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Céline et l’abjection devant l’art

L’antisémitisme de « Céline le dégueulasse » dans « Pouvoirs de l’horreur » de Julia Kristeva.

D 5 décembre 2009     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Céline à Meudon en 1955

« — Bon !... Les trois points ! me les a-t-on assez reprochés ! qu’on m’en a bavé de mes trois points !... Ah, ses trois points !... Ah, ses trois points !... Il sait pas finir ses phrases !... Toutes les cuteries imaginables ! toutes, Colonel ! [...]
— Mes trois points sont indispensables !... indispensables, bordel Dieu !... je le répète : indispensables à mon métro ! me comprenez-vous Colonel ?
— Pourquoi ?
— Pour poser mes rails émotifs ! [...] »
Céline, Entretien avec le Professeur Y.

Les trois points... Que n’aura-t-on écrit sur ces fameux trois points ! Les trois points de Céline... « imaginez-vous la musique sans points de suspension Colonel ? »
Question de rythme, de musique, donc.
Les trois points que Sollers remet à l’ordre du jour avec Femmes.

Céline ? Attention ! Au milieu du roman, Flora, une bouillonnante anarchiste espagnole, trouve que « Femmes », « le titre est mauvais » — " oui, franchement mauvais. Trop général. Traînant partout. » [1]
Mais le narrateur n’est pas dupe : « En réalité, ce n’est pas du titre qu’il est question. [...] La vérité, c’est que je ne devrais pas écrire de roman. Je ne devrais surtout pas écrire  ce roman. »
Pourquoi ? Flora reprend : « Tu veux que je te dise ce que dit Robert ?
— Je t’en prie.
— Eh bien, que tu es en train de traiter les femmes comme Céline les juifs...
— Mais d’où sort-il ça ?
— Il l’a entendu dire par quelqu’un qui en a lu des passages. Tu es devenu d’extrême-droite, c’est sûr.
Mais enfin ! Personne n’a rien lu ! [...] »
(je souligne)


Le narrateur poursuit et en profite pour s’expliquer sur « Céline » : les trois points : oui (et le point d’exclamation donc !), la musique : oui ! L’antisémitisme : non ! Au contraire !
« Tout dépend du contenu, non ? » (Femmes, folio, p. 311. Je souligne.)

« Céline ! Après Weinniger... Bien sûr... Tous les monstres !... Et me voilà en massacreur de l’humanité... Proposant le génocide des femmes... Qui serait le seul vrai, entre parenthèses... Le gynocide ! À la source ! Au coeur du triangle obscur ! C’est affreux... Je suis perdu... Démasqué... Jugé... Dix fois fusillé, pendu... Interdit... Saisi... Escamoté... Découpé en mille morceaux... Désintégré... Expédié dans l’oubli roussi... Je pense à Mea Culpa [2]... Tous les ennuis de Céline, en 1936, sont venus de là... C’est son pire pamphlet, le plus lucide... « L’envie tient la planète en rage, en tétanos, en surfusion... Tout créateur au premier mot se trouve à présent écrasé de haines, concassé, vaporisé. » Retour d’URSS... C’est-à-dire de l’avenir... Blasphème... Après, il a foncé directement dans l’antisémitisme, idiotie superficielle... Oubliant le mal en soi... Voulant trouver une cause... Isolant les juifs, comme s’ils étaient pour quelque chose dans l’origine de la mécanique animée ! Il se met à défendre la santé, l’authenticité, la femme ! Contresens gigantesque ! Erreur de diagnostic ! Médecin de banlieue ! Génial périphérique ! À l’envers ! Au contraire, au contraire... S’il n’y avait pas les juifs et leur acharnement à désigner le point de fuite universel, la pente et la fente, on ne saura rien de l’imposture a priori ! De la perpétuation par illusion ! De la chute elle-même ! Moi qui vit avec une bible sous mon oreiller ! Qui suis à fond pour l’affaire Pierre et Paul, succursale de la banque Moïse... Elle-même filiale du coup de force Abraham... Rattrapant Adam... Produit par Dieu en personne ! [...] »

Philippe Sollers, Femmes, 1983, p. 312-313.

*

Sollers a lu Céline très tôt. Il le rappelle dans son dernier recueil — Céline — qui regroupe la plupart des articles qu’il a écrit sur l’écrivain depuis 1963. Mais Sollers, éditeur, a aussi publié plusieurs livres décisifs sur Céline dans les collections qu’il a dirigées, au Seuil ou chez Gallimard.

Citons dans la collection Tel Quel :
Pouvoirs de l’horreur de Julia Kristeva (mai 1980 [3]).
Céline de Philippe Muray (septembre 1981).
et dans la collection L’Infini :
Céline seul de Stéphane Zagdanski (1993) [4].

Dans cet article : Julia Kristeva parle de « Pouvoirs de l’horreur ». Céline y est exemplaire : un exemple mais certes pas parmi d’autres.

*


Pouvoirs de l’horreur

Pourquoi l’abjection ?
Pourquoi y a-t-il ce « quelque chose » qui n’est ni sujet ni objet, mais qui, sans cesse, revient, révulse, repousse, fascine ? Pourquoi de l’abject ?
Ce n’est pas la névrose. On l’entrevoit dans la phobie, la psychose. Il s’agit d’une explosion que Freud a touchée mais peut-être aussi évitée, et que la psychanalyse, si elle veut aller plus loin que sa simple répétition, devrait être de plus en plus pressée d’entendre.
Car l’histoire et la société nous l’imposent. Dans l’horreur. Les rites, les religions, l’art ne feraient-ils rien d’autre que de conjurer l’abjection ?
Le sacré n’est pas seulement tabou du meurtre du père mais interdit de l’inceste : rites de souillure. La Loi biblique implique une impureté radicale dans l’alimentation. Le péché chrétien intériorise l’abomination et tente de la résorber dans le Verbe. Tout ordre symbolique est hanté par cette procédure de séparation. Procédure dont le monde dans lequel nous vivons déchaîne la crise.

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Picasso, La femme qui pleure (1937)
peinture sur pavé

D’où l’étrange révélation de la littérature : Dostoïevski, Lautréamont, Proust, Artaud et, de façon sans doute hypersymptômatique, Céline.
Le voici maintenant cet habitant des frontières, sans identité, sans désir ni lieu propres, errant, égaré, douleur et rire mélangés, rôdeur écoeuré dans un monde immonde.
C’est le sujet de l’abjection. J.K.

Table
Approches de l’abjection
De quoi avoir peur
De la saleté à la souillure
Sémiotique de l’abomination biblique
Qui tollis peccata mundi
Céline, ni comédien ni martyr
Douleur/horreur
Ces Femelles qui nous gâchent l’infini
« Juivre ou mourir »
Au commencement et sans fin...
Pouvoirs de l’horreur

*


Agora - Pouvoirs de l’horreur, de Julia Kristeva

Les Nuits de France Culture, 2 décembre 2014, 30’.

*


« On est puceau de l’Horreur comme on est puceau de la Volupté. »

Céline, Voyage au bout de la nuit.

En mai 1980, dans un entretien avec Jacques Henric et Guy Scarpetta (art press n° 37), Julia Kristeva expliquait la démarche qui l’avait amenée à écrire son livre.

L’art devant l’abjection

par Julia Kristeva

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C’est un titre qui m’est venu au cours d’un travail sur Céline. Initialement ce devait être un texte consacré à l’expérience biographique, politique et littéraire de Céline. Lors de la rédaction de ce livre, à partir de cours que j’avais donnés dans diverses universités, j’ai eu l’impression que l’expérience et l’écriture céliniennes défiaient toute prise. Peut-être ce qui rendait difficile cette approche c’était que Céline avait à tout moment à faire avec l’abjection. D’une part l’abjection est un des thèmes favoris, sur le plan individuel (maladie, désagrégation progressive du corps humain, déchéance morale...) comme sur le plan social (décomposition des ensembles sociaux, familles, communautés, les deux guerres mondiales...) ; d’autre part, lui-même, vers la fin de sa vie, a été considéré, et s’est voulu une incarnation de l’abjection. Le début du livre est donc une approche phénoménologique de l’abjection. J’ai ensuite tenté de préciser cette notion en ayant recours à mon expérience analytique et notamment à deux structures, celle de la phobie et celle des « états-limites » (bordelines) proches de la psychose.
La partie la plus centrale du livre, elle, est constituée de la réponse à une seconde question que je me suis posée à la suite de ces écoutes analytiques : si toutes les religions et toutes les expériences culturelles ont été pensées comme des purifications et comme relevant de la catégorie, élaborée en Grèce, de la catharsis, de quoi se purifie-t-on ? Eh bien, de l’abjection, c’est-à-dire de cet état d’incertitude entre le sujet et l’objet qui apparaît à la conscience comme de l’abject, état d’incertitude sur l’identité du même et de l’autre. Ainsi, on peut penser que les types de religions qui ont accompagné l’histoire de l’humanité sont des configurations différentes de ce codage de l’abject. J’analyse trois variantes de ce traitement de l’abject : le polythéisme, l’Ancien Testament, le christianisme.
D’abord, les sociétés à prédominance matrilinéaire. On constate que le sale y est érigé en souillé, qu’une fonction sacrée lui est attribuée et que c’est à partir de ces rites de purification et de séparation que se constitue l’ensemble social en tant que soumis à une réglementation. Pour qu’il y ait un corps et un code social, il faut qu’il y ait une exclusion. D’un point de vue logique, structuraliste ou fonctionnaliste, on comprend parfaitement ce phénomène. Mais on peut aller plus loin et se demander quelle est la valeur sémantique ou subjective de ce qui est exclu. On s’aperçoit que le souillé est lié aux éléments excrémentiels, au cadavre, ou au sang menstruel, et que ces éléments convergent vers l’autorité maternelle (on pense au rôle décisif de la mère dans la procréation, mais aussi à sa fonction déterminante dans le réglage de la maîtrise sphinctérielle chez l’enfant). L’exclu c’est donc le féminin en tant que lié à l’autorité d’une mère fantasmatique détentrice d’un pouvoir dont il s’agit de se séparer pour instaurer un autre interdit, L’interdit symbolique coextensif aux systèmes patrilinéaires et à leurs religions. Ce que les mouvements féministes ne comprennent pas, c’est que la séparation du maternel n’a pas pour origine une quelconque haine des femmes, elle répond en fait à une nécessité logique de l’être parlant ; ce qui a pu se développer plus tard comme persécution des femmes a son amorce dans le fait que tout être humain pour qu’il devienne être parlant et acquière un pouvoir de sublimation, doit se séparer du maternel.
Sur ce point, l’apport de l’Ancien Testament est radical. Cette logique de la séparation est beaucoup plus nette, plus explicite. Qu’on relise le Lévitique, tous ces chapitres consacrés aux abominations, aux interdits visant la nourriture et notamment la nourriture qui peut avoir quelque chose de commun avec le meurtre. Ces interdits sont consécutifs au premier d’entre eux : « Tu ne tueras pas. » La logique des exclusions dans l’Ancien Testament, plus rigoureuse que dans les autres religions, est dépendante d’une place Une : celle de la parole de Dieu. Une seule instance édicte les règles. Néanmoins on trouve dans le texte lévitique la révélation que c’est bien encore le lieu maternel qui est visé (les souillures de l’accouchée, la circoncision comme indiquant une séparation d’avec elle).

Le péché

Le christianisme, à son tour, accomplit deux ou trois choses essentielles. On peut parler d’une véritable révolution symbolique faite par Marc et Matthieu, entre autres, lorsqu’ils proclament qu’est souillé non pas ce qui entre dans la bouche de l’homme mais ce qui en sort. Il y a un déplacement de l’abjection de l’extérieur vers l’intérieur, ce qui atténue considérablement l’engrenage victimaire persécutoire commandé nécessairement par la logique d’une abjection située à l’extérieur de l’être parlant. Dans le christianisme, il ne s’agit pu seulement d’une intériorisation mais d’une spiritualisation de l’abjection. Celle-ci suppose une prise en charge du pur et de l’impur par la parole et la conscience individuelle. La question du libre-arbitre, de la grâce trouve là son point de départ. Par ailleurs, la souillure biblique se confond désormais avec la faute adamique, et donne une catégorie nouvelle plus subjective : le péché.
Comment le péché est-il lié à la pratique des arts telle que le christianisme va en permettre le développement ? De deux manières. D’abord, si c’est le dedans qui est impur, c’est en parlant, par la confession, que la souillure peut être, non éliminée, car elle est considérée comme fondamentale, mais indéfiniment relevée. Nous entrons ici dans l’infinie rémission des péchés liée, donc, à un acte d’énonciation, comme Duns Scot va le poser dès le XIVe siècle. D’autre part, comme Hegel l’avait déjà souligné, et Nietzsche de manière encore plus percutante, le christianisme est une contradiction permanente et, en tant que tel, il est une souillure, dit Nietzsche, de l’humanité mais une « souillure immortelle ». Le péché, à cause de cette contradiction, est le lieu où la souillure peut se renverser non seulement en rémission mais aussi en débordement sublime ! Le christianisme ne sépare pas, il abréagit dialectiquement et du fait du pacte énonciatif avec Dieu, c’est-à-dire avec l’instance du sens maintenue, le maximum de péché se renverse en maximum de beauté. Il faut ajouter que ce mouvement d’intériorisation de la souillure avait été amorcé par les prophètes, dans l’Ancien Testament. Mais le traitement judaïque de l’abjection a permis de révéler la vérité crue de l’être de l’abjection pris à son niveau sexuel et social, au niveau de la reproduction et de son intégration dans la communauté. Le christianisme, lui, s’épargne peut-être la crudité de cette révélation d’abjection intraitable ; de ce point de vue l’accès à la vérité judaïque lui est obturée. Par contre il se permet des déplacements et des élaborations sublimatoires nouvelles. Autrement dit, l’abjection, il la traite non sur le mode de la vérité mais sur celui de la jouissance.
Les mystiques se sont placés précisément en ce lieu de renversement de l’abjection en code sacré ou social : en ce sens, ils révèlent le ressort des religions, ils en découvrent le refoulé.

Goya, Asmodée (1820-1823)
(un détail du tableau est reproduit dans le numéro d’art press en marge de l’interview)
ZOOM : cliquer sur l’image

La littérature moderne

Si tout ce que je dis est vrai, et si les protections qui nous permettaient de vivre les états de fragilité dont je parlais au début (phobies ou psychoses, c’est-à-dire des limites entre sujet et objet, moment d’incandescence d’une subjectivité impossible, intenable), à savoir les religions, ne tiennent pas le coup, la question est de savoir dès lors comment on peut symboliser ces états limites. II y a deux réponses. Celle, privée, de l’analyse, qui est une descente aux enfers : elle conduit à une vision crue de l’abjection et à une possibilité de s’en sortir indéfiniment par le moyen de la sublimation que propose le transfert. La seconde est une élaboration plus ou moins communautaire de cet état de fragilité, à ciel ouvert et sans transcendance.
Parmi les discours existants il me semble que c’est l’art, particulièrement la littérature, qui parle à et de ces états limites. Toute l’expérience de la littérature moderne confirme abondamment cela. L’Histoire de l’infamie de Borges, les Démons de Dostoïevski, Artaud, l’immense cathédrale proustienne, Joyce, avec Ulysse et notamment le monologue de Molly, Kafka et ses métamorphoses, Bataille bien sûr, on pourrait citer Sartre aussi...


CÉLINE

Kristeva, Céline et l’abjection (1’)


Pour démarrer l’écoute, cliquez sur la flèche verte

Mais j’ai choisi pour parler de l’abjection en littérature un auteur apparemment d’accès plus facile parce que son langage semble populaire et que ses thèmes sont liés à l’histoire moderne : Céline.
Il y a chez Céline ce thème omniprésent du corps souffrant, du corps toujours prêt à basculer dans le cadavre, dans la pourriture et dans le déchet. Il y a aussi, ce qui m’a intéressée, sa façon de traiter le féminin, le maternel. On sait quel dédoublement de la figure féminine il opère : d’un côté la face d’idéalisation courtoise — la danseuse —, et de l’autre côté, la paranoïaque, la prostituée plus ou moins dévalorisée, mais toujours susceptible de pouvoir et qui fait que le carnaval des femmes chez Céline n’est pas loin de l’apocalypse. Il y a enfin les thèmes antisémites : ce qui frappe, c’est que le juif est traité comme un autre qui pourrait être le même, comme une identité limite, une sorte de frère ennemi, de frère enviable, avec tous les soubassements homosexuels qui peuvent se greffer sur cette figure incertaine, avec lesquelles les identifications et les projections sont courantes. J’ai eu par ailleurs l’impression que Céline était en rivalité avec la logique séparatrice du texte biblique. Autant la Bible a voulu et a pu trancher de manière radicale avec l’abject, autant Céline qui a voulu faire de même est attiré par cet abject, comme s’il s’agissait, en conservant le tranchant biblique de bien exploser le refoulé : une sorte de « passage à l’acte »...

Sans dieu ni maître

Je pense qu’il y a une cohérence dans l’attitude célinienne tout au long de son travail, cohérence qu’on peut définir de manière abrupte comme étant de l’ordre de l’anarchie, du ras-le-bol, de la volonté de s’exclure, d’être marginal, de ne plus supporter ce poids des codes, du social, du langage, des morales. Ça se sent aussi bien dans ses thèmes, dans son style que dans ses positions politiques qui sont finalement des positions de défi. Même son adhésion au fascisme, à Doriot, son antisémitisme, sont ambivalents. Une proposition est avancée, on trouve toujours quelques lignes plus loin son contraire. Les nazis ne s’y étaient pas trompés qui considéraient Céline comme un intellectuel collaborateur pas très fiable. La position politique de Céline apparaît en somme comme l’épiphénomène d’un ébranlement plus fondamental aux prises avec le bord innommable d’une identité défaite, donc sans désir ni amour, apeurée et affolée. Sans Dieu ni maître, le style est son maigre moyen non pas de sauvetage (qui reste le mirage d’une idéologie volontariste) mais de mise à jour, de déplacement, et de relève. Une façon de ne pas mourir, maître ou victime de l’abjection, c’est de la signifier. Perversion ? Jouissance ? Sans doute. Mais aussi : vérité sans résignation...

On peut maintenant, laissant de côté Céline, et en dehors de nos fantasmes personnels, se demander quelle est la signification plus générale de cette problématique de l’abjection que je viens d’évoquer ? J’en verrai deux, l’une est en rapport avec l’évolution actuelle du mouvement psychanalytique, l’autre avec ce que j’appellerai la crise du verbe. Crise de la religion bien sûr, mais crise de l’autorité aussi, crise de l’institution culturelle.
Pour ce qui est des événements de dissolution, résolution, voire absolution des différentes « écoles », ils prouvent tout simplement que la crise analytique n’est pas locale, qu’on ne peut pas la circonscrire à ce qui se passe autour de Lacan ; elle est générale et concerne le mouvement analytique dans son ensemble. Il n’y aura pas de sortie idéologique de cette crise. Le mouvement lacanien était une tentative de faire de la psychanalyse une conception du monde, une Weltanschaung, ce qui était peut-être nécessaire en France à cause du retard de la psychanalyse, mais cela aujourd’hui est clos.

L’inceste

Je pense, par contre, que l’intervention freudienne est la plus attentive au phénomène religieux et aux crises de la subjectivité. J’ai fait ce livre, Pouvoirs de l’horreur, en pensant beaucoup à Moïse et le Monothéisme, et en m’intéressant en particulier à ce qui est resté en suspens dans Totem et Tabou, à savoir le problème de l’inceste : l’inceste en tant que non pas interdit et producteur de mythes (cf. Lévi-Strauss), mais que mise en cause radicale de l’identité. Cet aspect-là n’a pas été radiographié et c’est un peu l’ambition du livre que je viens de faire, en quoi il constituerait éventuellement une sorte de pendant à Moïse et le Monothéisme pour aller au fond de l’analyse du phénomène religieux. Par ailleurs et surtout, l’intervention freudienne dans sa pertinence clinique est d’une actualité brûlante à condition de bien préciser son champ et de ne pas en faire une idéologie donnant des clés pour tous les mystères. A condition aussi d’approprier ce champ aux phénomènes contemporains de désir ou d’effondrement de désir qui n’étaient évidemment pas visibles à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci. C’est un travail à la fois modeste et très ambitieux qui reste à faire.
Pour ce qui est de la « crise du verbe », ce que révèlent des expériences comme celle de Céline, c’est que l’envers de nos codes sociaux, de nos accalmies, culturelles ou institutionnelles, est cet étalement de la non-identité et de l’horreur qui s’ils ne trouvent pas à se dire, peuvent faire irruption sous la forme d’une horreur socialiste, totalitaire. Or c’est précisément ce que des élaborations comme celles de Céline, mettant cette horreur au jour en mots et en musique, peuvent, non pas faire éviter, mais — en nous mettant dedans — tenir en notre mémoire lucide et éveillée.
Infiniment proches et pourtant toujours un peu distants, par un rire apocalyptique, de nos cauchemars, de l’horreur, de cette abjection qui nous habite.

Propos recueillis par Jacques Henric et Guy Scarpetta, art press n° 37, mai 1980,
repris dans Tel Quel n° 86, novembre 1980.

Une analyse du livre sur e-litterature.net.

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Dans cet extrait, Julia Kristeva analyse le fonctionnement du fantasme antisémite dans le Céline des pamphlets [5].

« Juivre ou mourir »


« Enthousiasme c’est beaucoup délirer — Hélas ! Freud certes a beaucoup déliré — mais notre délire à présent semble être uniquement de fanatismes politiques — c’est encore plus ridicule — Je le sais. J’y ai été pris. »

Céline, Lettre à Hindus, le 5-8-1947, L’Herne.


Les balancements logiques : un anarchisme

Contradictoires sans doute, emportés, « délirants » si l’on veut, les pamphlets de Céline (Mea culpa, 1936 ; Bagatelles pour un massacre, 1937 ; l’École des cadavres, 1938 ; les Beaux Draps, 1941 [6]), malgré la stéréotypie des thèmes, prolongent la beauté sauvage de son style. Les isoler de l’ensemble de son texte est une protection ou une revendication de gauche ou de droite, idéologique en tout cas, pas un geste analytique ou littéraire.

Les pamphlets donnent le substrat fantasmatique sur lequel se bâtit, par ailleurs et ailleurs, l’oeuvre romanesque. C’est ainsi que, très « honnêtement », celui qui signe et ses romans et ses pamphlets du prénom de sa grand-mère, Céline, retrouve le nom de son père, son état civil, Louis Destouches, pour assumer la paternité toute existentielle, biographique, des pamphlets. Du côté de mon identité, « je » n’ai de vérité à dire que mon délire : mon désir paroxystique sous son aspect social. Du côté de cet autre qui écrit, et qui n’est pas mon moi familial, « je » dépasse, « je » déplace, « je » ne suis plus, car le bout de la nuit est sans sujet, rigodon, musique et féerie... Destouches et Céline : biographie et thanatographie, délire et écriture — la distinction existe sans doute, mais jamais complète, et comme Janus qui évite le piège d’une identité impossible, les textes, romans ou pamphlets, exposent, eux aussi, deux faces.
Ainsi, Céline peut tout à la fois attaquer l’écroulement des idéaux et la réduction du peuple aux bas besoins en même temps qu’il célèbre ceux qui encouragent une telle situation, Hitler en tête. Il écrit par exemple dans les Beaux Draps :

Le peuple il a pas d’idéal, il a que des besoins. C’est quoi ses besoins ? I...l C’est un programme tout en matière, en bonne boustiffe et moindre effort. C’est de la bourgeoisie embryonne qu’a pas encore trouvé son blot [7].

Ou bien :

Les damnés de la Terre d’un côté, les bourgeois de l’autre, ils ont au fond qu’une seule idée, devenir riches ou le demeurer, c’est pareil au même, l’envers vaut l’endroit, la même monnaie, la même pièce, dans les coeurs aucune différence. C’est tout tripe et compagnie. Tout pour le buffet [8].

Et dans l’École des cadavres :

Quel est le véritable ami du peuple ? Le fascisme. 1 Qui a le plus fait pour l’ouvrier ? L’URSS ou Hitler ? / C’est Hitler. / Y a qu’à regarder sans merde rouge plein les yeux / Qui a fait le plus pour le petit commerçant ? C’est pas Thorez, c’est Hitler [9] !

Ce qui n’empêche pas, par ailleurs, de critiquer violemment Hitler, après la guerre, il est vrai :

La vocifération hitlérienne, ce néo-romantisme hurlant, ce satanisme wagnérien m’a toujours semblé obscène et insupportable — Je suis pour Couperin, Rameau-Jacquin [...], Ronsard... Rabelais [10].

Derrière Hitler, il n’y avait rien ou presque rien, je parle au point de vue spirituel, une horde de petits bourgeois provinciaux cupides, la curée.


(C’est ce qui, aux yeux de Céline, a rendu les nazis inaptes au nazisme [11]). Il peut lancer de cinglantes invectives contre les francs-maçons, universitaires et autres élites laïques mais avec des attaques non moins violentes, à résonance nietzschéenne, contre l’Église catholique. D’une part, donc :

La France est juive et maçonnique [...] C’est l’Hydre aux cent vingt mille têtes ! Siegfried n’en revient pas [12] !

La République maçonnique française n’est plus qu’une carabouillerie électorale très dégueulasse, une fantastique entreprise de duperie pour Français très naïfs [13]

La République maçonnique dévergondée, dite française, entièrement à la merci des sociétés secrètes et des banques juives (Rothschild, Lazarre, Barush, etc.) entre en agonie. Gangrenée plus qu’il n’est possible. elle se décompose par scandales. Ce ne sont plus que des lambeaux purulents dont le juif et son chien franc-maçon arrachent malgré tout chaque jour encore quelques nouvelles gâteries, bribes cadavériques, s’en baffrent. bombance ! prospèrent. jubilent. exultent. délirent de charognerie [14].

De l’autre :

Propagée aux races viriles, aux races aryennes détestées, la religion de « Pierre et Paul » fit admirablement son oeuvre, elle décatit en mendigots, en sous-hommes dés le berceau, les peuples soumis, les hordes enivrées de littérature christianique, lancées éperdues, imbéciles, à la conquête du Saint Suaire, des hosties magiques, délaissant à jamais leurs Dieux, leurs religions exaltantes, leurs Dieux de sang, leurs Dieux de race [15].

Le plus éhonté brelan de christianeux enfifrés qui soit jamais tombé sous la férule des youtres... [...] La religion christianique ? La judéo-talmudo-communiste ? Un gang ! Les Apôtres ? Tous juifs ! Tous gangsters ! Le premier gang ? L’Église ! Le premier racket ? Le premier commissariat du peuple ? L’Église ! Pierre ? Un Al Capone du Cantique ! Un Trotski pour moujiks romains ! L’Évangile ? Un code de racket [16]...

La connivence judéo-chrétienne prélude à la grande curée judéo-maçonnique [17]...

Il peut descendre en flammes le communisme et la « Révolution moyenneuse » mais aussi le maurrassisme. Ainsi, par exemple, l’ensemble de Mea Culpa ou en d’autres textes :

Le communisme sans poète, à la juive, à la scientifique, à la raison raisonnante, matérialiste, marxiste, à l’administrative, au mufle, au peigne-cul, aux 600 kilos par phrase, n’est plus qu’un très emmerdant procédé de tyrannie prosaïque, absolument sans essor, une imposture juive satrapique absolument atroce, immangeable, inhumaine, une très dégueulasse forcerie d’esclaves, une infernale gageure, un remède pire que le mal [18].

En même temps à l’opposé :

Mais où veut en venir Maurras ? Je ne comprends rien du tout aux finesses, aux dosotages, aux magnifiques chèvres et chouteries de sa latinissime doctrine [19].

Et le style ! le rameux style ! Liquoreux, ânonnant, tendancieux, faux témoin, juif [20] :

Et contre les bourgeois :

Le Bourgeois, lui, il s’en fout, ce qu’il veut c’est garder son pognon, ses « Royal Dutch », ses privilèges, sa situation et la Loge où il serait de si belles relations, celles qui vous relient au Ministère. En définitive il est juif puisque c’est le juif qu’a les ors [21]...

De la même façon, il est d’une colère noire contre l’école réductrice de la spontanéité animale, école basée sur la raison abstraite et paternelle qui contraint et estropie (« couveuse de symboles [22] », l’école est, dans les Beaux Draps, « dévoratrice » de l’« espiègle guilleretterie » des enfants ; elle leur innée, avec la raison, le faux, le truque, contre la beauté spontanée et innée, animale), et défend fébrilement la vraie famille,la solide dictature du père (« Je crois par un autre code de la Famille, mais alors beaucoup plus vivace, plus ample, bien plus généreux, pas un code de ratatinés discutailleux préservatifs. Mais non ! Mais non ! Un vrai code, qui comprendrait tout, bêtes, biens et gens, enfants et vieillards de France dans la même famille, les juifs exclus bien entendu, une seule famille, un seul papa, dictateur et respecté [23] »).
Il faut avouer qu’à travers ces balancements logiques, se dégagent des paroles percutantes de vérité. On y trouve des radiographies implacables de certaines régions de l’expérience sociale et politique, qui ne deviennent fantasmes ou délires qu’à partir du moment où la raison essaie de globaliser, d’unifier, de totaliser. Alors, l’anarchisme ou le nihilisme écrasant de ce discours bascule, et comme à l’envers de ce négativisme, apparaît un objet : de haine et de désir, de menace et d’agressivité, d’envie et d’abomination. Cet objet, le juif, donne à la pensée un foyer où toutes les contradictions s’expliquent et s’assouvissent. On verra peut-être mieux la fonction du juif dans l’économie du discours célinien, si l’on commence par relever deux traits communs, au moins, qui structurent cette fluctuation pamphlétaire.


Contre la Loi symbolique : un ersatz de Loi

Le premier est la rage contre le Symbolique. Celui-ci est représenté ici par les institutions religieuses, para-religieuses et morales (Église, franc-maçonnerie, École, Élite intellectuelle, Idéologie communiste, etc.) ; il culmine dans ce que Céline hallucine et sait être leur fondement et ancêtre : le monothéisme juif. A suivre ses associations d’idées, son antisémitisme — virulent, stéréotypé, mais passionné — apparaît comme le simple aboutissement d’une rage pleinement laïque ; l’antisémitisme serait un laïcisme jusqu’au-boutiste balayant, avec la religion qui est son ennemi principal. tous ses représentants latéraux, l’abstraction, la raison, le pouvoir altéré, jugé dévirilisant.
Le second est la tentative de substituer à ce symbolique contraignant et frustrant une autre Loi, absolue, pleine, rassurante. C’est vers elle, positivité mystique, qu’iront les voeux de Céline idéologue fasciste :

Il y a une idée conductrice des peuples. Il y a une loi. Elle part d’une idée qui monte vers le mysticisme absolu, qui monte encore sans peur et programme. Si elle file vers la politique, c’est fini. Elle tombe plus bas que la boue et nous avec [...] il faut une idée, une doctrine dure, une doctrine de diamant, plus terrible encore que les autres pour la France [24].

Au-delà de la politique mais sans l’ignorer, cette positivité matérielle, substance pleine, tangible, rassurante et heureuse, sera incarnée par la Famille, la Nation, la Race, le Corps. Le romancier Céline n’a pourtant que trop exploré l’abomination qui travaille ces entités. Mais le pamphlétaire les souhaite et les fantasmes comme pouvant être pleines, sans autre, sans menace, sans hétérogénéité ; il veut qu’elles absorbent harmonieusement leurs différences dans une sorte de mêmeté, obtenue par un glissement subtil, une scansion, une ponctuation qui relaie mais ne coupe pas — calque du narcissisme primaire. Sans Maître, cet univers a du Rythme ; sans Autre, il est Danse et Musique ; sans Dieu il a du Style. Contre l’économie ternaire d’une Transcendance. Céline proclame une immanence de la substance et du sens, du naturel/racial/familial et du spirituel, du féminin et du masculin, de la vie et de la mort — une glorification du Phallus qui ne se nomme pas mais qui se donne aux sens comme un Rythme.

Il faudrait rapprendre à danser. La France est demeurée heureuse jusqu’au rigodon. On dansera jamais en usine, on chantera plus jamais non plus. Si on chante plus on trépasse, on cesse de faire des enfants, on s’enferme au cinéma pour oublier qu’on existe [25] [...]

Ô l’exquise impertinence ! Environnés à tourbillons [...] De grâce ! à mille effronteries ! pointes et saccades de chat ! se jouent de nous ! Ta ! ta ! ta !... [...] où mélodie nous a conduits... appel en fa ! tout s’évapore !... deux trilles encore !... une arabesque !... une échappée ! Dieu les voici !... fa... mi... ré... do... si !... Mutines du ciel nous enchantent ! damnés pour damnés tant pis [26] !

Le style célinien prouve que cette féerie duelle entre le « non encore un » et le « pas tout à fait autre » peut s’écrire. Il nous persuade que cette jouissance de l’immanence du narcissisme dit primaire peut se sublimer dans un signifiant remanié et désémantisé jusqu’à la musique [27].
D’autre part, il est impossible de ne pas entendre la vérité libératrice de cet appel au rythme et à la joie, par-delà les contraintes mutilantes d’une société réglée par le symbolisme monothéiste et ses répercussions politiques et légales.
Pourtant, la féerie du style comme le spontanéisme libertaire ne sont pas sans porter leur propre limite : au moment même où ils aspirent à échapper à l’oppression de l’Unité pensante, éthique ou légiférante, ils s’avèrent noués au fantasme le plus meurtrier. Le désir dénié et apeuré pour cet Un comme pour l’Autre, produit le symptôme de la haine exterminatrice à l’égard des deux. Alors, la figure du juif concentrera, d’une part, l’amour dénié devenu haine pour la Maîtrise, et, d’autre part, conjointement, le désir de ce que cette maîtrise retranche : la faiblesse, la substance jouissante, le sexe teinté de féminitude et de mort...
L’antisémitisme pour lequel donc existe un objet aussi fantasmatique et ambivalent que le juif, est une sorte de formation para-religieuse : il est le frisson sociologique, à même l’histoire, que se donne le croyant comme le non-croyant pour éprouver l’abjection. On peut supposer, par conséquent, qu’on trouvera un antisémitisme d’autant plus violent que le code social et/ou symbolique se trouve en défaut devant l’élaboration de l’abjection. C’est en tout cas la situation de notre modernité et, pour des raisons plus personnelles, de Céline. Toutes les tentatives, dans notre orbe culturel au moins, de sortir des enclos du judéo-christianisme par l’appel unilatéral d’un retour à ce qu’il a refoule (le rythme, la pulsion, le féminin, etc.), ne convergent-elles pas vers le même fantasme célinien antisémite ? Et ceci parce que, comme nous avons essayé de le dire plus haut [28], les écritures du peuple élu se sont placées, de la manière la plus résolue, sur cette crête intenable de l’hominité comme fait symbolique, qu’est l’abjection.
En ce sens, les pamphlets de Céline sont le délire avoué duquel émerge l’oeuvre qui s’aventure dans les régions obscures aux limites de l’identité. S’il s’agit de délire comme Céline l’indique lui-même [29], il l’est comme l’est tout antisémitisme dont la banalité quotidienne nous entoure et dont les excès nazis, ou les cris céliniens somme toute cathartiques, nous alertent dans notre soif de sommeil et de jouissance.


Frère...

Quels fantasmes condense donc le juif chez Céline, pour qu’il soit le parangon de toute haine, de tout désir, de toute peur du Symbolique ? Tout-puissant d’abord, il fait figure de héros. Non pas tant de père que de fils préféré, élu, bénéficiant du pouvoir paternel. Freud constatait que tout héros est un parricide. Céline ne va peut-être pas jusqu’à penser à cet héroïsme-là, quoiqu’il le présuppose implicitement lorsqu’il considère que, hors comparaison, au dessus des autres fils, « le juif est un homme plus qu’un autre [30] ».

Ce frère supérieur et envié est essentiellement actif, par opposition à la « grotesque insouciance » de l’Aryen [31]. Tel Yubelblat de Bagatelles :

C’est un afur formidable... Pas une minute d’interruption... Promettre... Promettre... flatter en traçant... réveiller le zèle ou la haine... qui s’attardent, s’affaiblissent, se perdent... Relancer ! Quel tam-tam... Veiller au grain ! Parcourir !... Parcourir [...] pirouettes, prestes échappées, trapèzes.., colloques furtifs, mystères et passe-passe internationaux, le frêle Yubelblat [32].

Plus encore, Céline ira à l’encontre de l’idée reçue, en le voyant intrépide : « Le juif il a peur de rien [33] » pourvu qu’il puisse atteindre son but, le pouvoir : « Que ce soit toujours lui qui commande [34]. » C’est par une maîtrise tout anale (« il a l’avenir, il a le pognon », [35]), qui consiste à avoir l’objet primordial, que le juif s’assure d’être, d’être tout et partout, totalisant le monde en une unité sans faille, sous son contrôle absolu.

Ils sont tous camouflés, travestis, caméléons les juifs, ils changent de noms comme de frontières, ils se font appeler tantôt Bretons, Auvergnats, Corses, l’autre fois Turandots, Durandards, Cassoulets... n’importe quoi... qui donne le change, qui sonne trompeur [36].

C’est un mimétique, un putain, il serait dissous depuis longtemps à force de passer dans les autres, s’il avait pas l’avidité, mais son avidité le sauve, il a fatigué toutes les races, tous les hommes, tous les animaux, la terre est maintenant sur le flanc [...] il emmerde toujours l’univers, le ciel, le Bon Dieu, les Étoiles, il veut tout, il veut davantage, il veut la Lune, il veut nos os, il veut nos tripes en bigoudis pour installer au Sabbat, pour pavoiser au Carnaval [37]

Secret, détenteur du mystère (« Le juif il est mystérieux, il a des façons étrangères [38]... »), il possède un pouvoir insaisissable. Son ubiquité ne se limite pas à l’espace, il n’est pas seulement sur nos terres et dans notre peau, le tout prochain, le presque même, celui qu’on ne différencie point, le vertige de l’identité : « on ne sait ni les gueules qu’ils ont, qu’ils peuvent avoir, leurs manières [39] ». Il embrasse aussi la totalité du temps, il est héritier, descendant, bénéficiaire de la lignée, d’une sorte de noblesse qui lui garantit la chance de thésauriser la tradition ainsi que les biens du groupe familial et social :

Tout petit juif, à sa naissance, trouve dans son berceau toutes les possibilités d’une jolie carrière [40]...

Béni du père et des familles solides, il manipule avec ruse les réseaux de la réalité sociale et d’autant mieux s’il réussit à s’introduire dans l’aristocratie...
Pourtant, cette position de pouvoir n’a rien de commun avec la maîtrise froide et majestueuse propre à la domination classique. Dans le fantasme antisémite, le pouvoir juif ne suscite pas le respect comme le fait l’autorité paternelle. Bordé de crainte, il déchaîne au contraire l’excitation que suscite la rivalité avec le frère, et entraîne l’Aryen qui s’y engage dans le feu de la passion homosexuelle déniée. En effet, ce frère élu exhibe trop la faiblesse (Céline évoque à son égard la petite taille, les traits indiquant le métissage, quand ce n’est pas directement le prépuce circoncis : « Lénine, Warburg, Trotzky, Rothschild ils pensent tout semblable sur tout ça. Pas un prépuce de différence, c’est le marxisme 100 pour 100 [41] », le manque ambivalent — qui est aussi bien cause de surplus voire de jouissance — pour qu’on se contente de lui obéir ou de passer outre. Comment céder à un être dont le comportement vous signifie qu’il est une émanation du Tout Partout, s’il est si évidemment faible et jouisseur ? On lui reprochera la faiblesse — il sera considéré comme un usurpateur, mais on avouera rapidement que c’est de jouir qu’on lui en veut. Comme s’il était cet unique, si différent du païen, qui lire son aura de sa faiblesse, c’est-à-dire non pas d’un corps glorieux et plein mais de sa subjectivation à l’Autre.

Dans le langage d’un sado-masochisme directement sexuel, homosexuel, c’est en effet une jouissance incompréhensible que Céline reproche à ce frère préféré : « Les 15 millions de juifs enculeront les 500 millions d’Aryens [42]. » « Il s’en fout énormément, il jouit, il est d’âge, il s’amuse [43] », à propos de Roosevelt mais, dans le contexte, du juif aussi. « Les juifs, hybrides afro-asiatiques, quart, demi-nègres et Proches-Orientaux, fornicateurs déchaînés, n’ont rien à faire dans ce pays [44] » ; ou bien cette lettre signée « Salvador juif » et adressée à « Céline le dégueulasse » où on lit, entre autres fantasmes : « Les Youtres te déplaquent dans le trou du cul et si tu veux te faire enculer, tu n’as qu’à nous avertir [45]. » L’antisémite qui s’y confronte se voit réduit à une position féminine et masochiste comme objet passif et esclave de cette jouissance, agressé, sadisé. Le fantasme de la menace juive qui pèse sur le monde aryen (« nous sommes en plein fascisme juif » [46]) à une époque au contraire où commencent les persécutions contre les juifs, ne s’explique pas autrement et vient en droite ligne de cette vision du juif comme être de l’avoir, comme émanation du Tout dont il jouit, et surtout de la sexualisation immédiate de cette jouissance.

Ils te font pas de tort personnel ?... — Ils m’excèdent... [...] ils me tâtonnent pour m’investir... ils viennent m’apprécier la connerie, à chaque tour de page... chaque minute... pour voir combien j’ai molli, fléchi davantage [47]-...

Daignez, ô mon chéri monstre ! trop discret crucificateur ! trop rare à mes yeux ! Je vous adore ! Exaucez tous mes voeux ! Vous me faites languir ! vous me voyez éploré ! transi de bonheur â la pensée que je vais enfin souffrir encore bien davantage [48]...

Toujours un petit juif la dans le coin, tapi, goguenard, qui se tâtonne... épie le goye en ébullition... maintenant rassuré se rapproche... Voyant l’objet si bien en feu... passe la main sur ce joli con [49] !...

Dans le crescendo de la construction fantasmatique, le juif finit par devenir alors un tyran despotique auquel l’antisémite soumet son érotisme anal, chez Céline explicitement, ailleurs de manière plus ou moins sournoise. Céline se décrit, face à cet agresseur imaginaire, comme « une figure d’enculé », « Ies Youpins te chient dans la gueule [50] » ; il voit souvent « le bon aryen [...] toujours prêt à faire jouir son juif [51] ».
Pourtant, si de la jouissance le juif est censé posséder le savoir, il apparaît soucieux de ne pas (se) dépenser pour elle. Il est maître de la jouissance mais non artisan, non artiste. Ce frère tyrannique obéit ainsi à l’instance d’une loi paternelle, surmoïque, dominatrice des pulsions, à l’opposé de la spontanéité naturelle, enfantine, animale, musicale. Anxieux de s’abandonner à un peu « d’humanité directe », le juif « redouble aussitôt de tyrannie [52] ». Dominateur, il se domine d’abord lui-même par une froide raison qui le prive de tout accès au talent. Le prototype de l’intellectuel, le superintellectuel en quelque sorte (la frigidité intellectuelle maximale est atteinte quand l’universitaire se trouve être juif ; comme M. Ben Montaigne, professeur dans les Beaux Draps) est le juif incapable d’art mais inventeur de la « taïchnique » (laquelle inaugure le monde artificiel des « braguettes sans bites ! les sphincters mous ! les faux nichons, toutes les saloperies d’impostures [53] ». S’il est écrivain, il est comme l’écrivain bourgeois auteur de « rafistolage d’emprunts, de choses vues il travers un pare-brise... un pare-choc ou simplement volées au tréfonds des bibliothèques [54]... » Identifié ainsi à la Loi, à la Maîtrise, à l’Abstraction et à la Maison, il glissera de la position de frère désiré et jalousé à celle de père imprenable contre lequel vont s’acharner toutes les attaques, très oedipiennes, de son écriture qui revendique comme autre de la Loi et du Langage, l’Émotion et la Musique.
A cette limite du « délire », l’antisémite dévoile sa croyance, déniée mais farouche, dans l’Absolu de la Religion juive, comme religion du Père et de la Loi : l’antisémite en est le serviteur possédé, le démon, le « dibouk » a-t-on dit [55] qui apporte la preuve a contrario du pouvoir monothéiste dont il se fait le symptôme, le raté, l’envieux.... Est-ce pour cela qu’il dit, de cette religion, les topoï traumatiques — comme ceux de l’abjection — qu’elle, au contraire, élabore, sublime ou maîtrise ? Ce qui, sans être sa vérité, constitue au moins, pour le sujet, son impact inconscient ?


... ou Femme

Un troisième pas nous reste à franchir maintenant dans la construction de ce discours antisémite, désir apeuré pour le frère héritier. S’il jouit d’être sous la Loi de l’Autre, s’il se soumet à l’Autre et qu’il tire de là sa maîtrise comme sa jouissance, n’est-il pas, ce juif redouté, un objet du Père, un déchet, sa femme en quelque sorte, une abjection ? C’est d’être cette insupportable conjonction de l’Un et de l’Autre, de la Loi et de la Jouissance, de celui qui Est et de celui qui A, que le juif devient menaçant. Alors, pour s’en défendre, le fantasme antisémite relègue cet objet à la place de l’ab-ject. Le juif : conjonction du déchet et de l’objet de désir, du cadavre et de la vie, de la fécalité et du plaisir, de l’agressivité meurtrière et du pouvoir le plus neutralisant - « Que sçouais-je ? » Je sçouais que c’est « juivre ou mourir ! » .... d’instinct alors et intraitables [56] ! Le juif devient ce féminin érigé en maîtrise, ce maître altéré, cet ambivalent, cette frontière où se perdent les limites strictes entre le même et l’autre, le sujet de l’objet, et plus loin même, le dedans et le dehors. Objet de peur et de fascination donc. L’abjection même. Il est abject : sale, pourri. Et moi qui m’identifie à lui, qui désire avec lui cette embrassade fraternelle et mortelle où je perds mes limites, je me trouve réduit à la même abjection, pourriture fécalisée, féminisée, passivée : « Céline le dégueulasse. »

[...] sale con, fainéant [...] Chié par Moïse il tient son rang de caque supra-luxe, copain qu’avec les autres chiés, en Moïse, en Éternel ! Il est que pourri, pourrissant. Il a qu’une chose authentique au fond de sa substance d’ordure, c’est sa haine pour nous, son mépris, sa rage à nous faire crouler, toujours plus bas en fosse commune [57].

L’Aryen dépourvu du pouvoir symbolique du juif, n’est qu’une « viande d’expérience », une « viande en état de pourrissement [58] ». La République est « gangrénée », les juifs n’en arrachent que des « lambeaux purulents », des « gâteries », des « bribes cadavériques [59] ». Nous sommes loin, ici, de Louis XIV ou de Louis XV, auxquels Céline se compare lorsque, dans un entretien après la guerre, il essaie de justifier voire de critiquer son antisémitisme (« Mais autant qu’ils [les juifs] constituaient une secte, comme les Templiers, ou les jansénistes, j’étais aussi formel que Louis XIV [...] et Louis XV pour chasser les jésuites... Alors voilà, n’est-ce pas : je me suis pris pour Louis XV ou pour Louis XIV, c’est évidemment une erreur profonde [60] »). A moins que cette mégalomanie, comme la Majesté elle-même, ne soit le masque définitif derrière lequel se dissimule le château vide, délabré, d’une identité en crise, putrifiée, immonde...
L’antisémite ne se trompe pas : le monothéisme juif n’est pas seulement le plus rigoureux adepte de l’Unicité de la Loi et du Symbolique. Il est aussi celui qui porte avec le maximum d’assurance, mais comme sa doublure, la trace de cette substance maternelle, féminine ou païenne. S’il se détache avec une vigueur incomparable de sa présence farouche, il l’intègre aussi sans complaisance. Et c’est probablement elle, cette présence autre et toutefois intégrée, qui confère au sujet monothéiste la force d’un être altéré. C’est en somme en compétition avec les abominations bibliques, et plus encore avec le discours prophétique, que se place cette écriture aux limites de l’identité lorsqu’elle fait face à l’abjection. Céline évoque les textes bibliques, mentionne les prophètes, vitupère contre eux. Son texte cependant en épouse le trajet, jaloux et néanmoins différent. Car, de la posture prophétique, il lui manque la Loi ; l’abjection qu’il met en scène, contrairement à celle des prophètes, n’aura pas de relève, en aucun Nom ; elle s’inscrira seulement dans la féerie, non pas pour une autre fois, mais ici, maintenant, dans le texte. Si Céline entreprend, lui aussi, comme le peuple errant, un voyage — après le constat de l’abjection inhérente à l’être parlant —, il s’agit, pour le romancier, d’un voyage sans projet, sans foi, au bout de la nuit... Pourtant, comment ne pas voir que c’est l’Écriture, le Style, qui occupent pour Céline toute la place laissée vide par l’éclipse de Dieu, du Projet, de la Foi ? Il nous reste à lire comment cette écriture, telle que Céline l’entend et la pratique, non pas remplace mais déplace et donc modifie la transcendance, et remanie la subjectivité qui s’y meut.

Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Seuil, coll. Tel Quel, 1980, p. 204-219.

*

La suite de ce dossier dans Céline et le Mal radical.

oOo

[1Dans l’avant-propos à son Céline (2009), Sollers parle, à propos de l’écrivain, de « son génie du titre, de la formule que l’on peut qualifier d’absolue : Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, Féerie pour une autre fois, D’un château l’autre, même Bagatelles pour un massacre, ou le terrible L’École des cadavres, cela dit tout avec une extraordinaire économie de moyens. »

[2Le texte a été publié dans L’Infini n° 43, automne 1993. Voir aussi : Mea Culpa.

[3

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L’édition originale (1980)

[4Sur ces deux livres, voir Céline et le mal radical.

[5Note du 4 avril 2010 : Depuis notre publication, Julia Kristeva a repris et développé ce texte dans une conférence capitale Céline, ni comédien ni martyr. A.G.

[6Le responsable du site rappelle les propos de Lucette Destouches :

« J’ai interdit la réédition des pamphlets et, sans relâche, intenté des procès à tous ceux qui, pour des raisons plus ou moins avouables, les ont clandestinement fait paraître, en France comme à l’étranger.
Ces pamphlets ont existé dans un certain contexte historique, à une époque particulière, et ne nous ont apporté à Louis et à moi que du malheur. Ils n’ont de nos jours plus de raison d’être.
Encore maintenant, de par justement leur qualité littéraire, ils peuvent, auprès de certains esprits, détenir un pouvoir maléfique que j’ai, à tout prix, voulu éviter.
J’ai conscience à long terme de mon impuissance et je sais que, tôt ou tard, ils vont resurgir en toute légalité, mais je ne serai plus là et ça ne dépendra plus de ma volonté. »

On a le droit de respecter ce point de vue et de ne pas le partager. Il faut aussi lire les pamphlets, les analyser, les critiquer. C’est le but de ce dossier.

[7Les Beaux Draps, Nouvelles éditions françaises, 1941, p.90.

[8Ibid.,p.89.

[9L’école des cadavres, Paris, Denoël, 1938, p. 140.

[10Lettre à Hindus. 2 septembre 1947, L’Herne, p.124.

[11Lettre à Hindus, le 16 avril 1947, L’Herne, p. 111.

[12Les Beaux Draps, p.78.

[13L’Ecole des cadavres, p.31.

[14Ibid., p.31.

[15Les Beaux Draps. p.81.

[16L’Ecole des cadavres, p.270.

[17Ibid., p. 272.

[18Ibid., p. 133.

[19Ibid., p. 252.

[20Ibid., p. 189.

[21Les Beaux Draps, p.70.

[22Bagatelles pour un massacre, Paris. Denoël, 1937, p. 144.

[2317. Les Beaux Draps, p. 152.

[24Propos recueillis par Ivan-M. Sicard, L’Émancipation nationale, dirigé par J. Doriot, le 21 novembre 1941.

[25Les Beaux Draps, p. 148.

[26Ibid., p.221-222.

[27Cf. plus loin. p. 223.

[28Cf. Sémiotique des abominations bibliques, p. 101 sq.

[29Non seulement jusqu’à la fin de sa vie il ne semble pas avoir nettement renoncé à son antisémitisme (« je ne renie rien du tout... je ne change pas d’opinion du tout... je mets simplement un petit doute, mais il faudra qu’on me prouve que je me suis trompé, et pas moi que j’ai raison. (Entretien avec A. Zbinden, La Pléiade, t. II, p. 940), mais même lorsqu’il envisage une réconciliation avec les juifs (« pas de Défense des juifs mais de Réconciliation », précise-il) c’est pour prôner un nouveau racisme, idée décidément permanente de haine/amour pour l’autre : « Il faut créer un nouveau racisme sur des bases biologiques. (Lettre à Hindus, le 10 août 1947, L’Herne, p. 121).

[30Bagatelles pour un massacre, p. 270. Une très lucide analyse de l’antisémitisme célinien est proposée par Catherine Francblin, « Céline et les juifs » (mémoire de maîtrise, inédit). Les lignes qui suivent s’en inspirent.

[31Ibid. p. 128.

[32Ibid. p. 102.

[33Les Beaux Draps, p, 136.

[34Ibid. p, 141.

[35Bagatelles, p. 327.

[36Bagatelles, p. 127.

[37Les Beaux Draps, p. 142.

[38Ibid.. p. 119.

[39Bagatelles, p.127.

[40Ibid.

[41Les Beaux Draps, p. 103.

[42Bagatelles. p.127.

[43Les Beaux Draps, p.31.

[44L’école des cadavres. p.215.

[45Ibid., p.17.

[46Bagatelles, p. 180.

[47Bagatelles, p.319.

[48Ibid., p. 134.

[49Les Beaux Draps, p.124.

[50L’École des cadavres, p. 11.

[51Les Beaux Draps, p, 125.

[52Bagatelles, p. 194.

[53Ibid., p.l71.

[54Ibid., p,166.

[55Cf. A, Mandel, « D’un Céline juif », L’Herne, p. 386 sq.

[56Les Beaux Draps, p.57.

[57Les Beaux Draps, p.113.

[58Bagatelles, p.316

[59L’École des cadavres, p. 30.

[60Entretien avec A. Zbinden, La Pléiade. T. II, p.939.

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