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Pascal Boulanger, Mourir / ne me suffit pas

D 5 janvier 2017     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

Par Guillaume Basquin

Beaucoup d’esperluettes (&) dans le dernier recueil de poèmes de Pascal Boulanger, dont le titre s’affiche en distique. L’esperluette, c’est ce qui fait nœud, tresse, torsade du « e » et du « t », comme dans cette trame : « Titubant ça & là » (Visage du barbare, p. 60). C’est une union mystique, comme celle du croyant dans l’eucharistie, un nœud métaphysique, comme celui de la trinité catholique, un entrelacs, comme dans « le glouton entouré de clochards & de prostitués » (L’évangile a passé !, p. 59). Dans les manuels de typographie, on dit que le symbole & est devenu l’apanage du « et commercial » au 20e siècle. La prose romanesque l’a complètement laissé tomber, l’abandonnant à l’usage commercial des « marques » (comme Procter & Gamble) et de la publicité (longtemps, il resta le logo de &francetelecom). Il est temps, plus que temps, que la poésie se la réapproprie, cette esperluette, qu’elle se souvienne que Ronsard l’utilisait déjà, en 1555, dans ses Hymnes, telles que Wechel les imprima à Paris : « Qu’eftu qui fait les vers, & leurs faints artizans… » L’esperluette accélère l’écriture, la ponctuation la ralentit ; J.B. Palatino, dans son Livre d’écriture (Rome, 1545), écrivait : « On trace [l’esperluette] d’un seul trait de plume. » C’est comme le plan-séquence en cinématographe : le & fait le lien, comme dans ce titre de Pasolini, Uccellacci & uccellini (je sais, on écrit toujours ce titre avec un « e » entre les deux épithètes, mais c’est une grave erreur ! Désormais, pour montrer le lien indéfectible entre ce film, la pensée de saint François d’Assise & les oiseaux (petits & gros), on utilisera l’esperluette dans l’écriture de son titre ; cela rappellera la corde à nœuds qui ceignait la tunique du saint, comme l’indique Thomas de Celano dans sa Vie du bienheureux François : « François délace ses chaussures, ne garde qu’une tunique et remplace sa ceinture par une corde »). Lisez ça : « les lacets ne sont plus noués / dans la niche au chien » (Les cheveux déployés, p. 24). Dans ce rapprochement, l’image authentique de la vie des saints, libres d’attaches matérielles, apparaît. Maintenant, établissons les liens entre ce recueil de Boulanger & le Sermon aux oiseaux de saint François d’Assise. Dans Madone (p. 21), Boulanger écrit : « Qu’y puis-je si chiffres & chiffons / […] dégradent le sermon aux oiseaux ? » Quand ce n’est pas « Cendrillon qui en appelle aux oiseaux sous le ciel  » ! (Cendrillon, p. 25.) Qu’on se remémore enfin l’adresse du saint aux petits volatiles : « De toutes les créatures de Dieu, c’est vous qui avez la meilleur grâce. » Et pourquoi donc ? Eh bien, c’est très simple : des plumes pour se vêtir, des ailes pour voler, gîte et couvert sans se fatiguer… What else ? L’absence de liens, et c’est l’Enfer ! « & nos bouches poisseuses fardées / par des nuées de plumes / ne s’embrassent plus » (Seigneur, nous voici, p. 62). Ces oiseaux reviennent une dernière fois dans le poème Les douze pierres (p. 63), « Ils jouent la tunique aux dés / près de la croix que chevauchent les oiseaux du ciel », avant de s’envoler tout à fait.

De grandes catastrophes se sont produites, se produisent encore : « L’ours en peluche semblable à l’ange gardien / a été oublié sur un banc / & l’enfant ne sait plus comment / trouver les forces de l’amour / ni sur qui appuyer ses mains égratignées » (L’attente, p. 69). Ou bien : « Déluge d’images depuis les satellites / les idoles de la mort / jambes & cous enchaînés / entrent dans l’âge écranique » (Descente, p. 70). Et surtout « je ne voyais plus autour de moi / que la présence de la mort / la mort en habit / la mort sans habit » (Naufrage, p. 23). Comment remonter de cet Enfer très contemporain où «  le mal progresse » et les « hommes finissent / dans la routine bornée de la mort  » (Défaite, p. 18) ? Écrire, écrire encore et encore pour ouvrir les yeux. Il faut s’en mettre plein la vue pour que les oreilles s’ouvrent, « flux sonore dans ma rétine » (L’inachevé, p. 38). L’œil écoute. Et, non, le silence n’est pas d’or (le vieux proverbe s’est trompé), il «  vide les barrages », il assèche tout, l’eau vitale, par rupture du lien/des liens. « La parole n’est donnée / que pour entendre ce qui est tu » (Les cheveux déployés). C’est alors que « les vases se brisent  » (allusion biblique s’il en est), et qu’ « est le jardin » (Jardin, p. 20). Le mouvement de l’écriture (qui est le seul vrai roman) produit alors des miracles : « & c’est un jardin sur terre qui se construit / les enfants s’étonnent des milles canaux / qui animent leurs mouvements / & de la pierre d’aimant qui fait tourner le monde » (Mouvement, p. 71). Au début était le Verbe. Il faut que ça tourne ! D’ailleurs, le langage est fait pour ça (même s’il est très peu utilisé pour cette qualité).

Mourir / ne me suffit pas est un livre construit à rebours de la mort. Il tient tout entier entre la « fin des terres » (« J’ai besoin d’une lumière grise / loin des chiens qui aboient / pour m’habituer à la mort », Finistère, premier poème du recueil), soit la mort de la connaissance, la fin de l’Histoire, et la lumière, la lueur, si faible soit-elle, d’une bougie (« La flamme d’une bougie / balaie les dernières traces / du monde », La bougie) du dernier poème. Entre ces deux extrémités se joue le jeu du monde de Boulanger : au beau milieu de ses poèmes/poètes préférés, qui remontent par discrètes allusions : Bible, Dante, Rimbaud, Claudel, Pleynet, et même Héraclite, le seul « païen » de cette constellation, dans un poème titré L’incestuel : « L’aiôn reviendra jouer avec la parole / autrefois levée haut / quand sortira de l’arche avec effroi avec joie / l’anonyme enfant. » Deux hypothèses de travail : 1/ L’exergue, emprunté à Pierre Reverdy, annonce la couleur : « Je n’ai pas assez de place pour mourir. » À mort la mort ! 2/ Page 41 se tient peut-être la lettre cachée du volume, dans une « simple » citation de Jean Follain, nommée « Trame » : « La même lettre de plomb sert pour imprimer l’infâme décret mortel et la prière au ciel chrétien […] » Boulanger a choisi son camp, celui, rimbaldien, où « après longtemps nous peuplerons / d’enfants du désert notre royaume désert » (Demain, p. 43). Laissez venir à moi les petits poèmes de Boulanger, assentiments à la vie ! J’ai soif. Malheur à ceux qui recèlent des déserts et élèvent des « murs aveugles » : c’est alors que « la mer des joncs ne s’ouvre plus », que « plus aucun fleuve souterrain n’apparaît à la lumière » (Les murs, p. 28).

Et soudain, page 65, un poème m’est dédié, Bestiaire des villes, qu’il s’appelle : « Fougueux furieux ils jaillissent des bauges / les soies dressées les prunelles en feu / dévastant, en avant & en crachant, / les rues et les jardins & les terres emblavées […] » Ces créatures horribles méritent l’Enfer dantesque ; d’ailleurs, ne regardant « jamais le ciel », « leurs pieds tordus ressemblent à des pigaches ».
On le sait, Boulanger a prononcé autrefois une conférence sur « Pleynet & Rimbaud » ; maintenant, il écrit directement du Rimbaud, c’est mieux ! Lisez ça : « Un cœur […] / marche dans la boue marche dans l’or / avec le gel de la nuit / dans la chaleur jaune des fauves. » (La bouche pourrie, p. 42.)
Elle est retrouvée ! Quoi ? La rosée du temps. Ce sont les « noces » de Pascal Boulanger allées (célébrées) avec les « vitraux du ciel » (Rosée, p. 26).

Recours au poème.

Editions de Corlevour
Extrait de la préface de Jean-Pierre Lemaire :
« "Vertigineuse abréviation", peut-on lire dans l’un des poèmes du présent recueil ("L’inachevé"). C’est l’impression que laisse un livre qui compte pourtant près d’une centaine de poèmes, comme si une existence entière, et même le temps depuis les origines, y défilaient en accéléré. Chaque poème est stable, bien situé sur la page, mais les visions se succèdent au rythme d’une par vers, ou presque, et la lecture nous entraîne dans un voyage vertical où tout un pays, toute une époque sont parcourus avec des bottes de sept lieues. »

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