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Que disait Sollers il y a vingt ans ?

Le dépassement du roman, suivi de Sur l’antisémitisme

D 6 novembre 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



De L’Infini à Discours Parfait.
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Régulièrement, dans des entretiens (et ils sont nombreux), Philippe Sollers, aussi à l’aise à l’oral qu’à l’écrit, fait le point sur son parcours d’écrivain. Avec bonheur — plus ou moins — selon les qualités de l’interlocutrice ou de l’interlocuteur. C’est le cas dans cet entretien avec Irène Salas réalisé à la Sorbonne en juin 2002. Publié dans le numéro 83 de L’Infini (Été 2003) sous le titre « Dépassement du roman », il figure dans Le roman français au tournant du XXIe siècle (Presses Sorbonne Nouvelle, 2004 [1]) et il a été repris sous le titre « Technique » dans Discours Parfait (Gallimard, 2009, folio 5344). Sollers vient alors de publier Passion fixe (Gallimard, 2000), Éloge de l’Infini (Gallimard, 2001), Mystérieux Mozart (Plon, 2001) et s’apprête à publier Liberté du XVIIIe (extraits de La Guerre du goût) et L’Étoile des amants (Gallimard, septembre 2002). Un retour sur plus de quarante ans d’écriture romanesque et d’Histoire qui vaut bien des commentaires — sociologiques ou universitaires. Mais au fait, qu’en est-il du tournant de l’« Histoire » en ce début du XXIe siècle ? Eh bien, Sollers nous le décrit dans « Le couple de l’année », un article du 7 janvier 2003 du journal Le Monde dont il est alors éditorialiste associé et, on y retrouve — déjà ! — un « héros planétaire » d’aujourd’hui : l’immonde Poutine, mais aussi Raël, fondateur du « mouvement raëlien », dont Michel Houellebecq s’inspirera pour le personnage du « prophète » de son roman La Possibilité d’une île (2005). L’« Histoire » ne s’arrête pas là. Un an plus tard, en janvier 2004, Sollers donnait un entretien à Information juive : « Sur l’antisémitisme ». Alors que, après le pogrom perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 et la riposte aveugle engagée à Gaza par le gouvernement israélien avec à sa tête le sinistre Netanyahou, on constate avec effarement que le conflit au Proche-Orient ravive un peu partout la haine du Juif (Libé/AFP : « Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a donné de nouveaux chiffres ce dimanche 5 novembre : 1 040 actes antisémites ont été commis en France depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, le 7 octobre dernier et 486 personnes ont été interpellées. »), il m’a semblé nécessaire que vous puissiez le relire. Et, par exemple, cette phrase qui vous évitera de tomber dans le panot : « Le phénomène actuel [nous sommes en 2004 [2] ], c’est évidemment l’antisémitisme dû au conflit israélo-palestinien, relayé par ce qu’on appelle les idéologies progressistes ». Voilà : si vous aviez lu attentivement ce qu’écrivait Sollers il y a vingt ans dans le Monde, dans le JDD ou dans L’Infini, peut-être ne seriez-vous pas surpris, qu’il s’agisse d’Histoire, de littérature ou de politique, par ce qui empire aujourd’hui.

 

Le couple de l’année

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Voyons comment la presse démocratique occidentale célèbre un nouveau héros planétaire. C’est lui, c’est notre ami, il nous sort d’un long cauchemar, il nous rassure, il règne d’une main de fer sur le plus grand pays du monde. « Le Tsar est une star ». Je n’invente rien, je cite. J’apprends donc, en lisant les magazines français et étrangers, que l’ex-agent du KGB, Vladimir Poutine, est maintenant un acteur incontournable de la politique internationale, tout en menant une guerre sans merci en Tchétchénie. « Volodia » a séduit Bush, ils se sentent proches l’un de l’autre, Schröder le trouve épatant, et beaucoup de Russes approuvent sa politique à poigne. Ce bureaucrate discret et obéissant s’est révélé un fin communicateur (notez le mot obéissant, il est essentiel). Il n’a que 50 ans, c’est un fils du peuple. Alors qu’avant lui de vieux dirigeants titubants avaient tendance à se noyer dans la vodka, lui, tous les matins, nage dans sa piscine. Il fait du judo depuis l’âge de 13 ans, ce qui entraîne contrôle de soi, obéissance (encore) et esprit de compétition. Il travaille jusqu’à 2 heures du matin, ne fume pas, ne boit pas. Sa femme, Ludmila, on l’a deviné, est une épouse discrète et dévouée (notez le mot dévouée), qui ne s’implique pas dans la politique. Le Tsar a deux filles, auxquelles il veut apprendre, dit-il, l’amour et le courage. Comme il est issu d’une famille pauvre, on peut dire qu’il est un modèle d’ascension sociale. Certes, il est de taille très moyenne, obligé de porter des talons renforcés, et même de se mettre la plupart du temps sur la pointe des pieds pour être à la hauteur de ses interlocuteurs ; certes, il continue de fréquenter des infréquentables comme Kim Jong-il, le nucléaire de Corée, vedette de « l’axe du Mal », mais, soyez tranquilles, sa vieille institutrice veille, et, quand il la retrouve, « le grand homme redevient un petit garçon » (obéissant, bien sûr). Vera Gurevich est une solide grand-mère qui en a vu d’autres. Le petit Volodia n’était pas particulièrement doué pour l’école, il n’aimait que les compliments ou les punitions, mais il a progressé peu à peu, au point que son institutrice a écrit un livre, Souvenirs d’un futur président. Elle donne des interviews, mais il faut demander la permission au Kremlin. Elle vient le voir de temps en temps, elle lui parle de la vie, c’est sa directrice de conscience.

Poutine parle couramment l’allemand, travaille son anglais, a été longtemps espion en Allemagne de l’Est avec le grade de lieutenant-colonel. Au KGB d’autrefois (mais c’est le même aujourd’hui), on vous apprend « à ne rien montrer de vos sentiments et à mijoter des stratégies de joueur d’échecs ». En quoi une telle formation diffère-t-elle de celle de la CIA, du Mossad, de la Compagnie de Jésus ou de la mafia classique, c’est ce qu’on aimerait apprendre. Peu importe, l’essentiel est d’être soigné, réservé, sportif, un peu froid peut-être, mais attentif à ses pur-sang, cavalier sûr, photographié dans la position cabrée de la statue équestre de Pierre le Grand (le héros saute là par-dessus ces terriens douteux qu’étaient Lénine et Staline). Le président nage, chevauche, obéit et s’obéit, un succès de musique pop s’appelle Je veux quelqu’un comme Poutine. Autrement dit : « Un homme plein d’énergie, un homme qui ne boit pas. » Du coup, les portraits et les bustes fleurissent, son nom est gravé sur les cloches d’un couvent, on lui offre même, pour ses 50 ans, une copie de la couronne des tsars. Est-ce à dire qu’il est un nouveau réactionnaire ? Qu’il sera bientôt anobli par la reine d’Angleterre ? Pas du tout : le commandeur de la nouvelle Russie est un progressiste convaincu, même si sa femme dit de lui qu’« il lui a fallu beaucoup travailler pour avoir l’air naturel ». Notons que si son père était un communiste exemplaire, sa mère l’a fait baptiser en secret, et qu’il porte encore la petite croix évoquant cette transgression d’époque. Vous me dites qu’il a eu des mots malheureux sur la circoncision, par exemple, ou bien, parlant des terroristes tchétchènes, cette phrase brutale : « Nous irons les chercher jusque dans les chiottes et nous les écraserons. » Sans doute, mais c’est justement ce type de dérapage contrôlé qui fait monter sa popularité en flèche. L’intervention au gaz dans un théâtre de Moscou a fait grande impression. On demande à la population si elle a un reproche à faire au nouveau Tsar. Réponse knout : « Il devrait être plus dur. » La scène, dirait volontiers un Père Ubu d’aujourd’hui, se déroule en Russie, c’est-à-dire partout. L’Histoire a ses ruses. Et ce ne sont pas les milliardaires, à qui l’homme obéissant doit tout, qui diront le contraire. D’ailleurs, l’obéissant est modeste. Il sait, dit-il, qu’il n’est qu’un « intérimaire ».

Car l’essentiel, tout le monde l’a compris, est bien le terrorisme, encore le terrorisme, toujours le terrorisme. Message principal : les Américains ont aidé les talibans en Afghanistan contre l’URSS, et le résultat a été le 11 septembre. Il fallait nous écouter, nous les Russes, à Kaboul (traduction française : Georges Marchais avait raison, il aura été un grand incompris). Poutine le Grand est désormais notre allié principal dans la défense de la civilisation. C’est simple, clair, direct, même si de nombreuses zones d’ombre subsistent. Le passé est terrible, il a tendance à ressortir de terre quand on s’y attend le moins. Au moment où le nouvel hymne national russe est modelé sur l’ancien hymne soviétique ; où une radio locale prend comme slogan publicitaire « Notre patrie l’URSS » ; où on discute sérieusement de la réinstallation de la statue de Felix Dzerjinski, fondateur de la police secrète soviétique ; un charnier de 30 000 morts, assassinés clandestinement d’une balle dans la nuque, fait surface dans la banlieue de Saint-Pétersbourg. Il s’agit de la plus importante fosse commune de la terreur stalinienne. On l’appelait, dans les années 37-38 du XXe siècle, « le cimetière des chiens ». « Tout le monde était au courant, mais personne ne disait rien », se rappelle un témoin. L’important est que cette macabre découverte laisse la population indifférente. « Ce sont de vieilles histoires qui n’intéressent que les chercheurs », tranche une responsable. Les autorités se sont, bien entendu, opposées par tous les moyens aux « chercheurs ». La Terreur ? Quelle Terreur ? Soyons pragmatiques : il y a une terreur d’aujourd’hui, celle d’hier est sans intérêt, seul l’avenir compte pour les intérimaires que nous sommes. Car tout le monde, désormais, est intérimaire, du chef d’État au citoyen lambda. Et vous, là, qu’avez-vous à proposer ? Voyez-vous un moyen de faire autrement ? Ne faut-il pas accompagner le mouvement en évitant ses exagérations et ses dévoiements ? Y a-t-il autre chose à faire ?

Sans doute pas, d’où la tristesse. Poutine est triste, Bush est sinistre, Schröder très préoccupé, Chirac faussement gai, Saddam Hussein funèbre, Sharon de plus en plus tassé, Arafat mort-vivant, Blair ahuri à pleurer, les Chinois souriants par automatisme. La mort n’a plus son poids d’au-delà, l’immortalité a sombré, reste la manipulation génétique. La décomposition de Dieu laissant place à la folie suicidaire, le clonage est peut-être la grande solution de l’avenir. Scientisme, positivisme et photocopie du vivant : la nouvelle Eve s’annonce. Il y avait quelque chose de gênant dans le sexe, mais enfin il servait à la reproduction. C’est fini. La reproduction enfin non sexuée va bouleverser l’imaginaire humain, et on a beau la qualifier de « criminelle », elle n’en fera pas moins son chemin, en coulisses. Les raéliens se sont emparés du sujet ? Les imbéciles, ils crachent le morceau trop vite. Ce Raël, avec son histoire de soucoupe volante et d’Elohim venus lui rendre visite, discrédite une recherche qui ne demande qu’à voir le jour. Raël défie Israël ? Pauvre charlatan sportif, en combinaison blanche de cosmonaute. En réalité, la vedette n’est pas lui, mais elle, Brigitte Boisselier, une chimiste rousse épanouie, fille d’agriculteurs de l’est de la France. Elle pourrait être parfumeuse, caissière de supermarché, elle est éclatante de mauvais goût, elle n’est pas du tout extraterrestre, elle accomplit le spectacle dans toute sa laideur programmée. L’ovocyte énucléé devient, avec elle, l’incarnation du futur. Tant pis si cela fait un peu borgne, voire louche. Tant pis si le film est déjà passé mille fois à travers les séries fantastiques américaines. Nous sommes dans le réel, et si ce n’est pas cette fois ce sera pour l’année prochaine. Les cloneurs sont sur les dents, les religions s’affolent. On n’est plus chez Madame Bovary et les comices agricoles, mais quelque part à Ovocyty, laboratoire souterrain ou en mer. Entendez-vous la longue plainte des spermatozoïdes déjà sacrifiés par milliards pour, de temps en temps, rencontrer leurs cibles ? Ils sont encore nécessaires, soit, mais de moins en moins. Bientôt Raël et son délire ne sera plus opérationnel, Boisselier pourra se passer de lui, ou bien ce sera quelqu’un d’autre. Boisselier, elle aussi, est intérimaire. Poutine, Boisselier : le couple le plus triste de l’année.

Philippe Sollers pour Le Monde.
L’Infini 83, p. 3-5.

 

Technique 

Irène Salas : Depuis l’évolution des outils informatiques et des techniques d’écriture, les chercheurs s’intéressent de plus en plus à ce qu’on appelle la « génétique textuelle ». Vous-même, écrivez essentiellement à la plume et tapez ensuite vos textes à la machine, pour percevoir le bruit, le rythme des touches. Or, votre écriture est tellement orale et spontanée, qu’elle semble innée, comme prise directe sur le vif. Cette écriture orale est-elle le fruit d’un long travail ?

Philippe Sollers : Il y a une phrase de Mallarmé que j’aime beaucoup et qui dit : « Penser est écrire sans accessoires ». La question de la technique ou de la rédaction est importante, bien sûr, mais secondairement. Le plus important, c’est la concentration mentale permanente, la rumination interne, l’attention à la façon dont le langage se formule intérieurement, et là est le travail constant sur soi. Par conséquent, je prends des notes sur un carnet lorsqu’un mot, une expression, un raccourci se présente où je sais qu’il y a un développement possible. Puis, il y a l’acte de rédaction qui s’enchaîne, mais à la plume. Il faut absolument qu’il y ait le contact de la main et du papier… C’est comme un fluide, un liquide qui sort du corps. Évidemment, il y a beaucoup de trouvailles qui se passent au moment même où l’on commence à écrire. Je pars d’un mot, d’un choc de mots, d’une scène, d’une « épiphanie », comme dit Joyce, ou bien d’un rêve particulièrement intéressant que j’ai eu… Et voilà. Ensuite, c’est la mise au propre, avec des variations qui peuvent arriver en tapant à la machine. Mais déjà, l’essentiel est écrit… L’écran me gênerait beaucoup. On n’est pas là pour déchiffrer, comme on déchiffre un écran, pour le recevoir un peu comme si on était à la télévision. Donc, c’est une activité qui la plupart du temps est très aveugle et très orale, en effet, très vocale, plus exactement. C’est une activité d’écoute.

Vous ne vous enregistrez jamais ?

Je l’ai fait, mais il y a très longtemps, et pour vérifier. Maintenant, je ne le fais plus du tout. J’ai fait cela au moment de Lois, en 1972, où j’avais besoin du retour du son pour voir où j’en étais avec la rythmique, parce que c’étaient des sortes de versifications intégrées. Il m’est également arrivé de faire des enregistrements divers, notamment plusieurs pour Paradis, mais sans toucher au texte. Tout cela est intérieur. L’oralité est intérieure, l’écriture est intérieure et sans accessoire. L’essentiel, c’est cela.

Pour vous, l’oralité, les sons, le souffle, la mise en éveil des sens, sont primordiaux, et, à eux seuls, permettent une approche sensitive et corporelle du texte : est-ce là que réside le pas essentiel vers ce « royaume », ce « paradis » si j’ose dire, dont vous parlez si souvent ? Est-ce uniquement par le corps et notamment l’érotisme, central dans votre œuvre et toujours associé au langage, que l’on touche au plus près à l’intimité de l’homme et donc, à sa vérité ? Dans une citation concernant Paradis, vous définissez l’écriture en ces termes : vous dites qu’il s’agit de susciter cet état chez le lecteur où « l’œil s’efface dans ce dont se souvient l’oreille [3] ». Ainsi, lorsqu’on vous lit, tout semble partir du corps. Ou bien, existe-t-il encore une autre dimension ?

Eh bien, une autre dimension à part celle du corps, je ne vois pas vraiment laquelle ce serait. Sauf que le corps est beaucoup plus complexe qu’on ne le dit. Le problème consiste à vérifier le peu d’utilisation que la plupart des gens font de leur corps. Ils restent à la surface de leur corps. Ils ne savent pas très bien comment l’employer. Ce qui se voit évidemment et mieux dans l’érotisme. Il y a en général un embarras, des inhibitions… Ce n’est pas vécu, disons, avec aisance. Cela dépend des périodes dans la civilisation. Il est certain qu’il y a des périodes plus ou moins fastes pour une certaine liberté…

Comme le XVIIIe siècle, par exemple ?

Bien sûr. Enfin, une certaine partie du XVIIIe siècle… Le point central, c’est quand même toujours le rapport au langage. L’érotisme, sans le « dire », n’est rien. D’ailleurs, les films pornographiques sont en général d’une idiotie auditive totale. Et cela désigne quelque chose. Mais je pourrais faire le contraire, c’est-à-dire, lire le Marquis de Sade ou un texte violemment érotique, avec des images extrêmement chastes ; ou alors, faire L’Éthique de Spinoza avec des images pornographiques, comme un traité. Donc, c’est là que je pose une interrogation, sur ce système d’oblitération du champ par l’image… C’est à contre-courant de toute la façon dont l’industrie du spectacle fonctionne. Là, c’est le « dire » lui-même qui tient, à mon avis, le réel. Le « dire » ou le « musical ». C’est-à-dire que lorsqu’on parle maintenant de cette histoire de corps, de ce corps que je respecte un peu, (la plupart me paraissant très endommagés ou très mécaniques, le sport qui est mangé par l’argent – cela ne veut pas dire que je n’aime pas certains sportifs), ce sont les musiciens, les musiciennes.

Et les danseurs, aussi ?

Moins… Parce que maintenant, c’est quand même plus simple… Je veux dire qu’il y a une formation technique, mais on peut à la limite tricher la danse. C’est de la mécanique. On peut tricher ça… En général, c’est sur des musiques qui n’ont pas beaucoup d’intérêt. Le Lac des Cygnes, pour la énième fois en musique classique. En revanche, le fait d’avoir a sa disposition un instrument, ou alors la voix, qui en est un, je trouve que cela rapproche de la vérité… La poésie étant aussi ce qui rapproche de la vérité.

Puisque votre écriture est avant tout musicale, si vous deviez définir un son, quel serait celui que vous choisiriez pour illustrer votre œuvre ? Un éclat de rire, par exemple ?

Fait par qui ? Il faudrait que ce soit un éclat de rire qui me plaise ! Le rire… Très important, le rire. Le rire qui est lié à l’érotisme… Il y a une scène fameuse, vous savez, chez Proust avec Mademoiselle Vinteuil. C’est une scène tout à fait importante, parce qu’on a le son. Il y a deux exemples. Le premier, c’est lorsqu’il surprend Charlus et Jupien dans la cour des Guermantes. Là, il n’est pas voyeur, il ne voit pas ce qui se passe, mais il entend des cris, enfin bon, ils sont en train d’avoir une relation homosexuelle. Et la deuxième, c’est la révélation qu’il a dans un buisson. Il voit par la fenêtre Mademoiselle Vinteuil et Albertine qui ont aussi une relation homosexuelle. Mais ce qui le frappe le plus, c’est que, tout à coup, elle disparaît dans le fond de la chambre, et là Albertine – et ça le rend jaloux – a une sorte de rire… Ou bien la jouissance sexuelle fait rire, ou bien pas… Donc, si c’est plutôt réussi, ça fait rire ! C’est très évident dans les réactions féminines, c’est absolument audible. Donc, le rire ici est un rire de jouissance, de satisfaction… Mais pas seulement… Il faut qu’il y ait le rire, mais il faut qu’il y ait aussi un certain silence contemplatif, plus intérieur… Une syllabe. On peut travailler sur la syllabe sacrée, indienne, – j’ai écouté beaucoup de musique indienne quand j’écrivais Paradis, c’est-à-dire, vous savez, ce qu’on appelle le [ôm] [4]… Alors, peut-être ce son, qui est censé vous conduire à une sorte d’extase… Mais le rire aussi est bien. Et comme le dit Céline : « les muses ne rient bien que branlées ».

C’est une question que vous soulevez souvent : où en est le corps dans le roman ? Plus précisément le corps français, le corps dans la littérature française ? Aurions-nous peur de notre corps ?

Il faut poser les questions en termes historiques. Là, pour l’instant, on est en pleine dépression. Cela ne va pas. Mais il y a au contraire des moments explosifs, des moments de grande libération. Cela dépend du moment.

Croyez-vous qu’il y ait une sclérose particulière en France ?

C’est plus étonnant, plus surprenant en France. On peut mieux, plus exactement, le mesurer en France. Parce que, tout simplement, il y a eu des sommets du contraire, comme la galanterie française au XVIIIe siècle… Aucun autre pays en Europe n’a connu cela… Mais il n’y a pas seulement le XVIIIe. Aujourd’hui, par exemple, je lis un livre sur Renoir [5]. Je vois tout ce courant extraordinaire des Impressionnistes, à partir de 1860. Ils ont été refusés tout le temps par les salons, mais il y avait des artistes extraordinaires comme Manet, Degas, Renoir et plus tard, Rodin… C’est une énorme explosion. Évidemment, tous ces artistes sont dans la sensation, dans l’impression de vivre en plein paradis qu’ils se donnent à eux-mêmes. Mais la société n’aime pas cela du tout… C’était une époque… Il y a aussi l’indice féminin. C’est toujours un très bon repère. Où en sont les femmes à tel ou tel moment ? C’est presque une question de nature. En ce moment, je trouve qu’il y a une insécurité, une crise identitaire, quelque chose qui se passe et qui ne va pas. Du coup, évidemment, les hommes sont déprimés, ils ne vont pas bien, ils n’ont pas de satisfaction… C’est un problème de crise de civilisation profonde. C’est pour cela qu’on peut comprendre quelqu’un comme Houellebecq qui trouve que, finalement, l’homme occidental ne fait rien et va vers des prestations prostitutionnelles en Thaïlande. Il parle ainsi de la prostitution de façon provocatrice, comme quelque chose qui pourrait remplir un vide… Cela dit, on ne peut pas savoir combien de temps cela va durer, mais pour l’instant, c’est quand même plutôt négatif. Et évidemment, je fais le contraire. De ce point de vue là, je suis très à contre-courant… Et puis, ce ne sont pas uniquement des questions d’ordre sexuel, mais des questions de perception, qui sont en cause. La sexualité, après tout, on en fait tout un plat, mais c’est le corps au sens large, avec ses sens : savoir voir, savoir écouter, savoir goûter, savoir toucher, savoir respirer…

Si l’on parle d’érotisme, c’est du langage surtout dont l’on parle véritablement…

Voilà. Vous voyez les couleurs ou vous ne les voyez pas, les odeurs, les parfums, les sons se répondent… « La Nature est un temple […] de vivants piliers… », etc. Les Correspondances

On pourrait maintenant parler de vos « expériences spirituelles » au sens large…

Mais, c’est la même chose. Le corps est aussi spirituel. Et l’esprit est corporel.

Que vous a apporté l’écriture de Drame et que vous qualifiez, dans Vision à New York, d’« exercices spirituels », soit cette pleine immersion du sujet dans le langage, et même, du sujet surgissant du langage ? Cette dissolution du sujet correspond-elle à la période des avant-gardes et du groupe Tel Quel que vous avez ensuite quitté, désireux de vous affirmer en tant qu’autorité propre avec un moi davantage consolidé dans les romans qui suivent ?

Forcément, cela correspond à une période de ma vie. J’ai écrit Drame en 1963-1964, donc j’avais 27-28 ans. C’est un livre auquel je tiens beaucoup parce que je crois que c’est là où je commence vraiment à dire les choses. Le Parc, c’est encore un peu une aquarelle. Or là, phénoménologiquement, j’en suis assez content. C’est-à-dire, que je m’intéresse aux choses mêmes. Et je l’ai écrit en même temps que j’ai écrit mon premier texte sur Dante. Il y a déjà la pensée indienne, certainement, il y a l’Inde, il doit y avoir la Chine… Et l’exergue d’Empédocle, si je me souviens bien « Le sang qui baigne le cœur est pensée ». Les exergues sont très importants. Je n’ai pas mis l’auteur exprès, pour montrer qu’il n’y a aucun nom, que c’est déjà un acte d’appropriation, pour montrer que tout cela marche ensemble, sans que cela ait besoin même d’être classé. C’est la définition de ce que l’on pouvait faire, dans Paradis, en mélangeant aussi les noms, mais sans majuscules. C’est-à-dire que tout cela c’est un même tissu, tout ce qui a été écrit, tout ce qui a été pensé, tout ce qui a pu se dire, c’est un unique tissu. Tout est déjà écrit ou à réécrire sans arrêt. C’est pour montrer que la vie, ce qu’on appelle la vie, en fait, c’est cela. Rien d’autre. Cela aussi, encore, est très à contre-courant, parce que ce n’est pas la story, le film, la bande dessinée, le roman… Donc, c’est une expérience très radicale avec vraiment une structure, la scène du jeu, etc.

C’est une expérience ascétique, proche d’une certaine méditation en accord avec tous les éléments ?

Écoutez, vous prenez les premières pages et il doit y avoir tous les éléments pour montrer ce qui se passe. C’est-à-dire, le ciel, une vision, un rêve, – très important le rêve. Souvent, je commence mes livres par un rêve fort, et puis, surtout, c’est la phrase qui vient. Si j’ai le début, j’ai tout le livre. Mais alors, il faut que le début soit le début, d’où tout le problème du commencement. Chez moi, c’est capital.

Puis, il y a les années 80, avec la montée de l’individualisme. Et dans votre œuvre, on assiste également très nettement à cette transition d’un sujet pluriel à un retour au moi…

Ce n’est pas un retour au moi. Le moi est un jeu… Le moi, le moi, c’est une entité fictive, c’est à travailler… Portrait du Joueur… Ce n’est pas « d’un » joueur, c’est « du » joueur. C’est venu avec Femmes, qui paraît avant.

Et aussi avec Paradis ?

Paradis, c’est encore autre chose. Paradis, c’est l’ouverture à toutes les sources qui doivent confluer, c’est un énorme fleuve. Mais, après cela, je me suis rendu compte qu’il fallait introduire l’histoire, précise. C’est-à-dire, pas seulement le moi. Ce moi, évidemment, il est là, c’est la « mythobiographie », il est comme ça, mais il est dans l’histoire.

Pourquoi, « il fallait » introduire l’histoire ?

Pour éviter d’être pris pour un abstrait. Je ne suis pas un abstrait. Je peux figurer ce que je veux, quand je veux. J’emploie toujours la comparaison avec Picasso… Ainsi, je comprends très bien pourquoi Picasso, à un moment donné, a pu sortir du cubisme. Cela a beaucoup choqué ses amis qui sont restés dans le cubisme… J’ai pensé que cela pouvait donner lieu à une interprétation puritaine qu’il fallait donc déjouer… Sinon, cela ne montrait pas le feu qui était derrière.

Y avait-il aussi une volonté d’être plus « lisible », de ne plus être considéré comme un marginal et de conquérir un large public ?

Non… Mais bien préciser d’où cela vient, à quel moment cela se fait, par qui… À travers quelles expériences pratiques. Ce sont des démonstrations pratiques. Dans Portrait du Joueur, il y a beaucoup d’éléments, mais enfin, il y a quand même l’auteur et, au centre, cette démonstration pratique. Sophie, dans Portrait du Joueur, c’est Sophie. Ce n’est pas un personnage abstrait… Il y a des lettres, des dialogues, tout cela est très référentiel.

Ce sont des vraies lettres ?

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Ah ! De vraies lettres, si l’on en est capable ! Ce n’est pas évident. Cela a beaucoup choqué à l’époque. Beaucoup de gens m’ont dit que je les avais inventées. Ce n’est pas vrai…

On a probablement eu du mal à accepter l’idée que cela vienne d’une femme. La notion de désir féminin est encore très taboue…

Voilà ce qu’il fallait démontrer.

Vous êtes passé d’une forme romanesque dite expérimentale à une forme plus classique. La fameuse rupture des années 80 dans votre œuvre en tout cas, provient-elle du déclin des avant-gardes, ou bien participe-t-elle de votre évolution personnelle ?

C’est les deux. Je crois que tout cela est plein de malentendus. Il y a des périodes qui sont plus ou moins révolutionnaires et progressistes. Il est évident que les années 60 s’acheminent nécessairement vers 68… Aujourd’hui, lorsqu’on parle de cela, on ne s’imagine pas ce qu’était le monde avant, avec la télé en noir et blanc, le peu de communication, etc. Tout change. Il y a le moment où je sens qu’il faut faire des choses radicales, donc j’écris Drame en 1965 et Nombres qui paraît en avril 1968. Cela paraît complètement décalé, mais pour moi, il était très important qu’il y ait des idéogrammes chinois dans Nombres, voilà… Les années 70 sont, au contraire, des années de plombage, et c’est de là que je vais tirer un jour Femmes. Parce que Femmes raconte dix ans d’histoire. Les dix ans des années 70. Cela fait ce gros livre qui traverse un peu tout… Je suis en Italie, je suis aux États-Unis… Le narrateur est américain soi-disant, bon, voilà. Mais en fait, si l’on regarde la période considérée, on s’aperçoit que je fais le portrait d’une époque. C’est une lutte entre quelqu’un qui est plus libre que les autres et qui trouve des obstacles. Alors, évidemment, les obstacles se présentent sous forme de femmes, négatives ou positives. C’est assez clair. C’est une démonstration. Là encore, je tire les leçons à travers une période historique. Même chose, à travers les années 80. Je multiplie les tentatives pour montrer l’organisation de ce que pourrait être une contre-société, une société de plaisir opposée à une société de contrôle… On y est. C’est le processus de sécurité : rentrez chez vous et soyez sages. Ainsi, chacun de mes livres peuvent être datés très précisément selon la période considérée. C’est cela qu’il faut voir. Et, probablement, la gêne à mon sujet vient beaucoup plus qu’on ne le dit – parce que tout cela est recouvert par une sorte de propagande –, de l’adéquation au moment historique. Ce que j’écris est adéquat au moment historique.

Et c’est mal venu aux yeux des critiques ?

Eh oui. Ils n’aiment pas. Chaque fois, il faut éviter une récupération. Parce que, vous faites Tel Quel pendant vingt ans, et alors, à ce moment-là, vous avez des bureaux, des universitaires qui s’installent, pour vous expliquer ce que c’est. Tout à coup, vous les réduisez au chômage. C’est pour cela que l’université me fait mourir en 1968, car je suis quelqu’un qui fait sauter la baraque… Ce qu’il faut voir dans Portrait du Joueur, que j’ai écrit en 1983-1984, c’est dans l’éventail d’expériences assez considérables, précisément la version du contrat. Il faut insister sur ce point particulier. D’ailleurs, c’est la même chose dans Le Lys d’or que je fais un peu après, c’est le contrat féminin. J’expose quelque chose qui est en train de se renverser. Et l’on tient compte du fait que les rapports entre hommes et femmes sont à tel point en cours de changement, qu’on essaye de dépeindre la façon dont cela pourrait éventuellement remarcher, re-marcher… Aujourd’hui, cela ne marche pas. Les garçons et les filles se font des simulacres, mais il y a quelque chose qui ne fonctionne pas… On revient à la séparation. C’est le grand thème debordiste : le monde de la séparation. La société veut contrôler les gens qui sont séparés et tout est employé pour ça. La famille, l’école, le marché… Donc j’invente, disais-je, à partir de là, un certain nombre de livres qui tous, proposent des modèles de contre-société, ou d’expériences très singulières menées dans la clandestinité ou dans un coin du paysage.

Comme dans Le Secret, avec un narrateur clandestin ?

VOIR SUR PILEFACE

Oui. Le Secret est un livre qui a un fond historique très précis. Vous pouvez le relire aujourd’hui avec cette histoire du Pape, etc., c’est très cadré.

Pourquoi n’accepte-t-on pas qu’un auteur colle à son époque ?

Parce que c’est le point de vue provincial, universitaire… Il faut un certain recul… Mais moi je vis en plein dans mon époque. Et parce que, aussi, c’est la manifestation d’une certaine liberté d’action de la part de l’auteur. Il n’est pas là, comme Julien Gracq, qu’on admire comme une icône figée… Voilà ce qu’ils aiment : voir des gens qui ne bougent pas. Si vous commencez à écrire des choses où le type qui se donne comme narrateur traverse plusieurs milieux, plusieurs expériences, qui va en haut et en bas, qui trace des diagonales, qui passe des frontières, qui revient, qui raconte ça, qui s’intéresse au dessous des cartes, qui est en train de dire qu’on ne dit pas la vérité mais que tout est manipulé… C’est ce que je fais, voilà ! Donc, je suis un écrivain très engagé. Finalement, ce qui choque, c’est l’engagement. Alors évidemment, dans un sens très différent de Sartre. Mais Sartre, à partir du moment où il a eu la théorie de l’engagement, il n’a plus écrit de romans. Moi, je suis engagé dans mes romans, dans la vie comme roman.

Est-ce le seul engagement qui vaille pour un auteur ? Et la politique ?

Mais je me moque de la politique.

Pourtant, à l’époque, Tel Quel était une revue engagée, non ?

Oui, mais en fait, c’était un jeu. Sans quoi, j’aurais été pétrifié ! Donc, c’est un jeu et c’est très choquant. Parce que la vision politique du monde, c’est un clergé. Clergé universitaire, philosophique… Or, tout cela aboutit à des conséquences tout à fait visibles aujourd’hui : c’est que la politique est une mascarade. Comique ou sinistre. Ce n’est pas du tout ça qui est au pouvoir, en fait.

Vous dites que l’écrivain doit être indépendant de tout système politique et institutionnel afin de ne pas se laisser localiser dans un groupe. Néanmoins, que vous a apporté la longue expérience du groupe Tel Quel ?

Mais beaucoup de choses ! C’est l’expérience justement du contrôle, de l’aventure collective qui implique des ruptures, des conflits. Maintenant, je n’ai plus besoin de m’inventer des conflits pour savoir ce que je vais faire, mais ce n’est pas mal comme expérience… Et des conflits qui ont parfois été extrêmement violents, des exclusions… Il y a très peu de gens que je revois de cette époque. On était sur un bateau sur une mer démontée et il y a beaucoup de gens qui sont tombés à l’eau… Mais c’était très intéressant, parce qu’il y avait un but : reclasser toute la bibliothèque et surtout, montrer que les marginalités sont centrales : Artaud, Bataille, Dante, Joyce… C’est un gros travail qui nous sera reconnu un jour. Par exemple, il fallait traduire Dante enfin en français, ce qu’a fait Jacqueline Risset. Un jour, si vous voulez, au-delà des polémiques et du ressentiment universitaire, il y a un livre très facile à faire et que quelqu’un écrira où l’on reconnaîtra toutes ces valeurs, ce travail de reclassement des marginaux comme références littéraires… Mais ce déplacement des frontières a choqué aussi. Cela débouche très naturellement sur ce que j’ai fait dans des essais comme La Guerre du goût ou Éloge de l’infini, où je passe sans aucun problème de Pascal à Sade et de Sade à Artaud. On peut naviguer librement à travers les siècles. L’idée est encyclopédique. C’est un travail des Lumières.

À la fois en marge et au cœur du monde, tel un « œil diamantaire », est-ce là la seule liberté que vous revendiquez ?

La vérité est paradoxale. Il faut se méfier, toujours, de l’absence de paradoxes. La vie est paradoxale. Toujours dedans, dehors, dedans, dehors… Si j’arrivais à démontrer que toutes les classifications sont inertes, enfin, sont un désir de tuer… J’interroge le désir qui est là, derrière. Le désir d’en finir avec… Le désir profond, humain, d’en finir avec l’art. « Je crois, dit Flaubert, à la haine inconsciente du style ». Donc, le point de vue, c’est que la société est mauvaise, quelle qu’elle soit. Il y en a de plus ou moins mauvaises, mais, la société, en tant que telle, est mensongère, mauvaise, avec un violent désir d’en finir avec l’art…

L’art n’est-il pas aussi un remède aux maux de la société ?

Un remède ? Ah, non. Je ne sais pas si je vous ai déjà cité ce mot de Durkheim, à savoir que depuis le XIXe, Dieu s’est transformé en société. Il y avait Dieu, il y a eu Dieu, puis il est mort. C’est quand même un événement considérable… Il est mort, mais pas pour tout le monde, puisqu’il y a encore des gens qui essayent de le rejoindre en amont et qui se font exploser tous les jours en croyant aller au Paradis… C’est ce qu’on appelle des kamikazes. Mais enfin, dans le monde occidental, planétaire maintenant, Dieu étant mort, la société prend la relève. Tout est social. Tout est défini comme étant social, c’est-à-dire que tout doit être le plus possible voué à la conformité du collectif, de la communauté, de la collectivité, de la nation ou de l’État… Or, l’art, c’est l’individuation la plus radicale. C’est un individu qui « s’individue » de la façon la plus singulière. Et c’est imprévisible, imprévu, cela n’est pas souhaité et cela crée des difficultés. Baudelaire vous dirait cela ainsi, dans Mon cœur mis à nu : « Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles ». Par conséquent, le « grand homme », et cela vaut pour le grand artiste, est une force d’attaque, comparable à la résistance de millions d’individus. Je crois que l’on peut dire vraiment, à partir d’une époque très précise, le début du XXe, par exemple, qu’aucun chef-d’œuvre ou peinture, n’est souhaité par la société. En plus, l’art renverse, montre le dessous des cartes, donc, personne n’en a envie, ni les familles, ni la société.

Se placer en retrait du monde, tout en en captant les moindres ondulations, à l’image de vos « œuvres-monde » ou encore, de votre revue L’Infini qui agit comme un carrefour au croisement d’une profusion d’individualités et de tendances, est-ce pour vous la condition essentielle de l’artiste ?

Oui. Autant qu’on le peut, on favorise des individualités très différentes, ce qui suppose qu’on a un certain don d’élan et qu’on peut aimer des choses très différentes, des personnes très différentes, des œuvres dans le passé très différentes les unes des autres… Et dans l’histoire concrète de tous les jours, des personnes qui ne pourraient peut-être pas se supporter les unes les autres, hommes ou femmes. Ce qui suppose qu’on fait attention à leur style, et pas à leur personnalité apparente, c’est-à-dire sociale, puisque le moi social, comme dit Proust, et très justement, est une construction des autres… C’est-à-dire, on me renvoie un Sollers qui n’est absolument pas moi. C’est d’ailleurs amusant, c’est excitant de voir la perception, les jugements, tomber à côté de la plaque.

Vous semblez pessimiste à l’égard de la société… Croyez-vous que le « jouisseur », pour reprendre vos termes, soit une espèce en voie de disparition ?

Pessimiste à l’égard de la société ? Forcément ! Toute société est mauvaise, plus ou moins. C’est tout. Plus ou moins… Moins, c’est évidemment par rapport à une société dite développée ou démocratique. Il n’empêche que c’est mauvais de toute façon pour l’artiste. Il y a une grande différence entre être exécuté ou mis en prison, et le fait de pouvoir être tranquillement libre, enfin… de pouvoir s’arranger, quoi. Le mot « jouisseur », dites-vous… On va le voir selon les époques. Là aussi, il y a des époques plus ou moins favorables. C’est comme dans la nature et c’est cela qui m’intéresse, autrement je n’écrirais pas sur des époques bien déterminées comme le XVIIIe par exemple… Muni d’une science un peu historique, vous pouvez déterminer les époques. Ces époques plus libres sont parfois assez longues et peuvent durer trente ou quarante ans, ou alors elles peuvent être assez courtes… Ou encore, il y a les longs tunnels où l’on n’avait pas toujours accès aux informations, aux documents. Ainsi, il y a peut-être des jouisseurs dont on ignore l’existence et qui ont été obligés de vivre dans la clandestinité. Enfin, on a beaucoup de documents des époques que l’on pourrait appeler « heureuses »… Casanova, par exemple.

À partir de Femmes, on observe une véritable maturation de votre style, qui d’ailleurs ne se démentira pas, puisque tous les romans qui suivront seront dans cette veine-là, dans cette réintroduction, notamment du romanesque, avec beaucoup d’humour. Avez-vous trouvé ce compromis idéal entre la « langue » et le « narratif » ?

Il n’y a plus de roman idéal, il y a simplement la construction d’un ensemble. Il y a un petit passage auquel vous pourriez vous référer, je crois que c’est dans Passion fixe, où je montre le type qui construit un petit château… D’abord les jardins, les fondations, etc. C’est de l’architecture, en somme. Donc ce n’est pas idéal, c’est une construction. Chaque livre remplit un but très précis. C’est-à-dire qu’il y a plusieurs entrées, comme on peut voir dans l’architecture baroque… On pouvait entrer par des terrasses, des appartements ou des jardins… C’est amusant à faire. Ce n’est pas idéal. C’est une sorte de château dans l’espace, invisible, si vous voulez. Puisqu’on ne peut plus faire cela vraiment sur terre, on le fait dans le langage… Pas dans les rêves… Il faut le faire. Ce n’est pas un château en Espagne !

Vous dites que vous ne voulez pas être pris pour un abstrait. Or, n’y a-t-il pas là une contradiction dans le fait d’introduire l’histoire tout en s’acharnant à éjecter la story ? Comment être figuratif tout en rejetant l’histoire elle-même ?

Parce que ce qui gêne avec la story, c’est qu’elle est réductrice par rapport à l’« Histoire »… Je mets un grand « H » ! Vous prenez les livres, c’est évident… Vous avez un narrateur en situation. Dans La Fête à Venise, il fait du trafic d’armes, dans Femmes, il est soi-disant américain, dans Passion fixe, il raconte une passion mais il y a aussi beaucoup d’éléments qui sont liés à l’activité clandestine révolutionnaire de sa jeunesse… Si je fais simplement une histoire, je n’ouvre pas sur l’Histoire ou alors, c’est le roman historique, mais le roman historique, ce n’est pas intéressant non plus parce qu’il n’y a pas de vécu à la première personne. Donc, si vous voulez, là encore, pour tous ces mots « histoire », « personnage »…, il faut chaque fois produire un décalage. Vous avez un narrateur, il est là, bien sûr, dans une histoire donnée (il a des aventures, les femmes…), et en même temps son expérience ouvre sur des pans entiers de l’Histoire, sur l’intériorité et aussi sur des époques différentes où il aurait pu exister et se comporter. C’est un peu comme dans le roman fantastique ou le roman métaphysique… Ainsi, dans Passion fixe, tout le monde se précipite sur des clés, mais personne n’a remarqué que tout repose sur la Chine… Qu’est-ce que cela vient faire là ? Eh bien, ce sont des rappels du passé pour les actualiser, justement. C’est étrange de voir quelqu’un qui se comporte brusquement comme s’il était taoïste, qui va en Chine au XXe siècle…

C’est une « Histoire » détournée, en fin de compte ?

C’est la manifestation de l’Histoire (avec un grand « H ») dans une situation historique (avec un petit « h ») donnée. C’est-à-dire qu’à la limite, le narrateur pourrait montrer qu’il vit là mais qu’il pourrait aussi bien vivre a des époques très différentes. Il y a une sorte d’enchantement de l’Histoire… Si j’imagine que je vis un soir à Vienne et que je vois un concert avec un petit homme un peu pâle qui vient jouer du piano et qui s’appelle Mozart, évidemment, c’est fantastique… Supposons que j’étais là… Je crois que c’est dans Le Parc, déjà, où l’on a le « supposons que j’étais là à tel moment ». C’est une vision. C’est dans Paradis, beaucoup. Vous verrez dans l’édition critique de Paradis comme on peut montrer à quel point tout cela est codé. Par exemple, La Légende des siècles de Hugo… « Le mur des siècles m’apparut ». Ce qui est embêtant avec la conception étroite du roman, c’est de manquer sa portée poétique. Or, ce que je cherche, c’est de ramener la poétique de tous les temps, dans le roman, en situation.

Vous confrontez donc sans cesse deux temporalités…

Oui, c’est cela. Il y a une temporalité narrative et il y a en même temps le surgissement de pans entiers d’Histoire… Par exemple, dans ce que je viens d’écrire, il y a un narrateur et une femme, et puis, tout à coup apparaît Antoine et Cléopâtre de Shakespeare [6]… Dans Le Cœur absolu, c’est comme cela, aussi. Tout corps doit être montré dans un énorme continuum de temps. Il ne doit pas être réduit à ses conditions sociales et temporelles d’existence.

Dans la préface de Femmes, vous dites que Femmes n’est pas un livre d’avant-garde, en tout cas en apparence. Vous parlez d’ailleurs ironiquement de « roman […] du romanesque actuel ». En quoi consiste alors ce « romanesque actuel » des années 80 ?

On a dit beaucoup que ce livre rompait avec ce que j’avais fait avant… Pourquoi l’a-t-on dit à ce point ? C’est cela qui m’intéresse. Quels sont les intérêts en jeu ? Pour moi, ce n’est que la continuation de la même recherche par des moyens autres. Pour le social, cela a été un blasphème. L’université, notamment, qui l’a très mal pris. Parce que je fais tout simplement l’Histoire de ce qui s’est passé dans les années 70… Bien sûr, cela va plus loin. On peut reconnaître Barthes, Lacan ou Althusser… Je fais l’Histoire de quelque chose qui s’est passé dans les années 70, et particulièrement dans le continent féminin… Il y a peu de rapport entre les femmes qui ont commencé dans les années 70 et leur mère ou leur grand-mère. Le problème, c’est de savoir aujourd’hui, s’il n’y a pas retour, régression. Ce sont des choses dont on peut parler et que le roman peut établir. Le romanesque de ces années-là, c’est cela dont je fais déjà l’Histoire. Par ailleurs, il y a beaucoup de thèmes qui apparaissent et resteront, comme le terrorisme… Il y a un attentat dans Femmes, par exemple, c’est précurseur. Cela m’a amusé de voir que dans Plateforme, Houellebecq refait à peu près la même scène… Il a d’ailleurs parlé de Femmes dans Les Particules élémentaires. Et pour Catherine Millet, par exemple… Le livre qu’elle vient d’écrire est un livre excellent sur le plan littéraire. Elle n’aurait pas pu l’écrire sans que Femmes ait été publié vingt ans avant… Tout ce qu’elle dit est très précis. La façon de décrire les hommes en train de jouir, par exemple, la façon dont ils menacent plus ou moins… Elle a une grande variété d’expérience, comme une sorte d’ethnologue en quelque sorte. C’est un livre absolument saisissant par la précision visuelle et verbale. Cela n’a rien de pornographique.

On a dû dire la même chose de certains de vos romans…

Oui, c’est ça. Ce qui prouve que ce sont des points très sensibles qui sont touchés là, très sensibles. Violents.

Tant sur le plan formel, avec vos romans des années 1960-1970 qui heurtaient radicalement les formes traditionnelles, que sur le plan thématique, avec un roman comme Femmes, subversif par son aspect visionnaire (montée du féminisme, évolution scientifique et technologique, procréation artificielle, bioéthique, pouvoir des femmes…), votre œuvre est souvent perçue comme provocatrice…

Mais il n’y a aucune provocation. Ce que la société appelle provocation, c’est quand on touche un point qu’elle ne veut pas voir.

Vous cherchez à toucher ce point…

On cherche la vérité, tout simplement. Ce que la société appelle provocation, c’est le fait de dire la vérité. On a l’impression qu’il y a un mensonge, que tout le monde ment à propos de choses précises… On essaie de dire la vérité, c’est tout. Sartre, à propos de Genet, a dit « on pardonne bien plus une mauvaise action qu’une mauvaise parole ». On essaie de dire la vérité là où on a l’impression que tout le monde ment. D’ailleurs, Femmes commence comme ça : « Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment ».

Vos premiers romans n’étaient donc que de purs terrains d’expérimentation ?

Pour ce qui est des fondations, des textes de fondation, des pilotis, c’était un projet… Je me mets au travail et c’est l’expérimentation, cela vient avec la chose qui se fait. Parce que dès le début, j’insiste, et je crois être le seul à l’avoir fait à ce point, sur le fait que je suis en train de faire de ce je fais. Je suis en train d’écrire. C’est dans Drame : j’écris que je suis en train d’écrire.

Que pensez-vous de la notion de baroque ? Trouvez-vous qu’elle puisse définir votre œuvre ?

Oui, à condition de savoir ce que c’est… Parce que le mot « baroque », c’est un adjectif que l’on emploie partout. Il faut le comprendre, également, dans une période historique très précise : le baroque, en architecture, en musique, en peinture, et en littérature, a pu être une levée en masse de libertés à l’intérieur de controverses difficiles… Là, on commence à comprendre le baroque. C’est lié à la Contre-Réforme, donc c’est une violente polémique religieuse. En musique, je vous le prouve avec Mystérieux Mozart… Dans la musique occidentale de l’époque, Mozart, c’est énorme.

Le baroque surgit toujours lors de périodes de crises profondes.

Absolument… Et si je vous dis que c’est l’art jésuite, alors cela va encore énerver la situation. Si l’on prend une carte du baroque, on se rend compte que c’est un phénomène européen, transnational. Vous voyez que ce n’est pas national. À ce moment-là, on peut envisager que, plus le concept de Nation sera fort, plus le Baroque sera rejeté. Ce qui est le cas des Français. Cela part de l’Italie, cela va en Autriche, en Pologne… Et les Français ont un problème avec la Nation… Bleu, blanc, rouge ! La preuve, récemment, ils passent du rose au bleu… C’est cocasse.

C’est pour cet aspect contestataire que l’on peut qualifier votre œuvre de baroque, et votre écriture, surtout ?

Eh bien je pense que, dans la mesure où elle essaie d’être immédiatement multiple au niveau des sensations, de jouer tout le temps entre la vue, le toucher, l’ouïe, de ce point de vue-là, elle hériterait en effet du mot « baroque ». Parce que l’art baroque, cela veut dire « tout en même temps ». Le mouvement, la torsion, la spirale… Les cinq sens sont le plus possible en répercussion les uns par rapport aux autres.

Pourquoi ce terme est-il si peu lâché dans les textes critiques autour de votre œuvre ?

Mais parce que personne ne sait de quoi il s’agit ! L’éducation française, laïque et républicaine, l’éducation… « nationale », – d’ailleurs, cela s’appelle comme cela, est historiquement hostile au baroque. Je le montre dans Mystérieux Mozart. À cette époque, on ne peut pas faire d’opéra de Mozart en français. Il y en a en italien, en allemand, mais pas en français… Donc c’est une polémique intra-nationale. De ce point de vue-là, je suis atypique, puisque je me considère comme un européen d’origine française et que je déborde toutes les questions nationalistes. C’est gênant quelqu’un qui bouge là où l’on voudrait que cela ne bouge pas.

À travers vos nombreux essais et vos romans qui brassent des savoirs encyclopédiques, y a-t-il de votre part une volonté d’éduquer le lecteur, une certaine forme jubilatoire de didactisme ?

Je crois que c’est Ezra Pound qui dit : « Tu es sadique, tu essaies de faire penser le lecteur ! »… Donc, c’est du sadisme ! Joli, non ?

Nous observons une vraie complémentarité entre vos œuvres fictionnelles et vos essais. Je pense particulièrement aux biographies que vous avez rédigées sur Sade, Casanova, Mozart, Vivant Denon et qui apparaissent indubitablement comme des autoportraits détournés de vous-même. Nous sommes très proches de ce que l’on a appelé l’autofiction ou encore, la fictionnalisation du moi, caractéristique du roman des années 80. Par ailleurs, c’est dans vos romans, bien sûr, que les références biographiques sont nettement plus explicites. J’en viens alors à me demander si la question du sujet intime, et plus largement, de la biographie, ne serait pas centrale dans la littérature… Croyez-vous, en effet, que la littérature s’achemine naturellement vers le genre biographique ou autobiographique comme forme romanesque souveraine, dans la mesure où au fond, chaque auteur, tout au long de son œuvre, ne fait que parler de lui-même ? La biographie, prise dans un sens très élargi, serait-elle aujourd’hui la question centrale des enjeux romanesques ?

Oui, je crois, parce que de toute façon, on voit, en lisant un livre, quelle est l’étendue de l’expérience d’un auteur et s’il a une biographie intéressante. C’est quand même l’essentiel. J’ai inventé ce que j’ai appelé les « IRM », c’est-à-dire, les Identités Rapprochées Multiples. C’est aussi la question du multiple, de l’identité multiple. Alors c’est très gênant pour quelqu’un qui veut avoir une identité figée. Ce n’est pas de la biographie mais cela pourrait être de la mythobiographie… Je n’aime pas beaucoup le terme d’autofiction. « Auto- » me gêne. Il faudrait dire, au contraire, altérofiction ou hétérofiction, vous voyez, c’est autre chose… C’est-à-dire, continuer à être le même dans des situations extraordinairement différentes. Ou alors, dans des personnages qui sont différents. On pourrait se balader dans toutes ces époques tout en restant le même sous des costumes différents. C’est une idée très ancrée chez moi, qu’après tout, il n’y aurait peut-être qu’un seul écrivain qui continuerait ses aventures à travers le monde… Le problème de la biographie est important, en effet, parce que l’on voit qui a ou qui n’a pas, une biographie en acte ! Et finalement, c’est assez rare. Je crois que faire ma biographie va être quand même extraordinairement compliqué… Il faut mourir, pour cela ! Je m’arrange pour qu’elle soit extraordinairement compliquée à faire, c’est-à-dire qu’elle soit confirmée par les livres. On croit que tout ce qu’a fait Casanova c’est de l’imagination car autrement il ne l’aurait pas écrit… Or tout cela est vrai. Alors, pourquoi a-t-on peur que ce soit vrai ?

La peur du réel ?

Il me semble.

Le réel, c’est la mort ?

Pas pour moi ! D’où vient l’idée que le réel, c’est la mort ? C’est religieux comme affirmation.

La seule chose dont on ne peut pas douter, c’est bien de la mort, non ?

Je ne suis pas d’accord avec vous. Il faut douter de tout. Je ne crois à rien.

Donc, vous n’avez peur de rien ?

Non… Le coup de la mort, vous savez, pour faire tenir les gens tranquilles, c’est quand même très efficace ! Il faut tendre l’oreille à quelqu’un qui vous présente tout de suite la mort. En général, c’est un refoulement sexuel. Le sexe, c’est la mort. C’est religieux… Ce n’est pas la peur du réel. C’est la peur du sexuel. Il n’y a pas que le sexuel dans le réel. L’Origine du monde de Courbet n’est pas l’origine du monde. Le monde n’est pas né d’un corps de femme… La mort est très survalorisée. Il y a une phrase de Raoul Vaneigem qui a écrit le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations au moment du situationnisme avec Debord. C’est un aphorisme excellent : « Le parti de la mort a un grand respect pour le malheur ». Il y aurait donc un « parti de la mort ». Donc, il y a le problème du masochisme, etc., de choses dont je parle ouvertement tout le temps. Je pique là et de façon très précise.

Le XXe siècle aura été, dans le domaine des arts, le siècle de la mort de la représentation. On a tout fait (peinture, littérature, cinéma, théâtre…) pour détruire le système mimétique qu’avait théorisé Aristote. Or, si l’on abolit la représentation, il ne reste que le réel. Mais, il faudrait s’interroger, au fond, sur ce qu’est vraiment le réel… Question d’autant plus pertinente, qu’aujourd’hui, nous sommes entrés dans une ère de l’Image et du Virtuel…

Le réel, ce n’est pas la réalité. Voilà. Je m’appuie sur la représentation, mais pas du tout pour la supprimer. Pour la mettre en abyme… Ce n’est pas la mort de la représentation, mais sa mise en abyme… Vous me dites « la mort », moi, je vous dis « la vie ». Je défends la vie… Sa mise en abyme pour mieux la mettre en perspective et la faire voir. Pour mieux la faire encore exister. Par exemple, vous êtes devant un tableau de Cézanne, un des plus beaux, La Montagne Sainte-Victoire, et vous vous posez la question suivante : comment seriez-vous si vous viviez dans le tableau ? Voilà. Vous passez un jour dans un tableau. Vous pouvez en prendre un autre, ce que vous voulez. Vous allez dans un musée et vous vous dites voilà : aujourd’hui, je vais vivre dans un tableau et que va-t-il m’arriver ? C’est amusant. Parce qu’il y a beaucoup de choses à faire dans un tableau, s’il est très réussi.

Vous inversez donc totalement le rapport…

Exactement. Donc, pas de spectacle extérieur, mais entrer dedans, essayer d’éprouver ce que les personnages éprouvent. La Vénus de Titien, qu’est-ce qui lui arrive ? Ou l’Olympia de Manet, qu’est-ce qui se passe ? Pas de virtuel… Le réel, c’est l’acte. L’acte d’art réel. Le réel, c’est au bout du pinceau, au bout du stylo, du langage, au bout des doigts dans la musique. C’est cela le réel. Tout le reste, ce sont des images. La peinture n’est pas une image, ce n’est pas un écran de télévision. C’est un corps. Ce n’est pas platonicien. C’est pour cela que pour critiquer la représentation, la métaphysique, je vais m’appuyer sur différents secteurs qui vont essayer de déstabiliser cela, cette espèce de poids. Par exemple, je vais m’appuyer sur la Chine et d’ailleurs, en remarquant que la rencontre entre la Chine et l’Occident a eu lieu comme de juste au XVIIIe siècle. C’est à ce moment-là qu’il y a interpénétration. Alors là, on a un énorme continent qui surgit et qui interroge les autres et pousse ainsi à ne pas rester comme cela, figé devant des images. Toute la « pieuseté » de la mise en image, de la représentation va être gênée par cette irruption, parce que la peinture est une chose violente. Rembrandt, c’est violent.

Et selon vous, où va la littérature ?

On évacue. La société vise à évacuer la littérature, le corps, et tout ce que cela implique. La littérature se défend comme elle peut. Cela dépend du système nerveux, de la force de résistance des écrivains. On voit bien, aujourd’hui, la misère de la poésie ; elle est terrifiante…

Entretien avec Irène Salas, Sorbonne, juin 2002.
L’Infini n°83, p. 9-26.
Discours Parfait, Gallimard, 2009, p. 569-594
Discours Parfait, folio 5344, p. 626-654.

Je précise que dans L’Infini 83, sous le titre générique « Dépassement du roman », entre l’article du Monde et l’entretien ci-dessus, il y a un texte sur François Jullien qui s’appelle Comment être chinois publié dans Le Nouvel Observateur du 27/02/2003.

Des tags antisémites représentant une étoile de David bleue ont été peints sur les murs de nombreux bâtiments et établissements du 14e arrondissement de Paris, dans la nuit du 30 au 31 octobre 2023. (Anna Margueritat /Hans Lucas. AFP)

Philippe Sollers, Sur l’antisémitisme

Entretien de Philippe Sollers avec Anne-Julie Bémont pour Information juive, janvier 2004.

ANNE-JULIE BÉMONT : Philippe Sollers, quels sentiments vous inspirent le renouveau de l’antisémitisme ? Quelle analyse en faites-vous ?

PHILIPPE SOLLERS : Il faut se méfier avec le mot de « renouveau » car cela voudrait dire que ce n’était pas là ou que cela avait disparu ou que c’était éteint. Ce que l’on peut dire de cette manifestation violente, c’est qu’il s’agit d’une très vieille et très ancienne pulsion et que c’est une histoire latente qui n’a pas été surmontée. Elle l’a été peut-être un peu de façon institutionnelle par l’Église catholique mais pas en profondeur et cela tout particulièrement en France. On aurait pu croire qu’après la Shoah cela en était à jamais fini de l’an­tisémitisme. Eh bien, non, l’antisémitisme est là comme une chose profonde, enracinée dans l’ignorance. Cette ignorance en France vient d’une méconnaissance très longue de la Bible elle-même, de son écriture, de sa signification. Il y a plusieurs types d’antisémitisme qui convergent tous vers la même déné­gation et la même ignorance. Le phénomène actuel, c’est évi­demment l’antisémitisme dû au conflit israélo-palestinien [7], relayé par ce qu’on appelle les idéologies progressistes, et l’analyse qu’en a faite Alain Finkielkraut est tout à fait justifiée, à ceci près qu’il peut donner l’impression que l’ancien antisémitisme est dépassé et que c’est un nouveau qui surgit alors que je crois que c’est quelque chose qui court constam­ment sous les apparences. On peut avoir le sentiment qu’on a affaire à un antisémitisme fanatique, islamique, un antisémitisme instrumentalisé — comme il l’est toujours — et qui n’a pas l’air en apparence de rejoindre l’antisémitisme très ancien qui vient de l’extrême droite ou du catholicisme intégriste. Mais tout cela, c’est comme des feux de forêt. Il suffit de quel­ques-uns pour relancer la chose. Malheureusement, c’est ce qui se passe aujourd’hui.

Pourtant un certain nombre d’intellectuels pointent aujour­d’hui du doigt le caractère particulièrement « nouveau » de cet antisémitisme. Alain Finkielkraut parle des « habits neufs » de l’antisémitisme, Pierre-André Taguieff d’une « nouvelle judéophobie ». Jean-Claude Milner parle « des penchants cri­minels de l’Europe démocratique » et analyse la question juive à la lumière d’une modernité européenne remontant au XVII siècle. Pourquoi, selon vous ?

Il ne faut pas dire « nouvelle judéophobie », il faut dire une judéophobie qui se déplace, à mon avis. L’antisémitisme remonte bien en amont du XVIIIe siècle. C’est quelque chose d’aussi ancien que la vocation du peuple juif lui-même. Si vous pointez du doigt les Lumières, vous pouvez trouver des propos judéophobes plus qu’antisémites au sens moderne du terme chez Voltaire notamment. Néanmoins si je vous cite Voltaire et que vous me répondez uniquement que Voltaire était antisémite, cela devient dramatique. Nous ne pouvons pas tout voir sous cet angle-là. Nous avons besoin de Dostoïev­ski, nous avons besoin de Shakespeare malgré Le Marchand de Venise, nous avons besoin de Voltaire pour des raisons de civilisation fondamentales dans la langue et le goût. L’antisémitisme est un préjugé qui est très ancien et, si on s’interdit de le mettre en perspective historiquement comme il faut, on peut rayer quasiment toute la bibliothèque occidentale. Ce qui me paraît très dangereux en ce moment, c’est la restriction de l’es­pace historique et mental au point qu’on arrive à des réactions très logiques, très souvent pavloviennes, des réflexes. L’anti­sémitisme est toujours une question d’ignorance et on ne le combattra que si l’on met en avant la connaissance, la connais­sance très large de l’histoire et de l’art bien évidemment. Il me semble qu’à la faveur du conflit israélo-palestinien quelque chose comme l’ignorance resurgit.

Est-ce que vous comprenez que les Juifs soient aujourd’hui particulièrement inquiets dans ce climat de violence et d’atta­que extrêmement fort d’autant plus que ce renouveau ne tou­che pas seulement la France mais bien des pays européens et les États-Unis ?

Mais l’antisémitisme est une question mondiale. En France, cela s’explique assez bien puisqu’il y a une population arabe, musulmane importante. Lorsqu’on voit l’importance démesu­rée qu’a prise depuis peu la question du voile, c’est extraordinaire. La laïcité est sur une position défensive alors qu’elle devrait être dans une position offensive et soutenir toute sa tradition philosophique. Alors la question du voile est com­plexe mais je voudrais mettre un accent freudien ne serait-ce que quelques instants sur cette affaire. Cela peut devenir attrayant aussi pour une jeune fille, une femme. Le voile, c’est ce qui les protège contre les agressions sexuelles et même quelque chose qui va à l’encontre de l’industrialisation pornographique dans laquelle nous sommes entrés depuis très long­temps. Ce qui engendre cette réaction latéralement, c’est la société telle que nous la vivons qui va dans le sens d’un profit, d’une mise en disposition de tout. Tout est tarifé, exhibé et constamment violent en soi. Le Coran n’arrive pas là par hasard. Vous fermez la porte à la pensée, vous fermez la porte à la connaissance, vous fermez la porte à la lecture, vous fermez la porte à la sensation, à la complexité, vous fermez tout ça et vous aurez de l’antisémitisme. Ce ne sera pas seulement celui de Staline ou de Hitler. Cela adviendra sous n’importe quel régime à partir du moment où les gens ne pensent plus ou pensent peu. Ce qui est tragique et très inquiétant, c’est cette disparition de la faculté de penser. Les Juifs ont peur parce qu’ils se retrouvent seuls dans un océan d’ignorance.

Vous comprenez cette peur ?

Tout à fait... Je vous dirai que j’ai la même. Quand je vois que ma bibliothèque ne signifie plus rien pour personne, j’ai peur. Quand je vois que Mozart ne signifie plus que très peu de chose pour très peu de gens, j’ai peur. Quand je vois que plus personne ne sait vraiment lire, j’ai peur. Quand je vois que tout est calcul, profit, par anticipation, j’ai peur. Quand je vois que plus personne ne pense, j’ai peur. Quand je vois que la sensation disparaît des corps humains parce qu’ils sont expropriés d’eux-mêmes, j’ai peur. J’ai peur de l’ignorance qui engendre la violence.

Fort de ce constat, que devraient faire les pouvoirs publics selon vous ?

Évidemment, réagir, sécuriser. Ça, c’est la politique de sécurité. Que la France soit un pays potentiellement antisé­mite, c’est évident. Il faut donc être d’autant plus vigilant mais la vigilance n’apporte pas de remède. Quand on pense que François Mitterrand a refusé pendant des années et des années de reconnaître la responsabilité de la République dans les rafles du Vel’d’Hiv’ et qu’il a fallu attendre que Jacques Chirac soit nommé président pour qu’une déclaration soit faite, alors on peut s’interroger. Il est vrai aussi que le procès Papon a été extraordinairement tardif. Pour toutes ces raisons, il me semble qu’il ne suffit pas d’assurer la sécurité dans notre pays. Il faut enseigner, faire le travail d’éducation mais pas seulement sur ce point, sur tous les points. Je suis sensible à tout, aux défenses inefficaces comme à la sécurité qui va de soi mais aussi au fait que l’écran se rétrécit à tel point qu’on pourrait ne plus parler que de ça. Le problème, c’est de ne pas se focaliser exclusivement sur cette question. Les pouvoirs publics, s’ils en avaient la force, feraient qu’il y ait une école alors que ce n’est pas le cas, une université alors que ce n’est pas le cas et un autre système social que celui qui vise abusi­vement à ne penser qu’au marché financier.

Que pensez-vous de cette citation à la fois provocatrice et tragique de Benny Lévy : « Le Juif est fait comme un rat [8] »  ?

Je déteste cette formule parce qu’elle comporte en elle­ même de la propagande hitlérienne non pensée. Hitler disait que l’antisémitisme était la seule pornographie permise dans le IIIe Reich, et vous savez très bien que la propagande nazie présentait toujours les Juifs comme des rats. C’est dommage que ce soit repris de façon inconsciente sans mesurer l’éten­due de cette provocation. Je trouve même cette citation extrê­mement obscène. Je n’accepte pas cette phrase. Je ne veux pas qu’on compare des Juifs à des rats même si je comprends très bien l’intention. Cela a été trop dit par l’antisémitisme de meurtre. Être juif, c’est être humain, tout simplement, et un être humain doit être respecté dans ses convictions.

Justement, qu’est-ce le fait d’être juif pour vous : un fait religieux, culturel, historique, anthropologique, ou bien tout cela à la fois ?

C’est la Bible... Et puis, même quand on est détaché de la Bible, il y a des habitudes, une fidélité à quelque chose... Mais c’est indubitablement la Bible. La France est le pays où la lecture de la Bible n’a pas eu lieu, a été empêchée. Le catholicisme porte ce péché très lourdement. Les Anglo-Saxons ont lu la Bible. Les Allemands ont lu la Bible (Bach). En France, c’est le refoulement à part quelques grands cas comme celui de Céline qui, par ailleurs, comme on le dit toujours, est un grand écrivain mais qui justement s’insurge contre ce Dieu-là et contre la Bible. Alors, pour combler cette immense lacune, vous voyez aujourd’hui des dizaines de traductions de la Bible. On met même des écrivains dessus et, au bout du compte, on fait rigoureusement n’importe quoi. J’adore cette histoire drôle : c’est une dame catholique qui voit un homme assis sur un banc lire un livre. Elle lui demande : « Qu’est-ce que vous lisez ? » Et il lui répond : « La Bible en hébreu. » Et elle lui rétorque : « Ah bon, ça a été traduit en hébreu ? » Et sur ce sujet, l’ignorance est colossale, y compris parmi les gens cultivés. Je dis la Bible parce que je crois fondamentalement que c’est le problème. Alors, bien entendu cette ignorance a pris des formes racistes. Comme si c’était une question de race ! Puisqu’on vit dans l’ère de la mondialisation et de la globalisation, il faut se demander ce qu’est l’histoire occiden­tale et, pour comprendre encore mieux les choses, il ne faut pas lire que la Bible, bien évidemment. Si plus personne ne sait ce qui s’est passé en grec, si plus personne ne sait ce qui s’est passé en latin, si plus personne ne sait ce qui s’est passé pendant plus de mille ans dans la culture occidentale, alors c’est effrayant. Par contre, si, tout s’effondrant, je m’accroche exclusivement à la Bible, je ne résous absolument pas le pro­blème, au contraire j’isole la Bible. Il faut que la Bible soit entourée, soit incluse comme elle l’a toujours été avec des tra­gédies. Il suffit que des civilisations s’effondrent pour que, brusquement, l’être humain oublie tout.

Dans Femmes, vous faites dire à S., votre double : « J’ai le plus souvent l’impression d’être un survivant d’une catastro­phe vécue à côté de moi, sur une scène parallèle ... Popula­tions, déportations, trains, froid, neige, camps, chambre à gaz... Cela s’est passé, cela a eu lieu, et nous sommes là, tran­quilles, à peine tranquilles... » Vous êtes né en 1936, l’enfant que vous étiez a été profondément marqué par la guerre et l’écrivain que vous êtes devenu aussi, n’est-ce pas ?

Si vous voulez savoir ma position, je suis extrêmement en alerte sur cette affaire précisément compte tenu de mon his­toire personnelle et de mon engagement intellectuel. Dans le livre de Stéphane Zagdanski [9], il parle de mon enfance à Bordeaux pendant la guerre. Mais tous mes romans, tous mes essais, portent la trace brûlante de cette expérience. Ce qui est étrange, c’est que personne, ou presque, ne semble le remar­quer.

Que vous inspire un intellectuel comme Tariq Ramadan ?

Eh bien prenons par exemple son intervention à la télévision avec la séquence de Nicolas Sarkozy. Vous avez remarqué que Tariq Ramadan parle en duplex alors que qui vient sur le plateau ? Jean-Marie Le Pen. Étrange mise en scène. Nicolas Sarkozy (alors ministre de l’intérieur) est chargé de la sécurité et il est aussi ministre des Cultes. Et vous avez, face à lui, Jean­ Marie Le Pen qui a une survie quand même très révélatrice. Je me souviens de l’avoir vu boulevard Saint-Michel au moment de la guerre d’Algérie, où il était habillé en parachutiste et soutenait déjà ses thèses. Et puis vous avez le rusé Tariq Ramadan, dont le nom est quasiment la cerise sur le gâteau, qui vient vous expliquer ceci et cela, qui est passé chez Thierry Ardisson avec deux jeunes filles voilées qui étaient l’exemple même d’un érotisme sous-jacent. Ramadan est intelligent, bien de sa personne, et il sait admirablement user du double dis­cours. On le pousse dans ses retranchements, il dit oui, il dit non. Et enfin on lui donne la parole, ce qui est déjà très important, et on la lui donne pour des raisons qui sont assez claires, à savoir pour des raisons électorales. Son public va voter. Ramadan, c’est le style du nouveau curé. Il n’y a plus de prê­tre catholique qui soit capable de prêcher avec conviction et ferveur. Le Pape serait là, Ramadan disparaîtrait. Ramadan est donc devenu une vedette. Il lui a suffi de faire cet article où il parlait du communautarisme juif pour marquer un point. Quand Le Pen a fait ça, il y a eu un tollé général. Ce qui ne l’a pas empêché de survivre ! Et Tariq Ramadan a droit à une espèce de révérence de la part des médias. C’est très inquié­tant. Il suffit de le regarder pour comprendre que c’est un acteur qui fait sa pièce de théâtre. Mais c’est du théâtre dange­reux. Vous comprenez, on ne va pas interrompre le spectacle car c’est de l’audimat. Sarkozy-Ramadan, c’est du spectacle. Sarkozy-Le Pen aussi.

Vous avez envie de dire « bas les masques » ?

« Bas les voiles »... Non, c’est très dangereux de dire « bas les masques » parce qu’à ce moment-là vous avez la dictature qui est elle-même le masque suprême. Donc la tyrannie. Encore une fois quand on a affaire à une passion très tenace, très ancienne, très dangereuse, il faut donner l’envie de savoir. On peut donner l’envie de savoir par la force de la persuasion. En tout cas, moi j’essaie de le faire, dans ma vie privée comme dans ma vie publique. La falsification me fait peur. J’ai plutôt tendance à vouloir qu’on lise mes livres. Dans les entretiens avec Christian de Portzamparc qui viennent de paraître [10], on parle d’architecture, on parle de Cézanne, de Rimbaud, on parle de choses très sérieuses. Ce n’est pas un dialogue sur l’antisémitisme, mais il y aura peut-être moins d’antisémitisme si l’on s’intéresse à ce qu’on y dit. Ce qui m’inquiète, c’est le rétrécissement et la propagande. Dans un sens comme dans l’autre. Et bien entendu, pour des raisons fondamentales, de connaissance, je suis très alerté par la condition des Juifs à travers le temps. Ce qui ne veut pas dire que je sois en accord politique avec tel ou tel.

Dans un livre d’entretiens avec Edgar Faure [11], vous quali­fiez la littérature de « meilleur baromètre » de l’état histori­que. Pensez-vous que la littérature soit le reflet de la situation historique ?

La formule n’est pas de moi, mais de Hemingway qui dit : « Lorsque les choses vont mal, la littérature est en première ligne. » Je peux vous en donner un exemple saisissant, c’est l’autodafé fait à Berlin en 1936. À partir de là, les gens qui avaient encore des doutes auraient dû ne plus en avoir. La lit­térature est toujours en première ligne. Je suis allé témoigner au procès Houellebecq qui n’est pas encore terminé car les plaignants sont en appel. Houellebecq a peut-être dit des choses qu’il ne fallait pas mais ce n’est pas le problème. Le vrai problème, c’est le délit d’opinion. Le procès permanent qu’on fait à la littérature en général est absolument irrecevable. Dès que je vois un problème de censure, je suis en alerte. J’ai signé malgré tout le texte contre Renaud Camus [12] parce que sa litté­rature me paraît médiocre et parce que sa pensée stigmatisait des personnes en particulier. Cette affaire semble loin mais elle ne l’est pas tant que cela.

Dans un de vos articles intitulé « La France moisie », publié en 1999 dans Le Monde et qui fit scandale en son temps, vous dénonciez le retour des idées conservatrices, xénophobes et anti-progressistes. Vous disiez notamment : « La France n’a rien compris ni rien appris, son obstination résiste à toutes les leçons de l’histoire, elle est assise une fois pour toutes sur ses préjugés viscéraux. »

Vous savez, lorsque j’ai publié cet article, j’ai été attaqué à maintes reprises et j’ai été accusé de tous les maux possibles parce qu’on a tout de suite falsifié ma pensée et parce qu’on m’a condamné en disant qu’il s’agissait d’un article maurassien. Voilà donc une falsification ahurissante. Peut-être qu’en fait, avec cet article, j’ai été le premier à tirer la sonnette d’alarme.

Comment vous considérez-vous ? Comme un intellectuel ou un écrivain ?

Je suis avant tout un écrivain. Il me semble que les intellec­tuels sont moins en première ligne que les écrivains et les artis­tes. Le débat a lieu avec eux mais il faut aller un peu plus profond dans la société, dans la vie organique. Comme c’est plus facile de lire des propositions simplifiées d’un intellectuel, le débat reste malheureusement sans complexité. Prenons par exemple Claude Lanzmann. Shoah est un grand film. Ce n’est pas un grand chef-d’œuvre parce que c’est un documentaire sur la Shoah, c’est un grand chef-d’œuvre parce qu’il montre ce qu’est vraiment la Shoah mieux que n’importe quel discours bien-pen­sant. C’est un film qui joue sur les silences, les vides. Tout comme Sobibor. C’est la force esthétique qui convainc de la jus­tesse... Pourtant il est attaqué. Il y a des gens qui ne comprennent pas ce qu’il fait alors que c’est un très grand artiste. Le rôle de l’artiste, tout comme le rôle de l’écrivain, est essentiel.

Dans Femmes, vous avez cette formule : « Un écrivain est toujours juif. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il n’accepte, au fond, de parler et de se taire qu’à sa manière. » Que vouliez­ vous dire ?

Un écrivain est un expert en voix, en écoute. « Écoute Israël... »

George Steiner dit qu’« être juif, c’est avoir toujours une valise prête [13] ». Qu’en pensez-vous ?

Je refuse ce genre de phrase. C’est comme « fait comme un rat ». Les rats, la valise, je déteste ces propos parce que ce sont des clichés engendrés par l’adversaire. Il me semble qu’utili­ser ce genre de formule, c’est prendre le langage de l’adver­saire pour penser à soi. Cela me paraît extrêmement indécent. Les Juifs ne sont pas des rats, ils n’ont pas à se dire qu’ils doi­vent avoir une valise de prête...

Même si c’est vrai ?

Ce ne sont pas des clichés à employer. Les Juifs ne doivent pas se dire qu’ils sont itinérants par nature à cause d’un péché fondamental. Toute reprise de ce discours par quelqu’un d’aujourd’hui est une preuve de paresse. Il faut se décrire avec exactitude et s’aimer soi-même. L’amour est contagieux. La violence est contagieuse. Vous savez, je les comprends d’autant mieux que je me sens exilé dans mon propre pays. Je crois que dire, c’est faire. Si je répète tous les jours que j’ai peur, j’aggrave l’événement qui est en formation. Il ne faut pas rentrer dans l’engrenage de la victimisation. Il faut savoir adapter son discours aux circonstances. Mais les rats, la valise, non. Il faut trouver un autre langage car il ne faut pas se placer sur le terrain de l’adversaire. La servitude volontaire de La Boétie consiste à dire qu’il n’y aurait pas de tyran si on n’y participait pas. Le tyran s’effondrerait si on ne l’entretenait pas. Il faut être très sûr de soi.

Entretien avec Anne-Julie Bémont pour Information juive, janvier 2004.
Discours parfait, Gallimard, 2009, p. 537-552. Folio 5344, p. 590-602.


[2C’est la seconde intifada.

[3Théorie des exceptions, Gallimard,, p. 196

[4Cf. dans le dernier roman de Sollers Graal : Parole.

[5Renoir : Écrits, entretiens et lettres sur l’art (2001) de Augustin de Butler.

[6Il s’agit de L’Étoile des amants (Gallimard, septembre 2002).

[7De 2000 à 2004, a lieu ce qu’on appelle la « seconde intifada » déclenchée par la visite du chef du Likoud, Ariel Sharon, sur l’Esplanade des Mosquées (Jérusalem-est), troisième lieu saint de l’islam. A.G.

[8La citation est extraite du commentaire de Benny Lévy sur l’article de Lévinas "Etre juif" :

« "Facticité" vient du mot "fait".
Un fait ne peut pas se retourner en acte, il est fait, toujours fait. La facticité juive : j’ai beau faire, je suis fait, les jeux sont faits, les Juifs sont faits. Un Juif est fait – comme un rat – quand il essaye de fuir – sa condition juive. Le seul problème, c’est d’être rattrapé, pas trop tard, pour que le prix ne soit pas trop élevé. » (A.G.)

[9Stéphane Zagdanski, Fini de rire, Pauvert, 2003. LIRE : Sollers en spirale par Stéphane Zagdanski.

[10Christian de Portzamparc, Philippe Sollers, Voir, écrire, Calmann-Lévy, 2003 (Folio n° 4293).

[11Edgar Faure, Philippe Sollers, Au-delà du dialogue, André Balland, 1977.

[12En 2000, la publication du livre de Renaud Camus, La Campagne de France, journal 1994, souleva une violente polémique en raison des propos antisémites qu’y tenait l’auteur. Le livre fut retiré de la vente par les éditions Fayard. Cf. Philippe Sollers, Les nouveaux bien-pensants.

[13George Steiner, Un long samedi, entretiens. (A.G.)

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