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Il n’y a rien à craindre...

Oeuvre et biographie mêlées

D 25 octobre 2007     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Publication des Mémoires (Un vrai roman), sortie en Folio du livre de Gérard de Cortanze : Philippe Sollers ou La volonté de bonheur, roman (publié en 2001 dans la collection "Vérité et légendes" des Editions du Chêne), Sollers, en apparence, ne se cache pas. Dans les romans, la dimension autobiographique est évidente. Il cite volontiers ce mot de Debord : " Savoir écrire c’est savoir lire, et savoir lire c’est savoir vivre. ".
" Seule l’oeuvre a de l’importance ? Mais non. Seule la vie ? Mais non. Les deux sont inextricablement liées, et c’est cela qui effraie " écrit Sollers.
Mais qu’est-ce qu’un écrivain (un poète, un peintre, un musicien) ? Et qu’est-ce que "la vie" d’un écrivain (un poète, un peintre, etc.) ? Qu’est-ce qu’une "vie" ? Qu’est-ce qu’on en retient ? Doit-on lire "tout" Heidegger à partir de son engagement de 1933 ? La vérité (y compris sexuelle) des Poésies de Rimbaud se déduit-elle de sa relation, la plus connue, avec Verlaine ? " A chaque être, plusieurs autres vies " ne sont-elles pas "dues" ? Que sont ces " Vies " dont nous parle Rimbaud dans les Illuminations ?
La vie éclaire-t-elle l’"oeuvre" ? Ou l’inverse ?
" Sartre explique merveilleusement toute l’époque de Flaubert et Flaubert lui-même dans cette époque, mais pas Madame Bovary. "
Pourquoi ? Parce que " les livres viennent de la solitude, du silence, de l’inavouable, d’une ombre mobile et jalousement protégée. "
Alors quoi ? La vraie question, pour l’écrivain (etc.), est : " Qu’est-ce que vivre avec pour premier souci le fait de le dire d’une certaine façon ? " Et la réponse : " Sa vie est une oeuvre pour l’oeuvre, en même temps que l’oeuvre. "
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ce que Sollers écrivait en 1994. De toute façon " il n’y a rien à craindre... "

Un principe, l’affaire est entendue : Proust avait raison et Sainte-Beuve avait tort, l’oeuvre d’un écrivain n’est pas issue de son " moi social " mais d’une expérience le plus souvent insoupçonnable par ses contemporains, ses relations, ses amis, son entourage immédiat. Personne n’est plus dissimulé, fuyant, contradictoire, trompeur. Les livres viennent de la solitude, du silence, de l’inavouable, d’une ombre mobile et jalousement protégée.

La sociologie a beau faire, la sociomanie se déchaîner dans un sens ou dans l’autre, personne ne pourra jamais établir exactement pourquoi M. X, à travers telle ou telle péripétie historique ou privée, a écrit ces poèmes-là, ces romans-là, ces phrases-là. Sartre explique merveilleusement toute l’époque de Flaubert et Flaubert lui-même dans cette époque, mais pas Madame Bovary. Même irritant problème avec Mallarmé, Baudelaire, Genet. Baudelaire était un dangereux subversif pour Sainte-Beuve ? Un attardé réactionnaire pour Sartre ? Le procès peut continuer, et à moins de trouver la solution finale (par exemple : plus personne ne lit ou ne sait lire), il n’a aucune raison de s’arrêter.

Kierkegaard disait : " Le monde reste toujours le même, et ce qu’il ne supporte pas, c’est d’être contemporain de quelque chose de grand. " Nous savons maintenant, grâce au politically correct, que cette intolérance peut s’appliquer aussi à tout le passé (en quoi le politically correct n’est que l’héritier des grands mouvements totalitaires du siècle). D’une façon ou d’une autre, c’est un jeu d’enfant de démontrer que tous les écrivains, sans exception, ont été - et, donc, risquent d’être - coupables. Ils le sont assurément à un moment ou à un autre. C’est forcé.

Sociologie, psychologie, interprétation critique ou politique sont cependant d’excellentes choses. L’écrivain n’est pas un pur esprit, il ne naît pas n’importe où, son roman familial a la plus grande importance, les événements qui se déroulent autour de lui aussi. La curiosité biographique est pleinement légitime, ne serait-ce que pour démontrer qu’elle bute, non pas sur un mystère (rien n’est mystérieux dans la création), mais sur une façon de vivre autrement.

Entre la réduction sociologique et l’idéalisme mystificateur, il y a place pour cette question, rarement traitée : qu’est-ce que vivre avec pour premier souci le fait de le dire d’une certaine façon ? C’est bien cette façon qui fait problème pour tous les pouvoirs. La singularité est toujours inquiétante, elle peut apparaître comme une monstruosité inqualifiable au détour de telle ou telle stratégie collective, quand il n’est tout simplement pas supportable de s’affirmer en dehors du destin commun. Mais, à supposer que les livres soient de plus en plus préfabriqués et programmés en fonction de leur rentabilité, toute singularité obstinée devient alors un acte de révolte ou de mégalomanie. Allons plus loin : on peut imaginer qu’un jour le " politiquement correct " sera assimilé au " génétiquement conforme ". C’est au corps même de l’écrivain que s’adressera le reproche fondamental. Sa sexualité était déjà une source d’inquiétude. Mais le fait même qu’il existe pourrait devenir une question.

Il ne se soumet pas au marché ? A la technique ? Mais pour qui se prend-il ? Marché, technique : tels seront les nouveaux noms pour Dieu, race, prolétariat et autres causes d’ensemble, lesquelles ont fait couler beaucoup d’encre sur fond de censure et de crime. Staline, ainsi, est devenu le plus grand collectionneur de manuscrits de son temps, ce que ne soupçonnaient sans doute ni Romain Rolland, ni Aragon, ni Picasso, ni Sartre. Les corps disparaissaient, les livres ne voyaient pas le jour : jamais le Social n’en a autant dit sur lui-même. A quoi il faut opposer, comme d’habitude, l’oeuvre de Sade et sa biographie de plus en plus passionnante (par exemple, l’existence d’un père précis).

Ne pourra-t-on pas, d’ailleurs, dans le futur, étouffer ce risque d’écrivain gênant dans l’oeuf ? Découvrir le chromosome agaçant qui le détermine ? Pourquoi pas ? On voit que, là, l’aventure devient pour le moins serrée. En attendant, Allah peut encore servir d’épouvantail. Mais tout cela se modernise, n’en doutons pas, à toute allure.

Claudel, lui-même influencé par Mallarmé, a écrit un jour : " L’objet de la littérature est de nous apprendre à lire. " Cette formule n’a l’air de rien, et elle est tout. Ce ne sont pas seulement l’éducation, l’école, le vécu, le social qui nous amènent à cette capacité redoutable, mais bien la littérature. En quoi elle sera éternellement suspecte. " La littérature, disait Hemingway, est en première ligne. Quand la société va mal, c’est elle qui est la plus exposée. " Il faut croire, en effet, que la société a une fâcheuse tendance à aller plus mal, mais cette pente se développe d’une manière qui devrait nous sembler particulière. En effet, qui ne se croit pas aujourd’hui capable d’écrire ? Qui n’a pas une tête d’écrivain ? Personne ou presque.

Mais, parallèlement, qui sait encore lire ? Lire vraiment ? Cruelle question, à partir de laquelle on pourrait raconter anecdotes sur anecdotes. L’analphabétisme, l’illettrisme peuvent être surmontés, certes, mais savoir lire est une question d’une tout autre ampleur, et la perception de ce que nous appelons la vie en dépend. Savoir lire, c’est aussi pouvoir tout lire sans rejets et sans préjugés : Claudel et Céline, Artaud et Proust, Sade et la Bible, Joyce et Mme de Sévigné. Prouvez-le, montrez que vous n’êtes pas un esprit religieux. Savoir lire, c’est vivre le monde, l’histoire et sa propre existence comme un déchiffrement permanent. Savoir lire, c’est la liberté. La biographie des écrivains ? Mais oui ! Ce qu’on devrait y trouver, ce sont les traces de cette passion permanente. Voyez la vie quotidienne de Voltaire : quel roman fabuleux, risqué, sinueux, nerveux !

Contrairement à une opinion peureuse et reçue, un écrivain de fond n’a rien à craindre de sa biographie. Proust reprenait Sainte-Beuve sur le " moi social " parce que Sainte-Beuve se contentait d’apparences, de renseignements superficiels, reflétant simplement (comme c’est le cas de beaucoup de sociologues contemporains) sa propre existence banale. Mais qui soutiendra que la biographie ou la correspondance de Proust sont superflues ou dommageables à la lecture de la Recherche ? Personne de bonne foi, ou alors ceux qui, se prenant pour des écrivains importants, ont avantage à cacher que leur vie n’a rien d’intéressant à révéler.

Non, un écrivain n’a rien à redouter d’une enquête minutieuse sur sa vie et du récit de cette vie, au contraire. Une existence d’écrivain est, par définition, pleine de bombes à retardement. Ses ruses, ses dissimulations, ses mensonges, ses bonnes actions cachées, ses vices, ses lâchetés, ses abandons, son héroïsme, bref sa tactique et sa stratégie, font partie intégrante de ses livres. Comment, au moment où il écrivait ceci ou cela, il vivait cet autre ceci, cet autre cela ?

Proust use de ses correspondants et les abuse ? Parfait : nous vérifions la prodigieuse vitalité immobile qui l’anime, même mourant. Joyce dépense sans compter l’argent de ses femmes-mécènes en les apitoyant sur son sort, en continuant à écrire des variations auxquelles elles ne comprennent rien ? Chapeau. Genet n’est pas le truand que l’on croit ? Sa puissance d’imagination nous étonne. Un professeur découvre tardivement, aux Etats-Unis, la dédicataire, autrefois danseuse, du Voyage au bout de la nuit ? C’est important, d’autant plus que les relations entre Céline et Elizabeth Craig restent troubles. Et puis, inévitablement, les grandes questions : le Bien, le Mal. Là-dessus, on n’en finit pas, le débat reprend chaque jour, et c’est normal. Peut-on avoir été un grand écrivain et un salaud ? Un écrivain considérable et un individu répugnant, traître, irresponsable, aveugle et sourd aux souffrances de ses semblables ? Mais aussi : peut-on être un type bien sous tous rapports et un écrivain exécrable ? Toutes ces questions (sauf la dernière, jamais posée) sont increvables, roulez journaux, magazines, colloques, thèses, sermons !

Seule l’oeuvre a de l’importance ? Mais non. Seule la vie ? Mais non. Les deux sont inextricablement liées, et c’est cela qui effraie. L’amour, le sexe, les voyages, l’alcool, les drogues, l’engagement politique, les amitiés, les brouilles (très important, les brouilles), les difficultés avec l’opinion, l’Université, les éditeurs, les critiques, les cinglés, les copieurs, les jaloux, les photographes, les radios, les télévisions, la pratique des mondains, des banquiers ou des marginalités, l’exil, la prison, la clandestinité ou la façade de respectabilité, l’anarchisme maintenu ou le goût des honneurs - il y en a pour tous les clans, tous les partis, toutes les rêveries. Chaque épisode est décisif, le moindre déplacement de jeu, comme aux échecs, a une histoire apparente et secrète.

L’écrivain a raison, il a tort, il met dans le mille, il se trompe, il sombre ou il se reprend. On l’ignore, on le célèbre, on le juge, on le condamne, on le réhabilite après sa mort ; on découvre un document inédit, des lettres ahurissantes, un dossier de police perdu, une tractation louche, une liaison incompréhensible, des actes de charité contraires à ses convictions, des dévouements ou des fidélités incroyables, des indifférences inexcusables, des atermoiements inexplicables.

Et en même temps, il a été et il reste là, sous vos yeux, en train de vivre ses mots, donc ses sensations et ses idées, d’une autre façon que les passagers de l’existence. Sa vie est une oeuvre pour l’oeuvre, en même temps que l’oeuvre. Proust est allé jusqu’à dire que la littérature était la seule vie réellement vécue. Proposition évidemment inacceptable, n’est-ce pas ? Et Dieu ? Et l’Humanité ? Et la Science ? Oui, oui, sans doute. Mais d’où vient cette émotion étrange en lisant un écrivain, ou en apprenant tel ou tel détail significatif de son parcours ? Quelqu’un a donc éprouvé l’espace et la durée de cette manière qu’on n’apprend jamais que de soi seul ? Il y a de l’infini dans l’instant ? Un univers dans trois lignes ?

La vie est tragique. La vie est comique. La vie a un sens. La vie n’a pas de sens. J’ai toujours pensé qu’il fallait défendre les écrivains. N’en dire que du bien. Voici la fin d’une nouvelle, écrite en 1936, par Francis Scott Fitzgerald, " L’après-midi d’un écrivain " : " Il traversa la salle à manger et il entra dans son bureau, aveuglé, un instant, par l’éclat de ses deux mille livres, dans le coucher de soleil. Il était assez fatigué - il allait s’allonger pendant dix minutes, et puis il verrait s’il pouvait démarrer sur une idée dans les deux heures qui lui restaient avant le dîner. "

Philippe Sollers, Le Monde du 11.02.94

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