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Le Bottin des courtisanes

Secrets sexuels de la France

D 28 janvier 2007     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans les archives de la police des moeurs du Second Empire et de la Troisième République étaient fichés non seulement les hautes prostituées clandestines, comme la femme de Feydeau et Sarah Bernhardt, mais aussi les ministres, députés et généraux de l’époque. Est-ce si inactuel ? par Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur du 18/01/2007

Vous voulez découvrir un grand livre méconnu du XIXe siècle ? Un volume indispensable à mettre à côté de Balzac, Flaubert, Zola, Maupassant, Proust ? Une étude précise, passionnante, ahurissante ? Voici : c’est un roman policier situé pendant le Second Empire et la Troisième République, et d’autant plus policier qu’il est écrit au jour le jour par la police elle-même. Epoque lointaine ? Mais non, puisque la prostitution court à travers les âges, et que nous avons eu droit, récemment, à des Mémoires féminins intitulés carrément « la Putain de la République ». Comme disait Céline à propos des romans publiés autrefois dans la « Revue des Deux Mondes », vous ajoutez des avions et des téléphones et vous obtenez les clichés du roman moderne. Encore un effort : vous balancez dans la narration des portables, des fax, des mails, des textos, des SMS, du web en folie, et la même comédie séculaire continue de plus belle, le carnaval sexuel se poursuit, autrement dit le tourbillon des prix du désir.
Voyez ces femmes galantes, ces cocottes, ces intrigantes, ces proxénètes avisées (les « procureuses »), ces femmes d’affaires du grand monde, du demi-monde ou du bas monde, de la richesse à la misère, des hôtels particuliers à la rue. Certaines sont célèbres, et méritent de figurer dans « A la recherche du temps perdu ». Mais il y a aussi toutes les autres : petites actrices oubliées, modistes, employées de commerce, couturières, marchandes à la toilette, marchandes de poisson ou d’éponges, fleuristes, lingères, gantières, plumassières, filles de salle, peintres ou écuyères. De ces dernières, la police ne parle pas, sauf pour des raisons sanitaires. Les vedettes, entre politique et finance, ont droit, elles, à une surveillance d’Etat. Elles ont des noms épatants : Fanny Lear, Cora Pearl, Léonide Leblanc, Blanche d’Antigny, Lisette Buval, dite Moussy, Félicie Marmier, Thérésa, Catherine Schumaker, Alice Regnault, Marie Beecher. Des surprises ? Oui, pour Mme Feydeau (mari paralysé), ou Sarah Bernhardt (dont les prix, pour séances courtes, sont exorbitants). Voyez : les registres et les fichiers minutieux des flics ne demandent qu’à s’animer et à vivre. Les personnages défilent, s’agitent, ont leurs spasmes de malentendu, perdent ou amassent des fortunes, puis sombrent. Tous ces squelettes ont joui, paraît-il, et ce grand cimetière sous la lune est émouvant à la longue. La police, aujourd’hui, ne s’intéresse plus à ces dérapages ? Allons donc. Ce sont plutôt les romanciers qui faiblissent sur ce terrain escarpé. Voilà peut-être la vraie raison de la morosité en littérature.
Tournez les pages : vous êtes immédiatement partout dans Paris, vous observez tout, vous savez tout. Bon, les policiers ne vous donnent que les éléments fondamentaux de l’action, mais un peu d’imagination, que diable. Vous surplombez le bal, vous entrez dans les appartements, vous assistez aux tractations de haut vol, aux transactions, aux simulacres. La déesse convoitée est là, en déshabillé rose, avec le jour de la semaine inscrit sur ses bas : si c’est jeudi, on lit « jeudi », et si c’est dimanche, « dimanche ». Un protecteur-rémumérateur entre, un autre viendra plus tard, ce sont des ministres, des députés, des généraux, des banquiers, ils sont parfois de bords opposés, mais aucune importance. Chez Léonide Leblanc, par exemple, vous rencontrez aussi bien le duc d’Aumale, le prince Napoléon et Clemenceau. Le protecteur-rémunérateur laisse place à l’amant-partenaire, tandis que le jeune homme à plumer attend son tour. Si sa famille est riche, et lui, pauvre, on lui fait signer des reconnaissances de dette : il y aura au moins un suicide à scandale, mais que d’arrangements en coulisses pour éviter la publicité ! Le policier informé peut aussi monnayer ses notes, le journaliste-policier n’est pas loin, la corruption fait partie du métier. Le prix usuel d’une passe est de 100 francs, ce qui correspond au salaire mensuel des agents des moeurs (comme on les appelle). Blanche d’Antigny ne prend jamais moins de 500 francs, et Fanny Lear consent parfois, pour 25 louis, à retarder sa promenade pour une acrobatie de vingt minutes (« C’est si vite fait ! »). Sarah Bernhardt, elle, est hors de prix : de 1 000 à 1 500 francs pour une adoration intime (son hôtel particulier, avenue de Villiers, a coûté 500 000 francs), mais elle n’en continue pas moins sa liaison avec Gustave Doré. Pour les traîneuses, il y a les boulevards, les restaurants, les cafés, les concerts, les théâtres, l’Opéra, les bals, les promenades plus chics du bois de Boulogne (rebonjour, Proust), ou les courses de Longchamp, sans parler des villes d’eaux françaises ou étrangères. Le promenoir des Folies-Bergère est un vrai bordel, mais pour plus de discrétion, et si vous en avez les moyens, vous retiendrez le cabinet n° 6 à la Maison d’Or, vaste salon laqué qui a entendu bien des murmures (c’est là que Flaubert fait dîner Frédéric Moreau dans « l’Education sentimentale ».) Lucie Lévy, modiste, était parmi les mineures qui se prostituaient chez la veuve Rondy (« procureuse » de choc) : les soupers qu’elle offrait chez Monnier ont inspiré « Nana », de Zola (Nana, ce nom dit tout, et c’est aussi un tableau magnifique de Manet, peintre fort instruit sur ces choses).

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"Nana", Edouard Manet, 1877

Catherine Schumaker, fille d’un cocher luxembourgeois, est surnommée Alice La Bruyère. Elle facture des services sexuels ponctuels, mais c’est aussi une virtuose de la reconnaissance de dette extorquée aux jeunes nigauds fortunés. Le roman est classique, puisqu’elle finit marquise (un vieux de 82 ans) après avoir commencé la musique organique à 16 ans. Sa richesse est considérable : mobilier, fourrures, robes, dentelles, linge, bijoux, cristaux, porcelaines, argenterie, et même une cave de luxe. Alice Regnault (morte en 1931) ruine le trésorier de la Société générale, mais parvient quand même à épouser Octave Mirbeau, ce qui n’est pas si mal. En somme, il y a les dépensières (plutôt rares) et les amasseuses. Je rêve maintenant de Félicie Marmier qu’une fiche de septembre 1875 nous décrit ainsi : « Marmier Félicie, âgée de 27 ans, est née à Paris. C’est une grande jolie fille brune, qui a la taille parfaitement faite, et qui a reçu une brillante instruction, dont elle n’a profité que pour exploiter les hommes, qui ont eu, ou ont encore, affaire à elle. Elle a été élevée à la Légion d’honneur, et on affirme qu’elle est la nièce du général Marmier, ainsi que la parente de l’académicien de ce nom. » La fiche précise ensuite qu’à peine sortie de pension elle a noué de nombreuses intrigues, qu’elle fréquente toutes les maisons de rendez-vous de Paris, où elle se fait appeler « la Marquise » (titre d’un ancien amant), mais aussi qu’elle a habité au n° 8 place Vendôme chez « une vieille femme galante ». Précis, le policier ajoute : « Là, elles faisaient des affaires ensemble, et recevaient tous les jours un grand nombre d’hommes. On prétend même qu’elles se livraient à des actes contre nature pour satisfaire leurs clients. » Ce « contre nature » m’enchante, et la suite aussi : « Elle continue à mener grand train, du reste elle ne se livre pas à moins de 10 ou 15 louis. Elle ne sort qu’en voiture, et porte toujours de riches toilettes. »
Léonide Leblanc, elle, « dit volontiers dans l’intimité qu’elle s’offre un homme si cela lui convient, et qu’elle préfère être une femme parce qu’on a bien plus de plaisir ». La suite est plus rude : « vieille gouine, douairière des morphinomanes et des lesbiennes ». Nous sommes en 1891. Trois ans plus tard, elle se meurt, et le duc d’Aumale est à son chevet pour une fin édifiante : « Elle se préparait depuis un mois et a reçu les sacrements avec ferveur. Elle a bien racheté les légèretés de sa vie par son courage et ses souffrances. Ses yeux se sont rouverts et elle s’est tournée pour mourir en regardant la Madone. » Comme quoi, et il n’est peut-être pas inutile de le rappeler ces temps-ci, Baudelaire a raison : le catholicisme est la vraie religion de fond.

Philippe Sollers

« Le Livre des courtisanes. Archives secrètes de la police des moeurs (1861-1876) », introduction et notes de Gabrielle Houbre, Tallandier, 638 p., 32 euros.

Enseignante et chercheuse à l’université Paris VII Denis-Diderot, Gabrielle Houbre a notamment publié « Histoire des mères et filles » (2006).


Déjà dans Eloge de L’Infini (Gallimard, 2001), reprenant un article qu’il avait publié dans Le Monde, Philippe Sollers, sous le titre « Les petites femmes de Paris » rend compte d’un ouvrage sur le même sujet : l’Almanach des demoiselles de Paris suivi du Dictionnaire des nymphes du Palais-Royal, collection Les Licencieux, Arléa, 1999.

D. Brouttelande, me signale aussi, « La chambre close » in La Guerre du Goût qui accompagnait une série de photos rassemblées dans Photos licencieuses de la Belle Epoque sous la signature de Ph. Sollers. Les Editions de 1900 (1987)

« Qui veut connaître une époque et une société doit passer par là, la simple enquête en dit plus long que des bibliothèques sociologiques. »
in Eloge de l’Infini,
Gallimard/Folio, 2001, 2003, p.453.

Le texte Les petites femmes de Paris

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2 Messages

  • Claude | 17 janvier 2011 - 12:27 1

    Je ne sais pas si ce livre demeure disponible mais j’aimerais bien avoir l’information si finalement vous l’avez obtenue.


  • Mickaël Schumpeter | 31 janvier 2007 - 13:16 2

    Quelqu’un aurait-il entendu parler d’un ouvrage intitulé "tarif des putains de Venise" ? Oui, sans doute. Mais est-il seulement disponible en France, et surtout chez quel éditeur ? Merci.