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Claude Lévi-Strauss : Les Nambikwara

D 1er mars 2009     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

CLAUDE LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques  [1]

Claude Lévi-Strauss (1908-2008), anthropologue et ethnologue. Agrégé de philosophie, docteur ès lettres, il part en 1935 à l ?université de Sao Paulo et dirige plusieurs expéditions ethnologiques au Brésil. Il a publié Tristes Tropiques en 1955.

Les Nambikwara (Brésil central)

« ?L ?attitude nambikwara envers les choses de l’amour peut se résumer dans leur formule : tamindige mondage, traduite littéralement, sinon élégamment : « Faire l’amour, c’est bon. » J ?ai déjà noté l’atmosphère érotique qui imprègne la vie quotidienne. Les affaires amoureuses retiennent au plus haut point l’intérêt et la curiosité indigènes ; on est avide de conversations sur ces sujets, et les remarques échangées au campement sont remplies d’allusions et de sous-entendus. Les rapports sexuels ont habituellement lieu la nuit, parfois près des feux du campement ; plus souvent, les partenaires s’éloignent à une centaine de mètres dans la br’ousse avoisinante. Ce départ est tout de suite remarqué, et porte l’assistance à la jubilation ; on échange des commentaires, on lance des plaisanteries, et même les jeunes enfants partagent une excitation dont ils connaissent fort bien la cause. Parfois un petit groupe d’hommes, de jeunes femmes et d’enfants se lancent à la poursuite du couple et guettent à travers les branchages les détails de l’action, chuchotant entre eux et étouffant leurs rires. Les protagonistes n’apprécient nullement ce manège dont il vaut mieux, cependant, qu’ils prennent leur parti, comme aussi supporter les taquineries et les moqueries qui salueront le retour au campement. Il arrive qu’un ’deuxième couple suive l’exemple du premier et recherche l’isolement de la brousse.

Pourtant, ces occasions sont rares, et les prohibitions qui les limitent n’expliquent cet état de choses que partiellement. Le véritable responsable semble être plutôt le tempérament indigène. Au cours des jeux amoureux auxquels les couples se livrent si volontiers et si publiquement, et qui sont souvent audacieux, je n’ai jamais noté un début d’érection. Le plaisir recherché paraît moins d’ordre physique que ludique et sentimental. C’est peut-être pour cette raison que les Nambikwara ont abandonné l’étui pénien dont l’usage est presque universel chez les populations du Brésil central. En effet, il est probable que cet accessoire a pour fonction, sinon de prévenir l’érection, au moins de mettre en évidence les dispositions paisibles du porteur. Des peuples qui vivent complètement nus n’ignorent pas ce que nous nommons pudeur : ils en reportent la limite. Chez les Indiens du Brésil comme en certaines régions de la Mélanésie, celle-ci paraît placée, non pas entre deux degrés d’exposition du corps, mais plutôt entre la tranquillité et l’agitation.

Toutefois, ces nuances pouvaient entraîner des malentendus entre les Indiens et nous, dont nous n’étions responsables ni les uns ni les autres. Ainsi, il était difficile de demeurer indifférent au spectacle offert par une ou deux jolies filles, vautrées dans le sable, nues comme des vers et se tortillant de même à mes pieds en ricanant. Quand j’allais à la rivière pour me baigner, j’étais souvent embarrassé par l’assaut que me donnaient une demi-douzaine de personnes - jeunes ou vieilles - uniquement préoccupées de m’arracher mon savon, dont elles raffolaient. Ces libertés s’étendaient à toutes les circonstances de la vie quotidienne ; il n’était pas rare que je dusse m’accommoder d’un hamac rougi par une indigène venue y faire la sieste après s’être peinte d’urucu ; et quand je travaillais assis par terre au milieu d’un cercle d’informateurs, je sentais parfois une main tirant un pan de ma chemise : c’était une femme qui trouvait plus simple de s’y moucher au lieu d’aller ramasser la petite branche pliée en deux à la façon d’une pince, qui sert normalement à cet usage.

Pour bien comprendre l’attitude des deux sexes l’un envers l’autre, il est indispensable d’avoir présent à l’esprit le caractère fondamental du couple chez les Nambikwara ; c’est l’unité économique et psychologique par excellence. Parmi ces bandes nomades, qui se font et défont sans cesse, le couple apparaît comme la réalité stable (au moins théoriquement) ; c’est lui seul. aussi, qui permet d’assurer la subsistance de ses membres. Les Nambikwara vivent sous une double économie : de chasseurs et jardiniers d’une part, de collecteurs et ramasseurs de l’autre. La première est assurée par l’homme, la seconde par la femme. Tandis que le groupe masculin part pour une journée entière à la chasse, armé d’arcs et de flèches, ou travaillant dans les jardins pendant la saison des pluies, les femmes, munies du bâton à fouir, errent avec les enfants à travers la savane, et ramassent, arrachent, assomment, capturent, saisissent tout ce qui, sur leur route, peut servir à l’alimentation : graines, fruits, baies, racines, tubercules, petits animaux de toutes sortes. A la fin de la journée, le couple se reconstitue autour du feu. Quand le manioc est mûr et tant qu’il en reste, l’homme rapporte un fardeau de racines que la femme râpe et presse pour en faire des galettes, et si la chasse a été fructueuse, on cuit rapidement les morceaux de gibier en les ensevelissant sous la cendre brûlante du feu familial. Mais pendant sept mois de l’année, le manioc est rare ; quant à la chasse, elle est soumise à la chance, dans ces sables stériles où un maigre gibier ne quitte guère l’ombre et les pâturages des sources, éloignées les unes des autres par des espaces considérables de brousse semi-désertique, Aussi, c’est à la collecte féminine que la famille devra de subsister.

Souvent j’ai partagé ces dînettes de poupée diaboliques qui, pendant la moitié de l’année, sont, pour les Nambikwara, le seul espoir de ne pas mourir de faim. Quand l’homme, silencieux et fatigué, rentre au campement et jette à ses côtés un arc et des flèches qui sont restés inutilisés, on extrait de la hotte de la femme un attendrissant assemblage : quelques fruits orangés du palmier buriti ; deux grosses mygales venimeuses, de minuscules ?ufs de lézard et quelques-uns de ces animaux ; une chauve-souris, des petites noix de palmier bacaiuva ou uaguassu, une poignée de sauterelles. Les fruits à pulpe sont écrasés avec les mains dans une calebasse remplie d’eau, les noix brisées à coups de pierre, les animaux et larves enfouis pêle-mêle dans la cendre ; et l’on dévore gaiement ce repas, qui ne suffirait pas à calmer la faim d’un blanc, mais qui, ici, nourrit une famille.

Les Nambikwara n’ont qu’un mot pour dire joli et jeune, et un autre pour dire laid et vieux.


[1Terres humaines, poche p. 335-341