4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Alain Kirili, le sculpteur et la liberté
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Alain Kirili, le sculpteur et la liberté

D 7 mars 2009     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


GIF
JPEG - 117.3 ko
Alain Kirili


Le sculpteur et la liberté

par Philippe Sollers

Catalogue de l’exposition de 1984 à la Galerie Maeght.

« Aujourd’hui l’espace est splendide ! » Baudelaire

C’est un plaisir permanent pour moi, depuis que je le connais, de voir vivre et travailler Alain Kirili à Paris, à New York, comme suspendu jour et nuit au-dessus de deux villes, de deux continents, de deux histoires. Nul mieux que lui ne sait ce qui s’est passé et arrivera encore dans la vieille et nouvelle Europe, la création et la destruction. Personne n’a saisi avec autant de précision et d’enthousiasme la chance du grand horizon américain. Il va et vient, s’installe, traverse, revient, visite l’Inde, le Japon, Israël, l’Italie, l’Autriche, repasse par ici, reprend l’avion pur là-bas, mais il n’y a plus d’ici ni de là-bas, la seule certitude est en dehors des lieux, des clans, des fermetures de langues, des répétitions cloisonnées. Quel roman que sa vie ; quel rêve, quelle disparition active. Voici une première constatation : un sculpteur es t quelqu’un qui peut gagner un maximum de temps.

GIF - 114.6 ko
Stare, 1983

Pourquoi ? Comment ? En sortant positivement de l’espace. En n’acceptant pas de s’y tasser comme nous. En prenant les éléments (y compris par anticipation son propre cadavre) à la verticale. En jouant le tout pour le tout sur les trois dimensions comme saut. L’humour incessant de Kirili vient du fait qu’il sait n’avoir à faire désormais qu’à des somnambules. Plus personne ne regarde rien depuis longtemps, ne lit rien, ne ressent rien d’absolu. Plus personne ne croit au moindre salut. C’est tragique ? Oui, mais sans plus. L’essentiel est qu’on puisse le suggérer sans emphase. Qu’on sache comment s’éclipser sans bruit. Qu’on décide de sortir au moment où tout le monde s’enferme. Planer sur l’événement ? Affirmer l’affirmation elle-même ? Retrait, découpage, forçage, érection.

Cet espace de l’autre côté n’est plus celui où nous agissons et mourrons. Il n’est pas non plus celui du calcul psychique. J’ai envie d’appeler celui du grand viveur méditatif en état de déplacement continu et d’interruptions. Plus de psychologie, donc plus de nihilisme. Au commencement était le vide, et la colonne du vide est le geste caché de l’instant. Qui a peur de la verticalité ? C’est notamment par cette question insolente (la plus insolente qu’on puisse poser) que Kirili a commencé a montrer ses premières pièces de fer tordues à la forge. Rappel de Barnett Newman ? Bien sûr. « Qui a peur du rouge, du jaune et du bleu ? » Mais rappel correctif, en dehors de l’oeil dirait-on, mettant tout de suite l’accent sur la façon de tenir, c’est-à-dire de n’être tenu par rien à rien. Comme si nous abordions vraiment la dernière épreuve.

La question Qui ? est évidemment héroïque. Elle s’oppose dans son principe même, à toutes les communautés avouables ou non, où chacun n’est que l’illusion avortée de l’autre. Hors du magma moderniste. Aux antipodes du kitsch. Le magma et ses idoles, c’est toujours la fascination de la matière, des organes, de la ventralité matricielle, d’où le morne bazar broyé fétichiste et fécal exhibé aux quatre coins de la planète. Est-ce qu’il y a quelqu’un ? disent les sculptures de Kirili. Un élan ? une voix ? une détermination ? une prière ? Est-ce qu’une énergie de corps fait le poids, en force, par rapport à tout ce qui freine, digère, courbe, censure, asservit ? Oui. Et voici la surface rythmée de  Stare , par exemple, où l’on dirait que chaque entaille est une marque supplémentaire de volonté noire. De triomphe sur l’animal. « Maintenant je me dresse, dit Ivahé, maintenant je me hausse, maintenant je m’élève... » Il suffit en somme d’ouvrir Isaïe pour savoir à quel drame solitaire ouvert nous pouvons donner notre souffle. La Bible, donc, mais non sans avoir fait table rase des formes relâchées, locales, à commencer par notre propre image, ce signe de contentement indû.

C’est au chalumeau, à présent que Kirili se dégage. Qu’il commet son effraction en public. Une fracture dont le prix est tout simplement d’être. La lettre hébraïque ? Elle est là, comme une note de musique inusable faisant surgir le relief.

GIF - 68.2 ko
Commandement, 1980

Regardez Commandement ou Enoch. Vous allez vous poser sur une piste parlante. Du monumental au détail. Dans une sorte d’Egypte astrale renversée. Vous êtes passés par le désert rouge et l’avertissement solennel de Hawkeye. Vous avez senti de biais la tête du dragon. Et voici, soudain, l’enchantement aligné des clés. Dans ce monde, une mélodie vous attend. Celle, peut-être du chant flottant grégorien. Cortège glisse au loin, funèbre, apaisé. Kirili est devenu moine un instant. A Cîteaux. Du côté d’Assy. La rigueur synagogale pénètre dans le gothique. Les figures se mettent à défiler, à dialoguer. Abbayes effacées, ruinées. Messes basses. Ombres. La sculpture suit son cours, résume, évoque, entraîne le temps. Un pas de plus, et voici Sagrada Conversazione, partition à cinq voix, comme les joyaux impénétrables de Gesualdo. A moins que vous préfériez l’énigme d’Alliance, cet enjambement-enfantement, scène de vigilance fière et de tranquillité et sans mystère.

C’est cela être maintenant : avoir la plus vaste mémoire, le geste d’insurrection de toujours, et déblayer, déblayer encore. Mais il n’y a pas que le fer tiré de l’enfer sacré. Le Kyrie eleison n’est pas toute la musique. Il y a aussi, endiablé, baroque et voluptueux, le coin du boudoir. La terre, après tout, peut-être chauffée, palpée, ponctuée, trouée, caressée, touchée par la grâce de la pénétration et de la couleur. On peut lui montrer à quel point on est décidé à n’en faire qu’à sa tête. Ce n’est pas pour rien que Kirili est tombé en arrêt devant les lingams indiens (qu’il est le premier à avoir vus comme des sculptures, c’est-à-dire des sons dans l’espace) [1]. La terre cuite, la terre rouge, la terre d’Adam : on peut opérer à pleines mains, la faire rire. J’ai une préférence personnelle, je l’avoue, pour la série dite Ivresse. J’ai vu Kirili se jeter sur ces blocs résistants et fluides, je regrette de n’avoir pu le filmer. Ivresse I, II, III, IV... Allez au Louvre, regardez le portrait de Diderot par Fragonard (oui, oui, celui de Fragonard [2], pas celui de Van Loo, pas le tableau scolaire, l’autre celui qu’on nous cache). Le regard allumé, le livre crémeux ... Blanc, rouge, trace de gris ou de noir...

Profane et sacré. Chaque registre à sa place.
Et maintenant, retrouvons nous au bord de l’Hudson, cher Alain. Tu connais l’endroit. Les planches. Marchons en bavardant gaiement vers White Street. Ariane nous attend, elle va faire, comme d’habitude quelques photos nettes, imprévisibles. Le soleil est haut. L’Atlantique n’en finit pas. Keep clear ! Il y aura toujours, ici ou là, du fer et du feu, et aussi une machine à écrire.
Pas d’autres bagages, n’est-ce pas ?

Note : Alain Kirili a publié Statuaire dans la collection L’infini (Denoël, 1986) [3].

*


Kirili dialogue avec Carpeaux

JPEG - 31.8 ko

Le dialogue avec les anciens

[...] Vous instaurez depuis longtemps des dialogues, par réflexion, par exposition ou par écrit, avec des artistes anciens comme Carpeaux, le Bernin ou Rodin. Depuis quelques années, c’est quelque chose qui devient courant dans les musées "classiques" comme le font le Musée d’Orsay ou le Musée du Louvre. Ils s’ouvrent à l’art actuel en proposant des confrontations entre oeuvres du passé et oeuvres contemporaines. Pensez vous que l’art actuel peut renouveler le regard sur les oeuvres du passé ?

A.Kirili  : Bien sûr. Je dirai que ça a toujours été le cas jusqu’au XIXème siècle où l’on a séparé l’art moderne de l’art ancien. Auparavant, les artistes de l’époque séjournaient au Louvre, travaillaient dans les Tuileries, séjournaient à l’Académia à Venise et y travaillaient. L’Académia à Venise était faite en priorité pour eux, pas pour des visiteurs, pour que les artistes aient les oeuvres de leurs prédécesseurs sous les yeux. Donc il y a eu une séparation très arbitraire et qui s’est renforcée au début du XXème siècle où l’on a créé le musée d’art moderne, lieu complètement, si j’ose dire, déconnecté du passé. Et je dirais que dans une période où il y a une violence amnésique, où il y a une violence de virtualisation, de zapping très intense, j’ai personnellement ressentis le désir, peut-être extravagant, parce que je n’étais pas le seul à l’époque quand j’ai commencé, à simplement dire quel bonheur il y aurait à montrer une oeuvre proche, physiquement proche, avec celle d’un prédécesseur. Et j’insiste sur le "physiquement", parce que sinon on peut le faire avec une projection de diapositives. On l’a fait à une certaine époque, maintenant on le fait par images numériques. Mais c’est un bonheur de rapprocher simplement les deux oeuvres afin de montrer ce qu’il y a de stimulant, ce qu’il y a même de commun. Par exemple, la notion de vitesse.

GIF - 68 ko
Alain Kirili

La notion de vitesse n’est pas une chose caractéristique de notre époque. Fragonard était un artiste de ce qu’on appelle la vitesse, ou ce qu’on pourrait appeler plus traditionnellement, et c’est très joli de le présenter comme ça, le fa presto, c’est-à-dire le "faire vite". Les artistes de fa presto ont existé à toutes les époques. J’ai moi-même une forte tendance dans mon travail à l’urgence et l’oeuvre de Fragonard et de Carpeaux sont emblématiques de ces artistes du « fa presto ». Cela permet en effet, en rapprochant mon oeuvre de Carpeaux, de tout à coup permettre de découvrir un artiste qui vivait dans l’urgence, un artiste qui dessinait en pleine révolution de la Commune, au risque de sa vie, au milieu des barricades. Il dessinait, ce qui a été rarement fait, l’accouchement de sa femme. Il a dessiné la venue de ses enfants. Carpeaux est absolument dans le culte de l’instant et l’urgence et dans le risque de l’instant. C’est une éthique absolument partagée par des artistes du XXème siècle, comme moi par exemple [...].

Alain Kirili, entretien du 23 avril 2007 (L’intégralité de l’entretien).

*

Carpeaux et Kirili en accords majeurs

Le musée des Beaux-Arts de Valenciennes proposait en 2002 un dialogue entre le grand sculpteur de la modernité que fut au XIXe siècle Jean-Baptiste Carpeaux et l’artiste contemporain Alain Kirili. Jazz à tous les étages.

"Pas de progrès en art, mais des échos", affirmait le peintre Francis Bacon.
Et c’est bien dans la musicalité de ces échos que se jouent les correspondances qui accordent, par-delà un siècle et des poussières, les oeuvres de Jean-Baptiste Carpeaux — dont le musée de Valenciennes possède une collection exemplaire — et celles que le sculpteur contemporain Alain Kirili a choisies d’inscrire à leurs côtés pour un dialogue pendulaire.


La Danse, 1866-69. Musée d’Orsay. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

On connaît de Carpeaux, mort en 1875 et maître de Rodin, la Danse, l’un de ses chef-d’oeuvres les plus élégants qui emporte aux cieux dans un vent d’allégresse la façade de l’Opéra-Garnier. Les chapeaux claques du XIXe compassé s’en envolent alors de dépit et se vengent en projetant de l’encre sur la sculpture. Avec la fontaine de l’Observatoire, Carpeaux réalise une composition cardinale de corps nus soutenant la révolution du globe... Cachez-moi cette jubilation vulgaire sous la politesse du bronze, enserrez les déplacements du plaisir dans les lignes de la vertu, effacez ce qui dans l’oeuvre "dénonce la main" du sculpteur depuis la caresse au trop joyeux pétrissage et jusqu’à l’humilité de l’effort, qui doivent s’abolir dans le grand artifice. Tels sont alors les préceptes de l’Académie.
Mais Carpeaux est saisi par la grâce et anime ses sculptures de forces vivantes qui effleurent l’espace dans le déhanchement de son Watteau, ondoient en frissons entre les membres entremêlés des deux complices de sa Confidence, frise d’un sourire la lèvre du Pêcheur à la coquille, dont on ne sait si la flemme s’alanguit d’une invite ou d’un assouvissement.

Comme en prélude à la conversation qui va s’ouvrir entre les deux sculpteurs dans la salle centrale du musée de Valenciennes, Alain Kirili a placé deux de ses "nudités", monticules de bronze agités de vagues que la main semble avoir creusées et enlevées à la vitesse du ressac, comme pour les arracher à leur propre poids, alléger l’opacité de leur matière. C’est parmi trente ans de modelé, pratique entamée en 1972, que Kirili a puisé les contrepoints qu’il propose aux oeuvres de Carpeaux, elles-mêmes librement choisies par l’artiste dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Valenciennes en compagnie de son conservateur, Patrick Ramade, initiateur de la manifestation.
Alain Kirili tord le fer et le martèle, taille ou incise la pierre, entaille le plâtre, érige des totems de résine avec les instruments de la Passion dans l’abbatiale de Montmajour et installe aux Tuileries le jeu des sculptures du XXe siècle, dont une aire s’intitule " Prière de toucher ".

Mais pétrir, malaxer, concentrer sur la terre les forces centrifuges de la jouissance, l’énergie sexuelle, voilà son épiphanie, son élévation profane vers "l’apesanteur de l’orgasme". Et cette fougue qui vibre de nervosité, les élans fulgurants du geste ne sont pas les moindres points d’impact reliant de fils invisibles les deux sculpteurs.
Si Carpeaux présentait de ses sculptures la version élaborée, il ne se trompait pas sur la force intrinsèque de l’esquisse, la puissance du premier jet dont l’inachevé porte la liberté de l’artiste, l’impudeur de sa création, et confère à l’ouvre moderne son intensité propre, sa vitalité. Puritanisme oblige, il avait celé dans l’atelier ses terres cuites qui ne seront montrées que plusieurs années après sa mort. Elles sont, à Valenciennes, disposées dans une vitrine où elles alternent en pizzicati avec des cires récentes de Kirili, seules créations qui lui ont été "inspirées" par la démarche de l’exposition et sa plongée dans l’oeuvre de Carpeaux.

Chez Kirili, pas d’ébauches. L’argile sur laquelle il se jette physiquement pour faire corps avec l’oeuvre est un limon de genèse qu’il condense. Il met ainsi en mouvement l’espace qui environne ses teintes de brique et d’ocre, ses torsades de très anciens pisés, des carnations d’oillets, pâles et délicates comme les joues des madones peintes au XVIIe. La vitesse d’exécution, le "fa presto", semble se concentrer en d’ultimes crispations pour mieux débarrasser les formes de l’inertie de la pesanteur, même lorsqu’elles sont posées sur des socles comme celles présentées dans les deux salles d’expositions temporaires, brassées de lave en fusion tordues droit dans le volcan par un géant en rut. La vitalité qui émane de ce modelage à chaud, rare chez les sculpteurs abstraits de sa génération, conduit à évoquer à propos du travail de Kirili une notion "d’abstraction autobiographique" qu’il revendique. Carpeaux transcrivait de même ses sensations les plus intimes en "esquisses" immédiates, parfois au rythme d’une par jour pour entretenir son agilité.

JPEG - 31.2 ko
Carpeaux, Chinois (1872)

Une Nudité, de Kirili, aux renflements de mandorle, chante mezzo voce avec le romantique Watteau, de Carpeaux. Plâtre original patiné de temps pour le second, coloré en une chorégraphie aléatoire pour le premier. Un Allegro, de Kirili, fait sonner le buste de Charles Carpeaux, violoniste et frère du sculpteur. La Négresse, de Carpeaux, dont les seins tendus repoussent les cordes de l’esclavage, son Chinois aux traits d’une limpidité d’épure au-dessus d’une chemise rugueuse comme une toile de Fautrier croisent leurs regards sur un Presto, de Kirili, son Barocco célèbre avec le Triomphe de Flore des Noces soulevées d’une joie aussi païenne et jouissive que celles de Stravinski.

Les dessins aussi se répondent dans cette fresque polyphonique. Lorsque Carpeaux capte à l’encre l’image des morts de la Commune, il retient en un instant la mémoire de cette vision surgie devant lui et qui pourrait fuir aussi vite. Présent le 11 septembre à New York où il vit à moitié, Kirili n’illustre pas l’horreur mais livre des traits fragiles qui en combattent la morbidité sur des fonds bleu doux. Le fusain s’évade des cendres et la sanguine rejette les plaies. Transgresser la mort est une nécessité pour Kirili qui s’enthousiasme de ce qu’au musée de Valenciennes "on trouve tant d’exaltation sensuelle non seulement avec Carpeaux mais avec la célébration des corps des Rubens, celle de la saveur des sens de Jordaens, comme autant de résistances à la haine des corps, des femmes, des sexualités que l’attentat a si sauvagement fait jaillir mais qui fermentent dans tous les puritanismes d’aujourd’hui. Je trouve ici la fresque érotique de mon existence et de mon ouvre que déclenchent désir et plaisir à contretemps et en négation des pulsions de mort". Dont acte depuis plus de trente ans.

Le dispositif de l’exposition n’est pas chronologique, laissant libre cours aux anachronismes respectifs des artistes dans leurs siècles, loin de toute lecture "évolutive" qui réduirait la partition à un dialogue de sourds. Ici, l’oeil écoute et l’oreille palpe.

Partageant sa vie entre Paris et New York, Kirili est tombé dans la marmite des sorcelleries du jazz. Archie Shepp, John Coltrane, Steve Lacy, Sunny Murray, Roswell Rudd, Bernard Lubat, Cecil Taylor, Jac Berrocal et tant d’autres attisent son carburant. Souvent, ils jouent ses oeuvres et, lui, sculpte leurs sons. A Valenciennes, Jean-Philippe Rykiel est aux claviers, Jérôme Bourdellon à la flûte, et Yakouba Cissoko à la kora. Musique.

Dominique Widemann, L’Humanité du 13 avril 2002 [4].

*


Sculpture et jazz

" Jazz et Sculpture se créent dans l’urgence. Le risque extrême est la condition minimum de la création, le critère absolu du musicien et du sculpteur... "

GIF - 10.1 ko
1996

Le 25 octobre 1998, lors d’une émission radiophonique que j’avais consacrée au free jazz, je n’avais pas trouvé de meilleure définition de cette révolution musicale que celle qu’Alain Kirili donne dans son livre Sculpture et jazz. Je vous en lis un extrait :

1. Le free jazz (1’23)

*

2. Cecil Taylor (6’)

Dans le même livre, Alain Kirili cite également des extraits d’un interview que le pianiste Cecil Taylor donna à Francis Marmande et Philippe Carles en juin 1975. L’accent est mis sur la dimension physique, corporelle, sexuelle, rythmique de la musique.
L’extrait est suivi de Port of call par Cecil Taylor (4’20).

L’extrait. Alain Kirili raconte :

En 1973, je me confronte au puritanisme des Etats-Unis. Je vis au quotidien cet univers où l’artiste est culpabilisé dans une société qui considère que l’art est superflu. La pulsion sexuelle est vécue comme impure. Je vis cette conception comme une oblitération véritable de l’art. Vies tragiques des grands artistes américains.

Juillet 1975, dans Jazz Magazine, Cecil Taylor répond à Francis Marmande et Philippe Carles : « Le corps n’a pas à être pénalisé, il n’est pas la sanction de l’âme, le résultat désastreux de la naissance. Naître est un acte glorieux qui n’a rien à voir avec la saleté, la corruption, la misère, c’est le premier acte de création. Si l’on est poète, il me semble que cela implique que l’on intègre à son existence d’autres manifestations de créativité. Chaque chose que vous faites est, devrait être délicieuse, succulente, une célébration de la vie... Ce qu’on appelle en Amérique l’éthique puritaine dit que l’homme a été conçu dans le péché, l’acte de création humaine serait un acte coupable et aussi, par conséquent, le fait de baiser en dépit des choses admirables que l’on ressent terriblement quand on le fait. Le produit et l’acte seraient diaboliques, mauvais, mauvais, mauvais. C’est pourquoi leur esprit est foutu, il faudrait "se purifier", ne pas danser, mais composer et faire tous les jours des exercices... Tout cela participe d’une même chose : il faut souffrir, souffrir, souffrir et ne pas prendre de plaisir, le plaisir c’est le péché et pour eux cela commence dès l’acte initial, cet acte dont nous sommes le produit... Cette rigidité, ce blocage des muscles, cette constriction, ils appellent ça — économie". En fait, c’est de l’enrégimentation, de l’uniformisation, leur travail est tellement dénué de vie. Quand un musicien joue d’un instrument à vent c’est un prolongement rythmique de certaines vibrations. L’instrument premier c’est bien sûr le tambour. Qu’est-ce que ça signifie ? Que de l’idée du battement on pourrait remonter au début de la vie, que le fait de baiser est un processus rythmique, c’est tout ce qu’est la musique du rythme. L’ordre premier de la musique c’est le rythme parce c’est le rythme qui produit la vie et le coeur est la manifestation, une sorte de sanctification de cela... Il ne peut y avoir aucune séparation puisque c’est dans le corps. » Ainsi répond Cecil Taylor à la question : « Selon vous, il n’y a aucune séparation entre l’esprit et le corps ? »

Pour moi, c’est un magnifique entretien, une véritable défense et illustration du corps, de la vie, de la liberté et de l’improvisation.

Alain Kirili, Sculpture et jazz, p. 155-156.

Voir également :
Rencontre croisée avec Alain Kirili et Archie Shepp (1996).

*

Vous trouverez sur le site d’Alain Kirili des exemples de performances réalisées par différents musiciens de jazz autour de ses sculptures : Musique et sculpture


JPEG - 74.4 ko
Hommage à Charlie Parker
2007, Espace Massena, Paris
*


Une expo.com présente Alain Kirili (2007)

1ère partie : Comment vous situez-vous sur la scène artistique actuelle ? (6’31)

*

2ème partie : Avez-vous une démarche particulière ? (8’51)

*

3ème partie : Vous réunissez les arts des différentes civilisations (7’)

*

Voir en ligne : Le site d’Alain KIRILI


[1

GIF - 135.7 ko
Indian Curve, 1976

[2Voir le tableau de Fragonard dans Rallumez les lumières !.

[3Voir les autres publications : Anthologie critique.

[4" Kirili dialogue avec Carpeaux ", au musée des Beaux-arts de Valenciennes, boulevard Watteau.

Le catalogue est un ouvrage collectif réalisé sous la direction de Patrick Ramade, conservateur, avec la contribution de Philippe Sollers. Éditions Somogy, 120 pages.

Film : Alain Kirili, prière de toucher, réalisé par Jean-Paul Fargier. Éditions Réunion des musées nationaux. Durée cinquante-quatre minutes.

Lire l’Essai de Patrick Ramade publié à l’occasion de l’exposition Alain Kirili, musée de Valenciennes,2002. La rencontre ou Bonjour M. Kirili.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document


1 Messages

  • Albert Gauvin | 7 avril 2018 - 12:50 1

    « Posséder la vérité dans une âme et un corps »


    Cecil Taylor
    Zoom : cliquez l’image.
    GIF

    Alain Kirili raconte

    « En 1973, je me confronte au puritanisme des Etats-Unis. Je vis au quotidien cet univers où l’artiste est culpabilisé dans une société qui considère que l’art est superflu. La pulsion sexuelle est vécue comme impure. Je vis cette conception comme une oblitération véritable de l’art. Vies tragiques des grands artistes américains.

    Juillet 1975, dans Jazz Magazine, Cecil Taylor répond à Francis Marmande et Philippe Carles :

    « Le corps n’a pas à être pénalisé, il n’est pas la sanction de l’âme, le résultat désastreux de la naissance. Naître est un acte glorieux qui n’a rien à voir avec la saleté, la corruption, la misère, c’est le premier acte de création. Si l’on est poète, il me semble que cela implique que l’on intègre à son existence d’autres manifestations de créativité. Chaque chose que vous faites est, devrait être délicieuse, succulente, une célébration de la vie... Ce qu’on appelle en Amérique l’éthique puritaine dit que l’homme a été conçu dans le péché, l’acte de création humaine serait un acte coupable et aussi, par conséquent, le fait de baiser en dépit des choses admirables que l’on ressent terriblement quand on le fait. Le produit et l’acte seraient diaboliques, mauvais, mauvais, mauvais. C’est pourquoi leur esprit est foutu, il faudrait "se purifier", ne pas danser, mais composer et faire tous les jours des exercices... Tout cela participe d’une même chose : il faut souffrir, souffrir, souffrir et ne pas prendre de plaisir, le plaisir c’est le péché et pour eux cela commence dès l’acte initial, cet acte dont nous sommes le produit... Cette rigidité, ce blocage des muscles, cette constriction, ils appellent ça — économie". En fait, c’est de l’enrégimentation, de l’uniformisation, leur travail est tellement dénué de vie. Quand un musicien joue d’un instrument à vent c’est un prolongement rythmique de certaines vibrations. L’instrument premier c’est bien sûr le tambour. Qu’est-ce que ça signifie ? Que de l’idée du battement on pourrait remonter au début de la vie, que le fait de baiser est un processus rythmique, c’est tout ce qu’est la musique du rythme. L’ordre premier de la musique c’est le rythme parce c’est le rythme qui produit la vie et le coeur est la manifestation, une sorte de sanctification de cela... Il ne peut y avoir aucune séparation puisque c’est dans le corps. » Ainsi répond Cecil Taylor à la question : « Selon vous, il n’y a aucune séparation entre l’esprit et le corps ? »

    Pour moi, c’est un magnifique entretien, une véritable défense et illustration du corps, de la vie, de la liberté et de l’improvisation. »

    Alain Kirili, Sculpture et jazz, p. 155-156.

    En 1998, j’avais consacré une émission au free jazz. J’avais lu cet extrait du livre de Kirili. Il est suivi de Port of call par Cecil Taylor.

    GIF

    O.P. (Oscar Pettiford) par Cecil Taylor

    GIF
    *

    Mort de Cecil Taylor, pianiste et improvisateur furieux du jazz


    Cecil Taylor
    Zoom : cliquez l’image.
    GIF

    Le pianiste américain, considéré comme l’un des inventeurs du free jazz, avait 89 ans.

    LE MONDE | 06.04.2018 à 15h35 • Mis à jour le 06.04.2018 à 16h32 | Par Francis Marmande

    Né à Long Island City le 15 mars 1929, compositeur de l’instant, athlète du piano, poète et danseur, Cecil Taylor est mort jeudi 5 avril, à l’âge de 89 ans, chez lui à Brooklyn (New York). Qui rendra hommage aux mères afro-américaines, exquises coupables des prénoms de leurs rejetons ? Cecil Percival Taylor, Ornette Coleman, Thelonious Sphere Monk, Archie (rien à voir avec Archibald) Shepp… Sans compter avec ce « Cecil » aux airs épicènes.

    Improvisateur impétueux, activiste des furieuses révolutions de la musique africaine-indienne-américaine, praticien de yoga préparant chaque performance comme un exercice total – expérience intérieure doublée d’une fantastique énergie corporelle : il serait aussi stupide que contraire à ses volontés (sacrées) de réduire Cecil Taylor au sinistre cliché de « jazzman », ou, pis encore, de « musicien de free jazz », cet introuvable fourre-tout.

    Un acteur considérable de l’avant-garde

    Ce serait aussi inspiré que de tenir Pierre Boulez pour un artiste des Folies Bergère, au prétexte qu’il y fut ondiste (pratiquant les ondes Martenot) durant trois ou quatre saisons. Cecil Taylor est un acteur considérable de l’avant-garde et de l’amour des musiques. Sa gaité, cette énergie débridée, ces déferlantes qu’on ne connaît à personne, ni en « jazz », ni en musique contemporaine, ni au gymnase, d’où surgissaient-elles en lui ? Et cette élégance vestimentaire, ces mouvements dansants quand il parlait ?

    Corona, Long Island : père domestique d’un sénateur blanc – excellent cuisinier, conteur, chanteur, diseur de mythes et histoires du peuple afro-américain. Mère indienne. Grands-parents, on vous le donne en mille, écossais. Et pour faire bonne mesure, l’autre grand-mère, la maternelle, également indienne. La mère joue du piano, parle français et allemand, est férue de théâtre et lui donne une professeure de piano, Mrs Hodgkinson. Dont l’époux est percussionniste (blanc) au NBC Symphony Orchestra que dirige, mais oui, Arturo Toscanini.

    Sa passion des percussions – ne jamais oublier que le piano est aussi un instrument de percussion – se double de celle des imitations (Chick Webb, Cab Calloway…) Un oncle violoniste, proche du batteur Sonny Greer, un autre oncle pianiste et non moins batteur, un cousin que l’on tient pour le premier « noir » à avoir joué à la radio : chez les Taylor, les structures de la parenté, style Levi-Strauss, s’apparenteraient à d’amusants tropiques irriguant quelque big band. D’où « ce flux sonore ininterrompu, aux densités et intensités variables, dont les concerts et les disques ne sont que dévoilements ponctuels » dont parle un de ses meilleurs exégètes, Philippe Carles.

    En 1954, Cecil Taylor joue avec Bill Bailey et Buck les illustres tap-dancers (Buck and Bubbles). La mort de sa mère, l’année suivante, l’éloigne du piano. Sports, batterie, prix remporté lors d’un concours radiophonique, premier « gig » : le big band d’un hôtel des Monts Catskill. Ce triomphe est très momentané, car le patron, figurez-vous, n’aime pas les musiciens noirs. Et le vire.
    Trois ans de conservatoire : il travaille l’orchestration et l’harmonie, et doit résister aux réflexions racistes du professeur de composition. Découverte du be-bop grâce au saxophoniste Andrew McGhee. Nat Hentoff, formidable passeur, l’invite à son micro. Au Hi-Hat Club, Cecil Percival voit Charlie Parker.

    Ce n’est que plus tard qu’il découvre Lennie Tristano, et sa pratique mentale du piano en est chamboulée. De Monk, Sphere donc, il dira : «  C’est la base ». Ses premiers groupes ne sont accueillis que par des bars minables (Cecil Taylor…). Petits boulots de survie – à la même époque, Ornette Coleman est groom d’ascenseur –, et ici ou là, un orchestre : musique antillaise, Johnny Hodges (un remplacement, sans doute), quelques leçons de musique. Steve Lacy, avec qui il joue, est un de ses « élèves ».

    « Mr Rollins m’a dit
    un soir, dans la
    cuisine du club,
    surtout ne change
    rien, sous aucun
    prétexte, rien ! »

    Une belle rencontre, celle du bassiste Buell Neidlingler très récemment disparu (le 16 mars) avec qui il forme un groupe. Denis Charles en fait partie. Ils se préparent à enregistrer. Après la mort de son père, il attaque ce chemin de Compostelle modestement freudien qu’on appelle la cure psychanalytique (1956-63). Engagé au Five Spot où le rejoint Steve Lacy : ils en font le rendez-vous des artistes du « Village », et participent au Festival de Newport.

    Collaborations choisies ou dirigées : Coltrane, Archie Shepp, dans la pièce The Connection ; Jimmy Lyons et Sunny Murray l’accompagnent à Copenhague (1962). Une dernière fois, il joue avec Albert Ayler, rencontré à Stockholm… Grande aventure de la Jazz Composers Guild animée par Bill Dixon et soliste invité par le Jazz Composers Orchestra que cornaquent Mike Mantler et Carla Bley. C’est tout d’un coup les lois de l’univers qui changent. Ce que consacreront les Nuits de la Fondation Maeght que l’on doit à Daniel Caux (1969). En revanche, les grands labels manifestent peu d’entrain, et il crée son propre Unit Core.

    Nombre de musiciens y défilent. Il enseigne dans trois universités et multiplie les collaborations avec danseuses et danseurs (Diane McIntyre…). Deux duos marquent les années 1976-79 : avec Friedrich Gulda et Max Roach. Son all–stars (Enrico Rava, Franck Wright, Gunter Hampel, William Parker…) parcourt l’Europe. Après la mort du fidèle Jimmy Lyons (1985), il forme le Feel Trio (William Parker et Tony Oxley), sollicite la voix, crée des pièces « alimentées par des textes de son cru et des pas de danse d’inspiration amérindienne » (Carles).

    À l’été 1995, oublié des 365 festivals hexagonaux, autant que de fromages, il est, grâce à Alain Kirili (VOIR CI-DESSUS : Sculpture et jazz), sculpteur avec qui il collabore à New York, appelé par Bernard Lubat pour la Hestejada d’Uzeste Musical. Récital éblouissant, danses comprises, pas besoin du mode d’emploi. Il ne parut étonnant à personne qu’après une telle fête, dans la cuisine de Marie Lubat (mère de l’artiste, magicienne de l’omelette aux cèpes), on vit s’entretenir longuement Marie Lubat et Cecil Taylor, probablement en amérindien gascon scottish.

    Mystère des cuisines de musique

    Pour lui, jouer est un acte total. Engagement sans faille du système nerveux central. Ce qui ne manque jamais de dérouter son auditoire, moins par son inassimilable bouillonnement que par ses rites et ses manières : petites danses gracieuses, féminines, apprivoisement du grand piano, incantations du secret, tout faisait tordre le nez d’un public venu pour écouter ce qu’il reconnaissait, entendre du piano pianoté. A moins que l’auditoire admît de recevoir ce que lui, Cecil Taylor, offrait sans compter : Amphithéâtre d’Assas en 1967, Nuits de la Fondation Maeght (1969), Newport à New York (1973), Chateauvallon (1973), Uzeste Musical (1995), Banlieues Bleues (2002), etc.

    Durant ses deux semaines avec Sonny Rollins au Vanguard, « Mr Rollins m’a dit un soir, dans la cuisine du club, surtout ne change rien, sous aucun prétexte, rien ! » Il se chargera de faire passer, glissant plus tard à la contrebassiste Joëlle Léandre (très joli film de Jean-Paul Fargier) : « Ne te bile pas, Joëlle, va ton chemin, you’re great, sois simplement toi-même… » Tous les musiciens l’ont su : il se professait autant de philosophie dans la minuscule cuisine du club mythique du 178, 7e Avenue, que dans sa salle si délicieusement inconfortable. Phénomène du solo, grand dénicheur de duos, pratiquant tous formats et toutes rencontres, poussé par le génie du saisissement, Cecil Taylor n’aura jamais imité personne, même pas Percival Taylor. Sans rien changer, sans rien lâcher : « suivez les arbres, les saisons, les étoiles. Je suis vivant. J’ai connu le malheur, mais je suis un être vivant. Ma musique est la célébration des forces vitales. L’approbation de la vie jusque dans la mort » nous disait-il dans un hôtel pour cadres, cadresses et cadrillons, de la porte de Pantin.

    Cecil Taylor en quelques dates
    1929 : naissance à Long Island
    1955 : premier quartet d’avant-garde (avec Steve Lacy puis Archie Shepp)
    1964 : participe à la Jazz Composers Guild (Mike Mantler, Carla et Paul Bley, Sun Ra, Archie Shepp, etc.)
    1969 : Nuits de la Fondation MAeght
    1976 : duo avec Fiedrich Gulda
    1978 : duo avec la pianiste Mary Lou Williams
    2018 : mort

    Francis Marmande, Le Monde du 6 avril 2018


    Cecil Taylor performs at Lincoln Center’s Alice Tully Hall in 2002.
    Jack Vartoogian/Getty Images. Zoom : cliquez l’image.