Entre Francis Ponge et Philippe Sollers, une correspondance qui se lit comme un feuilleton
Francis Ponge (en 1954) et Philippe Sollers (en 1986).
(Montage : Boris Lipnitzki/Roger-Viollet - Irmeli Jung/Roger-Viollet). ZOOM : cliquer sur l’image.
Par Jérôme Garcin
L’OBS. Publié le 27 juillet 2023 à 7h00
En ce temps-là, Francis Ponge, le protestant provençal, et Philippe Sollers, le catholique de l’île de Ré, râlaient beaucoup contre la maison Gallimard, où le premier avait publié « le Parti pris des choses » et où le second, alors édité par Le Seuil, allait faire paraître, à partir de 1983, ses livres, sa collection et sa revue « l’Infini ». Ils trouvaient l’institution trop sage et la « NRF », cette « vieille carne » conduite par Jean Paulhan, trop académique. N’empêche, c’est chez Gallimard que sort, aujourd’hui, la Correspondance, à la fois émouvante et excitante, entre ces deux écrivains, qui s’aiment, s’admirent, se chamaillent et s’estiment tous les deux persécutés (nous sommes, se répètent-ils, des « hommes à abattre »).
LIRE : La grande solitude de Philippe Sollers, par Yannick Haenel
Trente-sept ans séparent l’aîné, mort en 1988, de son cadet, disparu le 5 mai dernier. Lorsqu’ils se rencontrent, en 1957, Sollers signe ses premiers textes, « le Défi », suivi d’ « Une curieuse solitude », et Ponge est enthousiaste : « Vous êtes le seul auteur, lui écrira-t-il bientôt, que je puisse lire, sans avoir l’impression que je perds mon temps ; avec le sentiment, au contraire, que je gagne quelque chose à chaque pas, au moins autant que lorsque j’écris moi-même. » « Je pense à vous, lui répond Sollers, comme au seul ami que j’ai, au point où l’amitié se fait parenté. »
Ponge le matérialiste, que le jeune auteur du « Parc » tient pour un modèle littéraire (« grâce à vous, on y voit mieux ») et auquel il consacre un volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui », fait cause commune avec « Tel Quel » et parraine, de toute son autorité, la revue d’avant-garde qui nargue la « NRF ». Ils n’ont pas le même âge, mais ils ont tous deux la même volonté d’en découdre. Et de mettre le feu aux poudres. Seule la politique les oppose : Mai-68 sera le point de rupture entre le poète gaulliste et le romancier maoïste [1]. Avant d’être irréconciliables, ils furent inséparables. Et André Malraux le savait bien, que Ponge pria en 1962 d’intervenir afin que Sollers échappe au service militaire, et à qui, deux ans plus tard, Sollers demanda de l’aide pour permettre à Ponge, « un des plus grands écrivains vivants », de sortir de la presque misère où il vivait.
LIRE : Philippe Sollers dans le texte
Cette correspondance de vingt-cinq ans, qu’on lit comme un roman-feuilleton, est aussi une formidable traversée de la vie littéraire d’alors. Les revues tiennent encore le haut du pavé parisien, et souvent s’affrontent (Jean-Pierre Faye lance « Change » contre « Tel Quel ») ; le Nouveau Roman est au zénith (et Robbe-Grillet, la bête noire de Ponge, qui l’accuse d’être un copieur en chosisme) ; Gallimard et Le Seuil se disputent les écrivains ; Roland Barthes et Raymond Picard en viennent aux mains à propos de Racine ; Sollers, qui se prétend « terroriste », traite Dominique de Roux de « fasciste » ; René Char est malmené par les deux épistoliers tandis que les étudiants étrangers se pressent à l’Alliance française pour écouter Ponge leur parler de Ronsard et de Malherbe. C’était le bon temps. Le cachet de la poste en fait foi.
Correspondance 1957-1982, par Francis Ponge et Philippe Sollers, édition établie par Didier Alexandre et Pauline Flepp, Gallimard, 514 p., 32 euros.
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Les entretiens Francis Ponge/Philippe Sollers et la Correspondance
[1] LIRE : Mai 1968 dans le Temps, Francis Ponge dans Un vrai roman et surtout ces : explications. A.G.