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Le désir à travers le temps dans les dits et écrits de Philippe Sollers

D 12 mars 2020     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Avant de diagnostiquer le contre-désir de notre époque, dans son dernier livre « Désir », Sollers, dans ses autres dits et écrits, a évoqué le désir traditionnel dans ses infinies variations, dont voici un petit florilège, non exhaustif, suivi d’un chapitre, in extenso, de « La Guerre du Goût », intitulé « Le désir » :

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Dessin paru sur le le blog de Libération Terreur Graphique, le 16 juin 2016.
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Florilège

« On a l’imagination de ses désirs »

« Tout 68 a été imagination. On a l’imagination de ses désirs. Rien d’autre. »

Ph. Sollers, Propos recueillis par Pierre Canavaggio. « L’imagination au pouvoir », REVUE DES DEUX MONDES octobre-novembre 2000.

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« Il ne faut rien céder sur ses désirs »

« Tout en encourageant dans le même temps la subversion (ça l’arrangerait), le vieux Lacan n’arrêtait pas de répéter dans le même registre « Il ne faut rien céder sur ses désirs ». Quand on cède sur son désir, on perd son imagination. On rentre dans l’ordre – ce qui a été, au bout d’un mois de « chienlit », le cas des participants à cette aventure magnifique. »
(ditto)

Expression que Philippe Sollers reprend dans un entretien avec Nelly Kaprièlian (Les Inrocks), suite à la parution de « Une conversation infinie » (2019) : celle de Philippe Sollers et Josyane Savigneau :

Pourquoi êtes-vous amis  ? Philippe Sollers : Parce que nous sommes des camarades de combat. Parce qu’on déteste le mensonge social. Ça suffit. Ce n’est même pas une question d’opinion ou de positionnement politique. Quelqu’un qui a bien identifié la façon dont la société l’empêcherait d’être libre, ça se fait très tôt, j’allais dire au berceau. Alors ceux-là, ou celles-là, s’ils tiennent bon sur leur désir, deviennent automatiquement des camarades de combat.
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Philippe Sollers : « Un désir de liberté »

L’écrivain, grand admirateur du personnage libertin, souligne l’actualité de la figure de Don Juan.

LE FIGARO. - Trois « Don Juan » sont à l’affiche…

Ph. SOLLERS. - C’est révélateur d’un désir de liberté et de jouissance dans une époque extrêmement morose et lourde. On ne peut pas parler des pièces sans évoquer aussi Don Giovanni, l’opéra de Mozart.

Ce personnage n’est-il pas dépassé ?

Oh non ! S’il l’était, Molière le serait, ce qui n’est pas le cas. Dom Juan comme Le Tartuffe ou L’Avare sont des pièces qui n’ont pas pris une ride.

Nathalie Simon
le 21 janvier 2011

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« La réalité est une passion triste, le désir un réel joyeux »

C’est dans Centre, 2018, de Philippe Sollers.
La citation dans son contexte :

« Le cercle s’élargit, le centre s’approfondit, avec, comme conséquence, une commotion intense des dates. La réalité me rattrape, le désir m’emporte. La réalité est une passion triste, le désir un réel joyeux ».

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Une affaire de nez…

« Les affaires de désir ont lieu dans le nez : buée, fumée, rosée, ondes, particules, répulsions ou attractions invisibles, odeurs en creux et limaille en l’air. »

Philippe Sollers, Passion fixe, 2000.

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« La vie du désir n’a aucune raison de vieillir. »


Philippe Sollers, Passion fixe, 2000
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« Le désir de plaire »

Dans « La fabrique de l’intime – Mémoires et Journaux de femmes du XVIIIe siècle »
De Catriona SETH

Critique du livre par Philippe Sollers. La citation dans son contexte :

« Mme Benoît avait été belle, les soins de la toilette et le désir de plaire prolongés au-delà de l’âge qui assure d’y réussir, lui valaient encore quelques succès. Ses yeux les sollicitaient avec tant d’ardeur, son sein toujours découvert palpitait si vivement pour les obtenir, qu’il fallait bien accorder à la franchise du désir et à la facilité de le satisfaire, ce que les hommes accordent si aisément, dès qu’ils ne sont pas tenus à la constance. Mémoires de Madame Roland
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« le désir parfois contrevient au plaisir »

Philippe Sollers : « On arrive au plaisir sans passer par le désir si la force du simulacre est extrêmement importante. Le désir parfois contrevient au plaisir. D’où ce que Stendhal appelait le fiasco chez l’homme. » « Entretien à quatre voix (Jean d’Ormesson, Michel Onfray, André Comte-Sponville et Philippe Sollers) : le plaisir de la pensée »
Par Martine de Rabaudy, L’Express 20/07/1999.
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« À 30 ans, rechute et vif désir d’en finir… »

Dans ses Mémoires brillantes, digressives, un passage qui résume une vie d’homme, et replace cette citation dans son contexte :

« À 10 ans, au fond du jardin, je suis ébloui par le simple fait d’être là (et pas d’être moi), dans le limité-illimité de l’espace. À 20 ans, grande tentation de suicide ; il est moins deux mais la rencontre avec Dominique (Rolin) me sauve. À 30 ans, rechute et vif désir d’en finir, mais la rencontre avec Julia (Kristeva) me sauve. À 40 ans, l’abîme : ennuis de santé de mon fils, Paradis impossible, New York dramatique, années de plomb en France. À 50 ans « bats-toi », c’est tout ce que j’ai à me dire. À 60 ans, j’entrevois la synthèse, et, à 70, le large, avec un talisman venu de Nietzsche : « la chance, large et lent escalier ». »

Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires, 2007.

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« désir de mort »

Sade contre l’Être Suprême : « Peu d’esprits sont assez libres pour accepter de savoir qu’une nouvelle religion, en cours de réalisation mondiale, a été fondée en France pendant la Terreur : celle de l’Être Suprême. Son désir de mort, son mauvais goût, sa manie du spectacle, son comique involontaire, son moralisme accablant, ses pratiques masquées, son clergé somnambulique des deux sexes, ses rituels corrupteurs marchands, ses crimes mécaniques n’ont eu, jusqu’à ce jour, qu’un analyste informé et lucide : Sade.

Philippe Sollers, Sade contre l’Être Suprême, (1989).

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« le désir d’un état originaire »

Dans [« La Divine Comédie - Philippe Sollers Entretiens avec Benoît Chantre »- spip.php ?breve1320 ] (2000)
par Alice Granger

« Lire La Divine Comédie ne peut se faire que de manière très personnelle, à l’intérieur d’un combat engagé pour que la singularité en sorte indemne, et comme si personne ne l’avait vraiment lue avant soi.
En tenant compte que Philippe a tué le Templier, nous entendons bien que le malfaisant, le damné, est un passage indispensable pour entendre un désir tendu vers un état originaire. Sorte de parricide pour mesurer la puissance du désir originaire qui est à l’intérieur de Philippe, désir qui se manifeste par l’envie d’avoir les richesses du Templier. Lucifer tombe du ciel parce qu’il est trop vert, il croit qu’il suffit de s’approprier les richesses du Templier pour réaliser son désir d’un état originaire. Le voici en enfer. Pour connaître la grâce, il faut connaître la ruine. »
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« le feu du désir »

Plus loin, dans ce même texte sur « La Divine Comédie… » :

« Au haut de la montagne du purgatoire, le feu du désir est maximun. C’est le buisson ardent dans lequel Dieu parle à Moïse, dans lequel la puissance du père se fait entendre dans toute son ardeur. »
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« un désir honteux » / « un désir refoulé »

« Le lys d’or (1989) : dès le début du récit deux rêves traumatisants : un premier, rempli d’une promesse non tenue, et un deuxième, un désir honteux. […] Je suis dans la chambre avec Marie. Quelque chose de terrible est arrivé à Paul, il est sans doute tombé dans l’escalier, son petit corps recroquevillé est là, sous les draps. […] Simon Rouvray rêve à son enfant mort. On devine la culpabilité des parents face à un tel désir refoulé. De plus, « son petit corps est recroquevillé là, sous les draps », de façon, peut-être, à ce que les parents ne s’unissent plus. « C’est le grand beau temps de la mort » : ambivalence évidemment coupable à l’égard de cet insupportable souhait. »

« Du rêve dans les romans de Philippe Sollers »
par Clara Ness, erudit.org, automne 2007.

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« désir d’inceste »

« Plus intime que jamais, l’écrivain évoque sa sœur Anne, son aînée de 6 ans, morte d’un cancer. Il nous confie son désir d’inceste avec elle, il nous explique en somme ce que cela fait, pour un homme, d’avoir près de lui cette femme interdite qu’est une sœur. »

A propos de « L’Eclaircie » (2012) de Philippe Sollers, France Inter, 7 janvier 2012.

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« Le désir de transmission »

Philippe Forest, dans son Histoire de Tel Quel 1960-1982, insiste sur l’intérêt que des écrivains réputés ont eu pour le jeune Sollers dès ses débuts.

Dans la bien sinistre France des années cinquante, le désir de transmission est fort chez ces grands écrivains qui ont déjà dépassé le milieu de leur vie. Il les amène à instituer Sollers le légataire de leur art, le jeune écrivain qui, leur survivant, leur permettra de ne pas mourir tout entier ;

Philippe Forest, Histoire de Tel Quel 1960-82, Paris, Seuil, 1995, p. 29-30.

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« Une curieuse solitude, apprentissage mêlé du désir et de la langue »

par Bernard-Henri Lévy. La citation dans son contexte :

« Depuis le temps que je lis Philippe Sollers, je vois se succéder, dans son oeuvre, quatre grandes « périodes ».

Les romans de jeunesse : curieuse solitude, apprentissage mêlé du désir et de la langue, art du roman déjà conçu comme art du secret et de la coulisse.
Son époque dite avant-gardiste : longs romans non ponctués, les pages comme une lave, le monde comme un déferlement d’images et de mots inutiles, de la prosodie avant toute chose, des performances avant la lettre.

L’époque « Femmes » et son prétendu retour au récit traditionnel quand ce qui s’y joue s’apparente à la naissance, sur fond de « guerre du goût », d’une des pensées les plus construites, les plus systématiquement élaborées qui soient.

Une longue, très longue, période qui va, en gros, de « Studio » à « L’éclaircie » – normal, il fallait bien ce temps, tout ce temps, pour mener, sur ces bases, en s’adossant à la double histoire d’une métaphysique revisitée et d’une littérature réappropriée, la guerre de longue durée de l’Infini contre le Nihilisme.
Eh bien, j’ai le sentiment qu’avec le texte qu’il publie aujourd’hui, avec ce vingt-cinquième roman qui s’intitule [« Médium »-1449] et qui est l’un des plus enlevés, et des plus allègres, de ce mozartien des lettres qu’il est aussi, s’ouvre une cinquième période dont on verra bien ce qu’elle donnera mais qui s’annonce déjà comme la plus combative, la plus offensive et, au fond, la plus politique de l’auteur de« Guerres secrètes ». »

Bernard-Henri Lévy, « La révolution selon et avec Philippe Sollers », La Règle du Jeu, 8 janvier 2014

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« je suis mon désir… mon nom est désir »

Shakespeare accompagne le narrateur :

« Des Sonnets érotiques à La Nuit des Rois, en passant par Hamlet et Othello, William n’aura de cesse de brasser le désir, de le tordre, de le défigurer. « Je suis mon désir, je veux mon désir, le désir me veut, tous les désirs me veulent. J’ai la volonté de mon désir, vous serez forcés de m’aimer puisque mon nom est désir (WILL I AM). Dans la corruption générale et même si je pourris, anonyme, dans une tombe. »

Philippe Sollers, Le Nouveau, 2019.

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Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, huile sur toile.73 x 93 cm (musée du louvre).
ZOOM... : Cliquez l’image.
PLUS sur "Le Verrou" ICI


Le désir In La Guerre du Goût

Par Philippe Sollers

(soulignement : mise en gras par pileface)

La philosophie dans le boudoir, 1795

« Et vous, aimables débauchés, vous qui, depuis votre jeunesse, n’avez plus d’autres freins que vos désirs et d’autres lois que vos caprices, que le cynique Dolmancé vous serve d’exemple ; allez aussi loin que lui, si ,comme lui, vous voulez parcourir toutes les routes de fleurs que la lubricité vous prépare ; convainquez-vous à son école que ce n’est qu’en étendant la sphère de vos goûts et de ses fantaisies, que ce n’est qu’en sacrifiant tout à la volupté, que le malheureux individu connu sous le nom d’homme, et jeté malgré lui sur ce triste univers, peut réussir à semer quelques roses sur les épines de la vie. »

Le désir ? Tout le monde, désormais, se propose de m’y inciter, de m’y adapter, de me l’expliquer. Je suis harcelé quotidiennement de conseils, d’injonctions, de slogans, d’images, de bribes médicales ou chimiques, de suggestions surréalistes ou psychanalytiques reprises en publicité. Dans quelle situation suis-je ? À quoi correspond mon sexe ? Est-il normal, déviant, conformiste, audacieux, bien réglé ? Connaît-il vraiment son objet ? N’a-t-il pas l’intention, à mon insu, d’en changer ? Comment l’employer, le soutenir, l’encourager, l’acclimater, l’économiser, l’investir, le dépenser ? t.a Société du Spectacle a réponse à tout. Journaux, magazines, revues spécialisées, cinéma, télévision, radio, essais bâclés, romans vendus d’avance, c’est incessant, c’est direct, ça cogne. Le désir est une marchandise, c’est même la marchandise des marchandises, vous devez désirer ! Le désir et la science ? Soit. Nos statistiques sont là, nos laboratoires, nos sondages in vitro, versant masculin, versant féminin. Dieu, ce méchant, s’oppose-t-il au désir ? Colloque. Le désir est-il transformé par l’argent ? On ose le dire. Désir et Pouvoir ? Débat du siècle. Désirer avec Freud, sans lui, malgré lui ? Nous en parlons tous les jours. Apprenez à désirer, perfectionnez vos désirs, éclairez davantage cet obscur souci du désir, entraînez-vous au dur désir de durer, voici notre enquête, villes, villages, vacances, voyages organisés, banlieues. Lisez vite nos propos rapportés, nos synthèses philosophiques, nos confidences de stars et de spécialistes. Le désir s’analyse selon l’âge, la profession, les différences affirmées, les perspectives culinaires, l’environnement culturel. L’homme idéal rencontre la femme idéale ? Étrangement, ce couple de l’année est chaque fois formé des deux présentateurs-vedettes de la télévision du soir. Trois sportifs et deux sportives célèbres rassureront d’ailleurs le public sur le bon état dynamique des corps.

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Quelqu’un qui, aux deux questions suivantes : Qu’espérez-vous ? Que désirez-vous ? répondrait : « rien », commettrait un délit grave ou passerait pour fou. Le désir ou la dépression, il faut choisir. Désirez ! Délirez ! Voilà l’ordre. « C’est bien ainsi que se présente désormais la vulgarité de la planète spectaculaire. » (Debord.)

Le narrateur de [La Fête à Venise-spip.php ?breve1321] dit à un moment : « Pour que les esclaves modernes acceptent, et même revendiquent, leur condition, il faut les droguer d’images et de racontars en permanence... Ça ne jouit plus, ou le moins possible : trop dangereux pour l’installation irradiée. Sans cesse excité, sans fin déprimé, tel sera le spectateur du spectacle. Il, ou elle, est une reproduction. Il, ou elle, sera utilisé comme reproduction de reproduction. »

Cette automatisation anonyme et programmée du désir, lequel est, par définition, toujours désir d’autre chose (d’une autre marchandise plus convaincante, plus comblante), fait étrangement de Pavlov le penseur le plus actuel. Stimulus ? Réponse ! L’originalité, ici, sera bannie, de même que l’invention atypique, tordue, vicieuse, joueuse. Tout devant être socialisé à l’extrême, et à chaque instant, la moindre trace de distance, de réflexion, d’incrédulité, d’ironie sera sévèrement jugée. D’interdit, le sexe devient obligatoire, ce qui revient à l’empêcher bien plus efficacement qu’en l’assimilant à l’enfer. Si tout le monde touche à la sexualité, la sexualité se dissout. Si chacun est homosexuel, plus personne ne l’est. Si l’on désire à la fois la loi et la transgression, il n’y a plus ni loi, ni transgression. Si la perversion est la norme, plus de perversion. On entre dans ce que j’ai appelé une perversation généralisée (comme on dit malversation). Ce qui touche au désir devient une valeur d’échange, l’usage est immédiatement rabattu sur l’échange, le désir manifesté ici ou là est donc, tout au plus, une information. Les retardataires du désir doivent le savoir : ils campent sur des positions minées d’avance. Non, il n’y aura pas de retour à la morale, à la religion, à la famille, à l’identité, à l’ordre musclé. Ce qui n’empêche pas qu’il faut toujours les faire craindre, pour accélérer la mise en place du dispositif nouveau. Attention, fascisme ! (Pêle-mêle : le pape, les intégrismes, les nationalismes, les racismes, etc.) La vérité est, d’ailleurs, que les anciennes figures du refoulement peuvent très bien s’accommoder de la surexposition du désir-marchandise, et même encourager ce dernier en en tirant les plus grands profits. Une seule règle : montrer sans relâche à quel point le désir est élémentaire, tout-puissant, naturel, épanouissant, partagé, constant. Cette pseudo-démocratie du désir le rend bête et laid ? Eh oui, sans doute, mais c’est bien la preuve d’un problème en voie de résolution (la pornographie doit être la plus moche et la plus idiote possible, il n’est pas question qu’elle s’exerce aux frontières de la conscience de soi : le sexe n’a pas à rendre intelligent ou à renseigner sur la beauté, il vous rappelle simplement que vous êtes comme les autres). Un magazine branché publiait récemment ma définition : « S., écrivain érotomane. » Ce qui veut dire : on vous pardonne d’être écrivain parce que vous êtes érotomane (et surtout restez-le, on vous a à l’œil). Le contrôle des stéréotypies sexuelles est un impératif du marché des choses comme des corps. Ne vous a-t-on pas déjà dit, autrefois, que vous étiez des « machines désirantes » ? Eh bien, ce que la machine veut, la Technique le peut. Non seulement pour vous, mais pour tous, et dans tous les sens.

Il est donc logique que l’inadmissible soit, de plus en plus, l’expression strictement individuelle du désir. Pour qui vous prenez-vous pour affirmer une singularité dans cette grande unanimité ? Vous êtes bien dans la classe des ceci, des cela ? Vous êtes bien un homme ? Ou une femme ? Ou un peu des deux ? Nous avons les réponses à vos questions, d’ailleurs inutiles. Soyez ce que vous voudrez mais pas vous. L’anesthésie du désir est prévue par son simulacre de satisfaction (les sondages ne sauraient porter sur les variations de jouissance, cela demanderait une élaboration verbale, et c’est l’aphasie qui est recherchée). Là encore, les attardés du vieux monde auront tort de parler de « décadence » (mollesse, désordre, ignorance, affaissement des valeurs). La décadence est depuis longtemps passée, nous vivons au contraire la construction énergique, inlassable, percutante, d’une nouvelle Tyrannie d’ensemble. Son but, qu’il ne faut pas une oreille bien fine pour entendre, est de populariser le désir de mort. Que reste-t-il à vouloir, pour un être humain convaincu de n’être qu’une reproduction de reproduction, sinon s’effacer ? Pour lui en donner le goût et la détermination, il conviendra de le maintenir en état constant d’énervement et de frustration. Comme le drogué, on lui révélera son désir pour le transformer en besoin, le tout finissant dans la plus banale des disparitions acceptées comme un soulagement nécessaire. Il y aura donc les Maîtres et les Esclaves, et c’est sans doute la raison pour laquelle on n’a jamais tant parlé de démocratie. D’un côté, la maîtrise des reproductions artificielles ; de l’autre, les numéros artificiellement reproduits. Cette nouvelle donne - qui fait déjà les beaux jours de la biologie - est particulièrement sensible dans le trafic d’art, comme dans l’organisation générale de l’analphabétisme et de l’amnésie historique. Quelqu’un qui ne sait pas lire (ou qui en a été dégoûté) ne peut plus, c’est l’évidence, atteindre son propre désir. Voyant toujours la même scène à la télévision ou au cinéma (dans un feuilleton américain, par exemple, il est rare qu’un baiser ne soit pas immédiatement suivi d’une discussion financière ou d’un coup de revolver), il aura l’impression que désir signifie punition ou dette. En effet, rien de gratuit. Le bien social par excellence sera d’ailleurs, au moment opportun, représenté par l’enfant qui ne peut pas ne pas découler de toute cette intrigue. Argent-Mort-Enfant : telle est la plaisante trinité d’acier de la religion tyrannique. On peut s’amuser, si l’on veut, en remarquant que cela fait AME. Argent, Mort, Enfant. Et, de nouveau : Argent, Mort, Enfant. Le sexe dans ce scénario ? Simple hameçon, voyons.

Supposons que j’apporte à un éditeur d’aujourd’hui le manuscrit d’À la recherche du temps perdu. Il y discernera d’abord, confusément, une pathologie du désir asocial, donc suspect. Outre qu’un tel livre n’est pas susceptible d’atteindre d’emblée une place de choix dans la liste des best-sellers (ce qui, après tout, est la seule façon de prouver son existence), sa volonté manifeste de s’arrêter sur des détails insignifiants, des événements infimes, des comportements obliques et codés lui donnera une désagréable impression d’anomalie. Les désirs de la narration, inutilement compliqués, s’attachant à des gestes, des parfums, des couleurs, des intonations, lui sembleront, à juste titre, l’expression d’un esprit réfractaire au choc pathétique ou publicitaire. Il est possible que le livre finisse par être publié, mais sans conséquences (ou alors, miracle : il a le Goncourt, tout le monde l’achète et personne ne le lit). Vous me dites que les œuvres de Sade sont en « Pléiade » et que, par conséquent, chacun peut y découvrir, quand il veut, les fondements vertigineux du désir  ? Mais du temps que Sade était le Diable, on pouvait encore en parler avec cent amateurs. Aujourd’hui, deux, au grand maximum. Voilà ce qu’on peut appeler le devenir mort de la lettre. La lettre morte est le degré zéro du désir.

Eh oui, le désir humain est du langage, encore du langage, toujours du langage. Sans conversation, équivoques, phrases à double entente, variétés de registre et de vocabulaire, mélange trouble des significations, contrariétés, simulations, allusions, pas de désir, simple fonctionnement. On ne trouvera pas trace de désir (pas plus que de Dieu, d’ailleurs) dans le sous-sol ou le fond des mers, dans les galaxies ou les protons, dans la physique, la chimie, la paléontologie, la gynécologie, la statistique, la sociologie. En revanche, les bibliothèques en sont pleines, les musées en regorgent, la musique ne s’en lasse pas. Et c’est précisément pour cela qu’il est question de confisquer la lecture, la perception distincte, le sens de cette grande Archive. On ne brûle pas les livres, les tableaux, les disques, les partitions ? Non, on les met entre parenthèses, et le blanc se passe directement dans les cerveaux. Tout est disponible, presque rien n’est accessible. Le désir, c’est du langage chargé, potentiel, qui reçoit, ou non, sa réponse. La coïncidence de fantasmes conscients entre deux personnes est aussi improbable, aussi hasardeuse, que l’apparition ou la disparition, il y a des millions d’années, d’une espèce animale à la surface du globe. Le désir est une tentative de littérature (les mots y sont essentiels). Même mal écrite, instinctive, pauvrement obscène, elle vise à s’étendre, à se ramifier, à se complexifier, c’est-à-dire à vaincre l’inhibition comme la censure. On lutte contre son désir parce qu’on ne sait pas le dire. On lui en veut ou on le hait parce qu’il vous met en défaut de formulation. On va même jusqu’à s’en venger parce qu’il ironise sur la lourdeur de celui ou de celle qui l’éprouve. Montre-moi comment tu parles, je te dirai comment tu désires. Si tu ne trouves personne à qui parler (actes compris) le divan t’attend (c’est toujours mieux que le suicide ou la dépression brutale, tellement à la mode). Le désir est un projet de contre-société permanent. Ils sont peut-être en cours d’organisation, les nouveaux acteurs de ce terrible blasphème : rien pour la Société, tout pour nous. Ils passeront entre eux des contrats bizarres. Ils auront leurs signes de reconnaissance, leurs discrétions, leurs fausses indiscrétions. Des romans les décrivent peut-être déjà, qui échappent, comme par magie, à la police du Spectacle. Ils sont plus proches de la logique impeccable de l’amour courtois que des clichés indéfiniment ressassés de !’AME. Ils se désirent parce qu’ils se parlent tout en se touchant, dans une langue incompréhensible ou qui ferait dresser les cheveux sur la tête des fonctionnaires de l’illusion. Ils ne sont pas achetables, pas récupérables. De telles sociétés de plaisir ont, paraît-il, existé au dix-huitième siècle : l’Empire les pourchassa sans trêve, on n’a sur elles que peu de renseignements. Il semble qu’en ce temps-là les femmes n’hésitaient pas à exister pour elles-mêmes, avant de devenir la population privilégiée de la grande manipulation économique de masse. L’une de ces sociétés mystérieusement antisociales s’appelait : Société du Moment. C’est la grâce que je me souhaite.

Philippe Sollers
La Guerre du Goût, 1994 pp. 235-242 (Folio)

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2 Messages

  • Thelonious | 21 mars 2020 - 15:40 1

    Histoire d’O de Dominique Aury est-il le meilleur livre érotique féminin ?
    J’en propose un autre écrit à la même époque au titre sans ambiguïté, Pas dans le cul aujourd’hui de Jana Cerna fille de la Milena de Kafka. Il s’agit d’une lettre qu’elle adresse à son amant Egon Bondy, une lettre incandescente pleine de d’amour, de sexe, de pensée, de désir. Elle l’aime, elle l’admire et lui dit ceci : « Le manque de confiance en soi et l’autodénigrement sont des péchés mortels, oui, vraiment et littéralement mortels, des péchés qui font mourir ».
    Sollers ouvre son dernier roman magnifiquement : « La confiance est la clé. Sans elle, rien ne serait possible, le geste que je tente n’aurait pas lieu, mon bras se perdrait loin de moi, je ne trouverais pas les mots que je cherche. Heureusement, les voici ».
    Voilà tout se tient.


  • Viktor Kirtov | 19 mars 2020 - 16:06 2

    Une autre citation :

    « Encore. Encore est le nom du désir. Il ne faut pas céder sur l’élan d’Encore. »
    Philippe Sollers, Désir, 2020