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Château du Tertre, Margaux.

Dîner en l’honneur de Monsieur Philippe Sollers, écrivain, le mardi 14 mai 2002.

D 9 février 2007     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Mais oui, bien sûr ! c’est le pays natal, le sol de la patrie
Ce que tu cherches est là, tout près, et déjà te rencontre. »

Hölderlin, Arrivée au pays, 1801
(plus connu sous le nom de Retour).

« Le pain est le fruit de la terre, pourtant il est béni par la lumière,
Et c’est du dieu tonnant que vient la joie du vin. »

Hölderlin, Pain et vin, 1801 (traduction Bernard Pautrat, 2004).

« vous me donnerez un peu de vin chaud pour finir un vin d’embouchure du côté d’l’océan sableux vallonneux c’est en 1802 qu’hölderlin écrit en voyage dans les régions qui confinent à la vendée j’ai été intéressé par l’élément sauvage guerrier le pur viril à qui la lumière de la vie est donnée immédiatement dans les yeux et les membres et qui éprouve le sentiment de la mort comme une virtuosité où s’assouvit sa soif de savoir le vent du nord-est se lève de tous les vents mon préféré et la suite intitulé andenken faisceau transparent avec mer vigne amour poésie fixité va-et-vient de base amour désigné par regard sans fatigue poésie par fondation du mélange des eaux sous le ciel »

Philippe Sollers, H , 1973.




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Philippe Sollers, 14 mai 2002

Je suis très touché que vous ayez eu la gentillesse de m’inviter, ici. Ce château, Le Tertre, est merveilleux. Il ne demande qu’à être enchanté. Avant notre arrivée, nous avons fait un long tour vers la Gironde et j’ai retrouvé cette émotion d’identité profonde qui me lie à ce pays. Un pays extraordinaire dont on pourrait parler très longuement et dont j’ai rempli des passages entiers de mes livres.

Il y a trois lieux au monde où je me sens vraiment bien. J’excepte Paris qui est un lieu de turbulences et de poison nécessaire, Bordeaux, pour des raisons de magie que nous allons essayer de cerner ; New-York, où je suis heureux de vivre chaque fois que j’y suis ; et Venise.

Le 11 septembre, ce qui m’a frappé, c’était que ces Twin Towers étaient pour moi, un symbole très fort de ce que l’art moderne peut faire, c’est-à-dire une merveille d’architecture. Il ne faut pas s’étonner du tout que la destruction de ces deux tours ait été précédée par la destruction, par exemple, des bouddhas, deux aussi, en Afghanistan.

La troisième ville, la ville rêvée, la ville merveilleuse, c’est Venise. Je pourrais passer mon temps, ici parmi vous, et à Venise.

Ces trois endroits sont révélateurs d’une inclination à vivre plutôt dans les ports qu’à l’intérieur des terres. Il y a deux civilisations qui s’affrontent constamment, ce sont celle des continentaux et celle des marins ou des gens qui habitent au bord de l’eau. Ce sont deux civilisations antagonistes, en quelque sorte, et cela a des conséquences finalement très politiques, ce n’est pas une simple question de géographie. C’est une ouverture d’esprit, un cosmopolitisme, un humanisme particulier. L’Europe doit être abordée par les ports comme Hambourg, Venise, Naples, Barcelone. Bordeaux est une des grandes villes de l’avenir européen.

Je veux vous dire mon émotion d’être ici et tout revient, c’est-à-dire l’enfance. Tout de suite, qu’est-ce que je faisais donc là, jeté dans ce paysage, fin 1936 ?

Fin 1936, sur la route d’Espagne, avec des maisons assez spacieuses et un grand parc qui entourait ces maisons, avec une particularité assez étrange, à savoir que deux frères avaient épousé deux s ?urs et avaient choisi de vivre dans deux maisons parfaitement symétriques.
D’emblée, c’est comme si j’avais une double vie, deux mères, deux pères, dans un jardin et en effet, là apparaît le vin. Très tôt, parce qu’enfant, je me rappelle très bien, comment on m’a mis assez vite à la campagne, pieds nus dans un pressoir, cela se faisait. J’ai encore sous les pieds la sensation du raisin pressé et il ne fallait pas laisser trop longtemps les enfants là, parce qu’ils auraient pu être intoxiqués.
Cela me rappelle les vendanges, époque tout à fait impressionnante, de fêtes dans la région et de l’atmosphère très particulière qui régnait brusquement, d’un travail qui était aussi une fête, la fête du vin. Et dans le vin, il y a une vérité qui est sensible, perceptible mais qui, peut être, échappe à la pensée.
Quand vous buvez un bon vin de Bordeaux, je n’ai pas bu d’abord les vins les plus célèbres, petit à petit mon goût s’est affiné, je pourrais vous dire ce que je bois de préférence. Puisque le Comte Alexandre de Lur-Saluces a la gentillesse de m’introduire parmi vous, disons qu’en effet, Yquem, qu’est-ce qu’on peut dire d’autre en le buvant, qu’il se doit d’être frais au début, en le laissant chambrer jusqu’à la pâtisserie et en allant des huîtres accompagnées de crépinettes jusqu’à un gâteau convenable.

Il y a quelque chose qui relève d’un tel art séculaire que pour rentrer dans la vérité du vin, il ne faut pas seulement le goûter, l’apprécier, mais il faut, je dirais, le dormir. Quand vous buvez un grand Bordeaux, il se trouve que le lendemain matin, votre corps a répondu étrangement, votre sang, vos cellules, à quelque chose qui est venu vous envelopper, vous rassurer, vous calmer, vous rendre plus lucide. Il faut être attentif à un réveil sur un grand vin, c’est là qu’on le comprend le mieux. C’est après l’avoir, en quelque sorte, dormi.

"Aujourd’hui, dit Baudelaire, l’espace est splendide. Montons à cheval sur le vin, sans mors, sans éperons, sans bride, vers un ciel féerique et divin."
Baudelaire, vous voyez, fait rimer "vin" et "divin" et il est impossible qu’il en soit autrement. Je ne vais pas vous convoquer, bien entendu tous les dieux, à commencer par Dionysos, on peut l’appeler Bacchus en latin, mais le rapport à la divinité du vin est quelque chose qui devrait, je crois, nous faire réfléchir sur cette perte des dieux, ou sur ces dieux devenus grimaçants et meurtriers qui sont ceux de notre temps. L’absence de Dieu, l’absence des dieux, la férocité de Dieu, l’incroyable fanatisme de Dieu, nous cachent quelque chose qui persiste dans le vin comme divinité, dans la poésie, dans l’art et dans la musique.

Mozart a fait chanter, à un moment très étonnant de son Don Giovanni, son héros : " Vive le bon vin, vive les femmes, soutien et gloire de l’humanité ".
Le vin, les femmes. Comme c’est étrange. Pourquoi cet appel à la gloire de l’humanité à travers le vin et les femmes ? C’est une vérité qui s’est énoncée de préférence au XVIIIème siècle. Curieux, ce siècle, mais nous y sommes plus ou moins. Vous sentez bien que quelque chose à Bordeaux fait signe vers cette époque.

Stendhal l’avait remarqué, il n’est pas le seul, quelque chose qui fait signe vers une réalité qui serait là, persistante grâce au vin. Le vin, nous en sommes tous des prothèses en quelque sorte, des surgeons, nous, humains, qui mourrons assez vite. Le vin a une vertu d’immortalité, il était là avant nous, il va être là après nous, mais il n’a pas besoin de nous, sauf pour le soigner, exprimer ce qui vient à la fois des sols, des siècles, de l’océan et de ces deux fleuves qui vont vers lui. Les gens n’imaginent pas cette présence de l’eau salée, de l’eau douce lorsque l’on est à Bordeaux, près de là où il faut, c’est-à-dire que nous ne sommes pas en Bourgogne, nous sommes dans un endroit où on fait ce vin-là. Ce vin qui est à mon avis, évidemment, le meilleur et le seul du monde.

Bordeaux en 1936, c’est quoi ? c’est une ville qui va être occupée très rapidement par les Allemands. J’ai quatre ans, dans les bras de ma mère, nous fermons les volets, nous voyons rentrer les troupes allemandes. La maison est occupée, parce qu’elle est assez spacieuse. Tout le rez-de-chaussée est occupé par les Allemands. Nous nous cachons au grenier pour écouter radio Londres. Tiens, Londres. Voilà Londres qui arrive dans le paysage de la vérité du vin. Comme c’est curieux. Mais Londres boit du vin de Bordeaux depuis fort longtemps.

Bordeaux a une longue histoire anglaise. Aliénor d’Aquitaine... Montaigne évoque au début des "Essais", tout de suite, le Prince Noir. Nous n’habitions pas loin d’un des deux châteaux, dit du Prince Noir. C’est-à-dire un petit manoir gothique qui me faisait beaucoup rêver.
Le Prince Noir, le Black Prince, est-ce que ça n’est pas une expression extraordinaire, et d’autant plus quand on est sensible à la poésie et qu’on commence à méditer sur ce poème, rappelez-vous, de Gérard de Nerval ; " Je suis le Prince d’Aquitaine à la tour abolie, ma seule étoile est morte, et mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie. " Le prince d’Aquitaine à la tour abolie, le vin le ranimera, c’est sûr.

Il y avait cette présence là, allemande, et nous écoutions radio Londres, c’est-à-dire qu’il y avait l’Anglais, il y avait d’ailleurs un peu de Mozart à travers le brouillage de la radio, notamment des petits extraits très significatifs de la "Flûte enchantée" qui attiraient mon attention, très enfant, et puis il y avait les messages codés, envoyés aux résistants dans la France entière. C’est-à-dire qu’on apprenait là, un langage crypté : "Une hirondelle ne fait pas le Printemps. Je répète. Une hirondelle ne fait pas le Printemps" ou "Les carottes sont cuites. Je répète. Les carottes sont cuites."
Je suis apparu, si je peux dire, à Bordeaux, dans une époque extraordinairement troublée. J’entendais hurler de l’allemand en bas de la maison, on écoutait de l’anglais en haut, on parlait le français, plus ou moins étouffé, et il y avait aussi la remontée de l’Espagne, tous les réfugiés espagnols.
Un sens des langues et le vin, à mon avis, a cette vérité qu’ont les passages à travers les langues, la musique et le vin, on n’a pas besoin de traduire. Nous pouvons être ici, en Angleterre, à Singapour ou à Tokyo. Nous pouvons être allemands, anglais, néerlandais et nous savons très bien nous retrouver dans le vin même si nous ne nous comprenons pas. Le vin va exprimer des nuances et des délicatesses que nous ne trouverons pas forcément à dire avec des mots.

Monsieur Jean-Claude Simoën
Mais ça commence quand même par une éducation ? Une éducation du goût ?

Monsieur Philippe Sollers
Oui, mais je ne pense pas que le goût soit éducable. Il faut se le faire à soi-même. Je ne pense pas qu’on apprenne à avoir du goût.

Monsieur Jean-Claude Simoën
Mais, il y a un premier sillon tracé, quand même ?

Monsieur Philippe Sollers
Pour que le goût soit vraiment dans la vérité, notamment du vin, il faut savoir le dire, pas seulement l’éprouver. Il faut arriver à dire cette sensation-là, dans sa profondeur et ses nuances.

Je vous ai parlé des Allemands et j’ai été au lycée Montesquieu, puis, au lycée Montaigne. Je voudrais insister sur ce XVIIIème siècle, parce que c’est à reprendre. Nous sommes en retard par rapport au XVIIIème. Voilà la vérité : en retard, en régression.

Ça m’a beaucoup amusé de voir que le maire de Bordeaux, qui est quand même le successeur de Montaigne, a éprouvé le besoin, la nécessité, de faire un livre sur Montesquieu. Il a sorti devant moi des éditions originales de Montesquieu. Je crois que Montaigne, Montesquieu, ce sont des esprit qu’il faut vraiment faire monter, non seulement vers nous mais vers la terre entière. On va vous parler de plus en plus d’humanisme, mais les humanistes, c’est nous. Les temps modernes humanistes, c’est en français ou en gascon que ça a été prononcé. Tout ça est immense.
"Revenons à nos bouteilles", comme dit Montaigne, quand il craint d’avoir fait une digression. Mais la digression est un art. Ce que nous vivons aujourd’hui, avec l’Europe, les crises et les mouvements de tremblements politiques, c’est tout à fait fondamental. Il faut donc, sans aucun complexe, retrouver cette force et pour çà, il faut avoir, je crois, pour le vin, la conscience, le goût, la curiosité, l’attention, la méditation de l’étranger. Il ne faut pas que nous nous en sentions propriétaire. Le vin nous dépasse. Nous ne serons jamais assez proche de lui. Nous sommes toujours un peu trop gros, trop pesant, trop ruminant, trop intéressé, pas à sa hauteur. Il faut en quelque sorte le voir comme si on était admis à lui. Il faut se dépouiller pour rentrer vraiment dans le vin. J’ai envie de vous lire ce sublime poème écrit par un poète allemand, le plus grand poète pour moi du XIXème siècle, de la fin du XVIIIème siècle, c’est le poème de la visite du voyage d’Hölderlin à Bordeaux : "Souvenir". Tout le monde connaît ce poème, moi-même je l’ai lu six cents fois, et je ne le connais pas."

Monsieur Jean-Claude Simoën
On peut ajouter, quand même, qu’il a été particulièrement heureux à Bordeaux et qu’il est resté environ quatre mois ici.

Monsieur Philippe Sollers
Il est venu pour être précepteur dans la famille du Consul allemand venant de Hambourg. Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure, à savoir que l’international des ports, du commerce et donc du vin, passait par les bateaux. Vous savez qu’on emmenait le vin dans les bateaux aussi, cela s’appelait le retour des îles.
Hölderlin était à la recherche de la Grèce. Nous sommes en 1802 à Bordeaux. Il y a donc très exactement deux siècles. Quand il part d’Allemagne, il pense qu’il va en Provence. Il ne sait pas très bien la géographie, et, il arrive en Vendée sur les côtes de l’Atlantique. Là, il a comme une révélation, c’est comme s’il était en Grèce. Il l’a retrouvée ici, et ça c’est une intuition extraordinaire. Il dit qu’il a regardé les gens vivre dans ces paysages, et qu’Apollon l’a frappé.
"Le vent du nord-est se lève". Ce qu’on appelle vous savez dans les régions maritimes de notre pays, le nordé. Quand le nordé est là, on sait qu’il se passe quelque chose de particulier.


Poème de Hölderlin, "Souvenir" :

" Le vent du Nord-Est se lève,

De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.

Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de Mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves,
Brillants, glisse le bercement des brises.

Ah ! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière,
La coupe odorante
Qui me donnera le repos ! Oh, la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres !
Il n’est pas bon
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée, et cependant
Un entretien, c’est chose bonne, et de dire
Ce que pense le coeur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.

Mais où sont-ils ceux que j’aimai ? Bellarmin
Avec son compagnon ? Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source ;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. Eux,
Pareils à des peintres, assemblent
Les beautés de la terre, et ne dédaignent
Point la Guerre ailée, ni
Pour des ans, de vivre solitaires
Sous le mât sans feuillage, aux lieux où ne trouent point
La nuit
De leurs éclats les fêtes de la ville,
Les musiques et les danses du pays.

Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure. "



Martin Heidegger. "Souvenir" et "Approche de Hölderlin"

« La signification du titre Souvenir paraît claire. Pourtant, le mot, dès la première audition du poème, a perdu l’unité de sens qu’on lui prêtait. »

« Le poète "pense-t-il" ici à un passé qui demeure parce qu’il est tout simplement resté là ? A quoi bon alors vouloir encore le fonder ? La fondation ne "pense-t-elle" pas plutôt "à" l’avenir ? Alors la pensée fidèle [1] serait bien une "pensée à ...", mais faite de telle sorte qu’elle pense à ce qui vient. Et s’il est vrai que cette pensée fidèle pense dans l’avenir, alors son retour en arrière ne peut pas non plus viser un simple "passé", dont il n’y a rien d’autre à dire sinon qu’il est irrévocable. "Penser à" ce qui vient équivaut nécessairement à "penser à" ce qui a été (das Gewesene), et nous entendons par cette dernière expression à la différence du simple passé (das Vergangene), ce qui n’a cessé d’être depuis lors. Qu’est-ce donc que cette "pensée fidèle" ambiguë ? Le poète répond à notre question en disant l’être de cette "pensée fidèle". La vérité poétique de cet être est précisément le Dit poétique dans le poème "Pensée fidèle". Son titre fait savoir qu’ici l’être de la pensée des poètes à venir, pensée qui est poésie, est dit. Et c’est autre chose que la "poétisation" des souvenirs de voyage du précepteur Hölderlin. (...) »

« Pensée fidèle est une unique fugue s’articulant d’elle-même en elle-même sur le thème du  mais  ; elle nomme la parole de l’énigme sous la forme de laquelle ce qui a purement jailli demeure dans l’origine de son jaillissement.
Poésie est pensée fidèle. Pensée fidèle est fondation. L’habitation fondamentale du poète indique et consacre le sol qui sera le fondement de l’habitation poétique des fils de la terre. Un demeurant vient à demeurer. Il y a pensée fidèle. Le vent du Nord-Est souffle. »

Martin Heidegger, Souvenir (Approche de Hölderlin, Gallimard, 1962)

Approche de Hölderlin

Ce livre, dans l’édition de 1962, contient quatre conférences faites par Heidegger de 1936 à 1943. Celle qui ouvre le livre, Retour a été prononcée le 6 juin 1943 pour le centenaire de la mort de Hölderlin, à l’Université de Fribourg en Brisgau.
Souvenir (Andenken) a paru comme contribution à la Tübinger Denkschrift commémorant également le centenaire de la mort du poète en 1943. D’après Heidegger, le poème de Hölderlin "a sans doute été composé en 1803 ou 1804. La dernière strophe est la seule dont on connaisse le manuscrit". Il a paru en 1808.
Dans Hölderlin et l’essence de la poésie, conférence prononcée le 2 avril 1936 à Rome, Heidegger commentait déjà ce vers de Hölderlin ("Mais les poètes fondent ce qui demeure.") ainsi que cet autre vers bien connu : "à quoi bon des poètes en temps de détresse ?" (ces poètes comparés "aux saints prêtres du dieu du vin [Dionysos] / qui dans la sainte nuit allaient de pays en pays")

L’édition de 1973 (Tel, Gallimard) est augmentée de deux autres textes :
Terre et ciel de Hölderlin. Conférence prononcée la première fois le 6 juin 1959 (puis le 14 juillet, le 27 novembre et, enfin, le 18 janvier 1960).
Le poème. Texte revu de la conférence pour le 70e anniversaire de Friedrich G. Jünger, le 25 août 1968 à Amriswil.

C’est donc en faisant lui-même "retour" au "pays natal" que Sollers se souvient de son enfance et de sa jeunesse, nous parle du vin, de la vérité du vin, et revient sur le poème de Hölderlin Souvenir. On pourrait montrer que l’approche, son approche de Hölderlin est présente dans la plupart de ses livres, de Lois à Illuminations et Poker en passant, bien sûr, par Studio, et cela de manière de plus en plus insistante.

Voir aussi "Richesse de la nature"


[1La traduction de Souvenir dans le livre de Heidegger est de Jean Launay. C’est lui qui traduit Andenken par pensée fidèle. Sa traduction du poème de Hölderlin diffère de celle que cite Sollers ci-dessus et qui est due à Gustave Roud (1967).

La traduction est toujours délicate et ouvre des voies proches, mais différentes, à l’interprétation. Ainsi le dernier vers de Souvenir — en allemand Was bleibet aber, stiften die Dichter — est traduit par :
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure (Gustave Roud, 1967), proche de :
Mais ce qui demeure les poètes le fondent (Henri Corbin, Hölderlin et l’essence de la poésie dans Approche de Hölderlin, 1937) ou de :
Mais les poètes fondent ce qui demeure (Jean Launay, 1962).
Mais François Garrigue (Oeuvres poétiques complètes, Edition de la Différence, bilingue, 2005) s’en éloigne un peu qui traduit par :
Mais la demeure est oeuvre des poètes.
Quant à Bernard Pautrat (Hymnes et autres poèmes, Collection Rivages poche, 2004), il préfère traduire par :
Mais ce sont les poètes qui fondent ce qui reste.

Ce qui demeure, la demeure, renvoie au fait d’habiter : "c’est poétiquement pourtant que l’homme habite sur cette terre", dit Hölderlin dans un autre poème.
Ce qui reste est aussi ce qui résiste.

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2 Messages

  • V.K. | 12 octobre 2009 - 12:35 1

    L’édition française de L’Atlas des Vins du Monde a été publiée, en 2003, avec une préface de Philippe Sollers.

    Notons que c’était le 14 mai 2002, que Sollers était l’invité d’honneur, à un dîner, organisé au Château du Tertre Margaux. Bien que ne disposant pas d’un exemplaire de L’Atlas des Vins du Monde , la proximité des dates, laisse prévoir que sa préface reprenne, en partie les thèmes de son discours en bordelais (cf. l’article ci-dessus).

    Le 25 avril 2003, Ph. Sollers a aussi signé un article du Point, « Bordeaux, Cité des Lumières » où il célèbre, sa ville et le bordelais et son vin préféré, outre l’Iquem, le Margaux, qu’il cite spontanément dans ses écrits.

    « Où que je me trouve, je peux revenir soudain à Bordeaux par la couleur ou par le vin, par un signal lumineux sombre ou par un certain parfum dans la bouche.

    Avant d’être la ville où je suis né Bordeaux est ainsi une information diffuse, distribuée dans les tissus ou le contenu des bouteilles. Le mot de « bordeaux » lui-même, en dehors de l’étymologie, évoque pour moi la rive, le lieu stable d’où l’on pourrait voir, indéfiniment, couler l’espace et le temps. L’eau, le vin, le sang transformé en vin, le bord de la durée physique, et voilà une idée de ce que peut être un port dans l’aventure du corps, « le port de la lune » [1], en plus, avec un croissant bienveillant et oriental, comme un poinçon des mille et une nuits en cours de sommeil.

    [...]Supposons maintenant que je sois à New York, à Pékin, à Amsterdam ou à Londres : j’ouvre cette bouteille de margaux, je la bois lentement, je vais dormir, et le lendemain matin, je sais que j’ai été filtré par Bordeaux. Il faut « dormir » le vin pour le comprendre. C’est d’ailleurs plutôt lui qui vous comprend, qui vous accepte ou qui vous refuse. N’est pas dans le bordeaux qui veut. [...] »

    Voir article

    Ou encore :

    « le XVIIIe siècle n’est pas derrière nous mais devant nous. Je marche donc sur les quais dégagés, avec Hölderlin et Stendhal. Il fait beau, et toute l’architecture respire. La colonne des Girondins est bien là. Tout à l’heure, au Grand Théâtre (à l’Opéra), une Italienne de génie, Cecilia Bartoli, chantera de nouveau Mozart. Après quoi, on ira boire avec elle. Tel margaux, telle année, mais restons discrets. »
    _ Philippe Sollers
    _ In « Renaissance de Bordeaux »
    _ L’Infini, n°97, hiver 2006

    Voir Hölderlin et Bordeaux

    Et ceci :

    « Je dois l’avouer : j’écris au margaux, pas au picrate. »

    Journal du mois de janvier 2009

    ATLAS DES VINS DU MONDE [2003], de Oz Clarke, adapt. de l’anglais par ML Éditions. Cartes panoramiques de Keith Sue Gage , préface de Philippe Sollers, 336 pages, ill., rel., 250 x 302 mm. Hors série Gastronomie, Gallimard Loisirs -doc. ISBN 2742412484. 45,00 ?

    Résumé
    _ L’objectif de cet atlas est de transporter le lecteur au c ?ur des grandes régions viticoles du monde, ce qu’aucun ouvrage sur le vin n’a encore jamais tenté. Les cartes panoramiques permettent de voir les sites selon un point de vue totalement original:d’en haut. Un ouvrage qui prend en compte tous les développements viticoles de la dernière décennie. Une couverture sans précédent des aires viticoles qui montent (au Chili, en Argentine, en Uruguay, en Californie, en Australie et ailleurs), en plus des régions traditionnelles. Des cartes panoramiques et peintes qui montrent les encépagements les plus récents. Une collection imposante d’étiquettes, et de bouteilles dont on appréciera les formes variées.

    LIENS

    1. Cité des Lumières

    8 mar 2006 ... Supposons maintenant que je sois à New York, à Pékin, à Amsterdam ou à Londres : j’ouvre cette bouteille de margaux, je la bois lentement, ...

    2. Hölderlin et Bordeaux

    Tel margaux, telle année, mais restons discrets. Philippe Sollers In « Renaissance de Bordeaux » L’Infini, n°97, hiver 2006 ...

    3. Mon Journal du mois, janvier 2009

    26 jan 2009 ... Je dois l’avouer : j’écris au margaux, pas au picrate. Un reproche lancinant m’est fait : je n’écrirais pas de « vrais romans ». ...

    [1Le Port de la Lune est le nom familièrement donné au port de Bordeaux, du fait d’un large méandre en forme de croissant que décrit la Garonne lorsqu’elle passe dans la ville. C’est l’origine du croissant de lune qui figure au bas du blason de la ville. (cf. wikipedia)


  • Thelonious | 11 octobre 2009 - 13:38 2

    Philippe Sollers est l’auteur d’une préface à l’atlas des vins du monde , livre paru chez Gallimard en 2003 ; je me souviens avoir lu cette préface à l’époque en librairie, mais le prix du livre étant très élevé je ne l’ai pas acheté. Loin de la France, je ne peux donc me rendre une nouvelle fois dans une librairie afin de relire cette préface.
    Serait-il possible, sur ce site qui présente un nombre incroyable de documents, de mettre en ligne cette préface.
    Très cordialement.
    Thelonious