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Gérard Guest : Ce que savait Heidegger (3) (suivi de : A propos des différentes versions de la Lettre sur l’humanisme) (06-06-09)

D 8 juin 2009     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

Treizième séance, 6 juin 2009 en ligne sur paroles des jours

1/ Récapitulation : les trois questions de Jean Beaufret dans la Lettre sur l’humanisme (10’ 24)

2/ Le malentendu avec Sartre (9’ 30)

3/ L’élément de la pensée (17’ 50)
[avec une incidente sur les différentes versions de la Lettre sur l’humanisme >>]

4/ Une ambiguïté de traduction (3’ 11)

5/ Penser comme engagement de l’Être (3’ 26)

6/ La conception technique de la pensée (9’ 36)

7/ La question de l’humanisme (5’ 23)

8/ Le sens de l’élément (8’ 20)

9/ Das Vermögen (6’ 02)

10/ L’aître du penser et la pensée de l’Être (12’ 54)

11/ Contresens sur mögen comme "désirer" (5’ 10)

12/ L’offrande de l’Être (17’ 48)

13/ L’élément favorable à la pensée (8’ 25)

14/ "L’Être en tant que chérir..." (4’ 59)

15/ La force tranquille du possible (6’ 25)

16/ Pensée, philosophie et poésie (12’ 19)

17/ "L’Être comme liberté devenue" (4’ 25)

18/ La métaphysique réveillée par la pensée (8’ 35)

19/ Dépassement de l’humanisme (11’ 36)

20/ Justice immanente de l’Être (13’ 49)

(Vous pouvez toujours consulter le sommaire de toutes les séances, et accéder à chacune d’entre elles en cliquant sur sa date en mauve :
le sommaire)

*


A propos des différentes versions de la Lettre sur l’humanisme

Gérard Guest a eu la courtoisie d’apporter quelques éclaircissements aux questions que je me posais et décidais de lui poser le 8 mai — par l’intermédiaire de Stéphane Zagdanski — sur les différentes versions de la Lettre sur l’humanisme  :

1. Questions à Gérard Guest à propos de la Lettre sur l’ ?humanisme.

On connaît l’énigme de La Lettre volée d’Edgar Poe (The purloined Letter) ; on sait que le terme purloined est susceptible de plusieurs traductions : volée, détournée, dérobée, retournée, prolongée, etc. Comme le rappelle Henri Justin dans Avec Poe jusqu’au bout de la prose dans un chapitre qu’il intitule La Lettre dérobée, « Jacques Lacan brodera brillamment sur le sémantisme de Purloined ».
Il y a peut-être une énigme plus grande encore de la Lettre sur l ?humanisme...

Relisant les « conversations » avec Jean Beaufret (1976-1981) qui se trouvent dans le livre de Frédéric de Towarnicki, « A la rencontre de Heidegger » (Arcades-Gallimard, 1993), je tombe sur ce passage (p. 249) que je reproduis ici en soulignant tous les termes qui méritent un questionnement (le mien en tout cas) :

« [F. de Towarnicki] : — Vous avez souligné en 1956 que la Lettre sur l’humanisme que Heidegger vous a adressée en 1947 à votre grande surprise, et dans laquelle il explique son "tournant" philosophique, fut le premier écrit qu’il publia "au terme d’un silence d’écrivain qui durait depuis dix-huit ans et que chacun était libre d’interpréter à sa guise". Le texte de Heidegger est une mise au point qui éclaire ce qui différencie son questionnement de l’existentialisme en général et aussi des positions de Sartre exprimées dans son livre L’existentialisme est un humanisme, différence que vous avez vous-même souvent expliquée. Est-il vrai qu’il y avait plusieurs versions de cette Lettre et que l’une d’elles a même été perdue ? Vous évoquiez à ce sujet l’existence de nombreuses variantes dans les cours et les écrits de Heidegger.

[J. Beaufret] : — Il existe trois versions de la Lettre sur lhumanisme. La première, le garçon qui l’avait traduite en français l’avait oubliée dans un taxi, et elle a été perdue. A Fribourg, j’en ai trouvé une copie, un peu différente ; il devait y en avoir plusieurs. J’ai donc retrouvé la Lettre sur l’humanisme. Mais jai prêté cette version à Roger Munier à lépoque où il faisait son édition bilingue pour Aubier, et elle ne m’a jamais été rendue.
En somme, il y a trois versions : le premier texte dactylographié que j’ai reçu, le texte qui a paru aux éditions Franke à Berne, accompagné du texte sur La doctrine platonicienne de la vérité, version dont Heidegger disait lui-même qu’il l’avait modifiée en certains endroits. Troisièmement, l’édition Klosterman, qu’a suivie la traduction de Roger Munier et qui est encore légèrement différente de l’édition Franke.
Il devrait être très intéressant de comparer les trois états.
Mais il en manque un, le premier, dont la moitié a été traduite et publiée dans la revue Fontaine. On a la traduction française de cette première moitié, mais le texte, où le retrouver ? Je n’en sais rien. Heidegger en avait-il un exemplaire ? C’est possible. Il faut alors admettre qu’il doit se trouver parmi les papiers qui sont dans les archives...
Peut-être ces trois versions seront-elles publiées dans l’Edition intégrale qui, m’a-t-on dit, va sortir trois livres par an. Heidegger m’avait envoyé l’annonce de cette publication il y a deux ou trois ans, et devant l’indication que les livres seraient publiés à la cadence de trois volumes par an environ, il avait mis simplement à l’encre rouge des points d’exclamation. Il jugeait cela hautement improbable. »

En sait-on plus aujourd’hui, c’est-à-dire trente ans après que Jean Beaufret a tenu ces propos qui ouvrent un abîme quant à l’interprétation de la Lettre sur l’humanisme (du texte, de sa circulation, de sa dissémination, de sa publication, de sa traduction) ?

Avec toute mon admiration pour votre patient travail d’investigation.

Albert Gauvin, le 8 mai 2009.

*

2. Voici les précisions de Gérard Guest (à partir de la 6ème minute de cette 3ème séquence) :

« [...] l’édition Aubier. J’avais choisi cette référence et je m’y tiens encore sinon il faudrait citer toutes les références dans toutes les différentes éditions.
J’ai eu une question dans mon courrier sur les différentes éditions de la Lettre sur l’humanisme, alors je ne veux pas entrer sur ce terrain parce que c’est difficile, et aussi sur la question de savoir où est le manuscrit original de la Lettre sur l’humanisme — une histoire rocambolesque. Bon. La lettre m’interrogeait sur cette question et souhaitait que nous en parlions. On pourrait faire ça mais je voudrais rester au plus près de mon cap.
Disons qu’il y a eu une première lettre adressée à Jean Beaufret lui-même en 1946 — à l’automne 1946 —, que cette lettre, dans son manuscrit original adressé à Jean Beaufret, a été perdue dans des circonstances dont je n’ai entendu parler que par ouïe-dire mais par des élèves de Jean Beaufret qui le connaissaient bien. Il semble que cette lettre ait été perdue dans un taxi parisien, certains disent par quelqu’un à qui Jean Beaufret l’avait prêtée. Je crois savoir que c’est Jean Beaufret lui-même... qui était assez grand pour oublier lui-même dans un taxi parisien le manuscrit de la lettre, et je sais, je crois le savoir de bonne source, voilà les hasards de l’histoire.
Je ne sais pas si Heidegger a su l’égarement de sa lettre. Je crois qu’il aurait fait des remarques sur la légèreté des parisiens [rires], l’agitation de la vie moderne... Peut-être avait-il une autre conception de la dignité des textes et des manuscrits d’auteur, mais, bon, laissons ça de côté pour aujourd’hui.
Donc il y a eu une lettre qui a été publiée sous cette forme [Gérard Guest montre le fascicule], chez Franke, à Berne, en Suisse, avec La Doctrine de Platon sur la Vérité, suivie de la Lettre sur l’humanisme, avec un texte un peu différent, un peu modifié par Heidegger. Ensuite, il y a eu le Klosterman, Über den "Humanismus" [1], publié en édition séparée, et puis, ensuite, il y a eu les Wegmarken, c’est-à-dire un ouvrage où étaient réunis un certain nombre d’essais dont il y a eu plusieurs éditions et dont la composition était elle-même variée, ce qui fait que les paginations sont différentes dans toutes les éditions, donc c’est un dédale...
Voilà. Donc j’ai préféré, en France, choisir cett édition historiale qui a été liée à la réception française de Heidegger, à savoir la traduction de Roger Munier, chez Aubier bilingue, avec le texte allemand et une belle traduction française.
Il y avait eu auparavant, je le dis ici à cause de cette lettre qui m’a été adressée, il y avait eu auparavant dans une revue qui s’appelait Fontaine — n° 63 de la revue Fontaine —, en novembre 1947, un premier fragment de la Lettre traduit par Joseph Roman — p. 787 et suivantes — une traduction assez raboteuse de pionnier, avec beaucoup de mots allemands pas traduits — notamment le mot Nicht et le mot Nichts n’étaient pas traduits. Il y avait le Nicht ou le Nichts un petit peu partout, donc une traduction très difficile à lire et Roger Munier, dans la Lettre sur l’humanisme telle qu’il l’a traduite en édition bilingue, rend ce service d’éclaircir, de rendre la pensée de Heidegger vraiment lisible avec des insuffisances dues à l’insuffisance de la langue française dans l’état où elle était pour recevoir la pensée d’un penseur original, ce qui est le fait de toute langue de traduction [...] »

*

3. Mon commentaire.

Entre le témoignage de Jean Beaufret (transcrit par F. de Towarnicki) et celui de Gérard Guest, on notera à nouveau des différences (La Lettre sur l’humanisme — "manuscrite", "dactylographiée" ? de 1946 ou de 1947 ? — a-t-elle été perdue par Jean Beaufret lui-même ou par un tiers ? Nouvelles questions qui renforcent le côté "rocambolesque" de l’histoire.)
La question — de la signification — des modifications apportées par Heidegger lui-même d’une version à l’autre reste par ailleurs à lire et à interpréter. Question anecdotique voire "pointilliste" ? Pas plus, peut-être, que les remarques de Heidegger sur les états successifs d’un poème de Hölderlin ou celles de Sollers commentant tel vers modifié par Rimbaud [2].
Question "difficile" en tout cas comme le souligne Gérard Guest.
A suivre...

A.G., le 8 juin 2009.

*

[1Titre exact de la Lettre à Jean Beaufret. A.G.

[2note : " L’Éternité./C’est la mer allée avec le soleil " qui devient " C’est la mer mêlée au soleil " dans Les Illuminations.