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Rimbaud, l’étoile effondrée

D 28 janvier 2008     A par Viktor Kirtov - cygnus - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots
de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts
rêvent mal, tachez de raconter ma chute et mon sommeil.
Moi, je ne puis pas plus m’expliquer que le mendiant
avec ses continuels Pater et Ave Maria.
Je ne sais plus parler ! »
(Une saison en Enfer, Matin)

Arthur Rimbaud vit le jour le 20 octobre 1854 à 17 heures et mourut le 10 novembre 1891 à dix heures du matin. Sa vie fut, comme son oeuvre, fulgurante. Mallarmé le compara à un étoile filante, « Eclat, lui d’un météore, allumé sans motif autre que sa présence, issu seul et s’éteignant. » Cependant le corps céleste en question devait être beaucoup plus dense qu’il n’y paraît tant celui-ci fit graviter autour de lui la poésie qui lui succéda. La singularité
 [1] Rimbaud semble avoir pour origine un corps massif dont l’évolution parait n’avoir d’issue que dans l’effondrement. En ce sens, Rimbaud avait toutes les particularités d’une étoile massive dont le devenir est inexorablement lié au trou noir.

Le puits | L’anneau | Le Diable | Parallélisme
..............Notes pileface : La poésie pratique | Logique chinoise | Liens

A PROPOS DU TEXTE

Nous présentons, ici, un extrait de l’essai de Pascal Ruef (alias cygnus) : Rimbaud, l’étoile effondrée. Sa quête est une ouverture sur les zones mystérieuses de l’humain, de l’imaginaire et en particulier celui de Rimbaud. Par là, il rejoint Sollers, grand admirateur de Rimbaud et de son imaginaire qui irrigue son oeuvre.

En outre, la « logique du tiers inclus » évoquée dans cet essai, n’est pas sans analogie avec la pensée taoïste à laquelle se réfère souvent Philippe Sollers. Point développé dans une note pileface en fin d’article.

V.K.

Le puits

« La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies. » (Illuminations)

Au-delà d’un certain seuil, l’expérience poétique s’apparente aux expériences de la physique quantique qui au sein des accélérateurs synchrotron créent d’autres particules inédites. Aussi le langage peut-il être considéré comme un anneau singulier où les lettres sont des quanta de sens qui se condensent en mots. La poésie fait ainsi office d’accélérateur où parfois des idées contradictoires se heurtent entre elles pour créer de nouvelles noos-particules, amorçant de nouvelles visions. Il en va ainsi de la virtualité et de la réalité qui aujourd’hui semblent entrer en collision. La « créalité »(a) engendrée de la sorte est le fruit d’un tiers mystérieusement inclus. Certain l’attribueront au fruit du hasard, mais un hasard quasi-déterminant, qu’un coup de dés, jamais, n’abolira. Un creux de pure « créalité » est à la source d’un feu noir, « puits des magies » (Veillées III, A. Rimbaud) rimbaldiennes, athanor où s’opère la transmutation du silence en signe et réciproquement.

Symbolisme du puits :

« Dans de nombreuses civilisations les puits étaient considérés comme des voies d’accès au monde souterrain ou aux « flots des profondeurs » qui abritent des forces mystérieuses (...)

A cette image sont également associés les symboles de bain purificateur, de la source de vie à laquelle l’homme vient se ressourcer ou apaiser sa soif de connaissance supérieure.

A l’opposé de ces représentations, se trouve le « puits de l’Abîme » de l’apocalypse de saint Jean, d’où jaillissent le feu et le souffre et dans lequel le diable vaincu est enfermé pour mille ans ». (Encyclopédie des symboles)

Récemment, une logique bien imprévue a vu le jour, logique pressentie par Huidobro dite du tiers inclus développée par S. Lupasco dont l’axiome novateur se résume comme tel : « il existe un troisième terme T qui est à la foi A et non-A » . Cet axiome dit de non-contradiction admet l’existence d’un tiers inclus pouvant être d’ordre logique, ontologique et irréductiblement mystérieux, situé au niveau de réalité supérieur à celui où avait lieu la contradiction propre à la logique aristotélicienne. Ces deux logiques, loin de s’opposer, se complètent et s’unifient, sitôt le seuil de la contradiction franchi. Le tiers-inclus permet la traversée d’un niveau de réalité et l’entrée dans un autre. Dans la logique du tiers exclu, rien ne peut outrepasser certaines lois, le « puits des magies » ne peut être de ce monde, nous pouvons en effet n’y discerner, comme en notre abîme intérieur, que la béance d’une absence de substance, lieu non-situé si ce n’est en lui-même, site dont le manque de « réalité » aura conduit certains à le réduire à néant ou à le rejeter dans le monde chimérique de la pure imagination.

Dans la logique du tiers inclus (ontologique) l’absence même est une inclusion de ce qui n’est pas, ou n’est plus, (car non actuel) en ce qui existe potentiellement ; « cosmologie du vide plein » née de la révolution épistémologique quantique. Ce vide plein, cette transtériorité est ce que, en dernier lieu, recherche le poète. La fiole du néant (Igitur, Mallarmé) est cette folie ressentie par Mallarmé dans une tentative de dépassement des contradictions de l’être à travers un suicide mental où disparaît le locuteur, d’où le fantôme d’Igitur. A travers ses illuminations, Rimbaud s’est avancé, lui aussi, sur le seuil de l’indicible, jusqu’à sa propre disparition. Le poète s’est évaporé dans son oeuvre, happé par sa propre gravité, passant sous - La plaque du foyer noir - (Veillée III) s’effondrant pour plonger à la recherche de l’anneau . « Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l’anneau, Veut-on ? Je ferais de l’or, des remèdes » (Nuit de l’enfer)

—oOo—

L’anneau

Symbolisme de l’anneau :

L’anneau, symbole traditionnel de l’éternité, est la manifestation, dans l’ordre de la réalité, du symbole du cercle et de son idée de perfection. En Chine, l’anneau de jade pi, symbole royal et céleste (...) consiste en un disque plat et mince troué dans son milieu d’un espace vide et lui-même rond par où passe l’influence du ciel pour se répandre sur la terre, et qui renvoie fondamentalement à ce vide essentiel qui permet à toute chose d’exister. Dans ce sens l’anneau pi est la figuration du moyeu autour duquel se construit et se tient la roue, et donc la vacuité qui occupe dans le taoïsme le centre de tout être et de toute création, qui en est à la foi à la source et à la fin. (Encyclopédie des symboles, Le Livre de Poche)

Analogie topologique :

La vie même dépend de la capacité qu’ont les atomes de carbone de se lier les uns aux autres, pour former des chaînes et des anneaux moléculaires de composés appelés respectivement cycliques et acycliques.

« La structure interne d’un trou noir en rotation est bien plus complexe que celle d’un trou noir statique. Première différence notable : la singularité centrale, où la courbure devient infinie n’est plus un point mais un anneau couché dans le plan équatorial. Cet anneau n’est plus un n ?ud d’espace-temps inexorable vers lequel toute la matière doit converger. Il devient possible de voyager à l’intérieur d’un trou noir en rotation en évitant l’anneau singulier, soit en le survolant au-dessus de son plan, soit en passant au travers ! » (J.P Luminet [2], Les trous noirs)

[...]

Rimbaud fut une étoile qui s’effondra. Troublante est son oeuvre mêlée de vie qui s’est inscrite en filigrane sur l’horizon de ce qui demeure son événement. L’étoile Rimbaud était sans doute trop massive et ne pouvait, après avoir brillé d’un si vif éclat, que disparaître en elle-même en nous léguant le feu qu’elle avait volé. L’anneau, la plaque du foyer noir, le puits des magies, sont les indices d’une trajectoire, d’un cercle de navigation emprunté par Rimbaud ; sa descente dans le maelström. Cet orbe est fascinant et angoissant en même temps car il se situe outre une frontière où se voit emporté vers l’irrémédiable le destin de toute une vie. En quittant tout, les siens, l’Europe, la poésie, Rimbaud est passé par un seuil au-delà duquel rien ne peut remonter à sa source, hormis celle de sa propre illumination.

[...]

Analogie transphysique :

Cercle magique : « Il y a un cercle magique à l’intérieur duquel aucune mesure ne peut nous conduire » (Arthur Eddington)

« La question du cercle magique fait l’objet de discussions passionnées au Colloque de Paris de 1922. Autour d’Einstein se réunit la plus belle « brochette de relativistes » que l’on puisse imaginer (...). Pourtant cette armada de physiciens théoriciens ne parvient pas à résoudre le problème mathématique posé par le rayon critique. Tout au plus pressentent-ils l’éventualité de l’effondrement gravitationnel. » (J.P Luminet)

Ce cercle Rimbaud en devinait l’existence intérieure et s’en savait à proximité. Proche du rayon critique, sa trajectoire orbitait alors encore de façon stable autour de son noyau d’inconnu, de là nous viennent ses plus beaux vers, stances où l’équilibre de ses forces harmonise le dessein savant de ses visions : « O, l’Omega, rayon violet de ses yeux. » (Voyelles). Or, pendant ce festin où s’ouvraient tous les coeurs et où tous les vins coulaient, (Une saison en enfer) l’appétit de Rimbaud ne cessait d’augmenter, jusqu’à ce qu’il le perdit. A l’heure de la Saison Rimbaud songe à rechercher la clef du festin ancien, où il reprendrait peut être appétit. Mais, vers toujours plus d’intensité, Rimbaud se rapproche du rayon de non-retour [3], le « puits des magies » est analogue au rayon critique au delà duquel la gorge de Schwarzschild [4] avale l’espace-temps. « Une saison en enfer » marque cette phase ultime où Rimbaud se sait déjà dans« cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! » (Une saison en enfer). L’illumination inverse sa trajectoire, la gorge, d’où plus aucun chant ne sortira, se rétrécit jusqu’à l’adieu final, point où tout se voit accompli, jusqu’à l’auto-prophétie. Pendant cette traversée de la Saison et cette Nuit de l’enfer Rimbaud se retrouve au sein du silence absolu. « Décidément nous sommes hors du monde. Plus aucun son. » (Nuit de l’enfer). La zone de non retour est décrite comme l’enfer qu’habite Satan en personne pour lequel Rimbaud détache « quelques hideux feuillets de son carnet de damné ». Le diable est donc aux yeux de Rimbaud irrémédiable et se situe au centre du maelström vers lequel il tombe.

« Gagne la mort avec tous tes appétits, et tous les péchés capitaux. »

[...]

—oOo—

Le Diable

Symbolisme

« Le Diable, l’adversaire, le semeur de trouble (Satan), est l’opposé de Dieu qui règne au ciel, il est le prince des ténèbres et le grand Diviseur. Ce que traduit d’ailleurs exactement son nom grec dia-bolos — « dia » signifiant deux. Le Diable est ainsi celui qui, de la création unique de Dieu rangeant tous les éléments sous le principe de l’unicité, fait une création double, soumise au principe de la division qui marque désormais la relation entre le ciel et la terre, entre le haut et le bas, entre le bien et le mal, entre le Paradis et la vallée des larmes où, à la suite du péché originel et de la chute, nous sommes condamnés à vivre. [...] » ( Encyclopédie des symboles)

Le poison :

« Va, démon ! » (Nuit de l’Enfer)

Tout comme l’Igitur de Mallarmé qui boit la fiole du néant avant de se voir disparaître en un miroir étrange, Rimbaud dans une saison en enfer avale « une fameuse gorgée de poison » et se condamne à la damnation de l’enfer. [...] [ Du maître des lieux], Lucifer,la légende dit « qu’il se sépara de dieu afin de vivre indépendant et dans l’orgueil de la connaissance personnelle. »

Cet orgueil diabolique, Rimbaud s’en réclame l’incarnation : « Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice : j’ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection... Orgueil. » (Nuit de l’enfer). La quête poétique, qui va de pair avec la connaissance de soi, semble avoir mené Rimbaud jusqu’à l’antre de l’ego luciférien-« le diable est au clocher à cette heure »- où le voyant devient dément puis démon. Après s’être symbolisé sous les traits du bateau ivre, Rimbaud se diabolise et entre dans un territoire où se perdra sa trace. Cependant, sur l’horizon de son enfer se dessine encore une traînée ; son sillage avenir outre une frontière sombre où sa chute se poursuivra. Une Saison en enfer prophétise obscurément l’avenir de son auteur, transcription d’un futur antérieur et intérieur (futur transtérieur*) auquel Rimbaud sait qu’il n’échappera pas, s’y condamnant lui-même. « Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? » (Nuit de l’Enfer) Dans une Saison en enfer (ainsi que dans certaines illuminations) apparaît donc :

L’HORIZON DE LA POESIE

« La poésie n’est rien d’autre que le dernier horizon, qui est à son
tour l’arrête où les extrêmes se rejoignent, où il n’y a ni contradiction ni doute. Parvenant à cette frontière finale, l’enchaînement habituel des phénomènes brise sa logique, et de l’autre côté, là où commencent les terres du poète, la chaîne se ressoude en une logique nouvelle. Le poète vous tend la main afin de vous conduire au delà du dernier horizon, plus haut que la pointe de la pyramide, dans ce champ qui s’étend au delà de ce qui est vrai ou faux, au delà de la vie et de la mort, au delà de l’espace et du temps, au delà de la raison et de la fantaisie, au delà de l’esprit et de la matière... Il y a dans sa gorge un inextinguible brasier. »

(Huidobro, poète chilien, 1925)

Le départ :

« dans l’affection et le bruit neuf ! (Départ, les Illuminations )

« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons, les climats perdus me tanneront. » ( Mauvais sang )

« Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham. » (Mauvais sang)

Analogie géographique :

Le pays de Kouch, premier des fils de Cham, lui-même fils de Noé, était situé en Abyssinie, (actuelle Ethiopie) ainsi que sur la partie de l’Arabie qui longe la mer Rouge où Rimbaud passa les dernières années de sa vie.

Origine de l’alchimie :

Étymologiquement l’alchimie semble trouver ses sources en Egypte et en Arabie. Le nom « alchimie » proviendrait de Khem , ancien nom de l’Egypte et de l’article défini arabe al. Ainsi l’Egypte - ou Khem - le pays au sol noir, la patrie biblique de Cham pourrait être à la source de l’alchimie reconnue comme « l’art du pays noir »

L’errance :

Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. ( A une raison, Les Illuminations)

« Sur les routes, par des nuits d’hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon c ?ur gelé » (Mauvais sang)

« Tu ne sais ni où tu vas, ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. »

Le trafic :

( A vendre..., Solde, les illuminations )

« Les blancs débarquent. » (Mauvais sang)

« Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère » (Mauvais sang)

« Assez ! Voici la punition.-En marche ! (...) « Les outils, les armes...le temps !... » (Mauvais sang)

L’agonie :

( cette seconde cuisse et cette jambe de gauche, les Illuminations)

« Mais l’horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l’heure de la pure douleur ! » (Mauvais sang)

« Sur mon lit d’hôpital, l’odeur de l’encens m’est revenue si puissante ;gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr... » (L’éclair)

« Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! La nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! Le c ?ur...les membres... » (Mauvais sang)

« Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. » (Nuit de l’Enfer)

La mort : (soeur de charité)

« Je ne vois même pas l’heure où les blancs débarquant, je tomberai au néant. » (Mauvais sang)

« Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes. » (Mauvais sang)

« L’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde. » (Nuit de l’enfer)

« Vais-je être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l’oubli de tout le malheur ?  »(Mauvais sang)

« J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie [5], patrie de l’ombre et des tourbillons » (Alchimie du Verbe)

Mort dont Rimbaud se fait le tombeau énorme :

« J’ensevelis les morts dans mon ventre. » (Mauvais sang)

« Vite, est-il d’autres vies ? » (Mauvais sang)

[...]

—oOo—

Parallélisme

Dans ce parallélisme transphysique et transpoétique, le cas Arthur Rimbaud est une singularité nue dont l’excès de clarté induit une ombre immense. L’évolution rimbaldienne révèle une mort et une résurrection avant l’Heure, une cosmogonie et une agonie de l’Ego, qui, pour hermétiques qu’elles soient, ne sont pas sans logique. La chute dans le malström infernal de la Saison nous introduit au lieu d’une extrême gravité. S’en suivra une fuite sans fin du sens et du lieu.

« L’heure de sa fuite, hélas !

Sera l’heure du trépas.

Ô saisons, ô châteaux ! » (Une saison en enfer, Alchimie du Verbe)

[...]

« Le maître du silence » s’est donc jeté corps et âme dans l’abîme, son propre abîme autour duquel sa traînée de phosphore, bien qu’éternellement mouvante, nous apparaît figée dans la lumière piégée de 42 Illuminations, éclats de ce qui fut l’étoile Rimbaud.« Peut-être les gouffres d’azur, des puits de feu. C’est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables. »

( Enfance V )

—oOo—

Notes pileface

« C’est l’été. Je suis à Long Island. Je relis les Illuminations,
le livre qui restera quand plus personne ne se souviendra de rien.
En ce temps-là, seuls quelques rares passants
pourront se promener danns l’après-monde comme s’il s’agissait
d’un volume ouvert à chaque moment. »

Ph. Sollers
Rimbaud in la Guerre du Goût, Gallimard/Folio p. 246, 1994 (coll. Blanche)

—oOo—

La poésie pratique

Entretien avec Carole Vantroys (Lire, mars 1997)

" Le roman doit avoir pour but la poésie pratique ".
Philippe Sollers
Studio,Gallimard, 1997.

C.V. Studio est aussi un livre sur la poésie...

Ph.S. C’est « le » sujet du livre.

C.V. Vous dites que « Rimbaud n’a pas été lu encore ».

Je le maintiens. Rimbaud est un cas particulièrement intéressant. On croit le connaître, et pourtant ! Il y a des gens qui se sont amusés à taper à la machine des textes des Illuminations et à les envoyer aux éditeurs. Ils ont été refusés ! Je travaille là-dessus depuis quatre ans. Sans en avoir l’air. Je dis des choses à la télévision. Et je rentre chez moi... Je me suis donc rendu compte que les gens les plus cultivés ne savaient presque rien de Rimbaud.

C.V. Comment l’expliquez-vous ?

Ph.S. Ils ne se sont pas mis en situation pour le lire vraiment. Par exemple, la couleur des voyelles. C’est un truc que tout le monde devrait savoir : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ». Vous n’êtes pas obligé de voir le « A noir » si vous voulez le voir « vert », c’est votre problème. Mais que ceci ait été dit une fois en français par un poète qui a vu que les voyelles pouvaient être assimilées à des couleurs, c’est un événement dans ce que l’on pourrait appeler l’expérience du langage.

C.V. Mais pourquoi Rimbaud ?

Ph.S. Rimbaud est un énorme continent. Ce que j’essaie de dire à son propos, c’est qu’il est à venir parce qu’il représente une telle déflagration. Ce poète a suscité le plus grand nombre de commentaires, de fantasmes et d’identifications de toute l’histoire de la langue française. Rimbaud est aussi important que Pascal par exemple. D’où l’intérêt de le prendre, lui, et d’étudier vraiment à fond la question. C’est-à-dire d’abord les textes : Une saison en enfer, ce poème extraordinaire qui attend toujours qu’on le lise et qu’on le relise ; les Illuminations ; et puis la vie. Pour ce qui est de la biographie, j’étais étonné de voir qu’on n’avait toujours pas fait usage du journal d’une des s ?urs de Rimbaud, Vitalie. On parle toujours d’Isabelle, en oubliant Vitalie. « La Pléiade » a publié le journal où elle raconte son séjour à Londres avec Rimbaud, en 1874, après Une saison en enfer, après la rupture avec Verlaine et le fameux coup de revolver. C’est un document capital qui reste inexploité.
Même chose pour Hölderlin, que j’étudie aussi longuement dans mon livre. Je crois que personne n’a vraiment utilisé les lettres dites des dernières années, de la folie donc, lettres qu’il envoie à sa mère parce qu’il faut bien qu’elle lui donne un peu d’argent pour sa subsistance. Et pendant ce temps-là, il écrit des poèmes qui paraissent d’une telle simplicité...

C.V. Van Gogh, Artaud, Cézanne, Picasso... et maintenant Rimbaud et Hölderlin. Pourquoi cette fascination pour les peintres ou les écrivains mythiques ?

Ph.S. Parce qu’ils sont plus vivants que les autres. C’est ce que j’ai voulu faire sentir. Au pays des morts vivants, les morts, ces morts-là sont extraordinairement vivants. C’est un devoir littéraire, une responsabilité, de les défendre.

C.V. Pourquoi n’avez-vous pas écrit plutôt un essai sur Rimbaud et Hölderlin ?

Ph.S. Impossible ! Vous ne pouvez pas parler de poésie sans vous impliquer personnellement. Il faut dire « je ». Le roman permet cela, pas l’essai. A un moment, j’en arrive à cette formule à laquelle je tiens beaucoup : « Le roman doit avoir pour but la poésie pratique. »

C.V. Ce qui veut dire...

Ph.S. Attention, cela ne signifie pas qu’il faille écrire des romans poétiques ! Cela signifie que je défends la poésie à travers le roman. Pourquoi ? Parce qu’il me semble que toutes les expériences capitales de mon existence ont comme horizon la poésie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire les souvenirs d’enfance, les relations amoureuses... Et cette défiance considérable que vous appelez paranoïa, mais qui me semble simplement une forme de lucidité plus que profonde face au manège social.

—oOo—

La « logique du tiers inclus » et la pensée chinoise

Logique du tiers inclus : « il existe un troisième terme T qui est à la foi A et non-A ». Cette logique n’est pas sans analogie avec la pensée taoïste.

Logique du Yin Yang taoïste :

Le Yin et le Yang s’opposent.
Le Yin et le Yang se complètent.
Le Yin et le Yang sont inséparables.

Deux principes symbiotiques qui régissent toute vie et l’univers, au c ?ur de la tradition chinoise. Là, où la pensée chinoise insiste sur la complémentarité et l’union du Yin et du Yang, la pensée occidentale souligne plus volontiers le dualisme sous forme d’opposition.
La vision chinoise est bien traduite par la figure du Tai ki.

Alors que graphiquement, deux types de lignes sont utilisés pour représenter un symbole : les droites et les courbes. Dans la figure du Tai ki, seule la courbe apparaît, bien en adéquation avec la pensée orientale faîte de souplesse, de recherche d’harmonie, tandis que la droite, tranchante et séparante est plus à relier avec l’esprit analytique occidental.

Yin Yang "A" et "non A" ! Oui, mais il manque à notre analogie, le « troisième terme T ». Lao-tzu cité par François Cheng Vide et plein [6], nous le donne :

Le Tao d’origine engendre l’Un
L’Un engendre le Deux
Le Deux engendre le Trois
Le Trois produit les dix mille êtres
Les dix mille êtres s’adossent au Yin
Et embrassent le Yang
L’harmonie naît au souffle du Vide médian

[comme le vide autour du moyeu permet de faire tourner la roue disent les auteurs taoïstes. (note pileface)]

« C’est bien cette relation ternaire entre le Yin, le Yang et le Vide médian qui donne naissance et sert aussi de modèle aux Dix mille êtres. Car le vide médian qui réside au sein du couple Yin Yang réside également au c ?ur de toutes choses [...]
Un système binaire qui serait ternaire ; et un système ternaire qui serait unitaire (Tao) : 2=3, 3=1. Tel est le ressort apparemment paradoxal, mais constant de la pensée chinoise [7]. Le Vide n’y apparaît pas comme un espace neutre [...]. C’est le point nodal tissé du virtuel et du devenir, où se rencontre le manque et la plénitude, le même et l’autre. Cette conception s’applique aussi bien aux choses de la nature [... ] qu’au corps même de l’homme (notamment à cette vue selon laquelle le corps humain, dominé par le shen « Esprit » et le ching « Essence » ou par le C ?ur et le Ventre, obtient son harmonie par le Vide médian, régulateur des souffles qui animent ce corps. »

François Cheng
Vide et plein

—oOo—

Liens

La parole de Rimbaud Lecture par Philippe Sollers.

Pourquoi lire Rimbaud aujourd’hui ? Articles de Philippe Sollers dans Le Monde, 2000, 2004.

Le fusil de Rimbaud, Sollers critique littéraire.

Illuminations dans les romans de Sollers

Le Dit de la poésie d’Arthur Rimbaud . René Char, M. Heidegger, Ph. Sollers.

—oOo—


[1Singularité : Point mathématique sans volume et de densité infinie. La physique connue perd pied en ce point. Selon la théorie de la relativité générale, l’univers est parti d’une telle singularité.

[2directeur de recherches au CNRS et astrophysicien à l’observatoire de Paris-Meudon.

[3Rayon de non retour : Rayon qui définit l’horizon d’un trou noir. Une foi ce rayon franchi, ni matière ni lumière de peuvent ressortir du trou noir.

[4« Dès que l’on s’approche de la source du champ gravitationnel, la courbure s’accentue et influence les cônes de lumière, qui se ferment et s’inclinent vers l’intérieur de la région en effondrement. Lorsque l’étoile atteint la taille critique de Schwarzschild, tout les rayons lumineux sont capturés [...]. Le trou noir proprement dit est né. (J.P Luminet, les trous noirs)

[5Cimmérie : Myth.(Antres cimmériens), zone souterraine située entre Cumes et Baïes, qui passaient pour les portes des enfers et pour être peuplés de Cimmériens.

[6éd. Du Seuil/Essais, 1991, p. 59-61

[7La pensée chinoise, Marcel Granet, Albin Michel, nouv. Ed. 1999, p.232 :

« Un n’est jamais que l’entier et Deux n’est que le couple. Deux, c’est le couple caractérisé par l’alternance du Yin et du Yang. Et l’Un, l’Entier, c’est le pivot, qui n’est ni Yin, ni Yang, mais par qui se trouve coordonnée l’alternance du Yin et du Yang [...]. Tout ensemble Unité et Couple, l’entier, si l’on veut lui donner une expression numérique, se retrouve dans tous les Impairs, et d’abord dans trois (Un plus Deux). Trois, nous le verrons, vaut comme une expression à peine affaiblie de l’Unanimité. »

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4 Messages

  • cygnus | 1er février 2008 - 21:00 1

    Adressé à Mr A. Gauvin

    Bonjour,

    La question : Rimbaud est-il une "étoile effondrée" ? ou cette "étoile" ne témoigne-t-elle pas de l’effondrement du monde qui l’entoure et, d’une certaine manière, se prolonge jusqu’à nous ? est intéressante. Le fait est qu’une étoile qui s’effondre y fait s’effondrer tout l’univers y compris ceux qui l’habite. C’est la chute de l’Homme et de l’univers qui en quelque sorte s’effondrent l’un dans l’autre, le tout s’effondrant en lui même ou sa pureté présente. Mais il y a dans cet effondrement un jeu de lumière qui fait du devenir cette chose sombre car situé au delà de l’horizon des événements que la dite lumière représente. Le devenir rimbaldien étant la singularité, ce dernier se projette dans le maelström infernale d’une saison. Apparaît ensuite le c ?ur toroïdal des illuminations ; foyer des fluxions énergiologiques, anneau des illuminations où tout se voit accomplit. Vous dites aussi : Les "Illuminations" ne sont-elles pas le propre d’une autre ouverture au temps (Paradis) ? C’est incontestable, le temps est bel et bien criblé de photons transréels traversant l’horizon du voyant et volant selon... Le Langage s’est effondrée vers une zone de non-retours, dans la dimension connexe d’une raison trouant l’écran de la représentation.


  • A.G. | 1er février 2008 - 18:55 2

    Suite à mon commentaire du 29 janvier, j’ai reçu le message suivant dont je reproduis des extraits :

    « Le 31 janv. 08, à 17:50, pascal ruef a écrit :

    Bonjour, merci pour m’avoir indiqué mon erreur dans ma retranscription de la phrase de Rimbaud. L’exactitude en matière de citation doit être respectée. « De nulle part » et « de toujours » sont deux expressions qui différent il est vrai et « l’arrivée » est certes cette raison de toujours se propageant partout. J’ai sans doute été induit par la phrase de Descartes décrivant l’univers comme une sphère infinie dont le centre et partout et la circonférence nulle part. Pour en revenir à cette raison Rimbaud la voudrait criblant les fléaux à commencer par le temps, la dimension a-temporelle de cette raison rejoint donc bien cette singularité du trou noir qui est un point hors-temps bien que depuis le relativité d’Einstein le temps et l’espace s’entremêlent en la dimension de l’espace-temps. Le toujours a-temporel est donc le pendant du nul part a-spatial qui fusionnent en la singularité rimbaldienne. Je ne suis pas en train de dire que j’ai raison d’écrire "nulle part" à la place de "toujours" surtout quand il s’agit de citer Rimbaud, je dis seulement que pour moi ces deux notions bien que différentes coalescent dans la dimension supérieure d’une raison singulière. Ceci étant je vous remercie encore pour vos indications concernant mon texte qui doit encore comporter bon nombre de scories. A ce sujet il s’agit d’un extrait [...], l’intégralité du texte formant un petit essai que je serais heureux de vous faire lire si cela vous intéresse.
     
    PS : [...]
    On m’a recommandé de vous répondre via le forum du site pileface mais un problème d’accès au site m’en a empêché. »

    Ma réponse :
    « Bonsoir,
    C’est bien volontiers que je lirai votre essai (est-il publié ?) car, c’est vrai, des extraits ne permettent pas nécessairement d’avoir une vue ni de l’ensemble ni de la démarche.

    C’est vrai que, dans un premier temps, deux choses m’ont interpellé :
    _ - le titre : Rimbaud est-il une "étoile effondrée" ? ou cette "étoile" ne témoigne-t-elle pas de l’effondrement du monde qui l’entoure et, d’une certaine manière, se prolonge jusqu’à nous ?
    _ - le fait que vos citations proviennent essentiellement d’"Une saison en enfer" (où Rimbaud nous dit bien qu’il n’a passé qu’"une" saison) qui, à ce qu’on pense généralement aujourd’hui, précèdent les "Illuminations". Les "Illuminations" ne sont-elles pas le propre d’une autre ouverture au temps (Paradis) ?

    Le lien que j’ai fait avec le début de l’entretien de Sollers de 1981 - Comment aller au Paradis - tient au fait qu’il y est aussi question de "trou noir", du "maelstrom" et d’un autre "trou"... ça n’a pas d’autre rapport que le fait que ce passage de l’enfer au paradis "hante" toute l’oeuvre de Sollers, grand lecteur de Dante et de Rimbaud.
    Il faudrait "creuser" tout ça... avec raison.

    Bien cordialement,
    AG »


  • A.G. | 29 janvier 2008 - 14:44 3

    Je lis dans le paragraphe intitulé : L’errance cette citation attribuée à Rimbaud :
    " Arrivé de nulle part qui t’en ira partout. (A une raison, Les Illuminations). "
    Cette citation est inexacte (et triplement) ! Et risque bien de nous entraîner dans un... trou noir "dont rien, pas même de la lumière ne peut sortir" ! Un comble pour une "illumination" !

    La citation exacte est : " Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. ". Ce qui, on en conviendra n’est pas tout à fait la même chose !
    Cette phrase, Sollers la mettait déjà en exergue de son petit livre de 1963  Francis Ponge ou la raison au plus haut prix . (je souligne : "la raison" et "au plus haut prix")
    Dans  Illuminations à travers les textes sacrés (2003) Sollers écrit :

    " Que notre Odyssée débute donc par le poème d’Arthur Rimbaud  A une raison . D’emblée, pour éviter toute dérive étroitement mystique, ou spiritualiste. " (Folio, p.26)
    Et, plus loin : " Reposons-nous un instant. Offrons nous une détente. Nous venons de franchir un palier. Nous sommes parvenus à la première étape de notre voyage. Cette halte est tout entière contenue dans ces mots :

    " Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. "

    Méditons-les. Nous en sommes certains maintenant : cette raison chantée par Rimbaud est tout autre chose que la Déesse Raison, installée en voile transparent sur l’autel de Notre-Dame de Paris à la Révolution, autre chose aussi que l’Etre suprême ; de même, elle n’a rien à voir, tout en le subsumant, avec le culte catholique ni le pilier qui fera qu’un grand poète, Paul Claudel, après la lecture des Illuminations, découvrira l’innocence enfantine de Dieu. Cet alexandrin, " Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. ", on rêverait de le voir inscrit au fronton de tous les édifices importants de la planète, en lieu et place de "Aux grands hommes, la patrie reconnaissante". Avec lui, il n’est question que de temps et d’espace, et ainsi du mystère de la pluralité et de l’unité de tous les êtres, du mouvement éternel du flux et du reflux, de la mer mêlée au soleil. Elle vient de toujours, cette nouvelle raison, de tous les toujours, elle est "toujourisante" selon l’expression forgée par Dante. Qu’arrive-t-il avec elle ? Des lendemains qui chantent ? Non, parce qu’il n’y a plus de lendemain, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait plus d’histoire ni de futur. Le présent, désormais, voit arriver du toujours, qui s’en va aller partout. Ce qui arrivera avec elle ? La transfiguration de l’univers, disons-le. " Alors le coeur comprend que Celui qu’il voit / N’a jamais cessé de l’appeler vers Lui ", serai-je tenté d’ajouter, citant ces deux paroles dIbn Arabi. " (p.36-37, je souligne.)

    Marcelin Pleynet revient aussi longuement sur cette Illumination dans son livre paru en 2005  Rimbaud en son temps (p.300 et suivantes). Rappelant que " Philippe Sollers le souligne dans Illuminations à travers les textes sacrés : " Le poète tutoie donc cette "Raison" majuscule et anonyme de la même façon qu’il s’est donné seul les moyens de tutoyer son âme dans Une saison en enfer. " ", Pleynet écrit : " Cette "Raison" avec laquelle Rimbaud est à tu et à toi, est une "vocation" du temps dans sa jeunesse, dans son "enfance". " (p.303, je souligne)

    Comme dit encore Sollers après avoir rappelé toutes les "dévotions" suscitées par Rimbaud : " Depuis, rebelle des rebelles, sans retour, ni détour, l’étoile Rimbaud n’a fait que s’obscurcir, en proportion inverse de sa lumière définitive. " (op. cité, p.24. C’est moi qui souligne.). CQFD.


  • A.G. | 29 janvier 2008 - 10:07 4

    L’anneau

    .

    Trou et trous noirs : se reporter au début de l’entretien :
    {{ Comment aller au Paradis}}