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A nouveau sur le Panier de fraises de Chardin

par Philippe Lançon

D 15 novembre 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Chardin, Panier de fraises, vers 1760.
ZOOM : cliquer sur l’image.

J’ai attiré l’attention il y a une semaine sur la souscription lancée par le musée du Louvre pour l’achat d’un tableau splendide de Chardin (cf. Tous Mécènes ! du Panier de fraises de Chardin). L’échéance approche (pour participer à l’achat, les donateurs ont jusqu’au 28 février 2024). Aussi je reprends sans attendre l’article que Philippe Lançon vient de publier dans le dernier numéro de Charlie Hebdo. Et, puisque Lançon termine son article en citant Ponge, je republie aussi intégralement le texte que le « proète » avait consacré à Chardin et que j’avais mis en ligne dans mon dossier à l’occasion de la sortie du livre de Marc Pautrel La sainte réalité. Vie de Jean-Siméon Chardin (Gallimard, collection L’infini, 2017).

Aux fraises avec Chardin

Philippe Lançon

Mis en ligne le 15 novembre 2023
Paru dans l’édition 1634 du 15 novembre

La saison en enfer approche, celle des fraises est finie. En attendant d’aller sucrer les miennes, je regarde une reproduction du Panier de fraises des bois, de Chardin. Le tableau était dans la famille d’Eudoxe Marcille (1814–1890) depuis 1862. L’an dernier, les descendants de cet artiste, collectionneur et mécène, décident de le vendre. Le tableau est adjugé pour 24,3 millions d’euros au Kimbell Art Museum de Fort Worth, Texas. On trouve dans ce musée, voulu par un industriel ayant fait fortune dans les céréales et inauguré en 1972, pas mal de chefs-d’œuvre. Pour se limiter aux deux derniers siècles, Les Filles sur un quai, de Munch, Homme dans une blouse bleue, de Cézanne, Le Pont de l’Europe, de Caillebotte, des Corot, des Courbet, des Picasso, des Miró, des Monet, un Matisse. La distance entre Fort Worth et Paris (pas au Texas) est de 7 962 km. Je n’y suis jamais allé.

Un article du Monde m’apprend que, la vente du tableau ayant été bloquée par l’État, le Louvre avait trente mois pour l’acquérir. L’échéance approche, le musée n’a pas les moyens de payer seul la somme exigée. Trop cher la fraise, surtout hors saison. Il a donc fallu trouver des mécènes. Bernard Arnault, comme souvent, a donné : 11 millions d’euros. Il semblerait qu’on n’ait pas voulu lui en demander plus. C’est qu’il donne déjà beaucoup, Bernard. Il avait d’ailleurs soutenu l’exposition « Chardin » au Grand Palais, il y a vingt-quatre ans. Dans le prologue du catalogue, il écrivait que « cet attachement au savoir-faire, ce souci constant de la qualité [propre à l’artiste] sont des valeurs exemplaires qui nous habitent, essentielles aux maisons qui oeuvrent au sein du groupe LVMH/ Moët Hennessy/ Louis Vuitton  ».

Que le peuple aille aux fraises

Autrement dit, il y aurait dans le sac Vuitton comme un panier de fraises – non écrasées. Il est vrai que celles de Chardin résistent à tout, donc à n’importe quoi. Puis que deviendrait la mémoire des peintres, et la vie des marchands de quatre-saisons, sans les chevaliers d’industrie  ? D’autres mécènes ont également donné pour que le tableau aille au Louvre, mais pas assez. Le musée lance maintenant une souscription. Il est temps que le peuple aille aux fraises.

Le tableau était à l’exposition de 1999. Une pyramide de fraises des bois d’une taille presque extravagante est posée sur un panier d’osier, sur fond brun : cime d’une charlotte fantôme, où percent quelques ombres noires et contondantes, les queues. Elles ressemblent à des mouches. Tout est réel, tout est artificiel  ; tout est disposé. Au pied de ce sommet, au premier plan, deux oeillets blancs dont les tiges font le lien entre un verre d’eau presque plein à gauche et deux cerises et une pêche à droite.

On dirait les signes, les gestes et les traces d’une scène d’amour : avant, pendant, après. Le plaisir sensuel que la composition provoque, par sa délicatesse et sa sobriété, rend tout commentaire aussi vain, aussi lourd, qu’un débat quand les corps, après la fête, ont déposé la paix dans les draps. Jamais le vide entre les choses n’a été aussi plein. Au Salon de 1761 où elle fut présentée, Diderot ne la remarqua pas. Il n’a rien écrit sur cette œuvre admirable.

« L’un des plus grands sujets qui soient »

Elle me rappelle un passage des Notes de chevet, de Sei Shônagon, femme de cour et de lettres dans le Japon médiéval. Dans son inventaire des « Choses peu rassurantes », Sei Shônagon note celle-ci : « Manger des fraises dans l’obscurité.  » Le peintre invite à regarder ses fraises dans la pénombre, une pénombre pleine, vivante, strictement et pacifiquement ordonnée. Est-ce rassurant, peu rassurant  ?

À propos du parti pris des choses de Chardin, Francis Ponge écrivait qu’«  il n’y a aucun honneur, aucun mérite à choisir de tels sujets./Aucun effort, aucune invention  ; aucune preuve ici de supériorité d’esprit. Plutôt une preuve de paresse, ou d’indigence./Partant de si bas, il va falloir dès lors d’autant plus d’attention, de prudence, de talent, de génie pour les rendre intéressants./Nous risquons à chaque instant la médiocrité, la platitude  ; ou la mièvrerie, la préciosité./Mais certes leur façon d’encombrer notre espace, de venir en avant, de se faire (ou de se rendre) plus importants que notre regard,/Le drame (la fête, aussi bien) que constitue leur rencontre,/Leur respect, leur mise en place,/Voilà l’un des plus grands sujets qui soient  ». Il y a plus d’humanité dans ce panier de fraises des bois que dans l’essentiel de ce qu’on peut voir, lire et entendre ces jours-ci.

Charlie Hebdo, 15 novembre 2023.

Chardin est né en 1699, Ponge en 1899, un an avant le nouveau siècle... L’auteur du Parti pris des choses — parti-pris qui, bien entendu, n’est rien sans la rage de l’expression — ne pouvait qu’être inspiré par Chardin à qui il consacra un ouvrage en 1963.

Chardin, Grappes de raisin et grenades, 1763.
Photo A.G., 25-01-17. Zoom : cliquez l’image.

De la nature morte de Chardin

Francis Ponge

A chaque instant
J’entends
Et, lorsque m’en est donné le loisir,
J’écoute
Le monde comme une symphonie.

Et, bien qu’en aucune façon je ne puisse croire
que j’en dirige l’exécution,
Néanmoins, il est en mon pouvoir de manier en moi certains engins ou dispositifs
Comparables aux amplificateurs, sélecteurs, écrans, diaphragmes,
Fort en usage, depuis quelque temps, dans certaines techniques.

J’y suis, même, devenu assez expert
Pour, comme un organiste agile ou un bon chef d’orchestre,
Savoir faire sortir —
Non à proprement parler du silence —
Mais de la sourdine, de la non-remarque,
Telle ou telle voix, pour en jouir
Et faire jouir ma clientèle.

J’éprouve vraiment une grande volupté
A jouer de cet instrument.

Lorsque,
Du regard et du bout de mon porte-plume —
Manié comme le bâton du chef d’orchestre, —
Je lance en solo La Bougie, par exemple, —
Qu’a-t-elle à dire ?

— Eh bien, je l’écoute.
Et elle s’exprime ;
Elle peut s’exprimer selon toutes les variations,
Les « Cadenze »
Qui lui plaisent.
Elle est ravie d’être ainsi autorisée.
Elle se donne, se met en valeur, peut-être un peu exagérément,
Puis rentre dans l’ombre — et je la suis du regard :
C’est alors que son murmure me touche surtout.

N’est-il pas bon,
Après une longue course l’hiver dans les bois, —
Que sais-je ?
Après un après-midi au cirque
Ou un voyage en avion, —
De rentrer chez soi et de regarder
Quelques pêches sur une assiette ?

Pour moi, j’aime cela.
J’allais dire que je préfère cela.

J’aime aussi beaucoup mettre les mains dans mes poches.

Peut-être est-ce un vice, mais je m’y adonne à tout bout de champ.

Par exemple, quand je suis en auto avec des amis et qu’ils s’exclament sur le paysage, je me paye le luxe, in petto, de reporter soudain mon regard sur le poignet du chauffeur ou sur le velours de son siège — et j’y prends des plaisirs inouïs.
Rien ne me paraît valoir ce spectacle.
Le paysage, j’en ai joui en un clin d’œil.
Là, il faut un petit peu d’attention, mais que des récompenses !

Je vous conseille ce petit exercice.
Il est évident que le poignet du chauffeur est alors, en quelque façon, éclairé par le paysage.
Je ne le nie pas.
Et, si je me reporte au paysage, le voilà qui devient bien plus beau, de sortir du poignet du chauffeur.

L’autre jour, au restaurant où nous allions dîner avec des amis, H. C. me disait des choses passionnantes : tous les problèmes de l’heure étaient en question.
Tout en parlant, nous descendîmes au lavabo.
Eh bien, je ne sais pourquoi, brusquement,

La façon dont mon ami rejeta la serviette­ éponge,
Ou plutôt la façon dont la serviette-éponge se réarrangea sur son support — me parut beaucoup plus intéressante que le Marché Commun.
Plus rassurante aussi (et bouleversante, d’ail­leurs) me parut cette serviette-éponge. Et, pendant le dîner, je fus ainsi sollicité plusieurs fois.

Je me permets de faire remarquer, au surplus, qu’une telle faculté de brusque accommodation de l’esprit peut présenter de réels avantages, en cas de soucis graves ou de douleurs physiques par exemple.
Quand on souffre beaucoup d’une dent il est très recommandable de se féliciter dans le même temps de l’état excellent de telle autre partie de son corps.
Je jure que cela décongestionne.

Ces pêches, ces noix, cette corbeille d’osier, ces raisins, cette timbale, cette bouteille avec son bouchon de liège, cette fontaine de cuivre, ce mortier de bois, ces harengs saurs,
Il n’y a aucun honneur, aucun mérite à choisir de tels sujets.
Aucun effort, aucune invention ; aucune preuve ici de supériorité d’esprit. Plutôt une preuve de paresse, ou d’indigence.
Partant de si bas, il va falloir dès lors d’autant plus d’attention, de prudence, de talent, de génie pour les rendre intéressants.
Nous risquons à chaque instant la médiocrité, la platitude ; ou la mièvrerie, la préciosité.

Mais certes leur façon d’encombrer notre espace, de venir en avant, de se faire (ou de se rendre) plus importants que notre regard,
Le drame (la fête, aussi bien) que constitue leur rencontre,
Leur respect leur mise en place,
Voilà un des plus grands sujets qui soient.
En quoi cela est-il bourgeois ? — Ce sont les biens proches,
Ce que l’on a, qu’on tient autour de soi.
Ce pot au feu. Cette musique de chambre.

Chardin ne s’en va pas vivre dans un monde de dieux ou de héros des anciennes mythologies ou de la religion.
Quand les anciennes mythologies ne nous sont plus de rien, felix culpa !, nous commençons à ressentir religieusement la réalité quotidienne.
Je crois que de plus en plus de reconnaissance sera vouée aux artistes qui auront fait preuve, par silence, par abstention pure et simple des thèmes imposés par l’idéologie de l’époque, — d’une bonne communion avec les non-artistes de leur temps.
Parce qu’ils auront été dans le fonds réellement vivant de ce temps, dans son état d’esprit officieux, — compte non tenu de ses superstructures idéologiques.

Comme on part d’en bas, comme aucun effort n’est donné, ou perdu, à se hausser au niveau d’un propos élevé ou splendide,
Tout ce qui vient en plus, tout ce qu’ajoute le génie de l’artiste apparaît pour transfigurer la manière, change la langue, fait faire des pas à l’esprit constitue un magnifique progrès.
Ainsi, chez Rameau.
Ainsi, chez Chardin, le « sens du vide », par exemple, autour du toton ou du joueur d’osselets ; ou celui d’une « lumière de rêve », dans le singe antiquaire.
Entreprenez de traiter de la façon la plus banale le plus commun des sujets : c’est alors que paraîtra votre génie.

Dans une gavotte de Rameau, toute la France danse, de façon à la fois noble et joyeuse, aristocratique et paysanne, enthousiaste et spirituelle : grave et gracieuse à la fois .
Dans la fontaine de cuivre de Chardin, dans quelques pèches près d’une timbale d’argent, non loin d’un panier de raisins, sous l’échancrure d’un mur de cuisine par où s’aperçoit le petit coin d’un paysage romantique, il y a toutes les cuisses de nymphes, les uniformes des gardes-françaises toutes les valeurs nobles et délicates du dix-huitième siècle. Et l’enthousiasme des Vestris.
Cela est offert pour ainsi dire dans le creux de la main. Sans avoir l’air d’y toucher. Sans prononcer un mot noble. Sans théâtre, sans affublement.

Rabaissant tranquillement notre regard sur les biens proches, l’âme et l’esprit ainsi se rassérènent, provisoirement.
Mais la grandeur, le drame aussitôt s’y retrouvent (l’enthousiasme et la fête, aussi bien).
L’on retrouve le pas.

La mort n’est-elle pas présente dans la pulsation normale du coeur, dans le tempo normal de la inspiration ? — Certes, elle y est présente, mais elle y va sans précipitation.
Entre le paisible et le fatal, Chardin tient un méritoire équilibre.
Le fatal, quant à moi, m’est d’autant plus sensible qu’il va d’un pas égal, sans éclats démonstratifs, va de soi.

Voilà donc la « santé ».
Voilà notre beauté.
Quand tout se réordonne, sans endimanchement, dans un éclairage de destin.

Voilà aussi pourquoi la moindre nature morte est un paysage métaphysique [1].

Peut-être tout vient-il de ce que l’homme, comme tous les individus du règne animal, est en quelque façon en trop dans la nature : une sorte de vagabond, qui, le romps de sa vie, cherche le lieu de son repos enfin : de sa mort.
Voilà pourquoi il attache tant d’importance à l’espace, qui est le lieu de son vagabondage, de sa divagation, de son slalom.
Voilà pourquoi le moindre arrangement des choses, dans le moindre fragment d’espace, le fascine :
D’un coup d’oeil, il y juge de son slalom, de son destin.
Le moindre arrangement des choses, dis-je, dans le moindre fragment d’espace,
Et non seulement la disposition des entrailles des poulets sacrés, celle des cartes battues puis étalées sur la table, celle du marc de café, celle des dés quand ils viennent d’être jetés.
Les grands signes ne sont pas qu’aux cieux.
Et il n’y a pas d’instant fatal, ou plutôt tout instant est fatal.
Ce n’est pas seulement le dernier matin qu’un homme sensible goûte dans une juste lumière la cigarette ou le verre de rhum.
Il se réveille dans cette disposition chaque jour..

Certes le temps s’écoule, mais pourtant jamais rien n’arrive.
Tout est là.
Tout l’avenir, aussi bien, — dans le moindre fragment d’espace.
Tout y est lisible,
Pour qui veut bien, pour qui sait bien l’y voir.

Pourtant chez quelques-uns seulement parmi les plus grands artistes, un pas de plus est fait.
L’indifférence est atteinte.
Par un certain adoucissement ou gommage de la hiératisation,
Il est redit, une seconde fois, que tout est simple ;
Que si le fatal va de soi,
L’inconscience aussi du fatal est fatale ;
Que la tranquillité est de droit.

Ce n’est qu’après ceux-là qu’on peut tirer l’échelle.

Francis Ponge, 1963, in Le Nouveau Recueil, Gallimard, 1967, p. 167-175.
Tiré à part L’Atelier contemporain, Gallimard, 1977.


Chardin, La Fontaine de cuivre, 1734.
Photo A.G., 25-01-17. Zoom : cliquez l’image.

[1Je souligne. A.G.

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