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Georges Bataille, La littérature et le mal

L’unique apparition télévisée de Bataille

D 13 janvier 2020     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« L’un des rôles de la littérature est bien de faire place, comme le disait justement Bataille, à cette "aspiration dangereuse, humainement décisive, à une liberté coupable". »

Antoine Gallimard, Le JDD, 12 janvier 2020.

« il n’est pas de morale possible à vouloir ignorer les vertus du mal. »

Georges Bataille, Critique, avril 1949.

« Il faut à un certain moment, je crois, arriver à résoudre par la légèreté les questions les plus tragiques, si quelque chose mérite du respect, c’est bien la légèreté... »

Georges Bataille, Entretien avec Madeleine Chapsal, février 1961.

Georges Bataille (1897-1962) a publié La littérature et le mal en 1957 chez Gallimard (achevé d’imprimer le 30 juillet. Dépôt légal : 3e trimestre).

Bataille parle de La littérature et le mal

La seule apparition de Bataille à l’ORTF.
Avec Pierre Dumayet le 21 mai 1958 (« Lecture pour tous »).

« Je ne sais qu’en penser, mais comme c’est le seul document, à ma connaissance, où l’on voit Bataille parler, bouger, et sourire, peut-être le donner tel quel, dans sa durée. » André S. Labarthe.

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Extraits

Pierre Dumayet. — Voulez-vous dire que le mal et la littérature sont inséparables, fondamentalement ?

Georges Bataille. — A mon sens, oui. Évi­demment, cela n’apparaît pas clairement au premier abord, mais il me semble que si la littérature s’éloigne du mal elle devient vite ennuyeuse. Cela peut étonner. Cependant, je crois que l’on doit apercevoir assez vite que la littérature doit mettre en cause l’angoisse, que l’angoisse est toujours fondée sur quelque chose qui va mal, sur quelque chose qui tour­nera gravement mal sans doute et que c’est en mettant le lecteur dans la perspective, tout au moins devant la possibilité d’une histoire qui tournera mal pour ceux auxquels il s’inté­resse, je prends pour simplifier la situation du roman, c’est en mettant le lecteur devant cette perspective désagréable qui crée une tension que la littérature évite d’ennuyer le lecteur.

P. D. — Par conséquent un écrivain, ou en tout cas un bon écrivain, est toujours coupa­ble d’écrire.

G. B. — La plupart des écrivains n’en ont pas conscience. Mais je crois à ces culpabilités profondes. Écrire est tout de même faire le contraire de travailler. Ça ne semble pas très logique peut-être mais, toutefois, tous les livres amusants sont des efforts qui sont sous­traits au travail.

P. D. - Pouvez-vous nous citer un ou deux écrivains qui auraient justement éprouvé la culpabilité d’écrire ? Qui se seraient sentis coupables d’être écrivains ?

G. B. — Eh bien, il me semble qu’il y en a deux que j’ai cités dans mon livre, Baudelaire et Kafka. L’un et l’autre ont eu conscience qu’ils se mettaient du côté du mal, que par conséquent ils étaient coupables. Chez Baudelaire, c’est sensible dans le fait qu’il a écrit sous le titre des « Fleurs du mal », sa pensée qui lui tenait le plus à cœur. Quant à Kafka, il s’est exprimé avec encore plus de netteté. Il a considéré qu’en écrivant il déso­béissait aux siens et que, par conséquent, il se mettait dans une situation de culpabilité. Il est vrai que sa famille lui faisait sentir qu’il était mal de consacrer sa vie à écrire. Que le bien, c’était de suivre l’exemple que l’on avait toujours suivi dans la famille, d’avoir une activité commerciale et qu’en se soustrayant à ce devoir on agissait mal.

P. D. — Pensez-vous vraiment que Kafka et Baudelaire se soient sentis coupables d’enfantillages quand ils écrivaient ?

G. B. — Je crois que, très expressément, et même d’une façon parfois exprimée, ils se sont sentis dans la situation de l’enfant devant les parents. L’enfant qui désobéit et qui, par conséquent, se met dans une situation de mauvaise conscience parce qu’il se rappelle des parents qu’il a aimés et qui lui ont constamment dit qu’il ne devait pas faire cela. Que c’était mal et cela dans le sens le plus fort du mot.

P. D. — Mais si on est coupable d’écrire parce que la littérature est un enfantillage, vous devez penser que la littérature est une chose très puérile.

G. B. — Je crois qu’il y a quelque chose d’essentiellement puéril dans la littérature. Cela peut paraître un peu inconciliable avec l’admiration que l’on peut avoir par ailleurs pour la littérature et que je crois partager, mais je crois que c’est tout à fait profond, que c’est fondamental et que l’on ne peut pas entièrement comprendre ce que signifie la littérature si on ne la situe pas du côté de l’enfant, ce qui ne veut pas dire qu’on la situe d’une façon inférieure.

P. D. — Vous avez écrit un livre sur l’érotisme. Est-ce que l’érotisme en littérature est un enfantillage, selon vous ?

G. B. — Je ne sais pas si la littérature se distingue de l’érotisme en général, mais il me semble qu’il est très important d’apercevoir le caractère enfantin de l’érotisme dans son ensemble. Est érotique quelqu’un qui se laisse fasciner comme un enfant par un jeu et par un jeu défendu. Et l’homme que l’éro­tisme fascine est tout à fait dans la situation de l’enfant vis-à-vis de ses parents. Il a peur de ce qui pourrait lui arriver, il va toujours assez loin pour avoir peur, il ne se contente pas de ce dont les adultes vraiment sains se contentent, il lui faut avoir peur. Il lui faut se retrouver dans la situation où il était enfant et où il était menacé constamment d’être grondé, même très sévèrement. D’une façon insupportable, intolérable.

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Lecture de l’émission télévisée par Yannick Haenel.

Le corps de Georges Bataille

par Yannick Haenel

Georges Bataille parle avec lenteur, sa voix est douce, il prononce chaque phrase soigneusement, avec cette méticulosité un peu distraite qui connaît les abîmes, et ne s’en effraie pas. Cet homme au visage massif, impeccablement vêtu d’un costume-cravate, cet homme qui, en parlant, ne s’agite pas, qui garde ses mains croisées, qui se refuse au charme autant qu’à l’ironie, qui semble peu désireux de convaincre, apparaît si détaché que sa sérénité elle-même frôle l’égarement.
Est-ce parce que Dieu — ou l’absence de Dieu — hurle en lui ? Le néant connaît la béatitude qui l’ouvre au pire, ce pire est connu des hommes, qui l’acceptent ou le refusent. Le ravage illumine la vie de Georges Bataille, il l’accorde à des vérités intolérables — à ce qu’il appelle les « régions déchirées ». Et pourtant voici un homme calme, précis, appliqué. Dieu — écrit Bataille —, est un bouffon, un porc, une pute en guenilles, mais c’est aussi le savoir absolu. L’extase qui en fait l’expérience s’incarne ici dans un corps discret. Il existe, précisément, un courage de la discrétion : sans doute ce courage est-il ce qu’il y a aujourd’hui de plus inactuel — de plus intempestif. Et ce courage de la pensée, cet héroïsme anti-spectaculaire, a un nom : Georges Bataille.
On est en 1958, dans « Lectures pour tous », une émission télévisée de Pierre Dumayet. Georges Bataille a soixante et un ans, c’est un auteur sulfureux mais confidentiel, il parle de son livre La littérature et le mal. Il cite Baudelaire et Kafka. La littérature, dit-il, éclaire les perspectives humaines les plus vertigineuses — elle les met en jeu. En cela, elle ne se distingue pas de l’érotisme. À la fin de l’émission, Bataille, déclare de sang-froid : « Cet homme qui joue trouve dans le jeu la force de surmonter ce que le jeu entraîne d’horreur. »

Le visage de Georges Bataille semble aux aguets, comme si la fatigue coïncidait avec une menace. Il parle de la transgression, de l’angoisse, de la désobéissance avec la lourdeur un peu figée de l’innocence face aux conventions de l’interview. Leiris voyait dans le visage de son ami Bataille une « curieuse dentition de bête des bois ». C’est vrai qu’un tel visage n’a pas besoin de masque : ce qu’il donne à voir, c’est une violence au repos — son illumination. Un saint n’a pas besoin d’être scabreux pour déranger : sa nature même est scandaleuse.
 Georges Bataille n’a tremblé devant aucune idée — c’est-à-dire devant aucun pouvoir. S’il est possible d’anéantir intégralement en soi le désir de se raccrocher à une valeur, un homme l’a fait, et cet homme c’est Bataille : « Le monde — écrit-il — n’est habitable qu’à la condition que rien n’en soit respecté.  » La puissance de négation que requiert une telle exigence implique de vivre en brisant les liens : « Je ne peux pas considérer comme libre un être n’ayant pas le désir de trancher en lui les liens du langage.  »
Celui qui serait parvenu à trancher en lui les liens du langage ne serait pas un homme sans langue ; il ne serait pas muet, ni amoindri d’aucune sorte. Au contraire, il jouirait de ce qu’il y a de plus secret au coeur du langage : cet éclair qui interdit en vous la possibilité du renoncement. La contestation radicale du langage ouvre à sa possibilité la plus extrême : c’est un ravissement. À travers lui, quelque chose interpelle Dieu ou son absence, met en jeu l’humanité et son inhumanité, et accorde votre corps à l’expérience du trou qui le délivre.

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Edition originale de septembre 1957 (A.G.).
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Avant-propos


AVANT-PROPOS
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AVANT-PROPOS
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Le quatrième de couverture

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Bataille, Faut-il brûler Kafka ?

Faut-il brûler Kafka ?

LIRE AUSSI : Bataille et Jean Genet

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« Faire parler le trou »

« Et quelqu’un — Lautréamont — a réussi ce qui n’existe que chez Eschyle et Shakespeare, et qui obsédera toute sa vie Georges Bataille (qui curieusement "oublie" Lautréamont dans son recueil La Littérature et le mal) : non seulement être un trou dans la suite des noms de l’Histoire, mais faire parler le trou. »

« Tout au long du XXe siècle, des écrivains ont mis leurs phrases à l’épreuve des Chants et des Poésies : Jarry, Tzara, Aragon et Breton, Ponge, Sollers, Debord. A chaque fois se produit un renversement des perspectives, une avant-garde naît, les coordonnées se redistribuent. »

« Georges Bataille a raison : "La logique, en mourant, accouche de folles richesses." La dimension du libre commence à l’instant où la logique meurt. Cette brusque entrée dans la béance, Maldoror y voit une "jouissance magique". L’opulence est alors insurrectionnelle. »

Yannick Haenel, Lautréamont en avant,
La NRF, n°588, février 2009, p. 178, 181 et 188.

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Georges Bataille a-t-il « oublié » Lautréamont dans La Littérature et le mal ? Dans une note de la fin de l’Avant-propos du livre, Bataille s’en explique clairement (page 8 de l’édition originale) :

Il manque à cet ensemble une étude sur Les Chants de Maldoror. Mais elle allait si bien de soi qu’à la rigueur elle est superflue. A peine est-il utile de dire des Poésies qu’elles répondent à ma position. Les Poésies de Lautréamont, n’est-ce pas la littérature « plaidant coupable » ? Elles surprennent, mais si elles sont intelligibles, n’est-ce pas de mon point de vue ?

On notera que Bataille, pour justifier son point de vue s’appuie, plus encore que sur Les Chants de Maldoror, sur les Poésies. Il en va souvent d’une « note » apparemment anodine : non seulement elle surdétermine la lecture de l’ensemble, mais elle donne le « la ».

En décembre 1951, dans Le temps de la révolte, Bataille avait déjà longuement évoqué « le long frisson qui, chaque fois, traverse Breton (qui d’ailleurs me traverse moi-même) » à la lecture de Lautréamont (Cf. Un discours sur la révolte fondamental). Il écrit aussi :

La "révolte poétique" — qui appelle l’outrance, la "méchanceté théorique" et toutes sortes de dérèglements — est rejetée vers la banalité : il me semble que l’expérience de la poésie, dans la mesure où l’excès de la révolte la porte à l’extrême degré de la négation, devrait confirmer l’identité, en ce point, de Maldoror et des Poésies : d’un parfait dérèglement et de l’observance scrupuleuse (il est vrai dérisoire, il est vrai ambiguë) de la règle. (O.C. Tome XII, p. 152)

Oubli pour oubli, aux noms que cite Haenel, j’ajoute, évidemment, celui de Marcelin Pleynet et son Lautréamont par lui-même (1967). Lire, entre autres, Lautréamont politique aujourd’hui comme jamais.

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1 Messages

  • A.G. | 18 novembre 2011 - 14:54 1

    « Pierre Dumayet est mort ce jeudi 17 novembre, à 88 ans. Les amateurs de littérature chériront longtemps le souvenir de « Lecture pour tous », où il interviewa aussi bien Camus que Céline, et Mauriac que Vian. » Cf. Pour Pierre Dumayet, lire c’était vivre.

    Le 21 mai 1958, Pierre Dumayet avait aussi invité à « Lecture pour tous » Georges Bataille pour la publication de son essai La littérature et le mal. C’est, à ma connaissance, le seul entretien télévisé que nous possédions de l’écrivain. Vous pouvez le réécouter à la fin de l’article ci-dessus.