4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Yannick Haenel, chroniques d’avril 2024
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Yannick Haenel, chroniques d’avril 2024

Charlie Hebdo

D 29 avril 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Quelques conseils de lecture et des souvenirs musicaux. Au choix. Quant au quartier malien de Montreuil, le lecteur pourra toujours rêver avec l’auteur en relisant Les Renards pâles (2013).

GIF

JPEG - 59.8 ko
Montreuil, quartier malien.
© Laurence Dugas-Fermon

Les phrases

Mis en ligne le 3 avril 2024
Paru dans l’édition 1654 du 3 avril

Chaque matin, en sortant de chez moi, je marche à pied jusqu’au métro, j’en ai pour une demi-heure, et le soir pareil, une demi-heure de marche pour revenir dans mon quartier, le quartier malien tout en haut de Montreuil  ; et souvent, juste avant d’arriver chez moi, le soir, j’achète pour ma fille des épis de maïs que des jeunes gens font griller sur un canoun. Cette marche quotidienne, je l’associe à l’odeur du maïs grillé, au parfum de mon enfance en Afrique, aux difficultés de vivre aujourd’hui, mais aussi aux étincelles de couleur qui viennent de la joie, de l’écriture et de la musique.

Voilà, chaque jour, en marchant, matin et soir, j’écris dans ma tête. J’écris en rythme, ce sont des phrases rapides qui me viennent, mélancoliques, légères, comme des refrains. Parfois, entre le chantier du tramway et les bars à chicha, c’est cette chronique qui se balbutie  ; et parfois ce sont des bribes du roman en cours. Alors je presse le pas pour arriver chez moi et recopier ces phrases sur mon cahier. Ça s’écrit ainsi, rien n’est moins solennel : pour que les mots naissent et s’ajustent, il faut respirer à l’air libre, il faut s’élancer. Il faut des jambes pour le rythme, et des lèvres pour murmurer.

À LIRE AUSSI : « La lecture du calvaire de Philippe Lançon m’a vraiment aidée à survivre »

Le monde ne cesse de se réduire. On nous dit qu’il n’a jamais été aussi connecté, et que nous pouvons nous trouver virtuellement partout à la fois, dans les moindres recoins de cette Terre, et même dans l’espace  ; et pourtant, je sens un rétrécissement. À force de vouloir agrandir ce monde, on a diminué nos capacités de sentir, de parler, de penser, d’aimer. On a de moins en moins de capacité d’attention, et bientôt on n’aura plus de solitude, on ne pensera plus.

C’est pourquoi je me consacre tellement aux phrases. Ce sont des «  comprimés de vie  », comme dit Proust. Elles me réveillent, m’illuminent, redonnent au monde sa complexité, ses nuances, sa clarté. Les nuances sont désirables.

Marcher dans la rue, c’est ouvrir un passage pour les nuances. Déchiffrer des minuties, distinguer des détails, se rendre disponible aux voix aussi bien qu’aux silences.

À LIRE AUSSI : Après le procès, la poésie

Le matin quand je marche vers le métro, et le soir au retour, quand je hume le parfum du maïs grillé, et que je presse le pas pour rentrer chez moi, ce sont bien les phrases qui me poussent, et maintenant je les dis à voix basse. Depuis presque trente ans que j’écris des livres, depuis neuf ans que j’écris des chroniques pour Charlie, j’ai compris que ce sont elles qui me dirigent : elles en savent plus que moi sur la vie.

Je voudrais être capable à chaque instant de cueillir la lumière et d’en dire les couleurs. Être capable d’émotion continuellement, et de vous la transmettre aussitôt. Je voudrais ne plus faire que marcher vers chez moi. Je voudrais que les phrases ne cessent jamais de venir. Je voudrais les prononcer jour et nuit, mais il faut bien que cette chronique s’arrête.

GIF

SFCDT

Mis en ligne le 10 avril 2024
Paru dans l’édition 1655 du 10 avril

C’est si bon de tout envoyer se faire foutre. Stendhal avait cette devise cryptée : SFCDT – Se Foutre Carrément De Tout. Je l’ai longtemps affichée, sur le mur, au-dessus de mon lit. En 1982, c’est l’été, j’ai 15 ans, mon oncle me prête sa chambre, en Lorraine, à Neufgrange. Il y a des livres de science-fiction, un flipper sur lequel je passe des heures, et des disques posés à même le sol : du rock progressif qui m’ennuie.

À LIRE AUSSI : Culture : la passion du mauvais goût

JPEG - 77.1 ko
Iggy Pop en 1977

Et puis, d’un coup, sorti d’une drôle de pochette orange moche, un saxo de free-jazz sur fond de bruit punk vient cramer ma torpeur d’août : c’est Fun House des Stooges. I Feel Alright, Dirt, T.V. Eye. Quarante ans plus tard, je peux encore faire défiler les morceaux entièrement dans ma tête. Car d’un seul coup, c’est le Graal, le grand délire, le bras d’honneur, la permission déglinguée de vivre que j’attendais, le groove anti­politique d’un James Brown chanté par un maigrichon fou.

Voilà, le son qui dit de se foutre carrément de tout, la voix des poubelles et des caves, vient de 1970, Détroit, USA, le chanteur s’appelle Iggy Pop. Puis je découvre, à la fin de l’été, en allant chez un disquaire, le Velvet Underground, puis les Clash, puis Alan Vega et Suicide, les Cramps, et je vais de merveille en merveille.

Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués

Bien des années après, en 2024, durant l’hiver préfasciste français, je tombe sur un livre époustouflant, le mythique Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués, de Lester Bangs, que les magnifiques éditions Tristram viennent de rééditer dans leur collection de poche. Écoutez, je ne vais pas vous résumer ce livre qui à chaque page vous arrache des hurlements de joie. C’est le son des Stooges retrouvé à volonté, les phrases rutilent comme des giclées sarcastiques, les dérapages intarissables d’un philosophe ivre qui construirait carrément, mesdames et messieurs, un logos punk à partir de sa vie d’écouteur de disques.

Oui, on peut ne vivre que pour ça, et voir en Lou Reed un satané dieu à qui demander l’impossible, sur qui taper comme sur un irrecevable père merdique admiré. On peut détailler des pochettes de disques à l’infini, passer sa vie sur la route à suivre des groupes et convertir cette expérience en frénésie d’écrire. Car ce branleur métaphysique de Lester Bangs est peut-être le plus grand écrivain américain, le plus libre, disons avec Charles Bukowski et Jack Kerouac : oui, c’est comme si Kerouac était devenu rock-critique et qu’il inventait une écriture folle et drôle et précise et toujours passionnante.

Lisez le chapitre «  John Coltrane Lives  », écrit en 1972, vous verrez. Comme le dit Greil Marcus dans la préface : il faut «  accepter que le meilleur écrivain d’Amérique n’ait écrit pratiquement que des critiques de disques  ». Au fond, Proust, le meilleur écrivain français, n’a-t-il pas écrit pratiquement que des critiques de la vie des aristocrates  ?

GIF

Un jardin de lectures

Mis en ligne le 17 avril 2024
Paru dans l’édition 1656 du 17 avril

C’est le printemps, le ciel est clair, je lis. J’ai quelques jours de solitude devant moi, rien de prévu, aucune contrainte. J’ai sorti ma chaise longue dans le jardin, disposé à ma droite une pile de livres dans l’herbe. Je lis enfin pendant des heures, sans m’inquiéter des horaires, des mails, des rendez-vous à préparer. C’est le bonheur. Je lis à corps perdu, sans arrière-pensées, sans souligner les phrases que j’aime, sans me dire à chaque page que je pourrais parler de ce livre dans Charlie. Je lis presque comme un enfant, comme lorsque je dévorais Crime et châtiment à 15 ans, un été, allongé sur le ventre, sur le divan du grenier.

Vais-je retrouver ce culot de l’insouciance qui a disparu de ma vie  ? Vais-je parvenir à décrocher  ? Notre conscience est trop vigilante, elle nous empêche de nous abandonner, l’anxiété a pris le pouvoir, et avec elle l’impossibilité d’être là sans interruption. Au contraire, quand on lit, quand on lit vraiment, on s’oublie : on est de nouveau là, tout entier, comme la lumière elle-même.

Alors voilà, c’est un jour bleu d’avril, je me suis levé tôt, je suis allongé au milieu du lierre, des papyrus, des tulipes et des pivoines qui se préparent à éclore : je m’oublie. Dans les livres, aussi bien que dans les fleurs et les feuillages, on cueille des étincelles : le royaume qu’on se compose avec elles est rempli de nuances. Entrer dans la présence, c’est se nourrir de ces nuances.

Sagesse de la poésie

En voici une : «  Vivre comme si tout annonçait le bien-aimé.  » C’est un vers que je viens de grappiller dans Quelque chose de brillant avec des trous, de Maggie Nelson (Éditions du sous-sol), un vers qu’on peut aussi lire au féminin : la bien-aimée est la voix secrète de toute littérature. «  L’ambivalence est plus belle/que la justice   », écrit-elle aussi, et ça me fait penser. À quoi  ? Je ne sais pas : dans ce jardin, cette après-midi, il ne doit pas y avoir d’objet à ma pensée. Je grappille, c’est tout. «  Tu dis que je ne dois pas avoir honte de mon désir/Pour le sexe pas plus que pour le langage  » : je souris, sagesse de la poésie.

Dans ma pile, il y a un petit livre merveilleux d’Antoine Couder : Jean-Louis Murat. Foule romaine (éd. Le Boulon, coll. «  Seven Inches  »). À partir d’une seule chanson qui devient à elle seule un monde, Antoine Couder déploie une rêverie émotive, un éloge scrupuleux, un commentaire savant et insolent sur la jeunesse, le rock, le temps et la poésie, sur Murat, le plus grand chanteur français depuis Gainsbourg et Bashung : «  Que signifie ce régime d’absolu dont tu te nourris en boulimique avant de tout recracher de cet obscur objet de tes désirs  ?   »

Le soleil tourne, je grappille de nouvelles phrases dans un livre génial dont je vais reparler bientôt ici : Bande dessinée. Anatomie d’un art, de Damien MacDonald (éd. Flammarion), où il est question de «  troisième oreille  » et de «  sexe d’encre et de papier  ».

GIF

Couteau, 27 secondes

VOIR SUR PILEFACE

Mis en ligne le 24 avril 2024
Paru dans l’édition 1657 du 24 avril

«  Quoi qu’il en soit, comme le lecteur attentif l’aura deviné, j’ai survécu.  » C’est une phrase de Salman Rushdie, extraite de son livre Le Couteau (éd. Gallimard), sous-titré Réflexions suite à une tentative d’assassinat. On reconnaît bien là son merveilleux humour : après l’attaque au couteau dont il a été victime le 12 août 2022, sur la scène d’un festival, à Chautauqua, dans le nord de l’État de New York, non seulement Rushdie a «  miraculeusement  » survécu (c’est lui qui emploie ce terme et l’interroge avec une minutie incrédule), mais comme dans le Livre de Job, il est «  revenu pour nous le dire  ».

À LIRE AUSSI : Avec Salman Rushdie

Il n’y a rien de plus immémorial que le récit. La narration, c’est le retour à la vie, c’est la seule véritable résurrection, celle qui convertit une annonce de mort en une annonce de vie. Et de fait, le livre de Salman Rushdie, farouchement irréligieux, est divisé en deux parties : «  L’Ange de la Mort&#8201 » et «  L’Ange de la Vie  » (autrement dit, d’un côté, son assaillant fanatique, qu’il nomme A. et avec lequel il ne cesse de dialoguer imaginairement pour essayer de comprendre  ; et de l’autre, Eliza, sa femme, la poétesse afro-américaine Rachel Eliza Griffiths, dont Rushdie raconte avec drôlerie la rencontre rocambolesque, et dont l’amour lui sauve la vie).

Rushdie raconte ce qui s’est passé avant, pendant et après la tentative d’assassinat sur sa personne. En lisant cette reconstitution stupéfiante de l’attentat, puis celle des journées où son corps, entaillé par 15 coups de couteau (main, cou, poitrine, cuisse, coin de la bouche, front et oeil), se tient entre la vie et la mort, puis celle des mois de soins médicaux, au service de soins intensifs d’Hamot et au Rusk Rehabilitation de New York, notre coeur s’accélère.

Définition de l’amour

J’aurais aimé écrire plus longuement à propos de ce livre exceptionnel, mais cette chronique est limitée. Il y a des pages bouleversantes où il évoque ses amis écrivains Martin Amis et Paul Auster, tous les deux confrontés au cancer  ; des réflexions fondamentales sur l’islamisme radical comme fléau, sur le «  révisionnisme sectaire  » qui sévit en Inde et dans l’Amérique ­trumpienne, sur ce qu’il appelle son «  irrévérence intrépide  » envers les religions, sur cette intelligence du cœur qui s’appelle l’humour.

Dieu est en pleine remise en question. Il dit : "Au départ, j’avais une absolue croyance en moi. C’est l’humanité qui a commencé à me faire douter.". Par Zorro.

À LIRE AUSSI : Cologne : les mécréants célèbrent Salman Rushdie et préparent l’avenir

Car, à la fin, Rushdie, qui cite plusieurs fois Charlie Hebdo, pense que la polémique autour des Versets sataniques, celle qui lui valut d’être condamné à mort par l’Iran, était «  une querelle entre ceux qui ont le sens de l’humour et ceux qui ne l’ont pas  ». Il s’adresse à son «  assassin raté  », comme il l’appelle : «  Vous pouviez envisager un meurtre parce que vous étiez incapable de rire.  »

Non seulement le rire n’a jamais tué personne, mais il préserve du crime. Ceux qui savent rire ne tuent pas. Définition de l’amour, et grande leçon de Salman Rushdie.

Le couteau (extraits)


Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document