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Nouvelles réflexions, par Giorgio Agamben

D 27 avril 2020     C 1 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

Sur le conseil d’« experts », le gouvernement italien a fait le choix du confinement général de la population, mesure exceptionnelle justifiée (comme en France) par le risque d’une saturation des hôpitaux et le souci de limiter les victimes du coronavirus. L’absence de consensus médical sur un tel choix pose question si l’on en imagine les conséquences politiques. Assiste-t-on à une forme de gouvernement par la science, délaissant les considérations éthiques et les valeurs démocratiques ? Où nous mènent les modélisations abstraites des biostatisticiens, transformées en dogmes (« Flatten de curve », « Stay at home ») à appliquer plus selon la foi que selon la raison ?

Nouvelles réflexions

Entretien publié aujourd’hui sur un journal italien

Sommes-nous en train de vivre, avec cette réclusion forcée, un nouveau totalitarisme ?

De toute part on entend aujourd’hui formuler l’hypothèse que, en réalité, nous sommes en train de vivre la fin d’un monde, celui des démocraties bourgeoises, fondées sur les droits, les parlements et la séparation des pouvoirs, cédant la place à un nouveau despotisme, qui, quant à l’omniprésence des contrôles et l’arrêt de toute activité politique, sera pire que les totalitarismes que nous avons connus jusqu’à présent. Les politologues américains l’appellent Security State, c’est-à-dire un État dans lequel, pour « raisons de sécurité » (dans le cas présent de « santé publique », terme qui fait penser aux tristement célèbres « comités de salut public » durant la Terreur), l’on peut imposer n’importe quelles limites aux libertés individuelles. En Italie, du reste, nous sommes habitués depuis longtemps à une législation par décrets d’urgence de la part d’un pouvoir exécutif, qui, de cette façon, se substitue au pouvoir législatif et abolit de fait le principe de séparation des pouvoirs sur lequel se fonde la démocratie. Et le contrôle qui vient s’exercer au moyen de caméras de vidéosurveillance et maintenant, comme il a été proposé, avec les téléphones portables, excède de très loin toute forme de contrôle exercée sous des régimes totalitaires comme le fascisme et le nazisme.

À propos des données, en plus de celles qui seront récoltées au moyen des portables, une réflexion devrait être faite aussi sur celles qui sont diffusées dans les nombreuses conférences de presse, souvent incomplètes et mal interprétées.

C’est un point important parce qu’il touche la racine du phénomène. Qui a quelque connaissance en épistémologie ne peut pas ne pas être surpris du fait que les médias, tout au long de ces derniers mois, ont diffusé des chiffres sans aucun critère de scientificité, non seulement sans les mettre en rapport avec la mortalité annuelle durant la même période mais aussi sans préciser la cause du décès. Moi, je ne suis ni virologue ni médecin, mais je m’en tiens à citer des sources officielles fiables. 21 mille morts par Covid-19, le chiffre semble et est certainement impressionnant. Mais s’il est mis en rapport avec les données statistiques annuelles, les choses, comme de juste, prennent un aspect différent. Le président de l’Istat, Docteur Gian Carlo Blangiardo a communiqué il y a quelques semaines les chiffres de mortalité de l’année passée : 647 000 morts (donc 1772 décès par jour). Si nous analysons les causes dans les détails, nous voyons que les derniers chiffres disponibles relatifs à 2017 enregistrent 230 000 morts de maladies cardiovasculaires, 180 000 morts de tumeurs, au moins 53 000 morts de maladies respiratoires. Mais un point est particulièrement important et il nous regarde de près.

Lequel ?

Je cite les mots du Docteur Blangiardo : “Au mois de mars 2019, les décès de maladies respiratoires s’élèvent à 15 189 et l’année précédente à 16 220. Incidemment, on constate un total plus élevé que le nombre correspondant de décès par Covid (12 352) déclarés au mois de mars 2020”. Mais si cela est vrai et nous n’avons pas de raison d’en douter, sans vouloir minimiser l’importance de l’épidémie, il faut pourtant se demander si celle-ci peut justifier des mesures de limitation de la liberté qui n’avaient jamais été prises dans l’histoire de notre pays, pas même durant les deux guerres mondiales. Naît le doute légitime qu’en répandant la panique et en isolant les gens dans leurs maisons, l’on a voulu se décharger sur la population des gravissimes responsabilités des gouvernements qui avaient d’abord démantelé le service sanitaire national et ensuite, en Lombardie, commis une série d’erreurs non moins graves dans la façon d’affronter l’épidémie. »

Même les scientifiques, en réalité, n’ont pas offert un beau spectacle. Il semble qu’ils n’aient pas été en mesure de fournir les réponses que l’on attendait d’eux. Qu’en pensez-vous ?

Il est toujours dangereux de confier aux médecins et aux scientifiques des décisions qui sont, en dernière analyse, éthiques et politiques. Vous voyez, les scientifiques, à tort ou à raison, suivent en toute bonne foi leurs raisons, qui s’identifient avec l’intérêt de la science et au nom desquelles – l’Histoire le démontre amplement – ils sont disposés à sacrifier tout scrupule d’ordre moral. Je n’ai pas besoin de rappeler que sous le nazisme des scientifiques fort estimés ont guidé la politique eugéniste et n’ont pas hésité à profiter des camps pour mener des expérimentations mortelles qu’ils retenaient utiles pour le progrès de la science et pour le soin des soldats allemands. Dans le cas présent le spectacle est particulièrement déconcertant, parce qu’en réalité, même si les médias le cachent, il n’y a pas de consensus entre les scientifiques, et quelques-uns des plus illustres d’entre eux, comme Didier Raoult, peut-être le plus grand virologue français, ont des opinions diverses sur l’importance de l’épidémie et sur l’efficacité des mesures d’isolement, que le professeur a défini dans un entretien comme une superstition médiévale. J’ai écrit ailleurs que la science est devenue la religion de notre temps. L’analogie avec la religion est à prendre à la lettre : les théologiens déclaraient ne pas pouvoir définir avec clarté ce qu’est Dieu, mais en son nom ils dictaient aux hommes des règles de conduite et ils n’hésitaient pas à brûler les hérétiques ; les virologues admettent ne pas savoir exactement ce qu’est un virus, mais en son nom ils prétendent décider comment doivent vivre les êtres humains.

On nous dit – comme cela est arrivé souvent par le passé – que rien ne sera plus comme avant et que notre vie doit changer. Qu’arrivera-t-il selon vous ?

J’ai déjà essayé de décrire la forme de despotisme que nous devons attendre et contre laquelle nous devons inlassablement nous tenir en garde. Mais si, pour une fois, nous laissons le champ de l’actualité et nous essayons de considérer les choses du point de vue du destin de l’espèce humaine sur la Terre, me viennent à l’esprit les considérations d’un grand scientifique hollandais, Ludwig Bolk. Selon Bolk, l’espèce humaine est caractérisée par une inhibition progressive des principes vitaux naturels d’adaptation au milieu, qui viennent à être remplacés par une croissance hypertrophiée des dispositifs technologiques pour adapter le milieu à l’humain. Quand ce processus dépasse une certaine limite, il atteint un point où il devient contreproductif et se transforme en autodestruction de l’espèce. Des phénomènes comme celui que nous sommes en train de vivre me semblent montrer que ce point a été atteint et que la médecine qui devait soigner nos maux risque de produire un mal encore plus grand. C’est aussi contre ce risque que nous devons lutter par tous les moyens.

Traduction (Florence Balique), à partir de l’article publié sur le site Quodlibet, le 22 avril 2020

Paru dans lundimatin#240, le 27 avril 2020