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Vers la notion de « Paradis »

Tel Quel 68 (hiver 1976) / Tel Quel 75 (printemps 1978)

D 26 juillet 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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1974-1981 : l’avant-scène est politique : le voyage en Chine, les dissidents, la mort de Mao, la crise du "marxisme", la "nouvelle philosophie", les nouvelles alliances, la "fin des avant-gardes", etc...
Sollers, l’intellectuel, est sur tous les fronts : journaux, hebdos, radios, télévision...
Sollers écrivain, lui, est déclaré mort en 68 et, après H (1973) ne publie pas de roman. Mort pour la littérature, dit-on.
Telle est la légende (car c’est une légende). Pourquoi ?

Lisons : « la république nous appelle sa matrice veut nous faire périr disons lui qu’il n’y a pas qu’elle et qu’il n’est pas temps de pourrir devise du panthéon aux petites femmes la matrie rancunière invisible derrière la patrie soi-disant reconnaissante pour les grands hommes rentabilisés en derniers soupirs » (Paradis, Tel Quel 68, p.3)

En fait, il suffit d’une lecture attentive des numéros de Tel Quel qui couvrent cette période pour constater que, sur une autre scène, l’écriture et son "expérience des limites" continuent. Sans interruption. Clandestinement et en pleine lumière. Seule la stratégie a changé.
Car, de 1974 (Tel Quel 57, février) à 1981 (sortie du premier volume de Paradis) et même à 1983 (L’Infini n° 1, mars), dans chaque numéro de la revue la publication permanente de Paradis, puis de Paradis 2 se poursuit.
"Lettre volée", invisible pour tous les policiers du langage (c’est-à-dire, finalement, la société du spectacle en train de se transformer en "spectaculaire intégré". Cf. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988, p.18).

Et s’il fallait donc changer de perspective ? Et si toutes les prises de position, prises de parti, dans les champs idéologique, médiatique, culturel, politique, loin de répondre simplement à des pressions sociales conjoncturelles, étaient en fait "surdéterminées" par une écriture, une pensée qui, comme un tourbillon, les emportent ?

On aurait dû le voir. On aurait dû l’entendre. On aurait dû le savoir.
En tout cas, on pouvait le lire.

L’évènement que constitue Paradis est là.

C’est dans le numéro 68 de Tel Quel (novembre 1976) que Sollers nous entraîne « vers la notion de "Paradis" ». Un entretien avec Marcelin Pleynet suivra — « Vers la notion de "Paradis" (2) » — et sera publié, en mars 1978, dans Tel Quel 75.


Tel Quel 68, p. 3.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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VERS LA NOTION DE PARADIS (1) 

L’écriture percurrente [1] qui apparaît avec H se continue et s’approfondit avec Paradis, se fonde non pas sur une « technique » — mais sur une autre approche du sens en train de faire interprétation dans l’écrit.
Ici l’oeil s’efface dans ce dont se souvient l’oreille. La bouche muette qui a parlé, parle, parlera et reparlera dans les lettres vient se coller au tympan de l’intérieur, directement. Parler à l’oreille, de bouche à oreille, d’une bouche qui n’existe pas, amène les traces écrites à « fleurir » brièvement et à couler, glisser, s’éloigner, comme si elles étaient poussées par le souffle. Il faut mimer la fuite des idées pour faire fuir les idées devant la pensée.
Aucun procédé mécanique : ni automatisme, ni collage, ni coupures, pouvant laisser imaginer que le matériau pré-existe à l’acte. Bien entendu, tout ce qui s’est écrit ou se dit, s’imprime, se projette, se diffuse, se joue, se monte, se danse, se récite, s’enseigne, peut « passer » ici. La seule forme identifiable comporte deux principes simples :
1. l’absence de toute ponctuation visible.
2. une métrique rigoureusement répétitive avec rimes.
C’est une façon d’insister sur le son. D’abord, encore et toujours le son. L’expérience continue de la répétition et du rythme est une tentative avouée de produire un corps en train d’éjecter tout corps. Conséquence clinique immédiate : il s’agit de « voir » à travers les corps la manière dont ces corps s’empêchent de se voir comme corps, comment ils sont assis sur leur pensée empêtrée de corps, l’ironie terrible qui les enterre dans leur sexe auquel ils tiennent comme au principe de toute mystification. Ça ne parle pas plus loin que le sexe en corps l’interdit au corps qui tient à son sexe : hommes d’un côté, femmes de l’autre. Ils sont là, ils croient se percevoir chacun sur son bord, ils se haïssent mortellement, ils appellent vie, pensée, histoire, politique, événement, amour, la circulation de cette mort dans la mort. La planète consomme beaucoup, idem pour la langue qu’elle ne peut pas s’empêcher de parler à travers ses langues. Pas besoin de mixer les langues, il suffit d’attraper leurs gestes : les vivants parlent pour déguiser leur pensée, mais comme leur pensée les déguise avant même qu’ils l’aient pensée, on peut arriver très vite à la vision nette de ce qu’ils pensent être leur secret, d’où le comique.
Le pouvoir se fait à coup de secret, c’est pourquoi il est « tourbillon d’hilarité et d’horreur ». Le sujet de l’expérience peut passer sans transition et constamment de l’une à l’autre sensation, là où en général ne règne qu’une reconduction du malaise. Ça hésite en bavardant du malaise : purgatoire quotidien. Mais Sade, lui, en écrivant, trouve la formule même : « tout est paradis dans cet enfer ». Il faut entendre paradis , comme on dit « tragédie », « comédie ».
Le fond, eh bien le fond, le fond, le fond, que voulez-vous, le fond, le problème, c’est toujours le même, depuis que Nietzsche l’a nommé par son nom : le nihilisme. On ne peut pas ne pas constater qu’il fait rage, philosophiquement, socialement et psychanalytiquement rage, et littéralement rage, journalistiquement, radiophoniquement et téléphatiquement. Donc, il y a un délire à traverser (Artaud, Céline) un détachement à trouver (Joyce). C’est un jeu d’enfant, en cours de route, de se substituer aux substituteurs, d’imiter les imitateurs, de plagier les plagieurs, de renévroser les névroses, de psychotiser les psychoses, et surtout, de déféticher les féticheurs, de réensorceler les sorcières et les envoûteurs insconscients, bien sûr, peu importe. Bref, il faut relire la Tempête, et tout de même faire un pas de plus, par exemple en jetant de temps en temps un coup d’oeil sur la Bible, le recueil qui fait le plus peur à tous les modernes, celui qui les scandalise le plus et choque le plus intimement leur incroyable pudeur. Incroyable, parce que cette pudeur se croit affranchie alors qu’elle barbote dans une obscénité élémentaire qui va de l’obsession du cadavre à l’opaque misère de leurs organes chauffés, réchauffés, glacés en contreplaqué, avec le cortège habituel de culte en occulte, et tous ces mythes, dieu, toutes ces rêveries sur fond-mythe, éternel retour d’un phénomène qui se prendrait pour le retour éternel, lequel reste difficile, très difficile, très abrupt, très dur. Et en même temps si facile. Facile.
« Il y a dans l’homme un vice fondamental ; il est indispensable de le dépasser. Essaye ! »
Ou encore : « dès que l’homme s’est parfaitement identifié à l’humanité, il commence à mouvoir la nature entière ».
On peut d’ailleurs laisser tomber ici la nature et « l’homme », mais il est clair que lorsqu’on parle de la « folie » de Nietzsche disant « tous les noms de l’histoire, au fond, c’est moi », on se dérobe au sens d’une expérience qui invente à travers cette traversée des noms à la fois une autre histoire et une autre énonciation. Voix derrière la voix, intervalles vides martelant la voix, voix rassemblant des voix dans les accents de leurs traces, table rase et cylindre, roue et infini du volume remis à plat, sortie du cadre, de tous les cadres-séquences, fantasmes cadrés, frontalement encadrés pour l’écran d’on ne sait quel cinéma. C’est à l’écoute que ça va se jouer, et de plus en plus vers une quatrième oreille, la troisième se bouchant et se rebouchant entre fauteuil et divan. Tout ce qui s’écrit, se publie, relève du coup du ciseau de l’analyse, et l’inflation actuelle comme exhibition et sursaturation montre bien que l’époque le sait confusément. Mais que l’interprétation analytique soit vraie à cent pour cent, laisse intact le problème du nihilisme, dont les trois têtes s’appellent politique, art, religion. Forcer l’écriture à être au-delà de ces trois impasses, et à être le sens percutant montrant ces impasses, et un sens qui ne dit pas ni oui ni non mais complètement oui dans le non, pourrait alors entamer deux mille ans d’histoire et transformer le vieux genre apocalyptique en féérie d’un rire comme il n’en a pas été ri.

Philippe Sollers

(à suivre)

Note : les mots en italiques sont le fait de Philippe Sollers.

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Tel Quel 68, p. 2.
Republié dans L’infini 99 (Eté 2007).
Il s’agit d’un dessin de Mu Qi intitulé "Six kakis".
Il est, dans L’infini 99 (p.96),
précédée d’une analyse de Bernard Fraisse.
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VERS LA NOTION DE PARADIS (2)

La même année 1976, Sollers s’entretient avec Marcelin Pleynet à la radio. Cet entretien sera publié une première fois dans le N° 6/7 de la revue art présent (1er trimestre 1978) [2], puis repris dans Tel Quel 75 (printemps 1978) sous le titre "Vers la notion de "Paradis" (2)".

Le même numéro de Tel Quel (sur le bandeau de la revue, un seul mot : "Libertés") publie trois autres textes de Sollers : "Pour De Kooning", "Le marxisme sodomisé par la psychanalyse elle-même violée par on ne sait quoi" et "Le sexe des anges". On y trouve également un entretien avec Marcelin Pleynet à propos de la sortie de son livre "Art et littérature" (1977, coll. Tel Quel) et — l’analyse politique continue — un autre entretien de Sollers avec Jean François Revel (mort en 2006), "Le stalinisme élargi".

Ci-dessous l’intégralité de VERS LA NOTION DE PARADIS (2), entretien à notre connaissance jamais republié.

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UNE SINGULIÈRE PUBLICATION [3]

Pleynet : Je pense qu’il serait absurde, en trente minutes, de penser pouvoir sereinement parler d’une oeuvre aujourd’hui importante et qui couvre plus de seize années. Si vous le voulez bien, je crois qu’on pourrait aborder immédiatement le livre que vous avez en cours de rédaction « Paradis » qui paraît régulièrement dans Tel Quel. Je voudrais vous demander, à partir de cette organisation assez singulière de publication, à partir des particularités de cet écrit, c’est-à-dire des messages multiples, une vitesse d’information et des quantités d’informations considérables dans un rythme extrêmement précipité et dans une écriture aux rimes nettes et brèves ; je voudrais vous demander quelles fonctions vous attribuez à un tel appareil.

Sollers : En effet, c’est un appareil qui prend en considération le fait que la publication est de toute façon une imposture. Sur cette imposture de la publication de ce qui s’écrit est construit tout un marché que l’on appelle tout simplement l’édition, la presse, le spectacle en général qui décide que ce qui s’écrit est, un jour, publié. Un jour publié, ça veut dire que l’auteur est considéré comme définitivement posthume à partir de cette publication.
Qu’on le veuille ou non, quelqu’un qui se laisse aller à ne pas essayer de contrôler par tous les moyens le mode même sous lequel il émet ce qu’il dit est quelqu’un qui accepte d’être mort par rapport au contexte social dans lequel il se place. C’est bien, vous allez me dire, personne n’a les moyens de contrôler la publication de ses textes et tout le monde est bien obligé de subir cette sorte de filtrage, de récupération et de décision de la part d’une instance qui est une instance de pouvoir et qui, au fond, force les gens à entrer dans les problèmes tout à fait artificiels du commencement, de la fin et du volume et de l’espace qu’on appelle un livre. Je dirai que le premier travail de l’écrivain ne serait pas du tout d’écrire, de croire qu’il a quoi que ce soit à transmettre, mais de s’assurer tout simplement du support ; puisque tout le monde sait bien que, lorsqu’un livre est publié, il est immédiatement considéré comme lettre morte.
Comme les choses s’accélèrent dans la société où nous sommes, ceux qui tombent dans le panneau de la publication par livre, et j’y suis moi-même tombé plusieurs fois, ne se rendent pas compte que tout est désormais prêt pour évacuer sous la forme de produits finis quelque chose qui devrait se répéter et insister. L’auteur qui, soit par désir d’avoir un prix, de plaire à son éditeur, de s’affirmer lui-même dans son identité, ou encore pour des raisons « politiques », accepte de publier des livres, est là pris dans une mécanique à laquelle il ne réchappera pas et qui le châtrera peu à peu de son origine de langage. Alors là, c’est une tactique qui consiste à insister sur la répétition.
D’une certaine façon, ça part de l’idée que personne ne lit rien, jamais. Les gens font semblant. Tout ce qui se donne comme littérature dite moderne, avant-garde, expérimentation, etc., n’est absolument pas lu et d’ailleurs n’est pas fait pour être lu, tout le monde en est conscient. Ce qui reste énigmatique est de savoir pourquoi elle est publiée, quand même. Ça, c’est un problème. Alors disons que je prends ce problème de front, j’insiste, je répète, je varie la répétition et j’essaie de donner l’idée de quelque chose qui serait, non pas un livre, un volume, un rectangle, cubique, comme vous voudrez, mais un cercle, une courbure, une courbe, quelque chose qui n’implique donc ni commencement, ni fin et qui, en tout cas, tourne...
Ce qui m’amène à dire que, pour donner l’idée de cette rotation, il faut, en un sens, précipiter, comme vous l’avez dit, l’écriture, lui faire connaître à l’intérieur même de son fonctionnement qui est répétitif, une répétition plus fine qui est celle des rimes, de la percussion, de la percussion des syllabes, multiplier les messages pour dire sans cesse la même chose, à savoir que ça ne parle que de l’impasse sexuelle dans laquelle est l’espèce ; ça n’a pas à parler d’autre chose puisque parler, c’est automatiquement parler de ça ; si on parle, si on fait semblant de faire, je ne sais pas moi, de la philosophie, de la poésie, bien entendu, on va faire semblant de métaphoriser quelque chose mais ça, ce n’est pas parler, c’est faire semblant de parler. Si on parle, je crois que l’animal que nous sommes n’a rien d’autre à dire et dire sous la forme la plus précise qu’il le peut, il n’a à dire que l’impasse sexuelle et ses conséquences.


UNE PONCTUATION QUI SAUTE AUX TYMPANS

Pleynet : Pour en rester un moment à ce stade formel et descriptif, je voudrais vous demander, parce que je m’aperçois que j’ai oublié de noter une chose qui est très importante dans ce genre d’écriture, qui est le fait qu’elle n’est pas apparemment ponctuée, c’est-à-dire qu’on n’y trouve ni point, ni virgule, qu’on n’y trouve pas de majuscules et pas non plus de à la ligne (on y trouve, par contre, des chiffres) je voudrais vous demander si ce que vous venez de dire du mode de publication que vous avez choisi peut-être lié à ce mode spécifique d’écriture.

Sollers : Oui, certainement. Parce que, justement, le fait de ne pas ponctuer — apparemment, dans la lecture, quand on l’entend, il est bien clair qu’il y a la ponctuation évidente : ce sont des phrases, elles sont ponctuées, il suffit de les entendre pour les comprendre ponctuées — mais alors, il y a là quelque chose de curieux qui fait qu’on est dans une culture qui est absolument fétichiste de l’oeil et, qu’en général, les gens croient que ce sont des lignes, finalement, ils comptent les lignes sur une page, ils croient que c’est purement optique comme procédé.
La chose la plus étrange qui soit c’est de voir à quel point l’oreille est bouchée. A ce point bouchée que personne ne se rend compte, par exemple, non seulement qu’il y a une ponctuation qui saute aux tympans : c’est une écriture finalement très classique, mais personne ne se rend compte que c’est rimé, que les répétitions de rimes sont tout à fait audibles ; même quand je lis à haute voix, il y a des gens qui ne s’en rendent pas compte... C’est tout à fait curieux parce que ça pose le problème de savoir si la culture dans laquelle nous vivons permet au sujet de saisir ce qui se répète dans la langue, ce qui revient sans cesse dans la langue, ce qui vient justement la ponctuer... C’est la question que je pose. Autrement dit, le fait que c’est une forme extrêmement contraignante, très travaillée, pas du tout écriture automatique, pas du tout associationniste, collage, cut up, etc... tout ce qui est utilisé aujourd’hui comme forme technique, que personne ne se rende compte qu’il s’agit, au fond, presque à la limite, d’un art populaire folklorique, enfin, d’un art très ancien, qui remonte au Moyen Age et bien avant ça, c’est très intéressant parce que j’ai envie de piéger, c’est le mot, l’individu moderne qui me paraît être l’un des plus refoulés qui ait jamais existé sur la planète, j’ai envie de le piéger à ce qui le travaille de l’intérieur, c’est-à-dire des énormes choses qu’il a choisi de ne plus savoir, par exemple, la religion, l’histoire des religions et à commencer par celle dans laquelle il est né, dans laquelle il baigne, le christianisme puisque nous sommes dans une société chrétienne et là, je crois que c’est à travers cette méthode de récitation, de cantilation, que quelque chose comme un piège, un piège pour son inconscient, peut éventuellement fonctionner. Ce piège commence par le fait que, dans un premier temps, on ne perçoit pas la multitude différenciée des « contenus », le côté sériel de la chose.


DES PROPOSITIONS IRRESPECTUEUSES

Pleynet : Pour, si vous voulez, déborder un peu plus précisément l’aspect proprement formel de votre travail, je voudrais vous poser une question sur le sens de l’ensemble des propositions qui semblent toutes, sans exception, extrêmement disons irrespectueuses.

Sollers : En général, les gens sont irrespectueux sur tel ou tel point et puis deviennent brusquement respectueux de quelque chose. C’est une expérience courante. Ça peut varier suivant les contextes sociaux, les cultures, les religions et les dépressions des individus. C’est un fait que l’individu social est en général respectueux de certaines choses et irrespectueux d’autres et que le même individu peut d’ailleurs changer d’attitude dans une journée ; mais , comme le disait Bataille, une des grandes règles de nos sociétés, c’est de prendre l’érotisme, les choses sexuelles à la légère, c’est ce qu’on appelle dans ce pays épouvantable qu’est la France, la gauloiserie, et de prendre alors tout à fait au tragique, par exemple, la mort. Les choses du sexe sont sujettes à des plaisanteries, à des rires en coin, à une attitude tout à fait bizarres, irrespectueuse, et puis la mort, au contraire, est quelque chose de tout à fait sacré, de tabou, très respectueux.
« Paradis », ça essaie l’irrespect, qui veut dire tout simplement une certaine distance prise, ça ne veut pas dire la rigolade, bien entendu, par rapport à tous les niveaux, qu’il s’agisse de la philosophie, de la sexualité, de la religion, de la politique et de ce qu’il y a même de plus horrible. Bien entendu, cet irrespect n’est pas possible si quelque chose n’est pas fondamentalement pris au sérieux ; sans quoi ce serait alors l’inanité de type anarchiste banal dans laquelle se placent en général les discours irrespectueux. Pour que l’irrespect soit total, il faut que le sérieux soit radical. Il y a là un problème extrêmement important parce que c’est là où quelque chose comme la débilité mentale attend tout le monde. Il y a des tas de gens qui croient que faire des calembours, faire des mots d’esprit, etc., c’est une activité facile. Or c’est extrêmement difficile, et croire que c’est facile, croire que ce n’est pas à faire avec le plus grand sérieux, c’est justement une erreur d’optique considérable.
Alors, vous savez, floculent des tas de choses, lorsque les gens veulent se détendre et,en général, ils se détendent mal parce que la réussite qu’ils ont là-dessus est tout à fait minimale, ils utilisent le mot d’esprit. Ce qui prouve que leur sublimation dans ce domaine va peu loin parce que, si on prend tout à fait au sérieux la question du mot d’esprit, on va alors voir s’y profiler quant à la langue toute une problématique, tout un horizon que j’oserai dire quasi théologique. Parce qu’il se trouve que qui dit je ? c’est probablement la question qui frappe d’interdit les gens devant ce genre de littérature, c’est qu’ils sont obligés de se demander de quelle identité ça part...
J’ai été frappé, je vous l’ai raconté je crois, j’ai été frappé en travaillant avec des gens sur la Bible, dont ce livre est imprégné constamment, j’ai été frappé de voir qu’ils avaient la plus grande difficulté à se mettre dans la lecture qu’ils faisaient de certains textes qui sont extrêmement complexes, à se mettre à la place de Dieu, n’est-ce pas ? Ils s’intéressaient aux personnages, aux thèmes, aux évènements, mais quand il s’agissait de Dieu qui était en train de parler, là, on voyait bien qu’il y avait une grande difficulté, ils étaient prêts à recevoir ça comme une loi. Et quand on discutait de savoir de quelle place il est dit dans un livre comme la Bible dont personne ne s’occupe bien entendu aujourd’hui, il faut vraiment être tout à fait mauvais esprit comme je le suis pour s’en occuper, quand il est question de savoir d’où parle Dieu quand il parle, eh bien, il semble que les gens aient les plus grandes difficultés. Or, bien sûr, si Dieu parle, je ne dis pas dans la Bible, là, il dit des choses tout à fait connues, enfin, si Dieu parlait, évidemment il dirait je à chaque instant ; on ne saurait jamais si les moi qui entendent parler ce je arrivent à se retrouver dans ce je.
C’est la mise en cause de toute identité dans le langage. Alors évidemment, ce je, par moments, on pourrait dire que c’est un enfant, par moments, on pourrait dire que c’est un vieillard, la troisième, c’est purement et simplement saint Thomas, la quatrième fois, ça peut être Hegel, la cinquième fois, ça peut être une femme, une jeune femme, une vieille femme, une petite fille, un petit garçon... La grande difficulté, c’est qu’au fond, on le voit très bien d’ailleurs actuellement dans cet acharnement à définir une littérature d’homme ou de femme, les femmes qui écrivent, les hommes qui écrivent... ça, c’est une volonté anthropomorphique absolument dérisoire par rapport à ce qu’il y a à chercher dans les points d’énonciation, les points d’effervescence du langage où justement le sujet parle chaque fois d’une position qui ne peut pas être réduite à l’identité de tel ou tel auteur, bien qu’il y ait évidemment un auteur.
Alors, ça c’est le scandale parce qu’il y a quelqu’un comme moi en ce moment, qui est en train de dire : ça peut dire je de partout et bien entendu je suis aussi celui qui est en train de dire ça, donc c’est moi qui le dis. A partir de là commencent des rapports difficiles avec les contemporains.


JE DIS QUE JE DIS CE QUE JE DIS

Pleynet : Je reviendrais et j’insisterais sur ce que vous avez dit de la religion, à propos du lieu ; si je puis dire ou peut-être même pourrait-on dire du non-lieu où vous vous placez ce je. Cette question du discours de Dieu dans la Bible, est-ce qu’on ne pourrait pas dire, d’une certaine façon, qu’elle pose la question du discours du père mort ? Et Est-ce qu’à partir de là, on ne pourrait pas voir fonctionner tout ce que je qualifiais tout à l’heure d’irrespectueux comme une mise en évidence du fait que les attitudes religieuses ne sont pas forcément des attitudes explicitement religieuses, je veux dire appartenant explicitement à une religion mais appartenant à toutes sortes d’attitudes de type laïc. Je me demandais précisément, là je m’aperçois qu’on est en train de discourir autour du livre et que ce discours risque d’être entendu un peu comme un « babuvardage » comme vous disiez vous-même au début de cette émission, donc je me demandais un peu si cette conjoncture de mise en évidence de toutes les postures religieuses à travers le refoulement d’une religion, si ça n’était pas précisément lié à ce qui rythme le livre et à ce qui donne sa qualité.

Sollers : C’est un livre qui part d’une lecture assez constante des prophètes. Je pars de l’énonciation prophétique, je « traduis » Isaïe, Ezéchiel, les douze prophètes, etc., et à partir de là, évidemment, ça tourne court parce qu’on ne peut passer son temps à imiter le ton prophétique ou à le tenir parce que c’est extrêmement compliqué, et à la seule voie qui s’offre à un langage qui veut se continuer par rapport au ton prophétique qui est une énonciation, qui est une posture du sujet, n’est-ce pas, une posture très particulière, qu’on peut traiter en termes analytiques, on peut dire que c’est une posture éminemment paranoïaque, on peut la traiter en termes de rythmes, en termes métriques, il n’y a pas de réponse à cette position là... C’est une position qui, sur un fond de « il va se passer quelque chose de catastrophique », énonce des choses.
C’est fait pour dire aux gens / vous vous ne vous rendez pas compte que vous allez vous effondrer. « Paradis » est écrit dans cette visée. C’est une visée qui est tout à fait simple et qui consiste à dire : à force de refoulé, vous allez exploser sur place, autrement dit, vous allez mourir. A partir de là, est-ce que c’est triste ? Non, pas particulièrement, c’est-à-dire que j’essaie de présenter un ton apocalyptique sous la forme du « de toute façon c’était déjà là ». Et là où c’était, je dois advenir, comme dit Freud : sauf que je dois advenir là où ça n’était pas. Par conséquent, tout ce qui se présente comme horrible, comme impasse tragique, tourne à une espèce de gaîté à proprement parler enfantine, qui répond à cette instance prophétique et qui est là pour la faire tourner - et c’est pour ça que le livre s’appelle « Paradis », c’est un terme positif même s’il s’y dit des choses étranges ; bien entendu, ce n’est pas Dante, ce n’est pas Milton qui auraient mis ça dans leur paradis. Mais moi, je le mets, si j’ose dire.
Je crois que le paradis n’est pas le lieu sacro-saint où se passent uniquement des discussions théologiques sur la vertu. Je crois que c’est un lieu d’énonciation cette fonction du je dis et du je dis que je dis ce que je dis parce que j’insiste sur le fait que tout le monde ment, à commencer par moi. Et une fois que cette fonction du je dis par rapport au mensonge généralisé est en quelque sorte ressuscitée, alors il s’ensuit que, justement, il n’y a plus cette sacro-sainte évaluation et respect et religion du père mort mais que si un père était vivant, ce qui semble décidément impossible à imaginer pour l’espèce humaine car son drame, c’est ça, alors, il serait à la fois dans une connaissance, appelons la mystique, pourquoi pas, puisque ce mot choque les gens, il faut l’employer, et à la fois tout à fait banale, vulgairement vraie, vulgairement vraie au sens de Dante.
Autrement dit, en effet, la chose qui fait le plus peur à l’espèce humaine, le comble de son refoulement, c’est qu’un père soit vivant sous la forme du je dis. C’est ce qu’ils appellent Dieu, qu’est-ce que vous voulez. C’est leur problème. Maintenant, moi, ça m’intéresse.


LA PLACE DE LA MÈRE

Pleynet : A partir de cette question de « Paradis » lieu de l’énonciation, déjà exprimée dans la première publication de ce livre en cours, « je ne peux pas considérer comme libre un être n’ayant pas le désir de trancher en lui les liens du langage » [Bataille], il y a une question qui se pose, dans cette perspective, par rapport au père mort, c’est-à-dire au père vivant, cette fois-ci, c’est la question de la mère ; si le père cesse d’être mort, s’il prend la parole, quelle est la place de la mère ?

Sollers : La mère, la mère, la mère..., c’est ça le fond de la question, c’est absolument interdit. Il n’y a pas de société, il n’y a pas de culture, il n’y a pas ce qui fait que nous sommes pas là entre de faire ce que nous faisons, sans l’accord profond et indépassable que la mère est faite pour rester... vierge. Ça ne veut pas dire seulement qu’il ne faut pas la toucher, ça veut dire qu’on va croire, de sa part, à une jouissance indicible. Bien entendu, aucune mère ne pense, par rapport à elle-même, qu’elle a des jouissances indicibles mais il se trouve que, pour faire que, pour faire une société, il faut que les gens soient d’accord sur le fait qu’une mère éprouve des jouissances indicibles, c’est-à-dire que le langage ne peut pas aller à une certaine limite. Comme le langage ne peut pas aller à cette limite, on peut dire que la mère est la détentrice souveraine du langage, que tout langage lui est adressé, qu’elle en est la destinataire intégrale et comme ce cadeau, évidemment, lui paraît tout à fait étrange, elle ne sait qu’en faire.
Pour savoir qu’en faire, il faut deux choses : il faut que le langage prenne la forme d’une loi, parce qu’à ce moment-là, ça stabilise un peu les choses, ou alors il faut qu’il prenne la forme de la psychose, ou de la poésie si vous voulez, si vous m’accordez le fait que, neuf fois sur dix, la poésie n’est rien d’autre qu’une petite transaction entre névrose et psychose, quelque chose de ce genre, en général assez angoissé d’avoir à se mesurer précisément à ce fond maternel. Il y a la loi et il y a ça. Moi, ça me paraît un peu étroit comme choix. N’empêche que si l’on veut se justifier, se faire comprendre, se faire lire, que les gens attachent de la valeur à ce qu’on écrit, il faut toujours se présenter d’un côté ou de l’autre, dans la loi, et là vous avez un discours qui peut être à la fois philosophique ou juridique, etc., ou alors vous êtes l’idiot de la famille ou le poète inspiré ou ceci ou cela... Si vous n’êtes ni d’un côté ni de l’autre, visiblement c’est comme si vous n’existiez pas.
C’est pour ça que je dis la place qu’occupe la mère, là, elle occupe cette place comme invraisemblable d’avoir à susciter soit la loi, soit la folie. On pourrait imaginer, à condition de tenter une traversée de la mère, qu’on la décharge, si j’ose dire, de cette responsabilité intenable qui consiste à exiger la loi ou la folie. Autrement dit, on pourrait l’aimer, si vous voulez. Ne pas la mettre en ce lieu d’un savoir qui n’existe pas. Les mères n’ont rien à savoir. C’est absurde de les créditer d’un tel savoir sur des questions aussi importantes. C’est ce que les religions ont très bien compris, parce que tout ça est très surveillé. Mais une expérience peut très bien se développer dans la décharge de cette terreur autour de la mère. Quelle idée de penser que la langue est « maternelle » !


UNE NOUVELLE FONCTION DE LA LITTÉRATURE

Pleynet : Mais alors, est-ce que vous ne pensez pas qu’on est en train de toucher là un problème qui permettrait de définir la nouveauté, qui au fond, serait la nouveauté absolument fondamentale d’un travail comme celui de « Paradis », dans la mesure où c’est un travail qui déplacerait ce qui a constitué, à travers l’histoire de la civilisation, la structure sociale même. Je veux dire : père mort, mère bouchée, fils castré. Est-ce que vous ne pensez pas que, précisément, on pourrait dire que cette structure-là est la structure qui a constitué le don ou la dédicace générale, précisément à la mère, de tout ce qu’on peut nommer d’art et de littérature et que, avec ce type de lecture de ce refoulé-là, on aborderait alors une nouvelle fonction de la littérature ou de l’écrit, quelque chose qui ne serait peut-être plus à la littérature ce que la littérature a pu être à la mère ?

Sollers : Je crois qu’il y a une grande mutation, comme ça, éventuelle. Maintenant, vous le savez aussi bien que moi, chaque fois que la possibilité d’une mutation comme celle-là se présente, il y a en général une régression. L’histoire du XXème siècle est fertile en ce genre d’aventures : à partir du moment où on irait toucher quelque chose de fondamental, tout à coup, il y a le fascisme, par exemple, ou le stalinisme, et brusquement, par exemple en Chine, tout récemment, on embaume Mao et on va montrer un cadavre aux masses, ce qui est une façon de satisfaire, en quelque sorte, ce fantasme de la mère nécrophile. Là, il faut être très prudent, car il est très possible, au cours de l’histoire, que des écarts de cet ordre se soient produits. Pour le XXème siècle, j’en vois un de taille qui est Joyce, auquel je me réfère souvent. Je ne suis pas sûr du tout qu’ils puissent jamais être perçus comme des écarts qui n’entrent pas dans une série, qu’on appelle en général poésie, littérature, mystique, philosophie... Par exemple, vous trouvez Joyce à la lettre J entre je ne sais pas qui et je ne sais pas qui... c’est-à-dire que ça fait partie de la littérature, apparemment. C’est comme ça qu’on se débrouille. Bien entendu, si on regarde ça, ça n’a rigoureusement rien à voir, mais les cases sont prêtes, tout est prêt pour que ça puisse avoir l’air bétonné comme ça. Mais qui va s’apercevoir de ce qui est écrit depuis Freud ? Comment faut-il être, qu’est-ce qu’il faut avoir comme expérience pour s’en apercevoir que tous les énoncés ne sont pas pensables, compréhensibles, qu’à partir d’une connaissance post-freudienne ? Nous connaissons tous des gens qui tripotent un peu de freudisme mais qui, dès que ça commence à énoncer comme ça, n’y comprennent plus rien. Donc, Freud est bien devenu un père mort. Alors, je crois que là, encore une fois, c’est la question de ce qui ne serait ni loi, ni folie, de quelque chose qui déjouerait, en quelque sorte, ces deux bords. Et bien sûr, ça pourrait inventer un jeu tout à fait inouï. Mais, encore une fois, rien ne prouve que ce soit possible.


NOTES

1. Le travail de l’insaisissable consiste à se répéter sans se répéter. Dans la répétition, ce qui se répète c’est la nouveauté incommensurable de ce qui a eu lieu sans être là. La répétition ne répète pas « quelque chose », mais le vide, du côté du « quelque chose », ne peut être dit sans répétition. Vous avez dit quelque chose ? Moi ? Rien. Il va sans dire que ce « rien » n’est rien que s’il est vraiment « tout ça », « tous ces mots », tellement et tellement, et tellement, tellement. Le rire du tellement... Sa mort légère, effacée, intime. Le saut, explosion sur place. Si « le sexe » est si comique, cela ne vient que de leur appel, à elles, d’un dieu qui y croirait pour elles : l’infini de sa non-existence rit. Qu’ils s’en affligent les coupe de leur paradis : or il est là, d’instant en instant, sévère.
2. Ce que dit Faulkner à propos du Bruit et la Fureur : « j’ai écrit ce livre et j’ai appris à lire ». Comment ? « A travers une série de répercussions à retardement semblables à celles d’un orage d’un été. » « Je n’ai pas l’impression d’avoir jamais rien appris par la suite. » Comme s’il avait trouvé, dans l’écrit, au-delà du cri et du hurlement, le son ni sens ni non-sens, silencieusement, se répercutant. (Ph. S.)

Portfolio

  • Tel Quel 68, p.3
  • Tel Quel 68, p.2
  • Tel Quel 68, p.12
  • Tel Quel 68, p.2

[1Courir à travers : per omnes civitates percurrit oratio mea ; parcourir : omnium pectora metu percurrente (la crainte se glissant dans tous les coeurs).

[2A l’exception de la note 2 qui n’y figurait pas.

[3Les intertitres sont de moi. A.G.

1 Messages

  • Valérie Bergmann | 29 décembre 2011 - 01:51 1

    Paradis, sans début, ni fin est une joyeuse parade où chaque mots à son mot à dire. Ils revendiquent le droit . Le droit d’exister dans une suite parfaite, à la cohésion sans faille. Cet ouvrage est une énumération d ’histoires logiques dans laquelle chaque mot se suffirait presque à lui- même, et c’est en ça que toute ponctuation est inutile. Les dialogues sont insérés sans faire de bruit, les points se laissent deviner, et les virgules s’imaginent. Cet ouvrage est ludique à l’extrême, et on ne s’attend jamais à ce qui va suivre. Les mots latins s’y balladent naturellement, et les questions trouvent toujours leur réponse. Le superflu est balayé. Les verbes participent au passé ou se contentent d’être dans leur forme infinitive.
    "Aller à l’essentiel", dixit PH. Sollers. Voilà qui est fait. Je vais bientôt m’attaquer au second.

    Voir en ligne : "L’Art est long et le temps est court."Baudelaire