4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » ILS / ELLES ONT DIT » Des bouffées de...
  • > ILS / ELLES ONT DIT
Des bouffées de...

cigarettes, pipes, cigares...!

D 28 janvier 2007     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Philippe Sollers, dans son journal du mois (JDD du 28 janvier 2007) fume une fois de plus contre l’interdiction de fumer qui s’appliquera à partir du 1er février. Il se cache maintenant derrière les propos fumeux d’un jeune écrivain, Vincent Eggericx, qui ne craint pas d’écrire dans le n°29 de La Revue littéraire :

« L’interdiction de la cigarette, si on prend l’exemple des Etats-Unis, n’aura fait que multiplier le nombre des obèses, et rendre plus difficile aux pauvres et aux fous l’accès à l’un des derniers plaisirs pas chers où l’être humain, réduisant méthodiquement en cendres ce cylindre de tabac et de papier, s’imprègne, comme Bouddha, de l’infinie vacuité des choses, éprouvant dans sa chair que tout est fumée, et recrache cette idée même pour la regarder se dissoudre dans l’air, acceptant la douloureuse idée de la décomposition, et jouant avec elle. »

Et encore :

« Cette interdiction se fera essentiellement au bénéfice des grands groupes pharmaceutiques, qui saisiront l’aubaine de vendre à grande échelle de nouvelles gammes de patchs — dont les prix augmentent adroitement à proportion de ceux du tabac — et de neuroleptiques à un cheptel humain terrorisé par l’idée de mourir. Elle est une étape de la prise de pouvoir de la phynance et de l’infosphère sur le corps humain. »

Ces propos irresponsables — à un moment où les succès de la lutte contre l’alcoolisme sont acquis grâce à la loi votée il y a plus de quinze ans et où nos dirigeants, sous l’impulsion du premier ministre, véritable « voleur de feu », s’occupent enfin de notre santé - sont-ils à mettre au compte d’une jeunesse insouciante ou d’un néogâtisme gélatineux (Daniel Accursi, coll. L’Infini, 2007) ? On ne sait mais ils ne sont pas sans rappeler ceux d’un autre écrivain, Georges Bataille, qui écrivait, de manière déraisonnable, et, qui plus est, pendant la dernière guerre, ces lignes (heureusement non publiées de son vivant) :

« La diminution générale du gaspillage est si peu certaine qu’à l’encontre on peut alléguer la prodigieuse consommation de tabac. L’usage du tabac est déconcertant. Il est si répandu, sa part est si importante dans l’équilibre vital que, même en des temps difficiles, il est l’objet de soucis d’apparence sérieuse. Ses prérogatives sont analogues à celles des dépenses "utiles".
Pas de gaspillage plus banal ni de plus constamment lié à l’écoulement du temps. Le plus pauvre fume (pourtant, au moment où j’écris, la valeur du tabac est considérable, en fait, combien de fumeurs pourraient utiliser leurs rations, les troquer contre des denrées qui leur manquent, dont le défaut les diminue). De toutes les dépenses luxueuses, celle du tabac est la seule qui touche à peu près toutes les bourses. En un sens la tabagie générale n’est guère moins collective que la fête. Elle en diffère toutefois.
La fête se donne à tous également, le tabac est mal réparti entre les riches et les pauvres (pour l’instant peu de fumeurs qui ne souffrent pas, seuls les privilégiés fument sans limite). D’autre part, à l’encontre des fêtes qui se limitent au temps donnée, le tabac se fume à toute heure, d’un bout à l’autre du jour. Cette dispersion empêche l’universelle tabagie d’avoir un sens. Ce qui frappe dans la multitude fumant, c’est le peu de conscience qu’elle en a. Aucune occupation n’est moins saisissable. Les fêtes de la fumée subtilisent la conscience qu’une fête ait lieu.
Il est pourtant dans cet usage une sorcellerie cachée : qui fume est en accord avec les choses (les choses que sont le ciel, un nuage, la lumière). Il importe peu qu’un fumeur le sache : le tabac libère un instant du besoin d’agir. Il vit (même quand il continue de s’occuper). La fumée s’échappant doucement de la bouche donne à la vie la liberté, l’oisiveté qu’on voit aux nuages. »

Georges Bataille. La limite de l’utile. Le monde de la dépense privée. O.C. T. VII.

ou encore :

« Aujourd’hui le souci de la gloire semble un principe très contestable, il est même expressément décrié. Il m’a paru cependant qu’à ce décri manifesté pouvaient s’opposer des attitudes contradictoires plus ou moins conscientes. A mes yeux le souci de la gloire se traduit sous forme de dépense d’énergie n’ayant pas d’autres fins que se procurer de la gloire, ce qui constitue une attitude peu intéressée, peu familière à nos esprits. Mais par gloire il est nécessaire d’entendre des effets nettement différents les uns des autres.
J’ai été amené à représenter ainsi la consommation du tabac comme une dépense purement glorieuse, ayant pour but de procurer au fumeur une atmosphère détachée de la mécanique générale.
Fumer n’est pas une affaire extérieure où seuls joueraient des facteurs physiques. L’esprit fatigué se soulage dans une affirmation de lui-même aussi peu intellectuelle que possible.
Fumer n’en est pas moins une attitude expressément humaine et je ne crois pas qu’il y ait d’attitude animale comparable. En fumant l’esprit humain ne se livre pas seulement à un gaspillage insoutenable selon la saine raison : c’est avant tout un gaspillage privé de sens, privé de toute conscience de lui-même, qui par là permet de parvenir à l’absence. On sacrifiait pour apaiser les dieux ou se les concilier, on achète des bijoux pour affirmer un rang social ou pour séduire, on se promène dans la montagne pour réparer les excès des villes, on lit des poèmes pour mille raisons : et même en dehors des raisons extérieures, nous pouvons parler de ces diverses sortes de gaspillage, ils entrent par de nombreux côtés, à tort ou à raison, dans les enchaînements intellectuels qui nous constituent.
Fumer est au contraire la chose la plus extérieure à l’entendement. Dans la mesure où nous absorbons de la fumée nous échappons à nous-mêmes, nous glissons dans une semi-absence et s’il est vrai qu’au gaspillage se lie toujours un souci d’élégance, fumer est l’élégance, est le silence même. »

(Collège socratique, printemps 1943 (lu à un groupe d’amis).

De tels propos laissent pantois.
On aurait tort de croire que nos auteurs se contentent de faire l’apologie de la cigarette. Il y a plus grave : c’est la pipe.

N’est-ce pas le même Sollers, fumeur de pipe (avant de passer au fume-cigarette), qui a eu le culot d’écrire ce roman illisible Paradis ?
Si. D’ailleurs on a des preuves :

JPEG - 55.7 ko
Après avoir abandonné la pipe, que devient le paradis ?

Mais, avant lui, un nommé Georges Brassens n’hésitait pas à nous la chanter, la pipe, en ces termes :

La fessée

"Pour endiguer ses pleurs, pour apaiser ses maux,

Je me mis à blaguer, à sortir des bons mots,
Tous les moyens sont bons au médecin de
l’âme...
Bientôt, par la vertu de quelques facéties,
La veuve se tenait les côtes, Dieu merci !
Ainsi que des bossus, tous deux nous rigolâmes.
Ma pipe dépassait un peu de mon veston.
Aimable, elle m’encouragea : " Bourrez-la donc,
Qu’aucun impératif moral ne vous arrête
,
Si mon pauvre mari détestait le tabac,
Maintenant la fumée ne le dérange pas
Mais où diantre ai-je mis mon porte-cigarettes ? "
A minuit, d’une voix douce de séraphin,
Elle me demanda si je n’avais pas faim."

Encore Georges Brassens ne se prenait-il pas pour un poète !
D’autres, avant lui, n’avaient pas eu cette modestie.
Ainsi, au siècle dernier, Charles Baudelaire osait-il célébrer (comment cela a-t-il pu échapper à notre honorable prédécesseur, le procureur Pinard ?) :

La Pipe

"Je suis la pipe d’un auteur ;
On voit, à contempler ma mine
D’Abyssinienne ou de Cafrine,
Que mon maître est un grand fumeur.

Quand il est comblé de douleur,
Je fume comme la chaumine
Où se prépare la cuisine
Pour le retour du laboureur.

J’enlace et je berce son âme
Dans le réseau mobile et bleu
Qui monte de ma bouche en feu,

Et je roule un puissant dictame
Qui charme son coeur et guérit
De ses fatigues son esprit."

GIF - 94.7 ko
Baudelaire peint par Courbet

Que dire enfin de Mallarmé, oubliant ses "grands livres à faire" ? Qu’on en juge :

« Hier, j’ai trouvé ma pipe en rêvant une longue soirée de travail, de beau travail d’hiver. Jetées les cigarettes avec toutes les joies enfantines de l’été dans le passé qu’illuminent les feuilles bleues de soleil, les mousselines et reprise ma grave pipe par un homme sérieux qui veut fumer longtemps sans se déranger, afin de mieux travailler : mais je ne m’attendais pas à la surprise que préparait cette délaissée, à peine eus-je tiré la première bouffée, j’oubliai mes grands livres à faire [je souligne], émerveillé, attendri, je respirai l’hiver dernier qui revenait.
Je n’avais pas touché à la fidèle amie depuis ma rentrée en France, et tout Londres, Londres tel que je le vécus en entier à moi seul, il y a un an, est apparu ; d’abord les chers brouillards qui emmitouflent nos cervelles et ont, là-bas, une odeur à eux, quand ils pénètrent sous la croisée. Mon tabac sentait une chambre sombre aux meubles de cuir saupoudrés par la poussière du charbon sur lesquels se roulait le maigre chat noir ; les grands feux ! et la bonne aux bras rouges versant les charbons, et le bruit de ces charbons tombant du seau de tôle dans la corbeille de fer, le matin - alors que le facteur frappait le double coup solennel, qui me faisait vivre !
J’ai revu par les fenêtres ces arbres malades du square désert - J’ai vu le large, si souvent traversé cet hiver-là, grelottant sur le pont du steamer mouillé de bruine et noirci de fumée -avec ma pauvre bien-aimée errante, en habits de voyageuse, une longue robe terne couleur de la poussière des routes, un manteau qui collait humide à ses épaules froides, un de ces chapeaux de paille sans plume et presque sans rubans, que les riches dames jettent en arrivant, tant ils sont déchiquetés par l’air de la mer et que les pauvres bien-aimées regarnissent pour bien des saisons encore. Autour de son cou s’enroulait le terrible mouchoir qu’on agite en se disant adieu pour toujours. »

Encore vous épargné-je cette "peinture" où l’on voit le même Mallarmé le cigare à la main, avec "le regard évasif, en un sens tournant comme une fugue dans la chambre, ce visage que l’absence de fini libère de la pesanteur, cette attention glissante, pourtant puissamment attentive, et ce calme vertige" (Bataille encore, Manet) !

Manet, Portrait de Stéphane Mallarmé, 1876 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
Huile sur toile, 27,5 x 36 cm. Paris, musée d’Orsay.

VOIR AUSSI : Le cigare de Freud



Voir en ligne : Les coupables : Fumeurs de pipe célèbres


JPEG - 24.3 ko
Et cet illuminé qui a l’air d’y croire !

Grand connaisseur de l’oeuvre de Ponge, Gérard Farasse soutient sa thèse en 1977 après avoir fait une première intervention remarquée sur Francis Ponge lors du séminaire de Roland Barthes en 1971. J’y étais. Ce qui me vaudra cette dédicace amicale dont, 40 ans après, je mesure encore, non sans amusement, toute la... portée.

Sur un fac-similé d’un texte publié dans Communications 19, 1972. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document


1 Messages

  • anonyme | 13 février 2007 - 16:09 1


    Merci pour cette anthologie qui célèbre l’aspect poétique, méditatif, voire philosophique de la fumée.
    La cigarette n’est pas qu’un vice répréhensible et incompréhensible : c’est une célébration de l’instant fugitif, une ponctuation des jours.
    Cet acharnement hygiéniste oublie des solutions alternatives, comme l’interdiction des additifs dangereux, le tabac "biologique" : la grande vague de cancer est arrivée après l’industrialisation à grande échelle. Et pourtant on pétunait copieusement depuis presque un siècle, sans dommages notables ... Quel fumeur n’a pas révé du goût fabuleux que devaient avoir les cigarettes turques de la Belle Epoque ...