4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » THEMATIQUES » Sollers et la musique » 14 juillet 1789 : Mozart & Cie
  • > Sollers et la musique
14 juillet 1789 : Mozart & Cie

D 14 juillet 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Portrait de Mozart le 17 avril 1789 à Dresde.
Zoom : cliquez l’image.
GIF

Cette année encore, je fête le 14 juillet à ma manière. Pas de prise de la Bastille (ça n’est pas à l’ordre du jour). Pas de Fête de la Fédération. Pas de Fête nationale (les Français savent-ils au juste ce qu’il fêtent ?). Pas de défilé, pas de fanfare militaire. Une pensée, bien sûr, pour Léo Ferré, ce farceur, mort il y a 29 ans, le 14 juillet 1993, en Toscane. Un petit coup d’oeil sur la dernière chronique de Yannick Haenel dans Charlie : Georges Bataille, le plus libre qui vous donne une idée de ce que vous pourrez lire dans son dernier roman, Le Trésorier-payeur. Un petit flash-back sur un essai de Guy Scarpetta, Le 14 juillet, « tel qu’il a été vécu, non par les émeutiers qui s’emparèrent de la Bastille, mais par les trois plus grands artistes de l’époque » (Sade, Goya, Mozart). Et pour commencer, encore Mozart et sa 18ème et dernière sonate composée en juillet 1789 et interprétée par Martha Argerich.


JUILLET 1789. Mozart compose sa 18ème et dernière sonate, la sonate pour piano en ré majeur, K. 576, destinée à la princesse Frederika de Prusse. La voici interprétée par Martha Argerich. Allegro. Adagio. Allegretto. 4’42//4’04//4’42//=13’48.

GIF

Sonate n°18, p. 1.
Zoom : cliquez l’image.
GIF

Et pourtant Mozart est malade ; sa femme Constance, enceinte pour la cinquième fois, « dans un état misérable ». Il n’a pas le sou (dettes de jeu ?). Il est « malheureux », « sans cesse entre l’angoisse et l’espoir ». Il écrit à un Frère franc-maçon.

Lettres à Puchberg

A Johann Michael Puchberg, à Vienne, le 12 Juillet 1789

Très cher excellent ami et très honorable FR. !

Dieu, je suis dans une situation que je ne souhaite pas à mon pire ennemi et si vous, mon meilleur ami et Frère m’abandonnez, je suis perdu, hélas, et sans rien y pouvoir, ainsi que ma pauvre femme malade et mon enfant.
Déjà, lors de ma dernière visite, je voulais épancher mon coeur, mais je n’en ai pas eu le courage ! Et ne l’aurais toujours pas, ce n’est qu’en tremblant que j’ose le faire par écrit, car je sais que vous me connaissez, que vous êtes au courant de ma situation et tout à fait convaincu de mon innocence en ce qui concerne ma malheureuse et extrêmement triste situation.
Mon Dieu ! Au lieu de vous remercier, je viens à vous avec de nouvelles prières ! Au lieu de vous rembourser, avec une nouvelle requête !
Si vous connaissez à fond mon coeur, il est certain que vous ressentez ma douleur...
Et je n’ai pas besoin de vous rappeler comme cette malheureuse maladie m’a freiné dans tous mes bénéfices.
Mais je dois vous dire que malgré ma situation misérable, je me suis tout de même décidé à donner des académies par souscription mais cela non plus ne me réussit pas.
Le destin m’est malheureusement si néfaste, mais seulement à Vienne, que je ne peux rien gagner même si je le veux. J’ai fait circule une liste pendant 15 jours et il ne se trouve que le nom de van Swieten.
Il me semble maintenant (le 13) que ma petite femme se remet, je pourrais au moins travailler à nouveau si ce nouveau coup du sort ne venait s’y ajouter. Hier soir, elle m’a à nouveau affolé et désespéré, tant elle souffrait, et moi avec elle...
Dans quelques mois, mon sort doit être également fixé dans l’affaire que vous savez ; Vous ne risquez donc rien avec moi en me prêtant 500 FL.
Si vous voulez ou vous le pouvez, je vous propose de vous rembourser 10 Fl par mois, jusqu’à conclusion de mon affaire. Ensuite, de vous rendre l’intégralité de la somme avec les intérêts que vous voudrez et de me déclarer mon débiteur tout au long de ma vie. Jamais je ne serais en mesure de vous remercier suffisamment de votre amitié.
Dieu merci, c’est fait, vous savez tout, maintenant. Ne m’en veuillez pas pour ma confiance et songez que sans votre aide, l’honneur, la paix et peut-être la vie de votre Frère et ami sont anéantis.

*

A la maison, le 14 juillet 1789

Ah Dieu ! Je n’arrive pas à me décider à expédier cette lettre. Et pourtant, cela doit être !
Si je n’avais pas été atteint par ce mal, je n’aurais pas été si impudent avec mon meilleur ami ! Et pourtant, j’espère que vous me pardonnez, puisque vous connaissez le bon et le mauvais côté de ma situation...
Adieu ! Pardonnez-moi, pour l’amour de Dieu. Pardonnez-moi seulement... et — Adieu ! ....

*

Vienne, le 17 Juillet 1789

Vous êtes sûrement fâché contre moi, puisque vous ne me donnez pas de réponse. Si je mets en regard mes requêtes, je reconnais que vous avez raison. Mais si je considère mes malheurs (dont je ne suis pas responsable) et votre amitié à mon égard, j’estime aussi mériter des excuses...
Comme je vous ai écrit dans ma dernière lettre, mon cher ami, tout ce que j’avais sur le coeur avec grande franchise, je ne pourrais que me répéter aujourd’hui...
Je vous implore, s’il vous est absolument impossible de me prêter une telle somme de me soutenir bien vite par tout ce que vous pourrez vous démunir.
Vous ne pouvez douter de ma loyauté, vous me connaissez trop bien. Vous ne pouvez douter de mes paroles, de ma conduite, car vous connaissez ma manière de vivre et mes agissements...
Si vous pouvez et voulez m’aider, je vous en remercierais comme mon sauveur même au-delà de la tombe, sinon, au nom de Dieu, je vous implore de m’accorder un recours immédiat selon votre bon vouloir, ou encore un conseil ou une consolation...
A jamais votre serviteur très obligé.

PS :
Ma femme était hier à nouveau dans un état misérable. Aujourd’hui, Dieu merci, elle va un peu mieux, après la pose de sangsues. Que je suis malheureux ! Sans cesse entre l’angoisse et l’espoir.

Note de Puchberg :

Le 17 juillet 1789, le même jour, répondu et envoyé 150 F.

Commentaire de Sollers dans Mystérieux Mozart : « Le méticuleux Puchberg note qu’il a répondu le jour même en envoyant cent cinquante florins, c’est-à-dire pas grand-chose. Ce Mozart, décidément, ne vaut pas cher. » (Folio 3845, p. 258)

*

La leçon de musique


Fragonard, La Leçon de musique, 1769.
En 1769, Mozart a treize ans.
Il compose La Finta Semplice (La Fausse Ingénue) d’après Goldoni.

Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. Zoom : cliquez l’image.
GIF

Mozart vous écrit

Vous venez de revoir, à la télévision, le célèbre film de Forman, Amadeus, et vous êtes à nouveau sous le choc de la mort dramatique du génial compositeur. A-t-il été assassiné ? Ce n’est pas exclu, l’affaire reste très obscure. Mais ce n’est pas un seul film qui peut suffire à cerner le mystère de Mozart. Il en faudrait vingt, trente, cinquante, et c’est pourquoi sa Correspondance complète est indispensable. Gloire, donc, aux Editions Flammarion de l’avoir rééditée en un seul volume (au lieu des sept précédents). Comme vous entrez dans la crise, il vous faut du sûr, du solide. Inutile de vous disperser ; le vrai roman passionnant est là.

C’est un monument extraordinaire de 1900 pages, qui permet de corriger les clichés et les idées reçues, notamment romantiques. Le père de Mozart, d’abord, Leopold. Quel type fabuleux, quelle activité inlassable comme imprésario de son fils prodige ! Ce Wolfgang est un trésor envoyé par Dieu, et on tremble pour sa santé à travers les voyages. A 9 ans, à La Haye, « il est dans un état si misérable qu’il n’a plus que la peau sur les os ». A Munich, « il n’a pu mettre un pied par terre ni remuer le moindre orteil ni les genoux, personne ne pouvait le toucher et il a passé quatre nuits sans dormir ». Va-t-il pouvoir jouer au clavier et attirer la curiosité et l’admiration unanimes ? On meurt beaucoup, en ce temps-là, la variole décime les enfants. Mais Leopold veille, s’occupe de tout, accumule des notes d’une précision étonnante. C’est un musicien, un violoniste expérimenté, et surtout un organisateur de premier ordre. Le divin « Wofgangerl » stupéfie l’Europe, il joue sans arrêt et n’en finit pas de composer. À 12 ans, il a déjà un catalogue de plusieurs pages, sonates, symphonies, trios, messes, petit opéra. Bien entendu, cette irruption d’enfance inspirée déclenche des jalousies et des cabales multiples. On accuse le père de prostituer son fils. Toute la vie de Mozart sera une guerre incessante.

Le voici en Italie, il a 14 ans, et c’est l’éblouissement. Il écrit beaucoup à Nannerl, sa sœur aînée, sa « petite sœur chérie ». Décidément, ce garçon est étrange. Voyez cette lettre de Vérone, en 1770 : « Quand on parle du diable, on en voit la queue. Je vais bien, Dieu merci, et brûle d’impatience de recevoir une réponse. Je baise la main de maman, envoie à ma sœur un baiser grassouillet, et demeure le même... mais qui ? Le même guignol, Wolfgang en Allemagne, Amadeo De Mozartini en Italie. » Ou de Rome : « Je suis en bonne santé, Dieu soit loué, et baise la main de maman comme le visage de ma sœur, le nez, la bouche, le cou, ma mauvaise plume, et le cul s’il est propre. »

On a beaucoup glosé sur les fantaisies scatologiques de Mozart avec sa « petite cousine », sa « très chère petite cousine lapine », qu’il appelle, d’une façon clairement incestueuse (elle a le même prénom, Maria-Anna, que sa mère et sa sœur), « ma très chère nièce, cousine, fille, mère, sœur, épouse ». Il faut croire que les corps de cette époque, très peu XIXe siècle, étaient moins embarrassés par la crudité organique : « Je te chie sur le nez, et ça te coule jusqu’au menton. » Mozart est fou, il écrit n’importe quoi, il s’en fout, il invente l’écriture automatique. C’est un surréaliste débridé, dont on peut augurer qu’il ne respectera rien ni personne. Musique ! Musique ! La communication suivra !

Le petit Mozart, à 6 ans, avait épaté Versailles. Le revoici à Paris, à 22 ans, mais il trouve les Français très changés, devenus grossiers, et incapables de sentir la musique. « Je suis entouré de bêtes et d’animaux. » « Donnez-moi le meilleur piano d’Europe, mais comme public un audi­toire de gens ne comprenant rien, ne voulant rien com­prendre, ou qui ne ressentent pas avec moi ce que je joue, et je perds toute joie. »

À partir de 1780, le grand Mozart commence. Voici ce qu’il dit de son opéra « Idoménée » : « J’ai la tête et les mains si pleines du troisième acte qu’il ne serait pas impossible que je me transforme moi-même en troisième acte. » Sa vie est un opéra fabuleux. Il se libère de Salzbourg et de Leopold, devient le premier musicien libre, établi à son compte. Il se marie avec Constanze Weber, « deux petits yeux noirs et une belle taille  ». Contrairement à la légende romantique, il est très heureux avec sa femme qu’il appelle « Stanzi Marini ». Et c’est le succès des Noces de Figaro, surtout à Prague : « On ne parle que de "Figaro", on ne joue, ne sonne, ne chante, ne siffle que "Figaro". » Même succès, dans la même ville avec « Don Giovanni », en 1787, l’année de la mort de Leopold (sa mère, elle, est morte à Paris, en 1778, et ses restes doivent se trouver quelque part du côté de l’église Saint-Eustache). Autre film à faire : la rencontre, à Prague, pour la première repré­sentation de « Don Giovanni  », de Da Ponte (le librettiste), Mozart et Casanova, venu en voisin de son petit château d’exil en Bohême. Ce trio d’enfer fait rêver, d’autant plus que Casanova a mis la main au fameux « Air du catalo­gue ». Aucun doute, la révolution est là.

Les Viennois ne sont pas d’accord, la bonne société le boude. Plus Mozart travaille, moins il gagne d’argent. Ici apparaît un personnage étonnant, Puchberg, frère de loge du franc-maçon Mozart. Il a de l’argent, lui, il fait commerce de soieries, rubans, mouchoirs, gants. Mozart n’arrête pas de lui demander des prêts de façon urgente. Pourquoi à ce point ? Pour régler des dettes de jeu ? C’est probable. Ces lettres sont des appels au secours. Mozart est malade, sa femme est malade, il se dit « écrasé de tourmente et de soucis ». « Je n’ai pu, de douleur, fermer l’œil de la nuit. » Le brave Puchberg envoie de l’argent, la somme empruntée par Mozart en quatre ans est astronomique. On se demande, dans ces conditions, comment il a pu composer ce chef-d’œuvre de lumière qu’est Cosi fan tutte. « Venez à 10 heures demain chez moi pour la répétition », écrit Mozart à Puchberg, il n’y aura que Haydn et vous. Autre film à faire : l’admiration réciproque et l’amitié entre Joseph Haydn et Mozart.

L’histoire du Requiem, bien sûr, dont il ne parle jamais, mais surtout La Flûte enchantée, un grand suc­cès populaire, le 30 septembre 1791 (simultanément La Clémence de Titus triomphe à Prague). Deux mois avant sa mort, Mozart va très bien, et il est impossible de ne pas être ému en le voyant manger de si bon appétit, boire un café « en fumant une merveilleuse pipe de tabac ». Il aime plus que jamais sa « trésorette », à qui il écrit : « Très chère petite femme de mon cœur ! » Tout indique qu’elle aime et comprend sa musique. Il lui écrit encore : « Dieu te bénisse, Stanzerl, coquine, petit pétard, nez pointu, charmante petite bagatelle. » Et aussi : « Je me réjouis comme un enfant de te retrouver, si les gens pouvaient voir dans mon cœur, je devrais presque avoir honte. »

« Je peux faire un opéra par an », écrivait Mozart à son père. Et ceci à propos des « cabales » : « Ma maxime est que ce qui ne m’atteint pas ne vaut pas la peine que j’en parle. Je n’y peux rien, je suis ainsi. J’ai honte au plus haut point de me défendre lorsque je suis accusé à tort, je pense toujours que la vérité finira par éclater au grand jour. »

Mozart est ce grand jour.

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 19 janvier 2012

***

Wolfgang Amadeus Mozart
Correspondance complète

La correspondance de Mozart est sans conteste la plus célèbre des correspondances de musiciens. Couvrant toute sa vie, depuis la missive de son père annonçant sa naissance à l’ultime lettre de Mozart à sa femme, elle servit d’assise aux premières biographies du compositeur. On y découvre la figure imposante du père, Leopold, très tôt conscient du remarquable talent de son fils et instigateur du grand voyage des enfants prodiges, Wolfgang et Nannerl, à travers l’Europe. On y voit s’émanciper l’adolescent génial puis l’adulte extravagant : Mozart prend d’abord la plume en de petits post-scriptum pleins d’esprit, puis conte, au fil des lettres, le quotidien et l’exceptionnel, son amour vain pour la chanteuse Aloisia Weber, la rupture avec son protecteur le prince Colloredo, son mariage avec Constanze, ses ennuis de santé ou d’argent, ses joies et ses deuils… Commentateur critique de la musique de son temps et de ses contemporains, il se plaît à donner des descriptions truculentes de son entourage. Le style vif, pétillant, le ton parfois trivial de Mozart épistolier font la saveur de cette correspondance, dont les premières éditions censurèrent nombre de passages. Cette nouvelle édition révisée et augmentée d’une préface comprend l’intégralité de la correspondance familiale ainsi qu’une chronologie complète et plusieurs index.

Grandes correspondances
Paru le 09/11/2011

***

Le quatorze juillet

AVANT-PROPOS

Le parti pris de ce livre ? Évoquer la journée du 14 juillet 1789, telle qu’elle a été vécue, non par les émeutiers qui s’emparèrent de la Bastille, mais par les trois plus grands artistes de l’époque.

***

Pourquoi cela ? Parce que nous commençons à être lassés, il faut bien l’avouer, de tout ce qui a déferlé à propos du bicentenaire de la Révolution française, et dont nous sortons à peine. Images d’Épinal, laborieuses reconstitutions scolaires, spectacles kitsch, discours creux, versions bien­ pensantes de l’événement, mythologies en tous genres, — rien ne nous aura été épargné.
Un effet de saturation. Venu, sans doute, de ce que les positions étaient connues d’avance, les rôles déjà distribués, les discours déjà écrits, — et, pour l’essentiel, sans prise directe sur notre présent. Tout cela, en bref, semblait correspondre trop bien au programme.
Or il y a aussi, dans l’Histoire, dans la vie, à chaque instant, là-bas comme ici, hier comme aujourd’hui, d’autres forces, d’autres effervescences, dérobées, souterraines, inattendues, — non prévues au programme.
Celles de l’art, de la création.

***

Il fallait faire sentir, donc, à contre-courant, qu’il y avait aussi, à la fin du XVIIIe siècle, une autre révolution, essentielle, à la fois plus trouble et plus irréfutable, et qui n’a pas fini, elle, de nous bouleverser, — une révolution, autrement dit, qui peut se vivre « au présent », — celle de la création, celle que désignent les noms de Sade, de Goya, de Mozart.
Une révolution, d’ailleurs, qui entretient avec « la » révolution qui vient d’être commémorée des rapports pour le moins ambigus, contradictoires.

***

Je voulais vérifier cette hypothèse : que l’art n’est ni le reflet ni l’anticipation des événements historiques, mais d’une certaine façon leur envers, leur négatif révélateur.
J’ai toujours pensé, en fait, que l’art et la littérature étaient susceptibles de produire un effet de vérité sur ce que les communautés s’acharnent à dénier ou à masquer, sur ce que les grands systèmes d’interprétation (philosophiques, idéologiques) ne cessent d’exclure. Qu’un artiste authentique, en somme, touche toujours, de façon brûlante, au non-dit de ce qui constitue le lien social. Et cela, même dans une période réputée « révolutionnaire », — celle où ce lien social, radicalement, convulsivement, se transforme.
Très vite, s’est imposée à moi l’idée que seul un récit, un texte de fiction, pouvait me permettre d’explorer cela de l’intérieur.

***

Donc : Sade, Goya, Mozart. Tous les trois, en l’occurrence, plus ou moins liés aux Lumières : Sade, par son athéisme affiché, exaspéré, Goya, par la relation qu’il entretenait avec les illustrados, les intellectuels espagnols « éclairés » de son époque ; Mozart, par son appartenance à la franc-maçonnerie viennoise. Mais tous les trois, aussi, et simultanément, au-delà : capables de dire ou de faire percevoir le refoulé des Lumières...
Ou encore : ils ont été, tous les trois, à des degrés divers, des victimes de l’Ancien Régime, de la subordination des artistes à un ordre féodal, arbitraire : cela ne pouvait que contrarier l’exigence de souveraineté impliquée par leur création même. Mais ils n’en manifestent pas moins un attachement à certaines valeurs de l’Ancien Régime : celles du baroque (Goya) ou du libertinage (Sade, Mozart), — celles précisément que la Révolution française, au nom de la Vertu, va très vite condamner, anéantir.
Si l’on veut : ils ne sont pas exactement contemporains de l’événement historique qui se produit ce jour-là.

***

Pourquoi cette distance ? Pourquoi peuvent-ils apparaître à ce point étrangers au mouvement qui, en cette journée du 14 juillet 1789, commence à ébranler le monde ? Il y a d’abord, bien entendu, des raisons proprement matérielles : ce jour-là, Sade est enfermé, à Charenton, dans une maison de fous, les bruits du monde extérieur ne peuvent lui parvenir que considérablement assourdis. Quant à Goya et Mozart, l’un est à Madrid, l’autre à Vienne, — les informations sur ce qui se passe à Paris ne les atteignent qu’avec un long retard, et passablement déformées.
Mais il y a, surtout, des raisons plus profondes, plus intimes, liées à leur art lui-même : « l’autre révolution » dont ils sont les acteurs (et qui implique aussi, à sa façon, un combat, une insurrection) ne saurait être directement en phase avec l’événement purement historique, ni se reconnaître dans les conceptions du monde qui y sont engagées. Le divorce, ici, est manifeste, irrémédiable, — aucun des trois ne se sent tenu d’adhérer aux valeurs ou aux idéaux de la communauté, et encore moins de les justifier.
Parce qu’ils se situent, en tant que créateurs, justement, c’est-à-dire en tant que singularités irréductibles, « non prévues au programme », sur une tout autre longueur d’onde.
C’est cette longueur d’onde que j’ai tenté, ici, de restituer.

***

La technique de base de ce récit en trois volets a été celle, classique, du roman historique : strict respect des documents disponibles, revendication des droits et des pouvoirs de l’imagination pour tout ce que ces documents laissent dans l’ombre.
Autant dire que la « vérité », ici, n’est pas exactement celle des historiens : ce qui se passe dans les têtes, dans les corps singuliers, a autant d’importance que les anecdotes attestées...
Quant à la composition d’un tel livre, elle correspond (et cela peut aussi se lire comme un hommage latent à Mozart, qui écrivait en juillet 1789 sa dernière sonate pour piano) à une transposition littéraire délibérée de la forme sonate.

G.S.

Une brève esquisse de ce texte, d’une quinzaine de feuillets, est parue dans le numéro spécial (fin 1988) de la revue Art Press consacré à la « Révolution culturelle française ».

GIF
I
GIF
14 juillet 1789 Charenton
GIF
Sade
GIF

« Il faut toujours en revenir à De Sade, c’est-à-dire
à l’homme naturel, pour expliquer le mal. »
BAUDELAIRE.

Les cris ont recommencé, de l’autre côté de la paroi. Des hurlements, comme ceux d’un animal blessé, régulièrement répétés, lancinants. Parfois, cela s’apaisait un instant, semblait se calmer, avant de reprendre de plus belle. Un fou.

Il a plaqué ses mains sur ses oreilles, pour ne plus l’entendre beugler.

Là. Il était là, enfermé. A Charenton, parmi les fous, les idiots, les épileptiques. Il ne décolérait pas. Enfermé là, comme un forcené, depuis ce matin du 4 juillet où il avait été expulsé de la Bastille, nu comme un ver, un pistolet sur la tempe. Il revoyait la scène, les cris, la brutalité, la berline aux rideaux tirés, qui l’emmenait, pas même l’occasion de voir la ville, à peine avait-il pu percevoir quelques rumeurs, quelques bruits de foule, du côté du village de Bercy, et puis, plus rien. Passé directement d’une cellule à une autre. Pas d’autre vêtement que cette robe de chambre qu’il avait pu saisir, au vol, tandis qu’on s’emparait de lui, et qui commençait à empester, depuis dix jours qu’il la revêtait. Lui, enfermé là, parmi les déments, après ce long cauchemar, toutes ces années perdues. ces années de poursuites, de fuites, d’injustices, d’emprisonnements. Tout cela, du simple fait de la Montreuil. Sa persécutrice . Son ennemie acharnée. Du simple fait de sa volonté obstinée de l’écarter, de l’enterrer vivant, de le faire oublier.

Derrière le mur, le fou continuait à crier, à s’égosiller. Insupportablement. Et personne pour le faire cesser.

Lui, Sade, enfermé là, dans ce couvent des Fols de la Charité.

Dix jours, déjà, dans cette pièce minuscule, à peine longue de plus de huit pieds, où la lumière ne parvenait, faiblement, que par une étroite lucarne, hors d’atteinte, derrière les barreaux de fer. Il a regardé autour de lui. Une paillasse, une vieille table, une chaise branlante, un broc, une cuvette, un vase de nuit. Et ces anneaux, scellés aux murailles, par où l’on passait les chaînes qui immobilisaient les fous, lorsqu’ils devenaient trop agités. Il s’est levé, il a commencé à tourner en rond. C’était à des bêtes sauvages, non à des hommes, que de telles cages auraient dû être réservées. Tout basculait, comme si l’espace qui l’enveloppait se contractait, chavirait. La faim et la soif le tenaillaient. Il a frappé du plat de la main, longuement, sur le bois de la porte verrouillée. Qu’on vienne au moins lui apporter à boire. En vain. Rien.

Le régime, ici, à Charenton, le pire qu’il ait jamais subi, de toutes ses années de détention. Un dîner à onze heures du matin, le plus souvent des œufs ou du bouilli, un souper à cinq heures du soir, de la viande rôtie, des fruits, et c’était tout. Un vague potage, parfois, délayé, nauséabond. Du pain rassis, une livre par jour. Jamais de vin. Comme si cela avait pu suffire à un homme de sa corpulence. La plupart des plats, d’une saleté indicible. Et, pire, pas la moindre promenade, pas le moindre exercice. Lui qui avait besoin de cela, plus que de nourriture, encore. Impossible de respirer l’air du dehors. Les forcenés, ici, étaient condamnés à rester enfermés. Encore devait-il s’estimer heureux que l’on n’ait pas cru bon de l’enchaîner. Rien d’autre à faire que de tourner en rond, entre ces quatre murs, en s’échauffant, en ruminant les idées les plus sombres. Quiconque entrait ici sain d’esprit ne pouvait, au bout d’un certain temps, que devenir fou pour de bon.

GIF

Francisco de Goya, Autoportrait, 1815.
Real Academia del Arte, Madrid. Photo A.G., 3 mai 2018.
ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF
GIF

1ère mise en ligne le 14 juillet 2017.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document