordre, la tourbillonner en tous sens, il se retrouve avec la batterie et la basse, allons, allons, on n’est pas obligé de se rouler indéfiniment dans les ondes, le bruit, le cri, la profusion psychique. Il attend, il se fait attendre, va-t-il jouer la prochaine note, ce n’est pas certain. Il reste acide, mat, violent-pondéré, il compte de l’autre côté, à l’envers, il ne retombe pas dans le thème. Sa trompette bouchée est l’écho d’un écho, un métal au deuxième degré, comme si elle était obligée de traverser une énorme masse liquide (les préjugés, les clichés, l’expressivité répétitive). Son obsession est le son qui n’existe pas. Eux jouent la virtuosité qui déborde, ils se ressoudent par rapport à lui, ils le haïssent, ça les fait marcher, ce sont des hystériques. Il les écoute, il les traite de façon détachée, flottante. Il les laisse à leurs organes et à leurs pulsions, il y touche à peine, il dérape, il revient à la raison de tout ce trafic, je suis la tête, je suis la joie du concept. L’émotion est plus forte d’être un peu sardonique, pas de pathos, j’y suis, j’y suis toujours : Bye bye blackbird , 4 juillet 1958, Newport. »

(Différence de Miles Davis)

Mais Miles Davis n’est pas n’importe quel trompettiste ! Seul Louis Armstrong, entendu très jeune... Sollers — dans Pourquoi les États-Unis ? (Tel Quel 71-73, automne 1977) : « ... je peux témoigner que, pour ce qui est d’un intellectuel français, le fait de découvrir, par exemple, à 14 ans, la musique de jazz après la guerre [...] cette espèce de sensualité... Encore une fois je m’en tiens à la trompette d’Armstrong ou de Miles Davis... Le jazz a été déterminant dans ma façon d’écrire... Les " spirituals "... »

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Picasso, Instruments de musique (1913)

Il y a quand même des exceptions notoires.

Même chez Picasso qui a dessiné tant de clarinettes et de guitares ne devine-t-on pas un saxophone, à gauche du tableau, parmi tous les instruments de musique peints en 1913 ?

Il en est de même chez Sollers.

Johnny HODGES

Le saxophoniste (alto) a droit à un bel hommage [3].

C’est dans Un amour américain (L’Infini n°67, automne 1999) :

« Rien de nouveau sous le soleil. Mais nous, on avait décidé qu’il y en aurait, du nouveau. Et il y en a eu. Et il y en aura toujours (les lilas, sur ma droite, pendant que j’écris ces lignes). Johnny, impassible, amoureux de lui-même, est un éléphant planant au milieu de porcelaines chinoises bleues et blanches. Jill danse toute seule au fond du jardin. On pourrait en faire une chanson : comme c’est rare, comme c’est bizarre, quand on est vieux c’est pour la vie, quand on est jeune aussi.

En août 1938, le 24 exactement, Hodges et son orchestre sont dans un état de lévitation évidente. Écoutez-moi ça : There’s something about an old love, ou The Jeep is jumpin’. Le 1er août, c’était déjà Jitterbug’s Lullaby, on sentait que cet été-là serait extraordinaire.

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Les musiciens sont tous des héros : Cootie Williams, Harry Carney, Duke Ellington, Lawrence Brown, Barney Bigard, Sonny Greer, Billy Taylor. Il n’y a que la chanteuse qui soit un peu maniérée et faible. Mais qu’importe, tout le monde ne peut pas être une sainte comme Billie Holliday.

Sacré mois d’août. Il fait très chaud à New York, le goudron colle aux semelles des souliers en traversant les rues. Eux aussi devraient partir le vendredi soir pour Long Island, respirer un peu l’île de Feu. Pas de climatisation à l’époque. Des héros les musiciens, des dieux indestructibles et heureux. Le mot " blues " signe cette fête d’Olympe. La contrebasse et la batterie font entendre le coeur pas du tout troublé du héros. Pas la peine d’en faire plus. Juste, c’est juste. »

Écoutez The Jeep is jumpin’ (2’48) et si vous n’êtes pas emportés tant pis pour vous :

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Vingt cinq ans plus tard...

Johnny Hodges et Duke Ellington

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Autres exceptions :

« Duke » et Charlie PARKER

Sollers l’évoque à plusieurs reprises (par exemple dans Jazz où sont également cités Lee Konitz et Tony Braxton [4]).

Ouvrons L’étoile des amants. L’héroïne, Maud, vient d’écouter Mood Indigo enregistré par Duke Ellington en 1945 :

« Trois mouettes flottent sur l’eau bleue, j’embrasse ses cheveux, je sors.
Le prochain disque sera un Charlie Parker, "The Bird", l’Oiseau. Il y en a des tas, dans la vieille armoire, à gauche. Plein ciel, celui-là acrobate en feu.
Les étoiles, les oiseaux, l’air, les mots : c’est notre voyage. »

Le voyage, l’invitation au voyage : tout est là.

« Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
 » (Baudelaire)

*

Duke Ellington et son orchestre

« Mood indigo », 1945

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Charlie Parker (saxophone alto)

D’abord appelé Yardbird (le bleu) au début de sa carrière, surnom dont l’origine se perd dans des dizaines d’explications différentes, son surnom sera ensuite raccourci en Bird (l’oiseau), qui le suivra tout au long de sa vie.

Avec Coleman Hawkins dit Bean (haricot) (saxophone tenor)

*


Thelonious Monk

Après quoi il est toujours temps de réécouter des vieux Thelonious Monk, de réécouter le Concert de Londres et d’y apprécier l’excellent saxophoniste Charlie Rouse, l’astéroïde [5], qui n’a sans doute jamais été reconnu à sa juste valeur...

*

Bon, et après ça, si vous pensez toujours que le " classique " et " le jazz " sont deux mondes décidément incompatibles — alors qu’il n’y a que la musique — écoutez Michel Portal (lequel est, entre autres, clarinettiste et saxophoniste, rappelons-le) interpréter le Quintette pour clarinette de Mozart...

ou bien réécoutez les sonates ou les quatuors de Joseph Haydn et vous découvrirez que « Haydn est un jazz de durée, sans dépression, sans espoir. »

« Armstrong l’a écouté ? Miles Davis ? Et Charlie Parker, Billie Holliday, Count Basie, Monk ? On décide de l’imaginer »

(Le lieu et la formule, dans La guerre du goût, Gallimard, coll. Blanche, p.337).

ou encore les opéras de Mozart pour vérifier que « seuls quelques génies de la musique de jazz (Armstrong, Billie Holliday, Charlie Parker, Thelonious Monk) peuvent s’écouter directement après Cosi fan tute sans qu’on ait l’impression d’une déperdition ou d’une frigidité physique. »

(Mystérieux Mozart, Folio, p.283).

Toujours pas convaincus ? Vous êtes foutus...

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Billie Holiday
Photo A.G. (22-05-09)

Photo prise lors de l’exposition Le siècle du jazz.

Billie Holiday

« Tout le monde ne peut pas être une sainte comme Billie Holiday » écrit Sollers dans Un amour américain. « Une sainte lascive... le corps fait voix, l’âme des ténèbres, l’élégance incompréhensible du rythme incarné en femme... »

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1ère édition, mai 1986

Marc-Edouard Nabe n’est peut-être pas un saint mais il a écrit, en 1986, un livre superbe, L’Âme de Billie Holiday. Sollers l’avait alors publié dans la collection L’Infini (chez Denoël) [6]. Le livre a été réédité à La Table Ronde (La Petite Vermillon), en 2007.

Extraits :

« Werner Schroeter disait que le son de la voix de Maria Callas le faisait saigner du nez. Les morceaux de Billie Holiday m’ont arraché plusieurs dents.
Ni grave ni aiguë, ni sucrée ni salée, ni aigre douce ni douce-amère, la voix de Billie n’a pas de tessiture : elle serpente dans les spectres sans se laisser classer. Elle fore les basses fréquences, déhanche celle des anches qui lui ressemblent : c’est un cygne aux harmoniques inférieurs qui joue au basson, puis vibre en vol en laissant dans la mare les ondes suffisantes à troubler la verdeur du ciel reflété. Elle n’a pas de limite : son timbre n’est pas collé d’un tour de langue sur un registre quelconque. La glotte s’ouvre comme la caverne d’Ali-Baba, par Sésames résonateurs. On arrive jamais à imaginer que Billie Holiday possède des cordes vocales.
Il faudrait écrire un gros ouvrage cette fois sur sa voix même, des pages et des pages de listes d’images auxquelles sa voix nous attache, un genre de journal intime du timbre de la grande Dame Diurne.

Ce que son vocal évoque :

Vieilles gazes trempées lentement dans du jus de citron
Tigre pleurant dans un piège
Chat de gouttière qui se roule dans le sucre glace
Lac des Cygnes dans la cendre
Chewing-gum ombilical
Dents qui tombent
Ski céleste

Fourrure qui brûle
Moteur d’aspirateur qui expire
Toboggans sous-marins
Bulles de savon crevées par coup de griffes
Tièdes douches de miel
Zig-Zag d’un lézard dans la nuit
Oraison d’un boxeur blessé
Luge sur de la fourrure
Confidence d’une descente de lit. »

*

Nabe parle de Billie Holiday à Esprits libres (2007)

à l’occasion de la réédition de son livre.

Avec des extraits de film (Billie Holiday, Boris Vian).


Nabe dans Esprits Libres : Billie Holiday par barberousse2006

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Lady Day
The Many Faces of Billie Holiday

Un documentaire de Matthew Seig

Écrit par Robert O’Meally
USA, 1994

Avec Ruby Dee (qui lit des extraits de Lady Sings The Blues, l’autobiographie de Billie Holiday), Buck Clayton, Harry Sweets Edison, Milt Gabler, Carmen McRae, Albert Murray, Annie Ross et le pianiste Mal Waldron.

La grande chanteuse Billie Holiday (1915-1959) est une figure emblématique du jazz. Fille d’un guitariste, elle débute a l’âge de quinze ans dans de petits clubs de Harlem. Remarquée par John Hammond et Benny Goodman, elle enregistre avec ce dernier, pour la première fois, en 1933. Toutefois, elle doit sa célébrité aux disques enregistrés dans les années 1935-1939, sous son nom ou avec Teddy Wilson. Parallèlement, elle se produit avec l’orchestre de Count Basie puis celui d’Artie Shaw ; elle a été la première a entrer dans un groupe de Blancs. Elle commence alors une carrière de soliste et devient Lady Day dès 1940. Ce documentaire, riche en interviews et en images d’archives, offre une prestation de Billie Holiday avec le saxophoniste Lester Young, et ses interprétations les plus célèbres comme God Bless the Child, Strange Fruit, Don’t Explain [7].
(Crédit : Jazz 6 - durée : 58’40" — Archives A.G.)
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Billie Holiday en 1957 [8]

Avec Lester Young, Coleman Hawkins, Ben Webster, Gerry Mulligan, Roy Eldridge, Doc Cheatham, Vic Dickenson, Danny Barker, Milt Hinton, Mal Waldron...

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[1« Le Jazz a renversé la valse, l’Impressionisme a tué le « faux-jour », vous écrirez télégraphique ou vous écrirez plus du tout ! » Céline, Guignol’s band.

[2Les principaux enregistrement de Dodds et les Manifestes sont parfaitement contemporains. Sollers les fait ici résonner dans leur temps.

[3Michel Yves-Bonnet tient sans doute une clé quand il remarque que Hodges s’est peut-être inspiré de Johnny Dodds et que celui-ci jouait du saxophone comme si c’était une... clarinette.

[4Sur Braxton, il faut lire l’article de Marc-Edouard Nabe Anthony Braxton, à l’instant même.

[5L’astéroïde (10426) Charlie Rouse a été officiellement nommé en son honneur en 2007 par l’astronome américain Joe Montani, fan de Thelonious Monk et Charlie Rouse.

[6Pour l’anecdote : après la publication du livre, en 1986, Jean-Edern Hallier défendit Nabe à l’émission de Michel Polac — Droit de réponse. A revoir l’extrait ci-dessous on constate que la réputation de Nabe était déjà faite et que le papotage médiatique avait déjà trouvé sa vitesse de croisière (Polac fut sans doute, de ce point de vue, un grand innovateur). S’il fut bien question de l’"âme" (noire) de Nabe, des livres — malgré les efforts d’Hallier —, et de L’Âme de Billie Holiday, on ne parla guère...

[7Crédit : Mezzo.

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