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Jacques Drillon, Sur Leonhardt

... et sur Sollers

D 14 décembre 2011     A par Albert Gauvin - C 6 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Gustav Leonhardt met fin à sa carrière » annonçait Jacques Drillon dans Le Nouvel Observateur du 13 décembre 2011. Le 16 janvier 2012, le musicien mourait d’un cancer à Amsterdam. Avec Gustav Leonhardt, le "grand style" s’est éteint. Petit retour en arrière.

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Gustav Leonhardt à la Cité de la musique (septembre 2008)
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SUR LEONHARDT

[2009], 208 pages, Collection L’Infini, Gallimard.

Résumé
« En dépit de ses dénégations, le claveciniste et chef d’orchestre Gustav Leonhardt est plus qu’un simple exécutant, et plus qu’un interprète, ce qui est déjà moins simple. Il a fait entrer dans l’art de jouer la musique une qualité qu’on ne reconnaissait qu’aux créateurs, et qui chez lui se fait vertu cardinale : l’élégance. Ce n’est pas tout : alors que l’esprit du baroque s’était perdu dans le romantisme et l’artistiquement correct, et que le fil susceptible de nous relier aux anciennes pratiques était rompu, il a su, par la culture, l’exigence intellectuelle et la sensibilité, retrouver toute une époque et toute une esthétique ; ranimer ce que l’académisme avait tué ; fonder tout de nouveau une tradition — comme si cet artiste, né en 1928, était jeune de trois siècles.
Un portrait enrichi d’entretiens, une analyse, un fonds biographique, un essai. Tel est ce livre, le premier jamais consacré à l’un des musiciens véritablement exemplaires d’aujourd’hui. » [1]

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Jacques Drillon parle de son livre avec Alain Veinstein (Du jour au lendemain, 3 avril 2009).

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« On n’enseigne pas la beauté »

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Conversation avec Gustav Leonhardt

Immense claveciniste, organiste et chef d’orchestre, Gustav Leonhardt publie un nouveau disque consacré à des cantates de Bach et part en tournée. Jacques Drillon l’a rencontré chez lui, à Amsterdam.

Le Nouvel Observateur. — Vous vivez dans une maison historique.

Gustav Leonhardt. — Tout à fait historique ! J’ai même écrit un livre sur son histoire. Elle date de 1617, et possède une très large façade, le double de la normale, dans un quartier où elles sont toutes hautes mais étroites. Et elle a sept étages depuis 1750. Vers 1630, un édit a établi que le jardin devait rester jardin « jusqu’à la fin des temps » ! Il y a douze ans, un directeur de société voulait s’y faire construire un garage, et j’ai gagné mon procès contre lui en invoquant ce décret ! Tout est resté exactement à l’identique depuis 1750 : les portes, les cheminées, les lambris, les parquets, les planches dans les armoires, les carreaux de faïence, tout !

N. O. - Et qu’avez-vous comme instruments ici ?

G. Leonhardt. — Beaucoup moins qu’autrefois. J’en avais trop, et je ne les jouais pas. J’en ai encore trop. Ce merveilleux clavecin, ici, je ne le touche qu’une fois par mois, et encore. J’en ai un en bas pour tous les jours, en quelque sorte mon work horse... J’en ai acheté douze ou quinze dans ma vie, pas plus. J’ai aussi fait des échanges...

N. O. — Celui-ci n’est pas le fameux Lefebvre ?

G. Leonhardt. — Ah, vous êtes au courant... Le facteur de clavecins Martin Skowroneck et moi voulions voir jusqu’où l’on pouvait aller dans la réplique d’ancien. Il avait des bois d’époque, et il a fait un faux ancien, où tout, jusque dans le plus petit détail, semblait authentique. Et qui s’est révélé sonner admirablement, beaucoup mieux que ses autres clavecins, qui sont pourtant tous des copies exactes. Il ne comprend pas pourquoi, d’ailleurs. Nous avons monté un petit canular, inventé qu’un facteur d’orgues et de clavecins de Rouen, Lefebvre, avait fait cet instrument. Et un jour j’ai dévoilé la supercherie, qui finissait par aller trop loin.

N. O. — Vous enseignez toujours ?

G. Leonhardt. — Non, et je dois dire que cela me manque un peu. Toute ma vie, j’ai joué en solo, j’ai voyagé, et les élèves seuls m’offraient des contacts humains. Les organisateurs de concerts sont très bien, mais je les voyais si peu... Il y a les amis aussi, bien sûr, les Kuijken, Frans Brüggen, mais les jeunes me manquent, avec ou sans idées.

N. O. — Vous aviez trouve une méthode d’enseignement ?

G. Leonhardt. — Non, aucune. Il n’est pas bon ; d’avoir une méthode. J’écoute un élève, je vois ce qui lui manque, ce n’est jamais la même chose, et on travaille là-dessus. Je lui demande : pourquoi joues-tu telle basse ainsi ? Il le sait ou il ne le sait pas. S’il ne le sait pas, il doit trouver pourquoi. Ce type de raisonnement s’enseigne, pas la beauté.

N. O. — Le style, cela ne s’apprend pas ?

G. Leonhardt. — Un peu... Ou du moins peut-on apprendre ce qui va contre un style. Je peux l’expliquer. Mais entre les marges de choses possibles, il y a tant de variété, en deux siècles, entre les pays, les personnalités ! Il arrivait même qu’on mette un point d’honneur à être original : cela n’a pas produit les meilleures oeuvres. Goethe l’a merveilleusement dit : « Man merkt die Absicht, und man ist verstimmt » [quand une intention est trop visible, elle irrite]. Et c’est vrai jusqu’en politique.

N. O. — Qu’est-ce que c’est qu’un bon orgue, un bon clavecin ?

G. Leonhardt. — L’orgue a tant de personnalité qu’il vous dicte ce que vous devez faire. Beaucoup plus qu’un clavecin vous pouvez bien jouer sur un mauvais clavecin, pas sur un mauvais orgue. D’un autre côté, si vous traitez mal un bon orgue, il se refuse à vous. Il est à prendre ou à laisser. C’est une sorte de noblesse naturelle.


N. O. — Vous avez constamment renouvelé votre répertoire. Vous vous êtes aventuré dans Mozart...

G. Leonhardt. — Oui, surtout en dirigeant. J’aime beaucoup sa musique d’orchestre. La symphonie « Prague » ! Superbe, merveilleuse musique !

N. O. — Pourquoi n’en dirigez-vous pas plus ?

G. Leonhardt. — Je n’ai pas d’orchestre... Quant au piano de Mozart, les oeuvres sont sublimes, bien sûr, mais je déteste vraiment le pianoforte, comme instrument. On ne sent rien, on ne sent pas la corde, on jette quelque chose, ça retombe comme ça peut... Comparé au clavecin ! Voilà un instrument ! Fin, précis, sensible !

N. O. — Si on vous proposait de diriger du Mozart, vous accepteriez ?

G. Leonhardt. — Tout de suite ! Et c’est si intéressant de voir sa musique en venant du passé ! Habituellement, les chefs viennent de la musique postérieure, en sorte que les nouveautés de sa musique ne leur apparaissent pas. Pour moi, c’est si moderne ! Surtout les oeuvres de la fin ! Je n’oserais jamais faire des choses pareilles s’il ne les avait pas écrites... Mais j’aime aussi beaucoup sa musique Ancien Régime. Ses oeuvres de jeunesse sont si parfaites, si équilibrées, et pourtant elles paraissent primitives, presque banales. Et nous sommes fascinés.

N. O. — Et Schubert, Beethoven ?

G. Leonhardt. — Je les admire beaucoup, comme de très grands compositeurs, surtout comparés à leurs contemporains. La musique moyenne était si vulgaire, dès 1800 ! Seuls les génies ont survécu. Mais il ne faut pas oublier qu’un génie absolu comme Beethoven a écrit nombre d’oeuvres misérables, qu’il n’a pas mises à son catalogue. Les autres sont toutes géniales — sauf la Neuvième symphonie. Cette « Ode à la joie » est d’une vulgarité ! Et le texte ! Complètement puéril. Comme votre « Marseillaise », texte et musique ! Terribles ! [Rires.] Schubert aussi a fait des choses si primaires, si grossières ! On ne trouve pas cette situation au XVIIIe : le niveau moyen était bien plus élevé.

N. O. — On vous a déjà proposé de diriger Beethoven ou Schubert ?

G. Leonhardt. — Je ne peux pas. J’admire Beethoven, c’est superbement fait, ça tient ensemble, c’est d’un métier incroyable, mais je n’aime pas. Cet héroïsme est ridicule. Quant à Schubert, je n’aime pas ce qui est sentimental non plus.

N. O. — Certains de vos prédécesseurs ont compté pour vous ?

G. Leonhardt. — Certainement ! Quand j’avais 16 ans, j’étais enthousiasmé par certains disques, par Landowska... Mais à cet âge on juge tout en blanc et noir. Pour moi, le piano était laid, et le clavecin était beau. Elle jouait du clavecin, si on peut appeler ça un clavecin, et je trouvais donc cela merveilleux. Je notais sur mes partitions tout ce qu’elle faisait, les registrations, tout. Depuis, mon admiration a décliné... Elle marquait le jeune homme, pas le musicien. Ce n’est qu’à Bâle que j’ai subi les premières influences musicales. Et puis c’est Alfred Délier, le contre-ténor anglais, qui m’a appris le plus, et sans qu’il en sache rien. Je peux dire que c’est lui qui m’a appris l’éloquence au clavecin et à l’orgue.

N. O. — Bach, pourtant, n’est pas très bien écrit pour la voix.

G. Leonhardt. — Oui, il s’en fiche ! Incroyable [ton de ravissement] !

N. O. — Aujourd’hui, dans Bach, on fait chanter les choeurs par des solistes. Qu’en pensez-vous ?

G. Leonhardt. — C’est de la foutaise, cela n’a pas de sens. Tout le monde connaît la fameuse lettre où il demande trois ou quatre chanteurs par partie. On a même le nom de tous ces petits garçons. Un article du dernier « Bach-Jahrbuch » a clos définitivement cette querelle ridicule.

N. O. — Et les voix d’enfants ? Dans Bach, on n’entend plus que des femmes.

G. Leonhardt. — C’est dommage... Je préfère les garçons, mais si on n’en trouve pas de bonne qualité, il ne faut pas s’y tenir à tout prix. Aujourd’hui, les petits chanteurs sont plus rares, et muent trois ans plus tôt qu’au temps de Bach. Pour un chef, c’est un vrai chemin de croix, il faut recommencer presque tous les mois avec un autre garçon ! Et quel travail !

N. O. — Vous avez dit que c’était beaucoup plus facile de diriger que de jouer du clavecin.

G. Leonhardt. — C’est un fait ! Quand vous battez une mesure, si vous lancez le bras ici ou là, cela ne fait pas de différence ; au clavecin, vous arrivez à neuf ou dix touches trop à droite ! Je plaisante, mais la précision requise par le clavecin est diabolique.

N. O. — Certains chefs vous ont marqué ? A Vienne ? Karajan ?

G. Leonhardt. — Non. Il n’était d’ailleurs pas un bon chef. Certes, les musiciens ne l’aimaient pas, mais on a vu des gens horribles faire des choses magnifiques. Il n’avait pas de rapports avec ses musiciens : seulement avec le public. De dos. Il avait un charisme du dos. Cela existe ! Mais il n’était pas un bon musicien.

N. O. — Le petit noyau des baroqueux un peu fanatisés a explosé...

G. Leonhardt. — C’est vrai : il n’y a plus cet esprit de catacombes... Mais il y a de bons côtés. Au début, les gens étaient intéressés parce que c’était nouveau : le clavecin, deux claviers, des touches noires au lieu d’être blanches... Cela n’existe plus. Mais maintenant le public a entendu beaucoup de choses, peut comparer et juger la composition comme l’interprète. En revanche, les musiciens ont tout à portée de main, tout est facile, disponible. Lorsque quelque chose attirait mon attention, je me mettais à fouiller dans les bibliothèques. Aujourd’hui, c’est comme les buffets de petits déjeuners dans les hôtels : tout est là, c’est absurde. Tout, tout de suite, pour tout le monde. Quel gâchis ! Je prends une tranche de pain et je m’en vais. Internet, c’est trop facile, je n’en veux pas. Je suis heureux comme cela, dans ma maison, à lire. Je donne autant de concerts que je peux, je ne veux rien de plus.

N. O. — Combien en donnez-vous par an ?

G. Leonhardt. — Cette année, quatre-vingts, mais d’habitude une centaine.

N. O. — Vous prenez beaucoup de plaisir à jouer...

G. Leonhardt. — Non, pas en jouant, je n’ai pas le temps. Déjà, il ne faut pas faire de fausses notes - et ce n’est pas rien. Et vous ne pensez à rien d’autre qu’à ce que vous jouez, vous ne pensez même plus à vos doigts, c’est trop tard, même pas à la beauté de ce que vous jouez. Elle est pour les autres... A la maison, un amateur joue pour soi - et c’est très bien, la musique appartient aussi aux amateurs, même s’ils jouent très mal. C’est magnifique tout de même. Le professionnel fait le contraire. S’il jouait pour soi, il deviendrait ennuyeux. Il joue pour ceux qui sont venus, ont garé leur voiture, ont payé leur billet. Il doit être expressif mais pas enthousiasmé par ce qu’il joue. Et s’il gesticule, il est vulgaire.

N. O. — La vulgarité compte beaucoup pour vous...

G. Leonhardt. — Sortez dans la rue : vous verrez si elle ne compte pas. C’est la démocratie.

N. O. — On est plus fort si l’on se regroupe.

G. Leonhardt. — Oui, vous avez raison : ils sont très, très forts !

Jacques Drillon, Le Nouvel Observateur du 15/11/2007.
Entretien repris dans Sur Leonhardt

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Gustav Leonhardt en 2009. Avec son Leonhardt Consort,

Critiques

Qu’il se penche sur les règles de la ponctuation, sur l’art poétique de Baudelaire ou une sonate de Schubert, Jacques Drillon ne déroge jamais à sa ligne claire : élégance de la pensée et du style, précision et sobriété.

Sa passion pour la musique embrasse les siècles, de Couperin à Morton Feldman (et je suis bien placé pour dire qu’Art Tatum, Monk ou Chet Baker ne lui sont pas étrangers). « J’aime une oeuvre ancienne pour sa nouveauté », disait Tristan Tzara. Voilà qui devrait plaire à Drillon et nous amène au magnifique exercice d’admiration qu’il publie aujourd’hui sur Gustav Leonhardt.

Aristocrate calviniste du XVIIIe siècle égaré à l’ère de la téléréalité, ce génial claveciniste réinventa à lui seul la musique baroque. « Leonhardt est un prophète inversé : il prédit le passé, seul dans le désert », écrit notre auteur. Pour Gustav Leonhardt, qui n’aime guère parler de lui (Drillon le fait à sa place, heureusement), l’interprète n’est rien, voué qu’il est à la poussière de l’oubli, quand le compositeur est tout, surtout s’il s’appelle Bach, l’autre nom de Dieu sur terre. Entre la biographie et l’essai, méditation sur l’art et leçon de maintien, « Sur Leonhardt » pose quelques questions intimidantes (qu’est-ce qu’un interprète ? l’élégance ?), auxquelles ce livre répond en ouvrant des pistes sur lesquelles on cheminera longtemps.

B. L., Le Nouvel Observateur du 19-03-2009
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Ballade baroque avec Leonhardt et Jacques Drillon

Les bios musicales, néo bios, spécialement d’interprètes, se suivent, heureusement, elles ne se ressemblent pas toujours. C’est le cas de Gustav Leonhardt vu par Jacques Drillon. G. Leonhardt est un illustre praticien des claviers, clavecin, pianoforte, piano, orgues, etc. Célèbre également pour avoir été l’un des premiers, chronologiquement, à s’être passionné pour ce type d’instruments, alors peu explorés que l’on appellera « musique baroque ». On le connaît aussi pour avoir endossé l’habit du cantor, Jean-Sébastien Bach, son dieu, dans le film de Jean Marie Straub et Daniele Huillet, Chronique d’Anna Magdalena Bach.Le film, apprécié des cinéphiles et des mélomanes, reçut les conseils de Robert Bresson.
Notre second interlocuteur, Jacques Drillon, également interprète mais plus amateur, est un critique musical qui a étendu son champ au-delà des servitudes du compte-rendu. Sa curiosité du monde a inspiré au lettré divers ouvrages sur des sujets fort divers. C’est du reste ainsi qu’il procède avec G. Leonhardt dont il donne un portrait cubiste, si cette esthétique ne déplaisait pas au modèle : « G. Leonhardt prédit le passé seul dans le désert », note avec un brin d’ironie J.Drillon.
Formidable musicien qui, le premier, participa à l’édition discographique de l’intégrale des Cantates de J.S. Bach, refuse « les modernes » comme Marc Fumaroli et bien d’autres. Les siècles récents le retiennent moins. Dans ce contexte il évoque, ce qui est rare, la notion aiguë des ruptures de siècle. Comment se passe, par exemple, la fin du XVIIIe siècle ? On s’en doute, peu adepte de la Révolution française ; selon lui, la conquête de l’artiste romantique qui s’en est suivie s’est accomplie au prix de l’échange de la liberté contre une discipline, désormais perdue. Jusque-là les artistes étaient unis ; désormais ils ne le sont plus. Bien que chacun roule pour soi, il n’empêche que l’uniformité et la banalité s’imposent comme le lot commun. G. Leonhardt retient les cas de Mozart et de Haydn, ils se sont fréquentés et appréciés de 1781 à1790. Leurs oeuvres sont demeurées autonomes tout en touchant souvent au sublime. G. Leonhardt voit en Joseph Haydn un autre Diderot, ce qui ne semble pas du tout déplacé, que l’on songe seulement à l’humour de l’un et de l’autre. Très pertinente formule, pour Mozart « il dit tout en même temps ! ». Par-delà la disparition de Haydn en 1810, un exemple aussi magnifique ne se reproduira pas de sitôt !
Enseignant à Amsterdam et à Vienne, G. Leonhardt a côtoyé et collaboré avec de nombreux musiciens qui, d’une certaine mesure, ont « déterré » et fixé la « cité baroque ». Dès l’origine, il a subi l’influence de l’illustre haute-contre, Alfred Deller ; il tenta sans succès de travailler en collaboration avec des metteurs en scène. Ultérieurement, des noms mémorables s’imposent : Nicolas Harnoncourt, le pianiste Paul Badura-Skoda, le flûtiste Frans Brüggen, le violoncelliste Anner Bylsma, le violoniste Sigiswald Kuijken, et, plus proches, de nous, Philippe Herreweghe et Bernard Foccroule solistes ; chef d’orchestre, organiste et directeur de festival. « La musique permet de vivre »... même si elle ne bannit pas la souffrance.

Claude Glayman, Les Lettres françaises, 4 juillet 2009.

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Retour sur l’oeuvre de Gustav Leonhardt

Jacques DRILLON, Céline FRISCH et Gilles CANTAGREL Sarah Cuvelier © Radio France. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« Tous les musiciens vénéraient la noblesse de son jeu et de sa personne, la sûreté de son goût, son élégance intellectuelle, et enviaient sa passion, son feu intérieur, qu’il a toujours cachés sous une austère apparence de protestant sorti d’un film de Bergman ou descendu d’une toile de Greco. » Voilà ce qu’écrivait le critique musical Jacques Drillon au lendemain du dernier récital donné par le claveciniste et chef d’orchestre Gustav Leonhardt, considéré comme le plus grand claveciniste du XXe siècle. C’était en décembre.

Un mois plus tard, le 16 janvier dernier, celui qu’on surnommait « le pape de la musique ancienne » disparaissait, à l’âge de 83 ans. Il aura occupé une place à part dans le monde de la musique, en ayant eu à coeur de retrouver l’art de jouer le répertoire de clavier d’avant Mozart. Grâce à lui, des oeuvres perdues depuis un siècle de Couperin, Rameau, Scarlatti, ont été redécouvertes. Mais c’est avant tout à Bach qu’il aura consacré sa vie de musicien.

Retour sur son oeuvre avec :

Jacques DRILLON, critique musical au Nouvel Observateur, professeur et écrivain. En 2009, a consacré un livre au claveciniste, Sur Leonhardt [voir ci-dessus].
Gilles CANTAGREL, musicologue, écrivain, grand spécialiste de Bach, que Gustav Leonhardt considérait comme le plus grand des compositeurs.
Céline FRISCH, claveciniste, formée à la Schola Cantorum de Bâle, (par où est passé Leonhardt cinquante ans auparavant), où elle a été l’élève d’Andreas Staier. Elle a joué les deux Cantates profanes de Bach avec son ensemble le Café Zimmerman sous la direction de Gustav Leonhardt.

Extraits (31’) :

Archives diffusées :

Johann Sebastian BACH, Variations Goldberg n°25.
Gustav LEONHARDT, dans l’émission « Portrait composé de France Musique » (Gaëtan Naulléon) le 01/06/2008.
Johann Sebastian BACH, Agnus Dei, Messe en si, interprété par Alfred Deller.
J-S. BACH, Cantates 30a par le Café Zimmermann.
J.S. BACH, Le Clavier bien tempéré, interprété par G. Leonhardt.
William BYRD, Rowland or Lord Willoughby’s Welcome Home n°7.

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Jean-Marie Straub et Gustav Leonhardt le 26 mars 2011
Crédit : Francis Guermann

Chronique d’Anna Magdalena Bach

de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1967)

Avec Gustave Leonhardt

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Critique publiée dans le N° 10 des Inrockuptibles (1989)

Ressortie d’une oeuvre-phare du couple de cinéastes le plus austère et intransigeant du monde. "Chaque morceau de musique que nous montrerons sera réellement exécuté devant la caméra, pris en son direct et filmé en un seul plan. Le noyau de ce qui sera montré lors d’un morceau de musique, c’est chaque fois, comment on fait cette musique." (in Les films de J.-M. Straub et D. Huillet, Goethe Institut). Il est logique que dans un film qui se veut une reconstitution de la vie de Bach, la musique soit l’élément prépondérant, la matière même du film. Aussi, c’est la musique qui sera filmée tandis que le factuel (la vie de famille, la vie professionnelle, la santé...) sera seulement entendu, raconté en voix off par la femme de Bach, Anna Magdalena. Il s’agit de ne pas représenter spectaculairement ce qui ne saurait l’être une vie. Reconstituer pour les Straub, c’est tenter de revivre. Chronique d’Anna Magdalena Bach réussit ce tour de force de nous faire sentir ce qu’était écouter de la musique à l’époque où musique et musicien étaient indissociables, avant les possibilités d’enregistrement. Le grand claveciniste Gustave Leonhardt joue le rôle de Bach : pour l’essentiel donc, il joue sa musique, mais dans les quelques scènes non musicales, il se révèle extraordinaire de violence contenue, de passion patiente. Straub et Huillet sont célèbres pour leur goût du son direct, leur précision quasi obsessionnelle dans le travail et leur mauvais caractère. On a aussi souvent tendance à réduire leurs films à quelques postulats théoriques qui oblitèrent l’essentiel. Si les Straub donnent à penser, c’est d’abord parce qu’ils donnent à sentir : ce n’est qu’à force d’austérité et d’intégrité que leur film peut nous rendre attentifs à la lumière du jour qui passe derrière les vitraux le temps de l’interprétation d’une fugue dans une église, à un clavecin qui branle, à une lézarde sur le mur, au temps, enfin, qui passe dans ces longs plans "en profondeur" où tout flou est banni.
Dans un numéro récent des Cahiers, Sollers disait des choses très justes à propos du dernier Godard : " C’est un film sur l’être-là, c’est très concret. (...) Vous pouvez sentir le paysage à travers l’image qui vous est donné du paysage. (...) La plupart des films sont filmés avant le filmage effectif, jamais chez Godard. " [2] De même, les films de Straub et Huillet, comme ceux d’Ozu ou de Ford, comme ceux des plus grands, réalisent ce miracle de la présence [3].

Dans le film, Gustav Leonhardt interprète le rôle de Jean-Sébastien Bach.

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Extrait du film. Le Menuet II de la Suite Française n° 1.

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Leonhardt écrira de la Chronique  [4] :

« Comme musicien, j’admire la justesse de conception des Straub (c’était dans les années 1960, et ils n’étaient pas musiciens), qui ont compris les qualités essentielles de la musique : l’exécution d’une musique sérieuse est avant tout destinée à être entendue et non vue. De là les plans fixes de longueur très inhabituelle, qui laissent l’attention se focaliser sur l’écoute. Aucune explication n’est nécessaire.
Deuxièmement, ils ont exceptionnellement bien compris à quel point il était nécessaire d’enregistrer simultanément les images et les sons (cela n’a pas été une mince affaire !), de manière à transmettre la vérité de l’exécution musicale, qui advient ici et maintenant. Le play-back, fût-il réalisé par les mêmes musiciens, aurait altéré cette vérité.
Enfin, j’apprécie la pureté historique qui se dégage de l’emploi exclusif, pour les textes parlés, de documents du XVIIIe siècle, et dus à Bach lui-même ou à ses contemporains.
Lors du tournage, je ne me suis jamais senti ni acteur ni Bach. C’est donc tout ce que je peux dire.
 »

Jacques Drillon, Sur Leonhardt, p. 119-120.

Jacques Drillon parle de la Chronique le 24 mars 2011 en présence de Jean-Marie Straub.

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Jean-Marie Straub présente Chronique d’Anna Magdalena Bach

Cinémathèque suisse, le 13 mai 2013.

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Gustav Leonhardt interprète de Couperin

On se souvient que Sollers a appelé son roman Les Folies Françaises en hommage à Couperin et qu’il apprécie particulièrement Gustav Leonhardt (cf. Sollers et la musique baroque). Il faut lire Les Folies Françaises en ayant en tête Leonhardt interprétant Couperin [5].

Prélude en ré mineur (5’42)

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Deux sarabandes (3’33)

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Gigue en ré mineur (1’09)

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Allemande-courante en ré mineur (4’21)

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Gustav Leonhardt sur you tube

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Sollers le généreux

Sur La Guerre du goût

par Jacques Drillon

Il est l’intelligence faite écrivain, et depuis des lustres ferraille contre un ennemi obsédant : l’inculture généralisée. Heureusement il a des alliés : Voltaire, Genet, Saint-Simon, Kafka, Joyce et bien d’autres. Avec eux il se lance à l’assaut avec pour seule arme l’amour de la littérature.

On lit Sollers comme on va au bordel : pour apprendre quelque chose. Comme il sait tout, forcément on y retourne ; et l’on devient très savant. Il nous y pousse, il nous y aide, puisqu’il réunit ses textes en volume — tout en précisant qu’il ne s’agit surtout pas d’une réédition, mais d’un « vrai » livre. On l’aurait parié. Le plus grand talent de ce romancier trouve sans doute à s’exprimer dans la critique («  notre vie n’est-elle pas un roman impubliable ? », se demande-t-il). Il passe de Rodin à Haydn, de Saint-Simon à Andy Warhol, de Nabokov à La Fontaine, de Voltaire à Genet, de Céline à Fragonard, et ainsi de suite, jusqu’à Miles Davis. Chaque créateur est un point ; comme dans les jeux d’enfants, d’un crayon hésitant nous relions tous les points entre eux, et nous voyons se dessiner la jolie rosace de Sollers, et qui s’appelle la culture.

Le temps passe, pour lui comme pour les autres, et malgré ses efforts la rosace a de moins en moins de pointes. Monsieur de Charlus s’empâte, d’Artagnan a les articulations qui craquent et Philippe Sollers a des marottes. A l’université, on appelle cela des « lignes de force » ; l’on n’a pas tort : Sollers est un costaud. Très intelligent, Sollers, et même « terriblement intelligent », comme le petit Victor, dans Vitrac. Brillant, drôle, paradoxal, sans doute une vraie perle dans un dîner. D’autant qu’il proclame : «  Tout ce que j’ai vécu et écrit n’a eu que la luxure pour objet », et qu’il ne se fait pas faute de le prouver. (Au tournant d’un article sur le pape, il note : «  Rien ne me serait plus agréable que d’aller me confesser à une femme. » Il s’exalte tout rouge à l’idée d’avoir une papesse : «  Habemus Mammam ! »)

Sont-ce là des textes critiques ? Non, bien mieux : des textes de circonstance. Et nous savons que les plus grands écrits de la littérature française ont toujours ressorti à ce genre : les « Trois Discours sur la condition des Grands », de Pascal, qui sont des leçons d’instruction civique ; le « Pour Dante », de Saint-John Perse, prononcé lors d’une inauguration de congrès ; le « Sermon sur la mort », de Bossuet, dont la destination est claire ; le « Discours sur le style », de Buffon (réception à l’Académie Française)... Et puis, tout Céline est de circonstance : faut manger tous les jours, disait-il. Pour Sollers, la circonstance, c’est le supplément littéraire du « Monde », une préface commandée pour un volume de « Folio », ou tout simplement l’état du monde. La grève des infirmières ou le rapport d’Amnesty International... C’est alors que son exceptionnelle générosité, sa clairvoyance et son discernement trouvent leur terrain d’élection. En somme, Sollers est un humaniste ; et sa force, d’imaginer qu’il est le dernier. Il est comme un aveugle dans le métro, qui fait le vide autour de lui. Sa vigueur pousse sur le désintérêt général. Il a le fanatisme de l’apôtre, il est un Artaud réussi. Un recueil, ce livre ? Non, un vivant traité de littérature.

Pour Sollers, la matière du monde, de la pensée, de la littérature est un gué qu’il passe en sautant de pierre en pierre, quand d’autres remontent le courant à la force des épaules, dérivent ou se noient. Plus qu’un style (Sollers écrit comme il parle, à la manière de Saint-Simon, mais encore faudrait-il parler comme ils écrivent), sa phrase montre une posture : il court. On le suit à la jumelle. Ici règne la métaphore. Jamais de comparaison : pour d’autres raisons que Mallarmé, Sollers suit le fameux précepte : ne pas écrire le mot « comme ». Pas le temps. Il supprime l’article défini, le sujet du verbe (« Fait ceci. Dit cela. »). Parlant de Haydn, il semble se décrire lui-même : «  Il s’éclipse, glisse, roule, troue, repart. Phrases où il n’y aurait que des verbes. » De même que Poussin place toujours trois couleurs sur une toile, le bleu, le rouge et le jaune, de même que Spinoza isole trois sentiments primaires, la joie, la tristesse et le désir, Sollers établit sa technique littéraire sur une triple fondation : l’allusion, la citation, l’accumulation. L’allusion, pour le brio ; la citation, pour l’argumentaire ; l’accumulation, pour l’efficacité. Vive la précision ! Des chiffres ! Mort aux «  poètes flous » ! Il tire alors de chaque auteur sa signification et sa portée. En sorte que se superposent la fin et les moyens : il faut lire. Il faut lire pour avoir envie de lire. Voilà le sens de cette «  guerre du goût », fort voltairiennement déclarée. Et l’arme de Sollers, c’est l’amour de la chose écrite, et donc du passé, de ce qui a été dit et compris, aux dépens du «  présent de la marchandise publicitaire ». Cet amour, il le transmet comme un antivirus. Car les trois symptômes qui altèrent la santé du monde, l’analphabétisme, l’ignorance et l’inculture, sont les trois stades d’une même maladie. Et les trois agents qui la propagent s’appellent la télévision, la télévision et la télévision. Même quand Sollers y passe. La lecture nous sauvera. C’est en les lisant que nous rendrons aux livres le pouvoir subversif qu’ils ont perdu : « Mon hypothèse est qu’on ne veut rien savoir de Kafka. » Les Américains ne nous lisent plus ? Tant pis pour eux. Flaubert disait que l’ennui, avec l’intelligence, c’est qu’elle a des limites, tandis que la bêtise n’en a pas. Sollers s’étonne de ce qu’on ne censure pas Sade et tous les écrivains de ce «  XVIIIe siècle français » (un pléonasme, dit-il à plusieurs reprises), que montre «  l’aiguille magnétique dès qu’on cesse de vouloir lui faire indiquer un faux nord » ; il s’en désole. Il a raison : Sade est publié, mais dans l’indifférence, Sade est lettre morte. Heureusement qu’il reste les ayatollahs. Il exhorte les théâtres, pour Rushdie, à monter « Mahomet » [6], de Voltaire ; qu’il se rassure : cela devait être fait, à Genève, où les ayatollahs locaux ont fait enterrer le projet. Voltaire toujours vif ! Tel qu’en lui-même ! Tel Quel ! Il cite La Rochefoucauld (qui semble s’adresser au Pasqua de l’affaire Nasreen) : «  La faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice. » Au cours d’une analyse de Genet, subversif entre les subversifs, engagé parmi les engagés (Kafka, Joyce, Artaud, Céline, Saint-Simon, Proust, Laclos, Voltaire), il rappelle que trois écrivains se sont prononcés contre la grâce présidentielle dont il pouvait bénéficier : Camus, Aragon, Eluard. Claudel et Colette étaient pour... Et ajoute : «  Il faut que votre mauvaise réputation soit la conséquence de vos écrits, et non de vos actes. » Mais, s’interroge-t-il, «  Dieu est-il encore là pour reconnaître les siens ? » Le « catéchisme féministe », qui est la base théorique du «  politiquement correct », lui rappelle Miller, qui disait : « L’Amérique produit des gangsters et des magnats de la bière. La littérature est laissée aux femmes. Tout est laissé aux femmes, sauf la féminité. » Politically uncorrect.

Comme Sainte-Beuve et Debussy, Sollers dit toujours deux fois les choses. Cela lui permet d’être fortement contradictoire. Il oublie son amour par excès d’indignation, sa révolte par excès d’enthousiasme. C’est l’écriture qui commande, à la manière d’une hormone. Il a des formules qui brillent comme l’espoir : à propos de Diderot, il évoque «  le nerf de la formulation » ; du tchador, qui l’«  enchante », et qui annonce «  la mode couverte », il écrit qu’«  il trouble la laïcité parce qu’il est une promesse intense de lascivité » ; des grands écrivains qui furent aussi des salauds : «  Peut-on être un type bien sous tous rapports et un écrivain exécrable ? [question jamais posée] » ; du meurtre d’Agrippine par Néron dans Tacite : «  Voilà qui nous change de la fastidieuse affaire ?dipe » ; de Voltaire : «  Il est accablant de simplicité, de complexité, d’électricité, de gaieté » ; des « Mémoires » de Chateaubriand : «  Ainsi écrit-on, en français, de l’autre côté du monde » ; de Hemingway : «  Son irruption au présent fait figure d’énorme blasphème » ; de Kierkegaard : «  Il y a quelque chose de pourri derrière le rideau : le dire, ne pas le dire, tel est le problème. » Disons-le.

Jacques Drillon, Le Nouvel Observateur du 03 Novembre 1994.

*


Sur Fleurs

On aurait bien aimé, au lycée, avoir un professeur de littérature comme Sollers. Qui aurait su tout comprendre et tout expliquer. Qui ait la littérature dans le sang. Les fleurs, par exemple. Celles du mal, pour commencer, et puis celle de Notre-Dame pour Genet, et puis celles qu’on est sommé de cueillir dans Ronsard, et toutes les fleurs, qui sont femmes, qui sont idées, qui sont images.

Passent ainsi Rimbaud, Mallarmé et Voltaire, Rousseau, les Chinois et d’autres, comme Ponge (mais pas Zola !). Dans ce livre, dans cette suite de leçons étincelantes, Ponge est un sommet. Mais c’est un livre où il y a beaucoup de sommets (cherchez les edelweiss). Proust n’est pas loin, et c’est le plus élevé, dix pages d’anthologie : avec ses jeunes filles ouvertes, le «  cabinet sentant l’iris », témoin de sa volupté solitaire, les aubépines («  Des aubépines ? demande Sollers. Non, des gilbertes »), les «  invisibles et persistants lilas », qui sont une clef de l’oeuvre à eux tout seuls, le «  faire catleya » d’Odette et de Swann, et puis toute la lyre des métaphores à base de pollen, de fleurs mâles et de fleurs femelles. C’est peut-être parce que « la rose est sans pourquoi » (Silesius) qu’elle peut tout dire, à sa manière muette et «  catholique » (dit Proust). Sans plus de réponse que de question. Simplement ce qui est. C’est un silence qui donne le tournis. Vers la fin, le professeur Sollers (on pourrait l’aimer pour ce livre seulement) cite d’ailleurs un distique de Du Fu (VIIIe siècle), et ce distique est sans prix : « Au bord du fleuve, le miracle des fleurs, sans fin. / A qui se confier ? On en deviendrait fou. »

Jacques Drillon, Le Nouvel Observateur, Novembre 2006.

oOo


Jacques Drillon par lui-même

Jacques Drillon est professeur de stylistique à l’université Paris-VIII et critique musical au Nouvel Observateur. Il a notamment publié Traité de la ponctuation française (Gallimard, 1991), De la musique (Gallimard, 1998) et Propos sur l’imparfait (Zulma, 1999).

Né déçu dans une région de crasse et de poussière, où les usines et les maisons se regardaient de très près, il a bientôt su que sa mort prochaine surviendrait après une période d’encombrements, d’occlusions : glaires et morves, en bouchon généralisé ; elle ne cesse pourtant de reculer - elle aussi. Il prétend que l’homme peut être fier de soi, à trois titres seulement ; celui de l’amour, celui du travail, enfin celui du rythme ternaire. Ce que pensant, Drillon s’est vite limité à la futilité, à l’inachèvement, à la rapidité — aimant peu, travaillant vite, ne valsant jamais. Il dressa par jeu la liste des métiers qu’il avait exercés. Epouvanté par sa longueur, il la détruisit aussitôt. Néanmoins, l’on peut dire qu’il fut professeur pendant ses études de lettres, producteur de radio de 1975 à 1977, et journaliste depuis, principalement au « Nouvel Observateur » (de 1981 à nos jours) [...] la suite ici.


Voir en ligne : Biographie et Publications de Jacques Drillon


[1Jacques Drillon a également publié dans la collection L’infini De la musique [1998].

Résumé
« Mozart passe sa vie en ballon. Les peupliers sont agités par le vent, les nuages défilent à toute vitesse. Mozart lâche du lest. Il monte vers le ciel. Bientôt, il ne voit plus ni les arbres ni les routes, ni même les maisons, que hantent les hommes et les rats. Mozart lâche encore du lest. Il s’élève au-dessus des nuages. Trop de matière encore, se dit-il. Il précipite tout ce qu’il possède par-dessus bord, ses vêtements, ses chaussures. Il ne lui reste que sa nacelle, son ballon. Il les jette aussi. » Jacques Drillon.

[4Le texte (2005) est reproduit dans la plaquette du DVD américain.

[5Couperin, Les Folies Françaises, ou les Dominos (1722). Je suggère d’écouter également l’interprétation récente qu’en donne Pierre Hantaï (il fut l’élève de Leonhardt) dans son CD Pièces de clavecin (Mirare, 2007).

[6Citation : « Ce serait beau ! Rushdie sur scène ! Moi en séide ! Bordel plus assuré que Genet ! Batailles rangées devant l’Odéon ! Fantasia ! Super 68 ! Vous seriez là en masse, musulmanes intraitables et crieuses ! Ô frigides d’Allah ! Faux trous, hélas cohérents, de la Prophétie fumeuse !... »

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6 Messages

  • Albert Gauvin | 20 novembre 2022 - 18:12 1

    L’auteur, avec sa compagne, Danièle Huillet, disparue en 2006, d’une œuvre exigeante et intensément poétique a écrit l’une des pages les plus importantes de la modernité cinématographique. Il est mort dans la nuit du 19 au 20 novembre, à l’âge de 89 ans. LIRE ICI.


  • Thelonious | 30 décembre 2021 - 08:06 2

    Ce soir j’écoute à nouveau l’émission Remède à la mélancolie sur France Inter disponible en podcast consacrée à Jacques Drillon qui vient de mourir ; je l’avais écoutée en mai dernier et j’avais été saisi par les propos de l’auteur ; une pure merveille.
    Ce musicologue édité par Sollers se rapprochait de lui sur bien des choses. Dans Agent secret :" Je ne crains pas la répétition, jeu enfantin, cercle qui ne va nulle part...Le bonheur est possible. Je répète. Le bonheur est possible. Dans la maison, tous les matins, je laisse Richter jouer Haydn, on pourrait l’écouter sans cesse.
    Parfois c’est Glenn Gould qui joue le clavier bien tempéré, menton sur les touches, lui aussi l’écouter sans cesse, on a maintenant tout le temps".
    Drillon dans Remède à la mélancolie : "Ce que je préfère, c’est la vie quotidienne, c’est d’être comme hier. C’est pour ça d’ailleurs que je suis fumeur. On ne fume pas pour le plaisir car il n’ y a aucun plaisir à fumer, je nie ça farouchement, je suis fumeur car j’étais fumeur hier et je veux que ça continue comme hier ; je voudrais que les choses ne changent pas."
    A l’infini...


  • Albert Gauvin | 26 décembre 2021 - 01:14 3

    HOMMAGE. Pendant plus de trente ans, l’auteur du « Traité de la ponctuation française » a donné, dans « l’Obs », des articles définitifs sur la musique classique, la littérature ou le cinéma de Jean-Luc Godard. C’était aussi un écrivain, qui n’a jamais écrit une phrase banale, et un ami hors du commun. Sa mort, dans la nuit du 24 au 25 décembre, à 67 ans, est affreusement triste et scandaleuse.

    Par Jérôme Garcin
    Publié le 25 décembre 2021 à 17h16 · Mis à jour le 25 décembre 2021 à 22h33.

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    Jacques Drillon (1954-2021).
    (CATHERINE HÉLIE/GALLIMARD)

    C’était notre Mozart. L’allégresse, le brillant, le piquant, l’ébouriffant et la grâce. L’humour, aussi. Cinglant. Un virtuose. Au piano comme sur son ordinateur. Dans la conversation comme dans ses livres. Et en amitié, qu’il pratiquait, dans notre service culturel, à la manière, flamboyante, fraternelle, affutée, des mousquetaires du roi, « Un pour tous, tous pour un ».

    A « l’Obs », où nous avons travaillé main dans la main pendant plus de vingt ans, je crois bien qu’il n’y a pas eu une seule semaine sans qu’il me bluffe. Jamais il n’a écrit une phrase banale. Toujours, pour mieux dissimuler son impressionnante érudition, ce guetteur d’harmonie s’est appliqué à la légèreté, qui est l’élégance des vrais pudiques. Plus rapide et déchirant que l’éclair, il donnait en quelques heures, sur un film de Godard, des poèmes de Jude Stéfan, les disparitions de Sviatoslav Richter, Daniel Emilfork ou J.-B. Pontalis, une réédition de Ponge, la réforme de l’orthographe, le travail d’un facteur de clavecins méconnu, d’un luthier oublié, des articles définitifs. Sans compter ses quiz estivaux et surtout ses fameuses grilles de verbicruciste, qui mettaient en échec, pour leur bonheur masochiste, les meilleurs cruciverbistes.

    On peut également considérer tous ses livres comme des mots croisés. Dans certains, il numérotait même les paragraphes. Il nous forçait à deviner les confidences cachées dans les blancs des marges, à sauter les cases noires. C’était un écrivain, grand pourvoyeur de métaphores, qu’on ne pouvait pas lire assoupi. Chacune de ses pages piquait notre curiosité, excitait notre intellect. Ses facilités nous mettaient en difficulté. Avec une rage flaubertienne, il nous dédommageait d’une époque où prospèrent le cliché, la tautologie, l’inculture et les idées reçues. Lui n’était pas là où on l’attendait. Il nous fit découvrir davantage Liszt dans ses transcriptions que dans ses œuvres et entendre, comme s’il les achevait lui-même, les compositions abandonnées de Schubert. Il rédigea l’ultime confession, sur son lit de mort, de Louis XIV, qui tenait les instruments de musique pour les « seuls objets fraternels » qu’il eût au monde, «  toujours prêts, gardant la beauté en leurs flancs féconds, et silencieux quand on ne fait point appel à leurs services ».

    Comment retraduire Shakespeare ?

    Il traduisit « le Roi Lear », de Shakespeare, et les entretiens de Glenn Gould avec Jonathan Cott. Il écrivit sur Bach, Monteverdi, Charles d’Orléans, Agnès Varda, « la Mort des amants », de Baudelaire, l’extase de la paternité (« Children’s Corner »), mais aussi un tombeau de Verlaine, des érotiques, des « Propos sur l’imparfait » – un temps qui « préserve la figure des morts de toute pourriture » –, des recueils hilarants de miscellanées, dans lesquels ce Pic de la Mirandole perécien inventoriait les 47 testaments de Stendhal, les six stradivarius de Paganini et les 414 636 feuillets du « Littré ». Et il signa ce chef-d’œuvre, qui lui survivra : « Traité de la ponctuation française », où les parenthèses, les points-virgules, les guillemets, les tirets, les points d’exclamation et d’interrogation dessinent la musique concrète d’une langue, celle de Saint-Simon, qui ne s’éteindra jamais.

    Une langue qu’il n’a jamais mieux servie que dans « Cadence », son autobiographie digressive et contrapuntique, où le fils d’un ingénieur des Mines, et ancien de l’Action française, auquel il devait son « goût de la précision », raconte son enfance catholique et mosellane, ses édéniques étés vosgiens, la période sans avenir durant laquelle il enseigna dans un collège, ses aventures amoureuses d’un « affamé de sexe », sa boulimie précoce de musique, de littérature, de cinéma, son « amour inconditionnel  » pour Mozart, son addiction à la cigarette blonde, dont les volutes baroques rappellent tellement les arabesques de son style, ses propres transcriptions pour piano seul ou les funérailles de sa mère qui, craignant d’être enterrée vivante, avait au préalable prié ses fils de faire des trous dans son cercueil afin qu’elle puisse respirer – obéissants, ils s’exécutèrent à la perceuse.

    « On me dit que le Ritz est fermé » : le confinement raconté par Marcel Proust

    Mais le livre de lui qu’on rouvre aujourd’hui avec le plus d’émotion, le cœur serré, est «  Face à face », paru en 2003 dans la collection de son cher J.-B. Pontalis, « L’Un et l’autre ». Jacques y décrivait ce scandale : la mort, à 25 ans, de son beau-fils, Antoine Percheron, qui lui-même avait laissé un unique texte bref, intitulé « Végétal », parce qu’il observait son corps se « transformer en jardinière », exhaler « une odeur de sous-bois » et qu’il sentait venir le moment ultime où il faudrait le « planter ». Ce garçon n’était pas le sien, mais il l’avait élevé, aimé, lui avait appris à jouer du piano et au ping-pong, à faire du vélo et résoudre des équations, lui avait fait découvrir le cinéma de Bresson et la littérature de Bukowski, et il aurait voulu vieillir à ses côtés.

    La maladie, dont « il récusait la légitimité  », et qui a brisé en 2000 la jeune vie d’Antoine, c’était un « oligodendrogliome », une tumeur au cerveau. La même à laquelle, vingt ans plus tard, Jacques vient brutalement de succomber. Trois mois plus tôt, le 24 septembre, il avait terminé son blog de « La République des livres » avec ces mots : « Le médecin qui vous dit que vous vous portez comme un charme, que tout va très bien. Vous lui dites que vous allez sûrement mourir dans les quinze jours si l’on ne se remue pas. Il ne veut pas le croire. Il y a vraiment des gens qui ne comprennent rien. » Même sa détresse avait de l’insolence et du panache. Ils manquent tant à notre chagrin.

    Le prix Valery-Larbaud 2020 pour Jacques Drillon

    «  J’ai fait mon deuil, écrivait-il dans « Cadence », de ce que je n’ai pas fait, de ceux que je n’ai pas été : ce sera pour une autre vie. » Nous mettrons beaucoup de temps à faire le deuil de ce que tu as fait, cher Jacques, de tous ceux que tu as été. C’est affreusement triste et scandaleux, mais c’est très bien ainsi, car, crois-moi, nous n’avons pas fini, dans cette vie, d’être ensemble. De rire et de pleurer ensemble. Et, ensemble, de tenter de garder le dos droit.

    Jérôme Garcin, L’OBS du 25 décembre 2021.


  • A.G. | 17 mai 2014 - 00:16 4

    La collection de Gustav Leonhardt vendue aux enchères

    Les trésors du claveciniste ont été adjugés à Londres, chez Sotheby’s. Jacques Drillon, auteur de "Sur Leonhardt", y était. C’est sur Bibliobs.


  • A.G. | 13 décembre 2011 - 14:32 5

    Gustav Leonhardt met fin à sa carrière

    Le claveciniste et chef d’orchestre hollandais Gustav Leonhardt a donné, lundi 12 décembre, son dernier récital, au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Son état de santé ne lui permet pas d’honorer ses engagements de 2012, qu’il a annulés. Le musicien, âgé de 83 ans, est apparu extrêmement faible et amaigri. Lire l’article de Jacques Drillon dans le Nouvel Observateur du 13-12-11.


  • A.G. | 30 avril 2009 - 23:14 6

    Jacques Drillon parlera de Leonhardt sur France Musique (Les Enfants du Baroque) samedi 2 mai à 18h.

    Le film de Straub et Huillet, Chronique d’Anna Magdalena Bach vient d’être réédité aux Editions Montparnasse.