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La poésie invisible

Eloge de l’infini, Gallimard, 2001.

D 1er juin 2007     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Ulysse déguisé en mendiant tente de se faire reconnaître par Pénélope
Relief en terre cuite, v. 450 av. J.-C., musée du Louvre

Tout le monde en convient dans l’indifférence quasi générale : la poésie n’en finit pas de disparaître, elle s’éteint, elle se dissout dans le sentimentalisme ou la préciosité moisie, elle ne donne plus lieu qu’à des recueils invendables et mélancoliques, elle contemple sa propre mort avec un narcissisme sombre. C’est sans doute dommage, mais que voulez-vous - les temps sont durs, les problèmes s’accumulent. Ah ! Voici quand même un sursaut, un dernier cri, une révolte... mais non, plus rien, le bruit est trop fort, il couvre tout, les voix, les souffles, les corps. L’aplatissement verbal règne dans un océan de disques compact ou de reproductions de tableaux, les commémorations de poètes passés suivent leur cours (quels personnages intéressants ! que d’aventures !), les révolutionnaires ont le choix entre suicide et mutisme, bref, l’ exclusion , la vraie, ne touche pas seulement les vaincus de la productivité fébrile mais justement la langue qui pourrait penser et parler. Ca ne pense pas, ça opinionne. Ca ne parle pas, ça ordonne. Misère de la poésie, donc, et poétisation publicitaire de la misère : telle est, désormais, la norme rotative de nos sociétés.

Le mot fameux de Hölderlin, à l’aube des temps modernes, « A quoi bon des poètes dans un temps de détresse ? », nous est devenu incompréhensible puisque la détresse elle-même (ou la folie) ne nous touche plus que comme un thème d’information sociale parmi d’autres. Cette volonté d’élimination de la poésie et de la pensée ne provient pas, d’ailleurs, d’une mauvaise volonté ou d’une méchanceté proprement « humaines ». Elle est conforme à la puissance mondiale de la technique, au marché, au spectacle, au bruitage incessant d’un présent perpétuel ne faisant qu’empirer.

Reste le  rôle poétique . Il sera tenu, désormais, par le supplément d’âme consenti à travers la chanson, la plainte subjective, la prestation humoristique, l’engagement présenté comme exotique et, finalement, par l’alibi humaniste et académique. « Poète » veut dire alors prêtrise tolérée, sagesse de luxe, produit de beauté, souffrance surmontée et noble, profondeur exhibée comme justification intermittente du vacarme. Le silencieux incarné viendra dire, pendant deux minutes, que la poésie est  encore parmi nous, qu’elle a sa petite place consacrée dans les journaux, son édition charitable dans le commerce implacable du livre, ses prix d’honneur, son Nobel stable, sa convivialité chaleureuse marginalisée.

Plus l’écrivain chargé de ce rôle sera âgé, plus il sera convaincant.

Il porte le passé essoré avec lui, il en est le garant sévère ou débonnaire. Les forces de l’esprit le maintiennent en vie. Il ne nous quittera pas, c’est promis. La télévision, en déclarant fièrement être en mesure de recenser deux cent soixante écrivains au XXe siècle (dont quelques poètes) nous montre l’étendue de notre richesse. On fera leur « portrait », mais on se gardera, bien entendu, de commencer par les vivants. D’abord les morts ! Quoi, un jeune poète existerait encore parmi nous ? Qu’il attende ! Qu’il vieillisse ! Mieux, qu’il soit vieux tout de suite, c’est-à-dire timide, nostalgique, prudent, moral, effrayé, rongé par le doute et la modestie, confronté à l’impossibilité de parler qui prouve bien, par contraste, la force claire et nette des messages économiques.

Le poète est pauvre, innocent, malmené ? Oui, comme toujours, et il est bon qu’il le soit — comme n’a pas arrêté de le répéter l’idéologie bourgeoise, un instant inquiète mais savourant désormais sa vengeance venue de loin. Le nouveau, pourtant, est que le « poète »  consent désormais à cette place. Il est le volontaire de l’impossible, souvent ménagé (au lieu d’être interné) dans ce sens. Tout ce qu’on lui demande, au fond, est de ne pas avoir une prétention d’oeuvre. « C’est de la poésie » devient l’équivalent de « C’est très bien mais ce n’est pas à lire, merci ».

La poésie, la pensée deviennent ainsi des catégories psychologiques. Le cas du poète intéresse, pas ce qu’il dit. La commande est donc : soyez intimiste, déprimé, obscur ou, si vous ne pouvez pas faire autrement, porte-parole des opprimés. Ne vous affirmez surtout pas  vous-même en soutenant, par exemple, que

« Pensée et Poésie sont, en soi, le parler initial essentiel, et par conséquent du même coup le parler ultime que parle la langue à travers l’homme »

comme a osé le prétendre le suspect Heidegger, ce négateur de la communication utilitaire. Ce que révélerait la lecture réelle de la poésie ? Ah, c’est trop grave : une tout autre expérience du temps, de l’espace, de l’entendre, du voir, du sentir, du jouir.

Ce rythme, cette façon de faire avec la physique des mots, nous accusent. De quoi ? De ne pas penser, de ne pas vivre, de répéter des clichés d’actualité, des bobards, des lâchetés, des fausses croyances, des malveillances, des insignifiances. Je peux feindre ou rêver de m’intéresser à la vie étrange et dramatique de Hölderlin, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Artaud, mais me mettre devant leurs  mots est une autre affaire. Ces mots ne se laissent pas faire. Ils persistent à résonner malgré le film ou le roman-photo qu’on plaque sur leurs auteurs.

Rien de plus dangereux, oui, que la poésie,  la grande poésie , laquelle est tout autre chose, bien entendu, que jeu formel, confidence personnelle ou refrain pathétique. L’énergie qui l’habite est explosive :

« La vraie douleur est incompatible avec l’espoir. Pour si grande que soit cette douleur, l’espoir, de cent coudées, s’élève plus haut encore. Donc, laissez-moi tranquille avec les chercheurs. A bas les pattes, à bas chiennes cocasses, faiseurs d’embarras, poseurs. Ce qui souffre, ce qui dissèque les mystères qui nous entourent n’espère pas. La poésie qui discute les vérités nécessaires est moins belle que celle qui ne les discute pas. Indécisions à outrance, talent mal employé, perte de temps : rien ne sera plus facile à vérifier. »

C’est Lautréamont qui parle, et la « vérification », en effet, a eu lieu. Quel mot étrange devient ici celui d’ espoir  !

Cependant voici Rimbaud :

« Tu en es encore à la tentation d’Antoine. L’ébat du zèle écourté, les tics d’orgueil puéril, l’affaissement et l’effroi.
Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d’anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles. »

Voilà. Et, du coup, le vieux toujours jeune et violent et frais continent de la poésie se déploie.
Au hasard, L’Iliade :

« L’étincelant Hector s’élance à l’intérieur. Son visage est semblable à la rapide nuit. Il brille de l’éclat terrible de l’airain qui lui couvre le corps ; ses mains tiennent deux lances. Personne, sauf un dieu, n’oserait l’affronter quand il franchit la porte. »

Ou encore, presque au hasard, L’Odyssée :

« Le messager aux rayons clairs se hâte d’obéir : il noue sous ses pieds ses divines sandales qui, brodées de bel or, le portent sur les ondes et la terre sans bornes, vite comme le vent, et plongeant de l’azur il tombe sur la mer, puis court sur les flots, pareil au goéland qui chasse les poissons dans les terribles creux de la mer inféconde et va mouillant dans les embruns son lourd plumage. Pareil à cet oiseau, Hermès était porté sur les vagues sans nombre. »

Voilà. Il n’y a pas de crise de la poésie. Il n’y a qu’un immense et continuel complot social pour nous empêcher de la voir.

Philippe Sollers, Le Monde des livres du 13/01/95.
Éloge de l’infini, folio 3806, p. 398-406.

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