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Un tournant : les « nouveaux philosophes » (1975-1977)

Soljenitsyne, Glucksmann, Lévy, Sollers

D 25 janvier 2007     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Article remanié et complété le 19 mars 2014.
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Soljenitsyne et L’Archipel du goulag

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«  Il faut enregistrer ici le choc qu’a été, pour ma génération et la suivante, la figure de Soljenitsyne, avec son Archipel du goulag. Témoignage décisif (avec Chalamov), qui, à quelques exceptions fanatiques près, a tiré l’échelle de l’énorme mensonge communiste. L’effet, en France, a produit ce qu’on a appelé les "nouveaux philosophes". J’ai aussitôt pris leur parti. Il s’en est suivi un affrontement violent et confus, d’où a émergé la personnalité de Bernard-Henri Lévy, excellent stratège, haï comme il faut. »

Philippe Sollers, Un vrai roman, Mémoires, 2007, Folio, p. 175.

Depuis quelques années, des voix venues de l’Est se font entendre, celles des « dissidents ». Le plus important d’entre eux : Soljenitsyne. Le premier volume de L’Archipel du goulag sort en juin 1974, le second en novembre, le troisième en mars 1976 [1]. On n’a pas assez remarqué le sous-titre du livre : « essai d’investigation littéraire ». En voici un extrait :

Si, aux intellectuels de Tchékhov qui passaient leur temps à essayer de deviner ce qu’il adviendrait dans vingt, trente ou quarante ans, on avait répondu que, quarante ans plus tard, dans la Sainte Russie, on torturerait les inculpés pendant l’instruction, on leur comprimerait le crâne à l’aide d’un cercle de fer, on les plongerait dans des baignoires d’acide, on les attacherait nus pour les livrer en pâture aux fourmis ou aux punaises, on leur enfoncerait dans l’anus une baguette à fusil chauffée à blanc sur un réchaud (opération du « marquage secret »), on leur écraserait lentement les organes génitaux sous la semelle des bottes, et, en guise de traitement le plus bénin, on leur infligerait pendant une semaine d’affilée le supplice de l’insomnie et de la soif tout en les battant jusqu’à ce que leur chair ne soit plus qu’une bouillie sanglante, aucune des pièces de Tchékhov ne serait arrivée jusqu’à son dénouement et tous leurs héros auraient pris le chemin de l’asile.
Et pas seulement les héros de Tchékhov ! Mais quel homme russe normal, du début du siècle, et, entre autres, quel membre du parti social-démocrate [2] aurait pu croire, aurait pu supporter pareille calomnie lancée contre notre avenir radieux ? Ce qui collait encore avec l’époque sous Alexis Mikhaïlovitch, qui semblait déjà de la barbarie sous Pierre le Grand, qui pouvait être appliqué à dix ou vingt personnes sous Biron et était devenu tout à fait impossible à partir de Catherine, cela même a été accompli au zénith de l’illustre vingtième siècle, dans une société conçue selon les principes socialistes, quand déjà volaient des avions et qu’étaient apparus le cinéma parlant et la radio, et l’a été non pas par un criminel isolé en un endroit caché, mais par des dizaines de milliers de bêtes humaines, spécialement entraînées, et sur des millions de victimes ans défense. N’a-t-il que cela d’affreux, cette explosion d’atavisme baptisée aujourd’hui, par dérobade, culte de la personnalité ? Ou bien est-il effrayant qu’au cours de ces mêmes années nous ayons célébré le centième anniversaire de la mort de Pouchkine ? eu l’imprudence de jouer ces mêmes pièces de Tchékhov, alors que nous avions déjà reçu la réponse aux questions qu’elles posaient ? ou bien est-il plus épouvantable encore que, même trente ans plus tard, on nous dise : il ne faut pas parler de ces choses-là ! A rappeler les souffrances de ces millions d’hommes, on risque de fausser la perspective historique ! A chercher à pénétrer l’essence de nos moeurs, on risque de jeter une ombre sur les progrès matériels accomplis ! Parlez plutôt des hauts fourneaux qui ont été mis en service, des laminoirs, des canaux creusés... non, pas des canaux... alors, de l’or de la Kolyma... non, pas de ça non plus... Enfin, on peut parler de tout, à condition de savoir s’y prendre, à condition de célébrer...
On comprend mal pour quelle raison nous maudissons l’Inquisition. N’y avait-il pas, outre les bûchers, des offices solennels ? Ou bien pourquoi le servage nous déplaît-il tant ? En effet, il n’était pas interdit aux paysans de travailler tous les jours. Et le jour de Noël, ils pouvaient aller chanter de maison en maison, et à la Trinité, les filles tressaient des couronnes. » (L’Archipel du goulag, tome I, chap. 3, « L’instruction », 1974, p. 76-77)

Trente-cinq ans après, Bernard Pivot [3] et Claude Durand, l’éditeur, témoignent (8’) :

Claude Durand présentait ainsi la réédition, en 1991, de L’archipel du goulag :

« Un livre de combat, qui a ébranlé les fondements du totalitarisme communiste et qui brûle encore les mains. Ecrit de 1958 à 1967 dans la clandestinité, par fragments dissimulés dans des endroits différents, il a été activement recherché, et finalement découvert et saisi par le KGB en septembre 1973. Aussitôt, le premier tome a été publié d’urgence en Occident, la pression de l’opinion publique des pays libres étant la seule force capable de sauver l’auteur et tous ceux qui l’avaient aidé. Arrêté en février 1974, Soljénitsyne fut inculpé de trahison, puis, par décret du Présidium du Soviet suprême, déchu de la nationalité soviétique et expulsé d’URSS. Jusqu’à sa publication partielle par la revue Novy mir en 1990, l’Archipel ne sera lu en URSS que clandestinement, par la partie la plus courageuse de l’intelligentsia. Mais, en Occident, il sera répandu à des millions d’exemplaires et provoquera une mise en cause radicale de l’idéologie communiste. Toute sa puissance d’évocation, son éloquence tumultueuse, tantôt grave et tantôt sarcastique, l’auteur les prête aux 227 personnes qui lui ont fourni leur témoignage, et à tous ceux "auxquels la vie a manqué pour raconter ces choses". Là où rien n’est parvenu jusqu’à nous, " car l’Archipel est une terre sans écriture, dont la tradition orale s’interrompt avec la mort des indigènes ", il nous fait sentir le poids du silence et de l’oubli. La première partie, "L’industrie pénitentiaire", explique comment la machine vous happe et vous transforme en "zek". Aux sources de la terreur, elle montre Lénine. Elle dresse la liste des "flots", grands et petits, qui se sont déversés sur l’Archipel. En étudiant l’évolution de la mécanique judiciaire, elle explique les grands procès staliniens. La deuxième partie, "Le mouvement perpétuel", montre, à toute heure du jour et de la nuit, des convois de condamnés acheminés vers les camps : en fourgons automobiles, en "wagons©zaks" et wagons à bestiaux, en barges sur les fleuves, en colonnes de piétons dans la neige. Chaque mode de transfert engendre une torture propre, mais certains permettent d’étonnantes rencontres. Le présent volume correspond à l’édition définitive du tome 1 de l’Archipel du Goulag publiée en russe par YMCA©Press en 1980. L’auteur a apporté bien plus que des modifications de détail à son texte de 1973. D’autre part, la traduction française parue en 1974 se ressentait de la hâte avec laquelle elle avait dû être exécutée. Le texte en a donc été revu avec tout le soin possible. » [4]
*


Glucksmann et La cuisinière et le mangeur d’hommes

Il y a un effet Soljenitsyne. Dès juin 1975, André Glucksmann publie La cuisinière et le mangeur d’hommes : le « marxisme », notamment dans sa version étatique russe, y est analysé « du point de vue de la Kolyma ». Dans le numéro 64 de Tel Quel (hiver 1975), il répond à l’avalanche de questions de Jean-Louis Houdebine, Philippe Sollers et Julia Kristeva, dont celles-ci (je ne retiens que ce qui a trait à Soljénitsyne) :

Ne faut-il pas dès maintenant savoir lire Soljénitsyne, et les autres contestataires soviétiques, à la fois comme témoins réels de leur société fascisée, et comme observateurs cliniques d’une grande machinerie paranoïaque qui, longtemps sous-jacente, silencieuse ou coupée de cris, "exploserait" au XXe siècle en fascisme, social-fascisme, variétés de fascismes ? Ce qu’il faut expliquer sans doute et de plus en plus c’est pourquoi la la "gauche" se distingue, là, dans son ne pas vouloir le savoir. Qu’est-ce qui empêche de lire, d’entendre, d’être touchée ? Pourquoi sa demande par rapport à Soljénitsyne est-elle celle d’avoir des "idées idées justes en politique", là où ce dont il parle c’est de folie ? Peux-tu revenir un moment sur ta décision (à mon avis très juste) d’inscrire L’Archipel du Goulag dans le prolongement du travail inaugural de Foucault, Histoire de la folie ? Sur le fait de comparer le "grand renfermement" du XVIIe et les camps du XXe ? Est-ce que l’impasse politique du "discours de gauche" n’est pas dans ce rejet du sens de la déraison (Mai 68, Lip) ? Mais ce "sens" de la déraison est-il religieux (Clavel) ? Ou analytique ? Ou...?
[...] Comment comprendre que ce soit à la littérature (Soljenitsyne) que l’on doive le côté incontournable de la question ? On est, en effet, loin du "débat d’idées" mais devant des voix ("sous les décombres"), des corps... Qu’est-ce que cette fonction du nom (Marx) dans cette affaire-là ?
(Philippe Sollers, Tel Quel 64, p. 69-70)

Voici un extrait de la réponse de Glucksmann :

[...] Marx ? pas plus bouc émissaire que dieu Pan martelant de son sabot fendu les dernières vérités du XXe siècle. L’aurais-je tenu "responsable" du Goulag que je me coltinerais encore le Nème épluchage de ses oeuvres complètes. Choquant, je fus plutôt d’avoir fait apparaître sur la touche un Marx irresponsable du bien comme du mal, du KGB comme de la résistance au KGB. « ... La faute à Voltaire », chante Gavroche à la rencontre des balles réelles ; à l’occasion du siècle enrobées de marxisme — qui ne tombe pas du ciel, mais moins de Marx que de marxistes organisés en tant que tels. Tu sera un homme mon fils, aujourd’hui la discipline, demain les lendemains chanteront. Si vous tenez à faire intervenir Freud, ici. Marx décédé, le marxisme commence à régner. Lénine muet et mourant, Kamenev proclame les vertus invincibles du léninisme. Mort et meurtre du père ; les frères se réunissent et en célèbrent la loi. Totem et Tabou. Oedipe central — démocratique. Tout cela est (autrement) inscrit dans la figure du Législateur mort du Cratyle de Platon. Freud pour expliquer Platon ou vice versa ? Ou un parent dispositif, moins primitif que ne le conte Freud, plus occidental et "rationnel" ? Cannibale non le sauvage mais l’homme d’État en nous.
Sympas voire sympathisantes les questions de Tel Quel. Mais elles portent au bon entendeur trop de saluts, elles ne tournent pas autour du soleil noir des camps au point de s’y brûler, elles nous croient forts d’une toute-puissance théorique antérieure au Goulag, elles nous feraient admettre que nous en savons beaucoup plus qu’en fait. Par exemple du fascisme. L’Action française récuse beaucoup mais s’effondre. Le nazisme se voudra, lui, national et socialiste, révolutionnaire et conservateur. Plus durable le Goulag est encore plus dialectique et synthétique. Et la suite ? les libertés plébéiennes mesurent (et produisent : 36, 44, 68...). La distance qui nous sépare du fascisme — hors d’elles rien qui ne puisse être retourné au service du Goulag ; légalité, monothéisme, psychanalyse, science de la révolution, mayonnaise pour 1984, Orwell en mieux ; les expériences partielles abondent. [...]


Délivrance

C’est l’heure des remises en question [5]. Délivrance, le "face à face" entre Maurice Clavel et Philippe Sollers de juillet 1976, en témoigne avec acuité.

Mao meurt le 9 septembre 1976. Mausolée. Conférence de Sollers à Milan en décembre :

Il y a en ce moment quatre momies marxistes, avec un mausolée : Lénine, Dimitrov, Hô-Chi-Minh et Mao Tsé-toung. Comme par hasard ce sont les seuls marxistes ayant fait preuve d’invention.
Le conformisme d’aujourd’hui est marxiste, c’est la nouvelle religion. Dans les phrases et dans la manière de dire les phrases, tout le reste est musée, le "marxisme" est la dernière façon de branler la momie. La momie, j’ai dit que c’était le surgissement d’une exception, capable d’inventer un passage, un forçage dans le réel de la vérité. C’est donc une faculté de métamorphose, de renversement. La révolution de 1917 ; le démasquage des nazis ; le fait de résister à un contre mille ; la longue marche et la révolution chinoise, c’est un forçage du destin comme rupture du cycle et, en conséquence, une mise en cause de la pyramide du pouvoir. Cette pyramide doit se présenter comme rationnelle, mais, bizarrement, au coeur de la raison, il y a un mort. La raison est nécrophile.
( La notion de mausolée dans le marxisme, publié dans Tel Quel 70, été 1977) [6].

Le même mois, Marx est déculotté (Le Nouvel Observateur du 6 décembre 1976).

*

Le 1er janvier 1977 la Déclaration de la Charte 77 est publiée. Premier document du mouvement des dissidents dans l’ancienne Tchécoslovaquie qui s’était formé en réaction à l’occupation soviétique et à l’instauration de la politique de normalisation.

André Glucksmann publie Les maître penseurs en mars 1977. Michel Foucault défend le livre dans un très long article du Nouvel Observateur, La grande colère des faits (9 mai).
Bernard-Henri Lévy publie La barbarie à visage humain en mai 1977. Branle-bas de combat (et nombreux articles dans la presse européenne [7]).
Sollers défend le livre, dans un article du Monde, La révolution impossible (13 mai).


La révolution impossible


Quatrième de couverture. Zoom : cliquer sur l’image. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Il n’y a en définitive que deux sortes de penseurs : l’optimiste et le pessimiste. Comme le rappelait récemment Vladimir Boukovski [8], le pessimiste est quelqu’un qui trouve que rien ne peut aller plus mal, à quoi l’optimiste répond : "Mais si, mais si." Au-delà des théories, on retrouve ce partage, aujourd’hui, comme hier. Peu de textes, par exemple, sont ici et maintenant autant d’actualité que celui de Baudelaire sur Edgar Poe, en 1856 : Baudelaire y demandait l’inscription, dans les droits de l’homme du dix-neuvième siècle, du droit de se contredire et de celui de s’en aller. C’était le temps de l’avenir de la science, du positivisme triomphant et du Progrès, pendant que Nerval se pendait dans l’ombre. Où en sommes-nous vers la fin du vingtième siècle ? Voici un livre qui va faire scandale. Enfin.

Il faut une bonne dose d’insolence et de courage pour s’en prendre ces temps-ci aux "compétents du progressisme" et tenter de "penser jusqu’au bout le pessimisme en histoire". Ne nous laissons pas étourdir par les slogans électoraux : si un homme de gauche dit ses quatre vérités à la gauche et dénonce sa "passion du leurre et de l’ignorance", c’est qu’il est en train de glisser à droite.

Et que peut-on dire de ces anciens "maoïstes" qui découvrent le "mal radical" et qui, au lieu de rejoindre la bonne pensée de toujours, poussent l’esprit de révolte jusqu’à invoquer Artaud et Bataille et à mettre en cause non seulement le marxisme mais, à travers lui, les Lumières, la Raison, l’Évangile des deux derniers siècles ? N’est-ce pas insupportable ? N’y a-t-il pas là les symptômes du retour des ténèbres spiritualistes, chrétiennes, mystiques, bref, tout ce que nous, esprits éclairés, avons appris à combattre, à réfuter, à mépriser ? Pourtant, c’est ainsi.

Glucksmann, Lardreau, Jambet, maintenant Bernard-Henri Lévy : le courant existe, il s’exprime, il vient de trouver dans la Barbarie à visage humain son manifeste clair, percutant, ramassé. Philosophes, actionnaires du concept, hommes politiques, militants, universitaires, vont devoir compter avec cette interpellation passionnée. Que dit Bernard-Henri Lévy ? Que "le fascisme et le stalinisme auront sans doute pour l’âge moderne la même importance historique qu’à l’âge classique l’ébranlement de 1789". Et toute la question est là, insistante : allons-nous, oui ou non, nous résoudre à prendre l’horreur de front et à en tirer les conséquences ? L’optimiste répond : voyons, ce sont des accidents, des extrapolations, des déviations, des perversions momentanées, l’avenir est quand même à nous, pas de défaitisme. C’est ce que Lévy appelle la "sainte famille du marxisme bonhomme et du gauchisme gaillard". À quoi le pessimiste, l’homme de la vérité, répond : c’est votre raison, votre raison à tout prix, qui, de nos jours, est irrationnelle ; c’est votre lumière égale ou au contraire votre volontarisme aveugle qui sont obscurantistes. Autre chose est à penser de l’histoire des sociétés et de la notion même de la société. Autre chose en termes de lucidité par rapport au pouvoir. Autre chose enfin sur le drame de l’espèce elle-même.

Si la conception politique du monde consiste toujours, quelque part, à savoir justifier l’horreur, que peut penser une pensée qui ne s’en sent plus capable ? Bernard-Henri Lévy n’a aucun mal à démontrer que la gauche, les socialistes, le gauchisme lui-même, restent fatalement prisonniers d’une représentation enfantine du "maître" : ils le croient tout-puissant et évanescent. Contre le marxisme et même contre les courants "libertaires", il montre que le Pouvoir, le Maître, le Prince, est la figure même, à la fois originelle et fantasmatique, terriblement réelle et partout présente bien qu’insaisissable, du Monde. Au commencement était la Paranoïa. Mais que devient alors la mythologie socialiste si "le rêve d’une société bonne est un rêve absurde ?". Si toute révolution reconduit immanquablement la servitude ? Si toute apologie du désir déchaîné débouche sur l’oppression ? Si la proclamation de libération intégrale est le masque d’une volonté de puissance ? Si socialisme est un autre nom pour barbarie ? C’est peu à peu la notion même de lien social, le noeud des conditions de survie, qui est mis en cause.

Contrairement à ce que nous répète sans fin l’optimiste de gauche (tranquille ou agité), il n’y a pas de nature à restaurer, de désir muselé, de langue dominée. Au commencement était l’État et la Loi, et non pas un âge d’or perverti par la suite par une exploitation comploteuse. Tant qu’il y aura de la société et de l’histoire les choses resteront en État (et la "fin de l’histoire" de Hegel reste pour nous une énigme pendant que la révolution s’identifie à l’impossible). L’ignorer, c’est se condamner à la plus futile et à la plus lourde des méconnaissances.

Un portrait cruel

D’où ce portrait cruel du "socialiste" :

Un socialiste n’oublie rien, ne regrette rien, ne renie rien : tous les incidents, les accidents de l’Histoire sont immédiatement stockés dans une gigantesque mémoire, dont il se veut le gardien et l’archiviste vigilant. Il ignore ce qu’est une défaite, une vraie, une authentique déroute : il ne la pense jamais que comme retard ou comme étape, comme ruse ou comme repli d’un mystérieux combat, dont les voies sont impénétrables, dont l’issue ne fait pas de doute... Il n’y a pas de Mal pour un socialiste qui ne soit l’ombre d’un Bien. Il n’y a pas de pas en arrière qui ne soit la rançon ou le pressentiment d’un, de deux victorieux pas en avant.

Ce portrait psychologique est plus vrai, plus parlant, que toute analyse politique. C’est la figure de la conscience malheureuse, quotidienne, socialisée, programmée, c’est-à-dire, désormais, tout le monde. Le progressiste, presque tout le monde, est à la fois "horloger", "biologiste", "médecin". Il calcule sans fin l’heure où il va se passer quelque chose, même s’il ne se passe rien ; il croit que la maladie annonce la santé, que l’ancien va mécaniquement accoucher du nouveau, etc. Ainsi tourne le manège des corps et des têtes. Pendant que le capitalisme, que chacun s’attend à voir mourir mais qui renaît chaque jour comme système absolu, devient un régulateur de mort impérissable, nuit productrice et reproductrice inlassable, désert réaménagé, perfection d’une répétition élargie et sur-contrôlée.

C’est pourquoi cette autre vérité désagréable apparaît de plus en plus : il n’y a pas de réelle différence entre la pensée technocratique, celle du "désir" et le socialisme. Il y a, au contraire, dans tous ces cas, un même effet de dénégation, de religion laïcisée. Pensées du "il faut" : il faut du Progrès, il faut de la Jouissance, il faut du Même dans l’Égalité. Pourquoi cet "il faut" ? Parce que. Parce que quoi ? Parce que, sans quoi, ce serait le désespoir, le vertige, la peur du néant, du vide. Ce qui est interdit, c’est donc, sans cesse, le pessimisme libérateur, salubre, et peut-être simplement ce qu’on pourrait appeler l’humour transcendantal. Le "il faut" du Capital est appuyé par le "nous devons" socialiste. Et notre horizon planétaire voit ainsi surgir "une étrange sirène dont le corps sera le Capital et la tête marxiste". Un capital prolétarien, dans la mesure où le prolétariat, classe introuvable, aurait en chemin non pas aboli mais avalé les autres classes plus leurs chaînes. Le totalitarisme serait ainsi en expansion continue : plus il y a socialisation et plus il y a servitude volontaire, terrorisation intériorisée. Si le mal du lien social est radical (ce que, par parenthèse, ont pensé les mystiques de tous les temps, et le "maoïsme" en France a sans doute été, pour certains, la crise mystique de la religion marxiste) ; si la barbarie n’est pas dérivée mais "spontanée", alors, en effet, le fascisme et le stalinisme sont des signes annonciateurs d’un totalitarisme renforcé "à visage technocratique, sexuel ou révolutionnaire". Et ce mouvement, ô paradoxe ! ô scandale !, vient bien des "Lumières" elles-mêmes. "Qu’est-ce que le Goulag ? — ne craint pas d’écrire Bernard-Henri Lévy — : les Lumières moins la tolérance."

Le "Dante de notre temps"

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Détenus du Goulag sur le chantier du BBK. Crédit : Anne Brunswic.

Le socialisme n’est pas l’alternative du capitalisme, mais sa forme moins réussie, voire tout simplement concentrationnaire. La Barbarie à visage humain est d’abord une reprise et un approfondissement de l’analyse du fait totalitaire comme fait moderne. Nouveau en ceci qu’il implique pour la première fois une crise radicale du sacré, d’où procède (modèle des conventionnels) la confusion-cumulation des pouvoirs dans une incarnation homogène, cadrée, meurtrière. "L’État totalitaire est le premier qui ne divise plus pour régner. La lumière universelle débouche en plus sur une parole obligatoire, sur la violation permanente du privé comme du secret." À quand la Constitution qui fera du droit au secret un "droit de l’homme imprescriptible" ? Il y a plus d’un siècle, donc, Baudelaire demandait le droit de se contredire et celui de s’en aller : nous en sommes encore à réclamer la libre circulation des hommes ou, plus modestement, des idées, et, de plus, à constater l’obligation qui nous est faite plus que jamais de parler, d’avouer, d’être lisibles, transparents, explicables. La prise de corps et de discours, la prise mentale dont nous sommes l’objet pour nous-même s’est, par conséquent aggravée à travers les génocides, les camps, les asiles psychiatriques ? La société comme telle est donc une recommandation de suicide pour toute différence irréductible ? "Van Gogh suicidé de la société", écrivait Artaud [9]. Et Freud : "La société est fondée sur un crime commis en commun." Étranges découvertes que nous préférons laisser dormir jusqu’à ce que des charniers, quelques instants, nous réveillent.

Nous sommes de plus en plus nombreux à dire, parce que le réel irréfutable nous y contraint, que le rationalisme et sa pointe systématisée, le marxisme, fonctionnent comme la religion de notre temps. Bernard-Henri Lévy a eu simplement l’idée d’en emprunter la démonstration à Marx lui-même. Remplaçons "religion" par "marxisme" dans la définition que donne Marx de la religion, et nous obtenons le détournement suivant, saisissant de vérité :

Le marxisme est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. La lutte contre le marxisme est donc par ricochet la lutte contre ce monde dont le marxisme est l’arôme spirituel. La misère marxiste est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. Le marxisme est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans âme, de même qu’il est l’esprit d’un monde sans esprit. Il est l’opium du peuple.

Comme Marx n’était pas marxiste [10], nul doute que sa barbe nous approuve en secret de dire cela aujourd’hui face aux différentes versions "socialistes", de l’U.R.S.S. à la Chine, face aussi aux tonnes de dissertations qui se publient sans cesse. Et nul doute non plus que le philistin d’aujourd’hui, comme le bourgeois d’hier, trouvera cela peu sérieux, voire inadmissible.

Ce qui est diablement sérieux, en revanche, c’est l’enfer. L’enfer fasciste sur lequel, en profondeur, tout reste à dire ; l’enfer du Goulag écrit par celui que Bernard-Henri Lévy n’a pas peur (et il a raison) d’appeler le "Dante de notre temps" : Soljenitsyne [11]. En avons-nous entendu des réserves plus ou moins rageuses ou embarrassées sur Soljenitsyne ! Est-il gênant cet écrivain en exil qui ne se contente pas de témoigner d’une "déviation" mais qui donne à la vérité la force de son écriture acharnée à restituer une mémoire que la barbarie à raison humaine avait cru pouvoir faire taire à jamais ! Je suis de ceux que la lecture de Soljenitsyne a lentement, profondément transformés : c’est un devoir de le dire. Je m’étonne tous les jours (mais de moins en moins) de vérifier à quel point nos contemporains ont évité le choc interne de ces phrases. Comme celles de Poe en 1856 ? D’Artaud en 1950 ? D’un inconnu, peut-être, déjà parmi nous ?

Et maintenant ? Demain ? C’est-à-dire (référence inévitable) depuis 68 ? Bernard-Henri Lévy a raison, je pense, de rappeler que 68 a été le commencement, à quelques exceptions importantes près, d’un processus d’enreligieusement généralisé, capillaire, 68 voit, d’après lui, une diffusion organique et affadie du "marxisme" comme, autrefois, du radical-socialisme. C’est l’air du temps. Une certaine façon de ne parler que des mêmes choses, tout le temps, et de la même façon.

Cet ennui irrespirable

C’est cet ennui de plus en plus compact, irrespirable, que chacun, de retour en France, sent monter et coaguler. C’est cette atmosphère d’impasse surveillée contre laquelle, ces derniers temps, en Italie, les étudiants se révoltent. C’est cette passivité morose des intellectuels. Le refus de cette impasse donne à la Barbarie à visage humain son style (comme aux Maîtres Penseurs de Glucksmann, l’un des plus brillants philosophes français d’aujourd’hui) : quelque chose de fiévreux et de froid qui réconcilie, pour une fois, philosophie et littérature. Le premier grand style romantique depuis 68. L’intellectuel, dit Bernard-Henri Lévy, ne pourra être désormais que "métaphysicien, artiste, moraliste". N’étions-nous pas sur le point de trouver coupable une telle affirmation ? D’en avoir honte ? La voici, donc : c’est la dissidence de notre temps, et elle est vieille et nouvelle comme toute résistance au Prince, qui prétend, grâce à notre démission, régner éternellement en ce monde. Je souligne le mot "artiste", sans lequel, à mon avis, les deux autres ne veulent plus rien dire. Je l’avais dit en commençant : il s’agit d’un livre scandaleux jusqu’au bout.

Philippe Sollers, Le Monde du 13 mai 1977.

*

Gilles Deleuze, attaqué avec véhémence par BHL, riposte dans la revue Minuit. Il s’en prend aussi à Sollers :

« Sollers avait été le dernier en France à faire encore une école vieille manière, avec papisme, excommunications, tribunaux. Je suppose que, quand il a compris cette nouvelle entreprise, il s’est dit qu’ils avaient raison, qu’il fallait faire alliance, et que ce serait trop bête de manquer ça. Il arrive en retard, mais il a bien vu quelque chose. Car cette histoire de marketing dans le livre de philosophie, c’est réellement nouveau, c’est une idée, il "fallait" l’avoir [12]. »

D’anciens « gauchistes », donc, bousculent les habitudes, les repères. On les appellera les « nouveaux philosophes », regroupant sous cette enseigne des démarches souvent bien différentes, voire contradictoires.
Succès médiatique et protestations (souvent venant de la "gauche" et de l’"extrême gauche") se mêlent. Débats passionnés, parfois violents, dans les journaux, les hebdos, à la télévision. Tout le monde y va de son article : Morin, Castoriadis, Debray, bien d’autres... Le 20 juin, à l’occasion de la publication de Polylogue [13], Julia Kristeva donne un long entretien au Nouvel Observateur : À quoi bon des intellectuels ? —.

Un numéro d’Apostrophes (27 mai) est resté célèbre. Les invités sont Maurice Clavel, Bernard-Henri Lévy (c’est sa première apparition à la télé) et André Glucksmann. Face à eux, François Aubral et Xavier Delcourt, auteurs d’un petit essai de commande Contre la nouvelle philosophie.

*


Petite digression autobiographique. En 1976 j’ai trente ans. Je travaille alors dans le même lycée que François Aubral (à Valenciennes). En juin 1977, après l’émission d’Apostrophes, je lui expose longuement mes positions personnelles dans une lettre tapée sur ma vieille "Underwood". Je cite ici cette lettre, sans en changer un mot, près de quarante ans après l’avoir écrite, pour rappeler que relire — et à inviter à relire — certains épisodes de notre histoire contemporaine engage, d’une certaine manière, le lecteur d’aujourd’hui autant qu’il engageait celui d’hier.

Lettre à François Aubral, 23 juin 1977

Je prends la décision de t’écrire afin de donner un premier point de vue sur la polémique en cours avec ceux qu’il est convenu d’appeler les "nouveaux philosophes".
J’ai maintenant constitué un dossier assez fourni, travaillé quelques livres (La barbarie à visage humain [14], Nous l’avons tous tué [15], Les maîtres penseurs [16], L’Apologie de Platon [17], Nietzsche, Socrate héroïque [18]), relu votre essai, lu les articles de presse, regardé le débat à "Apostrophes". De quoi me faire une idée. Pas suffisamment cependant pour me risquer précipitamment dans une analyse qui se voudrait générale d’un phénomène qui me semble maintenant déborder largement par ses enjeux le cadre d’une mode momentanée.
Je te livre donc quelques réflexions provisoires et marginales plutôt qu’une analyse des textes. En attendant mieux...
En fait, l’impression que j’ai aujourd’hui ne peut que confirmer la prudence que je marquais dans mes lettres précédentes et les critiques que j’ai pu te formuler au téléphone. A l’évidence, et bien que je ne pense pas qu’on puisse si facilement trancher par un "oui" ou par un "non", par un "pour" ou par un "contre" dans ce genre de débat, je dois bien reconnaître que les points de désaccord entre nous sont nombreux. Ce qui ne signifie pas que je souscrive à toutes les positions d’un "courant" qui, s’il existe bien comme tel, me semble, plus je m’y "plonge", très hétérogène ; philosophiquement et même politiquement.
Dans la conjoncture actuelle, l’unité de ce "courant" l’emporte cependant sur son hétérogénéité. Ce qui fait, me semble-t-il, cette unité c’est, comme Sollers l’a remarqué dans son article du "Monde", " la mise en question du rationalisme et de sa pointe systématisée, le marxisme."
Personnellement, je suis tout à fait d’accord avec cette perspective nécessaire.
Je te l’avais écrit en décembre 1976 bien avant ma lecture des "nouveaux philosophes", bien avant les récentes prises de position de Sollers.
Hors de ce fait, ce qui me trappe dans toutes les critiques qui leur sont adressées à ce jour c’est qu’elles sont faites à partir d’un point de vue explicitement (cf. Poulantzas dans le N.O. de cette semaine) ou implicitement rationalistes (cf. dans votre livre, et cela de manière insistante).
Cette croyance en la toute-puissance de la "raison" (scientifique ou philosophique, "marxiste" et/ou technocratique) me semble être aujourd’hui une des formes principales de l’idéologie dominante. Or, ce que l’on commence à comprendre de plus en plus — et ici Soljénitsyne, qu’on le veuille ou non, est incontournable — c’est que c’est peut-être la Raison en tant que telle qui comporte toujours quelque part la possibilité même de l’"enfermement". Bien plus que l’"irrationalisme" ou le "mysticisme", c’est le délire de la "raison dialectique" qui produit le Goulag. (note : cette affirmation qui choque tant aujourd’hui n’est pas à proprement parler nouvelle. L’Ecole de Francfort avait déjà fait ce constat : juste après la guerre, Horkheimer et Adorno écrivaient dans La dialectique de la raison : "La Raison est totalitaire". Mais qui les a lus ici, en France, pays de Descartes ?) Ce qui m’a frappé en relisant votre essai, c’est que, malgré vos désirs affirmés de pourfendre tous les mythes, de démasquer toutes les croyances, voire toutes les religions, le sol même — cette croyance en la Raison — sur quoi vous fondez votre argumentation n’est jamais lui-même mis en question, interrogé, et ne semble avoir jamais fait l’objet d’une expérience qui l’aurait contredit. Attitude finalement dogmatique au sens où Freud, dans L’avenir d’une illusion, dit des dogmes qu’"ils nous apprennent des choses que nous n’avons pas découvertes par nous-mêmes et qui exigent de notre part un acte de foi". Ce qui n’a rien d’incompatible avec votre allergie (que je ne partage pas) avec la pensée et l’expérience mystique pour lesquelles vous n’avez pas de mots assez durs (mais vous est il arrivé de lire Bataille ou Artaud ? Et comment ?).
"Raison", "science", "Histoire" (et "science de l’histoire"), "athéisme", "laïcisme" : voilà les thèmes de la nouvelle religion, celle de ceux qui croient en avoir fini avec toute religion !

Et le marxisme dans "cette foire" ? La voilà bien la surprise la plus imprévue !
Engels disait à propos de Hegel : "Le bonhomme demande du temps pour être avalé !" C’est maintenant chose faite ! Mais qui a avalé qui ? En reprenant à son compte (malgré les dénégations de tel ou tel) l’héritage du rationalisme des "lumières", de l’idéalisme allemand (le "noyau rationnel" de la dialectique hégelienne) et l’utopisme du socialisme français et en systématisant le tout à l’extrême, qu’a-t-il finalement réussi à réaliser sinon l’essence même du projet hégelien de maîtrise totale du monde dans le "savoir absolu" ?
"Devenir monde de la philosophie", "devenir philosophie du monde" comme ces phrases sonnent étrangement à nos oreilles aujourd’hui ! Et pourtant il nous aura fallu en passer par là pour savoir que nous ne savons rien, pour comprendre que finalement le "savoir absolu" n’est, comme disait Bataille, "qu’un savoir parmi d’autres" et aujourd’hui le "marxisme" qu’une idéologie comme les autres (quand elle n’est pas plus répressive).
Reste qu’en face de ce constat, on n’en est pas pour autant quitte avec le marxisme (ni d’ailleurs avec Hegel) et qu’il me semble aussi vain de se dire simplement anti-marxiste que marxiste. Ou de croire que tout cela est "dépassé".
"Le marxisme est la philosophie indépassable de notre temps" écrivait Sartre dans "Question de méthode" [19] : peut-être peut on entendre cette phrase tout autrement que Sartre il y a vingt ans ? Oui, le marxisme comme la dialectique du maître et de l’esclave (dont, selon Bataille, il hérite l’essentiel) sont indépassables... dans la forme du dépassement [20]. Parce que la formule et la forme du dépassement (aufhebung que Derrida nous appris à traduire par "relève") appartiennent entièrement à ce qu’on croit dépasser !
Tu penses peut-être que je m’égare (qui sait, dans l’idéalisme ou le mysticisme ?). Je crois pourtant être au plus près de ce qui fait question aujourd’hui...

Mais et les "nouveaux philosophes", diras-tu ?
Sont-ils si loin de tout cela avec leur volonté de réévaluer le christiannisme, les théologies négatives, en s’attaquant à la racine de ce qui fait le lien social (en lat. re-ligio) en tant que tel ? Je n’en suis pas sûr. Je te l’ai dit : une première lecture d’un certain nombre de leurs textes m’incite à moins de précipitation que vous. Je ne saurais partager votre dénigrement systématique (fait à partir de quelle certitude, de quel "supposé savoir" ?). Je ne saurais approuver les amalgames que vous pratiquez tout au long de votre livre entre les différents motifs, thèmes et positions philosophiques qui les animent, encore moins le recours aux injures, invectives qui nuisent d’ailleurs beaucoup à votre argumentation et parfois en tiennent trop facilement lieu. J’ai trop souvent vu utiliser et trop souvent eu à affronter ce genre de pratiques dans les divers lieux politiques que j’ai traversés pour savoir qu’il n’en sort jamais rien de fructueux et même que c’est plutôt le contraire. A cet égard, revendiquer une illusoire "virginité" politique comme tu le fais souvent ("je n’ai jamais été stalinien, moi !") n’est pas forcément le meilleur moyen d’être immunisé !
Sur tous ces aspects, je reviendrai, s’il le faut, dans le détail.

Reste l’aspect proprement politique auquel on a peut être tort de réduire trop facilement le phénomène — dans les journaux tout au moins.
J’ai été frappé, lors du débat à Apostrophes, par votre volonté d’épargner et par là de neutraliser A. Glucksmann à tel point que les seules positions constructives que vous ayez eues ce soir-là, beaucoup ont eu l’impression que c’est lui qui les formulait pour vous ! Sans doute cela a-t-il eu l’avantage de vous démarquer des partis de l’Union de la "gauche" alors que tout votre livre les sert admirablement, surtout le PC ! Mais là n’est pas la question (pour l’instant) : si vous partagez tellement les idées de Glucksmann pourquoi, dans votre livre, avoir mis principalement l’accent sur les faiblesses de La cuisinière et le mangeur d’hommes plutôt que sur ses aspects dérangeants (vous contentant de reprendre d’ailleurs les critiques unilatérales qu’avaient jadis formulées Rancière) ? Et surtout, surtout, seriez-vous subitement devenus d’accord avec ce qu’il a répété avec insistance concernant la "gauche" et la "droite" : "deux programmes pour un même mensonge !" ? Si oui, il faut le dire !
Pour ma part, je ne puis que redire ce que j’ai dit plusieurs fois : entre une droite que j’exècre pour ce qu’elle fait et pour ce dont elle est capable et une "gauche" qui nous promet "des lendemains qui chantent" alors que partout où elle exerce le pouvoir il a fallu déchanter, pourquoi choisir ? Les intérêts des "masses" sont-ils représentés là où je ne vois que technocratisme, économisme, philistinisme et aspirations à gérer la crise pour le compte de la bourgeoisie ?

On peut bien sûr miser sur une hypothétique "dynamique des luttes" une fois la "gauche" au pouvoir mais, l’expérience portugaise et les récents événements italiens l’ont prouvé, à ce moment-là où sera t-elle la "gauche" sinon en face ?
"Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté" écrivait Gramsci. Formule admirable. Qui veut dire que, sauf à se leurrer, la révolution n’est pas fatale (malgré la crise), encore moins au bout du "programme commun", que si le fascisme "classique" a subi des défaites relatives dans l’Europe du Sud, il n’en est pas moins toujours là, latent, prêt à resurgir et surtout, surtout, que le social-fascisme stalinien, malgré la résistance, malgré les contradictions qui le minent, est lui toujours bien vivant, que, contrairement à ce que vous semblez dire par endroits, il n’est pas circonscrit géographiquement à l’URSS (200 M d’habitants !), encore moins à un passé dépassé, mais qu’il opprime désormais plus d’un milliard d’hommes de l’URSS à certains pays d’Afrique en passant désormais par la Chine (et à chaque fois au nom du messianisme "marxiste").
Il serait niais de le méconnaître pour sauver je ne sais quel marxisme idéal que l’histoire, oui l’histoire, dont vous vous réclamez, finirait par mystérieusement trahir !
C’est donc contre ces deux formes de barbarie, le fascisme et le social-fascisme, qu’il faut prioritairement se battre et résister aujourd’hui.
Cela ne peut pas se faire sans critiquer inlassablement les aveuglements notoires de la gauche (marxiste ou pas) quant à ces deux phénomènes.
Surtout si et parce qu’on est de gauche. [...]

[A. G.] [21].

*

En septembre 1977, l’Union de la gauche vole en éclats (à cause, dira-t-on, du "raidissement" du PCF).

Dans Le Monde du 12 novembre 1977, Philippe Sollers écrit un très long article : Les intellectuels européens et la crise. Dans le même numéro, un article de Gabriel Matzneff La Russie d’Akhmatova.
L’article de Sollers « fait du bruit » (comme on dit).
Le Monde du 26 novembre, sous le titre Réponses à Philippe Sollers, publie deux articles, l’un de Christian Zimmer (Vive le capitalisme !), l’autre de Poirot-Delpech (La « fermeté » et le « courage ») qui s’en prend à Sollers, cet « irresponsable effronté », accusé « d’écrire n’importe quoi ».

Répliques à nouveau dans Le Monde du 10 décembre (le journal titre cette fois sa page Idées : « Nouveaux philosophes ») : un article de Pierre Bourgeade, Au nom de la droite, un article de Jean Pierre Faye, un nouvel article de G. Matzneff (Les ricanements de Paris) qu’il conclut par :

« Que signifie cette perquisition opérée dans le passé de Tel Quel et que veulent dire ces preuves de culpabilité qu’on jette à la figure de l’accusé Philippe Sollers ? Pourquoi tant d’hommes de lettres ont-ils en eux un procureur qui sommeille ? Pourquoi cette étrange vocation de coupeur de têtes ? »

Au milieu de la page : un nouveau texte de Sollers — humour et ironie mêlés — appelé Autocritique.

Puis, c’est Noël et la profession de foi dans le Nouvel Observateur : «  Les catholiques ont toujours été marxistes sans le savoir. »

A relire cela, on comprend pourquoi, aujourd’hui, à la lecture des journaux, souvent, on s’ennuie.

*


2. Les intellectuels européens et la crise

Il y a une crise des intellectuels européens liée à la crise de l’Europe elle-même. Jusqu’à très récemment, la grande majorité d’entre eux était, au fond, dans la zone de réflexion et d’influence du marxisme. L’éclatement, en France, de ce qu’on a appelé la « nouvelle philosophie », le terrorisme en Allemagne, les questions posées par le "mouvement" en Italie ont cependant fait apparaître une profonde fracture entre les intellectuels traditionnels d’après-guerre et ceux, issus de 1968, cherchant et disant autre chose sur l’évolution et la réalité de nos sociétés. A cet égard, les récentes déclarations en Italie de Sartre et de Simone de Beauvoir sont symptomatiques : là où Sartre constatait une différence de nature entre les « nouveaux philosophes » et lui, Simone de Beauvoir, forçant le propos de façon dogmatique, ajoutait : « Ce sont tous des gens de droite, récupérés par la bourgeoisie et les Américains ».

Pourquoi ce type de langage a-t-il tellement vieilli ? Pourquoi les stéréotypes venus de l’Est et ressassés par l’intelligentsia de gauche ne convainquent-ils plus personne ? Pourquoi ce malaise général, ces discussions confuses, ces remises en question ? Et enfin : pourquoi la violence sinon, peut-être, parce que tout le monde, désormais, parle plus ou moins à côté du réel ? Quand les discours ne correspondent plus à ce qui se passe, alors, en effet, on risque d’entendre les bombes et les révolvers. Quand les coups de feu retentissent, c’est que la culture est en retard.
Qui donc est responsable de ce cri sanglant qui se lève en Europe ? La répression capitaliste ? Le compromis historique ? La social-démocratie allemande ? L’euro-communisme ? Et si toutes ces expressions ne décrivaient plus ce qui est en train d’arriver ? S’il s’agissait d’autre chose ?


Destruction du marxisme

Les téléspectateurs français ont eu la surprise, ces temps derniers, d’entendre le directeur de la literatournaya Gazeta, Alexandre Tchakovsky, leur faire, pendant plus d’une heure, un cours politique : ils ont appris avec intérêt que « l’URSS était le pays le plus libre du monde » ; que les dissidents étaient des « malades mentaux qu’on ne devait pas utiliser à des fins politiques » ; que Soljenitsyne était spirituellement proche des « nazis ». Devant la stupeur des journalistes français présents, Tchakovsky, nullement gênés, a déconseillé à Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, de participer à la biennale de Venise sur la culture dissidente en Europe de l’Est, un « mauvais congrès ». En revanche, il a fait un vibrant éloge de l’Académie française et du prix Goncourt.
Voilà donc un écrivain, socialiste, marxiste, communiste, qui, intarissablement, a représenté calmement le point de vue le plus à droite, le plus réactionnaire qu’on puisse imaginer aujourd’hui. C’était accablant.
Mais quelle magnifique démonstration que Clavel, Gluksmann, Lévy ou moi-même, agents de la bourgeoisie et des Américains, tout comme des milliers de Tchèques, de Russes, d’Italiens, d’Anglais, d’Espagnols, de Portugais, d’Allemands, etc... avons raison de ne rien espérer du « marxisme ».
Je sais : certains veulent absolument sauver Marx de cette catastrophe qui, désormais, de Moscou à Pékin (combien de fusillés en Chine au cours de l’année ?), couvre près de la moitié de la population planétaire. Eh bien ! à ceux-là, il faut répondre que, décidément, l’évaluation éventuellement positive de la pensée de Marx passe, sans nul doute, par la destruction du « marxisme », principale pensée d’ordre, de pouvoir et de répression de notre temps. Si le « marxisme » est la destruction de la pensée de Marx, alors il faut détruire cette destruction [22]. Sinon, ne vous étonnez pas que nous rejetions une pensée qui sert à justifier des crimes.

Voilà ce que nous sommes un certain nombre à avoir dit, et qui a fait scandale. Scandale pour qui ?
Finalement pour tous les retardataires de la vérité. Lucio Colleti m’a traité, avec mépris, de « petite veuve de Mao ». Mais je préfère être une « petite veuve » qu’un fonctionnaire universitaire chargé de dissimuler des assassinats d’Etat. Car si l’URSS est le pays « le plus libre du monde », alors marchons sur la tête. En revanche, si c’est bien le pays que nous savons, c’est-à-dire extraordinairement à droite par rapport aux démocraties libérales occidentales, alors il faut repenser les places de « droite » et de « gauche », sauf à mourir dans le ridicule de ne plus savoir dans quel géométrie nous vivons. Mais qui est prêt à une telle réévaluation ? Combien d’habitudes faut-il perdre ? Combien de « compromis » faut-il abandonner ? Combien de carrières ?

En tout cas, il me paraît inutile d’avoir la moindre discussion sur la violence, le terrorisme, etc... tant que ce point fondamental n’est pas éclairci. La raison en est simple : si le capitalisme est dix fois moins répressif que le socialisme, défiguré ou pas, mais réel, si cette très pénible et très désespérante évidence commence à peine à être irréfutable, alors l’intellectuel qui s’acharne à dire le contraire appartient maintenant à un passé définitif, c’est-à-dire à l’histoire du stalinisme et du néo-stalinisme. De contestataire, il devient le pire conformiste du grand establishment totalitaire mondial. Il ne sert plus qu’à empêcher de poser cette interrogation subversive : pourquoi le socialisme conduit-t-il si fatalement au fascisme ? Et, comme Genet récemment, il en arrivera à brouiller les cartes de telle façon qu’il fera simultanément l’apologie de Baader et de l’URSS qui a « toujours soutenu les peuples opprimés ». Si Baader est mort pour renforcer cette image de l’URSS, alors, vraiment, il est mort pour la pire des causes. Si les militants de l’extrême gauche italienne et française luttent pour être un jour loués par la Literatournaya Gazeta, alors ils luttent en effet en vain.


Le stalinisme adapté

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Rencontre en Léonid Brejnev et Georges Marchais, leaders communistes soviétique et français, en 1974.

La force des positions des anciens gauchistes en France vient de ce qu’ils ont fait éclater sans ambigüités le problème des camps à l’intérieur même des intellectuels français. On l’avait déjà dit, paraît-il. Eh bien non, on ne l’avait pas dit avec cette fermeté-là, ce ton-là. L’obstination mise à attaquer les « nouveaux philosophes » est pleine d’enseignements. Elle vient en réalité, cette attaque, de ceux qui craignent qu’une formidable prise de conscience, à travers le « mouvement », ne se fasse dans toute l’Europe. Cette prise de conscience serait du même ordre que celle qui s’est faite en France, depuis 68, chez nombre de révolutionnaires et de « maoïstes ». Elle consiste à refuser radicalement à se laisser ramener, par lassitude ou résignation, à la sphère du PCF ou du PCI, autrement dit au stalinisme adapté (en France : attaques typiquement staliniennes contre les socialistes accusées de « virer à droite » ; en Italie : servilité du PCI par rapport à l’Etat, mais insultes contre la jeunesse, exclusion de Macciocchi). Elle consiste à exiger sans cesse plus de démocratie, au-delà des schémas d’appareils, au-delà du moule de pensée « marxiste » qui entrave et stérilise le mouvement réel.

Mais, nous dira-t-on, les partis communistes ne rejettent-ils pas eux-mêmes le marxisme ? Non. Car le « marxisme », c’est précisément ce machiavélisme dégradé, cette technique de pur pouvoir qui s’allie aux ennemis de la pensée critique [23]. C’est cette pensée critique, de distance et de doute, qu’il faut ranimer, celle qui faisait dire à Günther Grass ces temps-ci, de façon révélatrice ; « Je préfère Montaigne à Robespierre ». Cela, les bureaucrates le savent, et c’est pourquoi un spectre hante de plus en plus leurs nuits : celui d’une liberté sans modèles, liberté que les fonctionnaires d’une soi-disant révolution qui n’arrive jamais qu’à la contre-révolution ne peuvent pas tolérer. Finalement le terrorisme n’inquiète jamais vraiment les bureaucrates : ils savent que le silence des polices travaillent pour eux. Par contre, que surgissent de nouveaux langages, des journaux pirates, des radios libres, de nouvelles analyses écrites autrement ; que les murs parlent et que les révolutionnaires rient, que les droits de l’homme s’imposent, et le danger est là.

Le danger : celui d’en finir avec la religion de la politique [24], avec la politique ayant pris la place de la religion la plus noire, nouvel obscurantisme peut-être bien plus grave que celui de l’Eglise autrefois, et par rapport auquel le courage intellectuel aujourd’hui est de se déclarer résolument athée, une fois pour toutes.


L’article de Sollers est suivi d’un post-scriptum.

États-Unis

P.S. — Dans son très intéressant article « L’internationale transatlantique ou un gauchisme de croisière » (Le Monde du 5 novembre), Jérôme Bindé feint de croire que nous venons, brusquement et naïvement, de découvrir l’Amérique. En réalité, non seulement Tel Quel a publié très tôt Ezra Pound (dans les traductions restées célèbres de Denis Roche), Olson, Burroughs, Ashbery et bien d’autres, mais l’art américain s’est trouvé depuis longtemps analysé et défendu par Marcelin Pleynet, comme en témoigne une fois de plus son recueil récent Art et littérature. Dans l’autre sens, on peut dire que le « nouveau roman », les pensées de Lacan, Barthes, Foucault, Derrida, etc... ont été en grande partie connues aux États-Unis grâce à Tel Quel (la revue n’a cessé d’avoir une grande influence dans les universités). Cela dit, il est vrai que nous venons de mettre délibérément l’accent sur les États-Unis, et pour des raisons qui sont aussi politiques (nous nous expliquons là-dessus dans notre dernier numéro [25]). Cet accent veut dire également que l’on devrait, à notre avis, juger de notre travail sur des bases plus libres et plus ouvertes que celles du simple calcul stratégique : combien de numéros, de livres de tous ordres, de poèmes, de romans, d’analyses, etc... ont été publiés par nous en quinze ans ? N’est-ce pas là l’essentiel ?

Philippe Sollers, Le Monde, 12 novembre 1977.

*


Au même moment, Sollers intervient au colloque de Milan. Le procès du « marxisme » se poursuit.

3. Le marxisme sodomisé par la psychanalyse elle-même violée par on ne sait quoi

par Philippe Sollers

Ce n’est plus un secret pour personne que le marxisme et la psychanalyse n’ont finalement rien su dire, et n’ont rien à dire, sur l’art et la littérature. Je voudrais essayer d’indiquer pourquoi.
Le marxisme, en dehors de sa technique de pouvoir et de manipulation policière, a construit trois délires intéressants : l’un à propos de la biologie, l’autre à propos de la langue, le troisième enfin qui porte le nom du fils d’une musicienne, Jdanov, sur la littérature et l’art. Il ne semble pas que l’on ait jusqu’à aujourd’hui considéré en quoi ces trois délires étaient organiquement liés les uns aux autres, formaient une unité ravageante, symptômes d’une même rage à asservir le vivant parlant. De la folie d’État de Staline à celle de Lyssenko, Marr et Jdanov, un même courant circule qui consiste à croire maîtriser la matière et sa reproduction, les racines de la langue et le soi-disant reflet du réel. Cela nous a valu une génétique aberrante, une linguistique non moins aberrante, et enfin une esthétique que les peuples ont été appelés à trouver spontanément normale dans son aberration. Un blé miracle, une formule magique, des tracteurs peints. Le stalinisme a vécu, nous dit-on. Quelle idée : il s’est seulement assoupli, et quand Brejnev, aujourd’hui, serre la main d’Aragon, nous devons simplement nous demander en quoi se sont transformés l’hallucination génétique, la croyance en une langue universelle et les tracteurs colorés. Risquons cette réponse, elle est psychiatrique : est fou tout individu qui ne croit pas que l’espèce humaine est en soi justifiée d’exister et susceptible d’une amélioration quelconque : qui affirme sa différence intraduisible dans une langue autre ; et qui pense enfin que l’art et la littérature n’ont rien à voir avec la réalité sociale telle qu’elle est définie par les bureaucrates. Voilà en quoi les communistes russes, italiens et français sont secrètement d’accord, même si les Italiens et les Français, plus « cultivés », font parfois des manières qu’ils oublient lorsqu’il s’agit de recevoir des décorations. En ce sens, Aragon, toujours lui les reçoit encore et encore, ces décorations, à la place de Maïakovski, lequel lui, quand il a pressenti ou compris à quelle mise en place de perversion il avait servi, a eu au moins l’élégance de se tirer une balle en plein coeur Maïakovski doutait-il pour finir du Progrès, de l’Evolution ? Sans doute. Et il en a laisse la raison en code : l’amour, dit-il, pour conclure. Il était pudique.
Remarque, en passant, que le fascisme et le nazisme n’ont pas éprouvé le besoin de rationaliser leur abjection par une justification scientifique, sauf en ce qui concerne le racisme. Encore s’agissait-il simplement de planter un décor devant les chambres à gaz. En somme, il y avait ce qui était juif, et ce qui ne l’était pas. C’est une simplification, qui, comme toutes les simplifications, a fonctionné à pulsion de mort elle-même. Mais en réalité entre Himmler et Lepechinskaïa, cette brave sage-femme qui pensait qu’on pouvait reconstituer de la matière animée évanouie dans le vide par broiement et centrifugation (un peu comme si on pouvait refaire une main à partir de son écrasement en steak tartare : ou encore comme si toute parcelle de matière vivante revenait en définitive à une queue de lézard indéfiniment repoussée), il n’y a qu’une différence de degré. Le projet est le même à savoir l’épuration systématique de l’animal humain et son modelage plastique, cellulaire, depuis sa genèse embryonnaire jusqu’au cadre de ses représentations. Le bon Aryen, le héros positif prolétarien, l’homme nouveau repris de fond en comble sur une table d’opération rase, s’avance ainsi, maître de lui et de toutes choses, dans les siècles lumineux des siècles : appelons ça le Prolétaryen.
Vous connaissez la suite : les charniers, les camps, l’intelligentsia décapitée ou suicidée, les « expériences », les génocides… A la barbarie chaude a d’ailleurs succédé maintenant un régime de croisière plus chimique, d’où nous arrivent ces phénomènes de plus en plus gênants pour la Raison sociale qu’on appelle des « dissidents ». Lisez enfin Soljenitsyne, la meilleure façon de répondre définitivement à Jdaragonov (Jdaragonov est ce poète politique amoureusement fluide qui peut passer à travers tous les ravalements en restant du bon côté, c’est-à-dire celui du Pouvoir). Quant aux intellectuels qui ne veulent pas désespérer du « socialisme », ils baptiseront les sociétés où tout cela continue « sociétés post-révolutionnaires » et n’arrêteront pas de dire que la « crise du marxisme » signifie non sa décomposition mais sa renaissance. Plus quelque chose va mal, et plus il est urgent de se regrouper pour répéter la litanie du ça-va-mieux. Il ne reste plus, d’ailleurs, qu’à attendre avec appétit les nouvelles sensationnelles qui nous viendront désormais d’Asie (du Cambodge à la Chine). Je l’ai déjà dit : le stalinisme en est à ses commencements, sa paranoïa est, de loin, la plus consistante.
Cependant, qui parle en 1964 des poèmes de Jdaragonov comme d’« une oeuvre admirable où je suis fier de trouver l’écho des goûts de notre génération » ? Rien de moins que Lacan lui-même. Mais imaginons qu’Aragon, loin de se préoccuper à l’époque de la « pulsion scopique », ait eu précieusement à dire, dans un style archaïque, la difficulté de s’habituer à la disparition de Staline. Cela donne les vers que Lacan cite à l’époque avec enthousiasme :

Je suis ce malheureux comparable aux miroirs
Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir,
Comme eux mon oeil est vide et comme eux
habité
De l’absence de toi qui fait sa cécité.

Je traduis : au royaume du crime refoulé, les miroirs permettent aux aveugles de se voir quand même.
Le point effervescent, donc, en Europe, des délires fascistes, nazis, staliniens a à peine quarante ans. C’est dire qu’il avait lieu, en gros, du temps de vos parents. Ne me dites pas qu’ils n’en agité dans leurs fantasmes au temps de votre immaculée conception. Mais enfin, de nos jours, les intellectuels éclairés pensent que le remède à toute cette irrationalité rationnelle serait là : la psychanalyse. Voyons donc cela de plus près.
L’attitude de Freud par rapport à l’art et à la littérature est-elle en contradiction fondamentale avec la base du marxisme ? Certes, sur tous les autres plans, le délire marxoïde et la complexité analytique semblent s’opposer. Mais je pense de plus en plus que, sur la passion consistant à réfuter l’exception esthétique, les deux positions, nodalement, se rejoignent. Qu’il s’agisse pour Freud de Michel-Ange, de Shakespeare, de Léonard de Vinci ou de Dostoïevski, on voit bien qu’il ne serait pas pour lui rationnel de laisser sans explications ces « personnalités exceptionnelles » qui, comme tout un chacun, doivent être soumises à un déterminisme strict. Freud lui aussi croit à la commune mesure. Il ne fait qu’entériner à sa manière la croyance à la toute-puissance de la science par rapport à l’art. Cette toute-puissance s’énonce dans un premier temps par une dénégation : non, nous ne voulons pas porter atteinte à la poésie, à la peinture, au génie créateur, mais, et à partir de ce mais tout s’ensuit. C’est-à-dire un appel à la réduction qui pense pouvoir procéder par abstraction de la réalisation symbolique de « l’homme » destitué de son langage et se trouvant « derrière ». Les questions qui agiteront Freud pendant toute sa vie seront de cet ordre : qui était réellement Shakespeare ? Léonard de Vinci n’est-il pas resté un enfant ? Moïse avait-il pas onaniste ? J’ai l’air d’exagérer : mais non. La logique sous-jacente à cette position est intraitablement scientifique, c’est celle de « l’exception confirmant la règle », alors que peut-être faudrait-il se rompre à une tout autre conception de l’exception. Car c’est bien en ce point que l’origine religieuse de la science se montre le mieux. C’est au moment où la question du sujet comme nom repris dans une volonté de nom dans une signature de l’espace même du nom se pose que surgit l’égalisation, d’abord en « Dieu », donc, et par la suite en « l’homme » pour finir dans la libido, le sexe, la pulsion. Ce qui va rester non pensé ou très difficilement pensable, faisant alors énigme ou symptôme, c’est bien le redoublement du nom, la signature s’incluant comme telle dans le corps-tissu du discours. De Sade à Dostoïevski ou Joyce, c’est donc un excès qui vient à la lettre déranger la construction analytique. Excès fondé non pas sur un « signifiant-maître » (dont l’échosource serait l’hystérie) mais sur un débordement de sens, une hyperbole, si l’on peut dire, surgissant incesssamment de la lettre qui la signe comme chute ou déchet. Ce mouvement, par exemple, se trouve lumineusement indiqué dans la Prose pour des Esseintes de Mallarmé, poème dont ce n’est certainement pas un hasard s’il évoque, au niveau thématique, la résurrection, à partir de l’inscription mnésique et du nom gravé, d’un corps dédoublé de langue. L’approximation de ce débordement, qui n’est pas « dérive » mais « trop-plein », est bien entendu métaphorisée par la musique pour laquelle – et ce n’est pas un de ses moindres traits névrotiques – Freud, comme vous le savez, était sourd.
Dès lors, comment ne pas analyser ce « dérèglement » de la puissance signifiante comme une « erreur de réglage » au niveau de la fonction paternelle ? La psychanalyse tout entière n’est-elle pas cet effort pour sauver le « bon » père, le bon père-pour-la mère, autrement dit le père châtre ? N’y a-t-il pas, en elle, le recours constant à l’épouvantail psychotique pour rabattre ce que serait une inclusion du nom-du-père sur sa forclusion ? L’art, la littérature, c’est précisément cette inclusion : le nom est renommé, il fait signature dans un contexte de signature. La passion du jeu chez Dostoïevski, mais aussi son mysticisme paradoxal, loin d’être des explications de sa « personnalité », sont alors des indices du fonctionnement foncièrement dépensier et radicalement pessimiste de l’écriture : là où la psychanalyse doit faire des économies, mais aussi tempérer, d’une façon « progressiste », les traces de la découverte d’un mal radical. Que la littérature et l’art soient au courant de ce Mal, ça ne cesse pas de se dire. Ça ne dit rien d’autre, le Bien n’étant que ce mal de mieux en mieux dit, composé, écrit.

Freud se doutait-il en 1926, quand en somme il prend la peine de représenter Doistoïevski comme un réactionnaire qui « a rejoint ses geôliers », au lieu de devenir un « apôtre », que, cinquante ans plus tard, son texte pourrait servir de chef d’accusation à une nouvelle déportation de Dostoïevski l’écrivain (l’écrivain, précisément, des Démons) ? Pouvait-il se douter que ce serait un écrivain « religieux », Soljenitsyne, qui apporterait, de l’enfer bureaucratique et concentrationnaire marxiste, la révélation écrite ? Pouvait-il imaginer que la psychanalyse, un jour, commencerait à être regardée par la répression d’État non pas comme un danger mais comme une aide possible ? Une aide contre quoi ? Contre ce qui ne peut jamais ne pas mettre en question le signifiant religieux même en y adhérant : aujourd’hui, nommément, la religion de la science.
Et Lacan, aujourd’hui, faisant de Joyce, près de quarante ans après sa mort, un symptôme, se rend-il compte que Joyce, dès 1934, était jugé comme dégénéré à Moscou où peut-être, demain, s’il y revivait, il pourrait être considéré comme un cas bizarre à étudier psychiatriquement et pourquoi pas de façon lacanienne ? Il me semble que ces questions méritent aujourd’hui d’être ouvertement posées et discutées.
La question des questions restant la suivante : la raison d’État comme religion de la science, l’analyse comme science éventuelle de tout ce qui fait « exception » (l’inconscient est un état d’exception), n’ont-elles pas, au fond, comme désir absolu et secret le modèle de l’Église catholique ?
Cette Eglise n’est-elle pas édifiée sur l’impossibilité d’admettre réellement une histoire de verbe-fait-homme ce qui a pour conséquence une même impossibilité d’envisager un envers qui serait celui de l’homme-fait-verbe ? N’y a-t-il pas là, pour la Raison, une limite qu’il reste interdit d’interroger ? En deçà de la transaction entre Moïse et le monothéisme, c’est-à-dire de père à père, qu’en est-il pour Freud et toute la psychanalyse de la question d’Abraham ? C’est donc bien du fils qu’il s’agit pour finir ; du fils s’incluant de père ; fils qui dans le malaise de notre civilisation laïque et athée, sur fond jamais atteint de crise de mère, reste aussi énigmatique que l’arrivée imprévue de ces nouveaux saints que sont, non pas, hélas, les artistes, certains écrivains. Car ne cherchez pas : l’art, la littérature, contrairement à ce qu’on vous a appris, n’ont jamais été des choses « humaines », et ni le marxisme ni la psychanalyse ne peuvent les ramener à une trame anthropologique – historique, physique, biologique ou pulsionnelle – commune. Ni les « masses », ni l’« inconscient » ne peuvent les contenir. C’est bien le moins que le diable se mette quelque part, à découvert, au service de Dieu. Dans la religion de la science, c’est plutôt le contraire : mais Dieu n’étant pas mort, et la mort étant devenue votre dieu, le moment est venu de se demande pourquoi l’athéisme est, finalement, si peu érotique.

Milan, novembre 1977.

*


4. Autocritique

C’est décidé, il faut enfin que je jette le masque : oui, j’ai été un monstre, mystificateur-né, et, comme le dit justement Bertrand Poirot-Delpech, l’éminent critique littéraire du Monde (26 novembre), « un irresponsable effronté ». Je n’ai jamais réellement été ni marxiste, ni léniniste, ni maoïste. Il fut un temps où c’était la mode. Je n’ai fait que suivre la mode.

Ce jeu (car il ne s’agissait que d’un jeu abominable) a duré quelques années. Grâce à lui, j’ai accumulé de vastes profits, été en Chine, connu la célébrité. Je me suis amusé (moi l’infâme) à brouiller les cartes, introduisant le marxisme dans la psychanalyse, la psychanalyse dans le marxisme, l’avant-garde dans les sanctuaires de la théorie, la théorie dans les chapelles de l’avant-garde. Sans aucune formation intellectuelle sérieuse, sans diplômes, sans justifications institutionnelles et par la seule virtuosité de mon misérable talent, j’ai contribué à faire espérer puis à désespérer les masses ; à égarer les intellectuels, à déshonorer la politique. C’est moi qui ai sauvé le parti communiste français en 1968 en lui proposant mes services alors que tout le monde l’abandonnait : quelle n’était pas ma sombre jubilation de porter ainsi un coup fatal à la révolution et à la liberté de penser ! C’est moi qui ait conçu le plan criminel d’invasion de la Tchécoslovaquie : quel plaisir d’être du côté de la force brute contre la vérité d’une insurrection populaire ! C’est moi qui conseillais la « bande des quatre » à Pékin, dans son projet de détruire toute culture, d’instaurer un régime capitaliste d’extrême droite, de porter la répression à un niveau encore jamais atteint sur notre planète. J’ai été en correspondance secrète avec Mao-Tse-toung pendant quatre ans : je publierai tout cela un jour.

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20 septembre 1976.

C’est d’ailleurs de Mao lui-même qu’est venu, juste avant sa mort, le plan d’une vaste révolution culturelle en Europe que je ne fais aujourd’hui qu’exécuter point par point. Il s’agissait comme toujours de désemparer au maximum les forces de raison et de progrès : la « nouvelle philosophie » est l’aboutissement d’un long complot international où même les russes, ces jours-ci, ne peuvent pas éviter de jouer leur rôle. Car quand le lecteur du Monde lit que la Literatournaia Gazeta vient enfin attaquer les « nouveaux philosophes », comment ne pas reconnaître mon influence dans ce coup de publicité sensationnel ? Je dois dire que cela a été difficile : le KGB renâclait à faire publiquement l’éloge de Sartre et de Deleuze. Mais enfin, c’est fait. Que Poirot-Delpech m’excuse de ne pas avoir réussi à le faire citer : on ne peut pas tout obtenir.

Là-dessus, on me retrouve à New-York, préparant la couverture de Time « Marx est mort ». Les américains entrent dans la danse. Je leur suggère une campagne hypocrite sur les « droits de l’homme ». Carter est intuitif : il comprend. Bien entendu, il ne s’agit que de sauver, pour un temps, l’impérialisme et le capitalisme. Mais je vais plus loin : dans les entretiens que j’ai eus en tête à tête avec Paul VI, j’élabore un plan, je dois dire génial, de résurrection de l’Eglise catholique. Comme Claude Roy m’en soupçonne à juste titre (Nouvel Observateur du 21 novembre 1977), je troque Pékin Information contre l’Osservatore Romano. Les Italiens, stupéfaits, viennent de m’entendre à Milan faire l’apologie de Saint Ambroise [26]. Grâce à mes anciens maîtres jésuites (à qui, finalement, je dois tout), je tourne audacieusement le parti communiste italien sur sa droite (seul façon de le tourner d’ailleurs). Qui pourrait croire que mes entretiens avec Maurice Clavel [27] ont été faits sincèrement ? Et gratuitement ? Ad majoram Dei gloriam, vous dis-je... Qui a pu analyser ce que je faisais réellement à un déjeuner resté célèbre avec Giscard d’Estaing ?

Ah ! cher Poirot, cher Claude Roy, cher X, chère Y, merveilleux Z, quel travail, n’est-ce pas ? Car, enfin, que craignez-vous ? Une recrudescence d’irresponsabilité en Europe ? Une confusion tellement généralisée qu’elle ne laisse plus place à aucune assurance domestique. En vérité, en vérité, je vous le dis, notre époque est apocalyptique, les voies de la transcendance sont impénétrables, et je ne suis qu’un modeste serviteur diabolique de ces voies.

Capitalisme, socialisme, partis, élections, groupes sociaux, guerres, paix, diplomatie, économie, culture, tout cela est pris dans un grand souffle qui balaie la terre, non plus de droite à gauche ni de gauche à droite mais en tous sens, comme un tourbillon. Reste à trouver le langage polyphonique de cet événement sans précédent, terrible, et, peut-être, plus comique encore que terrible. Mais je m’y emploie * [28]. Je ne suis pas seulement un irresponsable effronté mais effréné. Je comprends que les responsables dévots tremblent : les prochaines révélations seront pires ! Les fichiers seront de plus en plus difficiles à tenir.

Philippe Sollers, Le Monde, 10 décembre 1977.

* Ce sera Paradis, écrit, rappelons-le, de 1973 à 1981, puis de 1981 à 1986 (Paradis II) [A.G.].

*


5. « Les catholiques ont toujours été marxistes sans le savoir. »

Ce qui fait problème, ce n’est pas du tout l’athéisme de Robespierre, Marx, Engels ou Lénine mais le fait qu’ils aient été, comme bien d’autres, encore et toujours, trop religieux. Être Suprême, Déesse Raison, Homme Total, autant de tentatives de réfutation définitive de la construction catholique. Le Goulag est bel et bien « dans Marx » comme la Terreur ou l’Inquisition ne sont pas dans les Évangiles. Goulag veut dire : incarnation, par la force, d’une solution finale. En quoi les catholiques ont toujours été « marxistes » sans le savoir. Qu’ils le deviennent de plus en plus est dans la logique glissante des choses. Plutôt Marx que la vérité abrupte et intenable du Christ. Plutôt l’Inquisition, autrefois, que l’application immédiate, absolue de la leçon évangélique (qui consiste finalement à s’abandonner). Que ceux qui se disent chrétiens, à quelques exceptions près, aient horreur de ce qui leur a été révélé est évident — et comment pourraient-ils faire autrement ? Ils sont dans le monde, le monde est radicalement mauvais, il ne leur reste plus qu’à éprouver la tare originelle et le sacrifice qu’elle implique. On pourrait aller jusqu’à soutenir le paradoxe suivant : à peine les Évangiles étaient-ils proclamés que l’évolutionnisme « marxiste » existait, au fond, pour faire le contraire. La « diablerie » est là : autrement dit la structure même de la perversion.

D’un strict point de vue pervers la nouvelle contre-religion d’État est d’ailleurs beaucoup moins convaincante que la bonne vieille machine catholique, apostolique et romaine. Brejnev jouit beaucoup moins qu’un Borgia ou un Médicis. Lénine était moins extatique que saint Thomas. C’est dans les pays protestants qu’on s’aperçoit que le marxisme a aussi peu d’importance que le catholicisme. Mais si les Américains, par exemple, se convertissaient massivement au marxisme ou au freudisme (voire au lacanisme), ils deviendraient ipso facto catholiques. C’est une hypothèse, on ne sait jamais. En appliquant sauvagement le marxisme, l’U.R.S.S. a signé la supériorité du catholicisme sur l’orthodoxie. La Chine échappe aux jésuites aux XVIe et XVIIe siècles ? Elle leur appartient désormais. Tout le monde a compris que le Vatican remportait un succès à peine secret au Moyen-Orient par-dessus la rencontre Begin-Sadate. Quelle histoire !

Les portes de l’enfer

Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le catholicisme, loin de s’effriter et de s’effondrer, est la vraie religion radicale et universelle parce qu’elle inclut la connaissance la plus profonde de l’enfer. « Les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur cette église » : bien sûr, ce sont les mêmes. Ça ne peut que s’imiter, en moins bien. En moins bien, c’est-à-dire en toujours plus meurtrier. Hitler, sans l’imprimatur, délire en grand par rapport à la papauté. Staline, idem. Franco ou Pinochet, eux, gênés par l’imprimatur, semblent en comparaison timorés et médiocres, même si l’abjection de fond est la même. D’où le malaise grandissant de ceux qui voudraient bien détenir ce fameux imprimatur. C’est-à-dire une légitimation indiscutable. Vous leur dites Goulag ou Cambodge, ils vous répondent Pinochet, mais avec de moins en moins de conviction. On en revient automatiquement à l’Inquisition, ce qui est étrange. Car si le Goulag est une revanche par rapport à l’Inquisition, où est le progrès ?
En bref, ce sont toujours les mêmes qui sont broyés : juifs, chrétiens plutôt vrais, rationalistes plus ou moins mystiques, artistes, écrivains, simples et pauvres gens, toute une population fidèle à l’ombre. Plus honnête serait la déclaration solennelle suivante de la part de la grande contre-religion d’État :

« Oui, nous poursuivons l’œuvre hallucinée de l’Inquisition, nous voulons en finir avec l’athéisme, car l’athéisme c’est cette prétention intolérable à penser les vraies limites de Dieu que proposent l’Ancien et le Nouveau Testament. La preuve : on appelait bien les premiers chrétiens des athées dans le monde antique. Plus jamais ça ! Des Dieux, un Dieu à tout prix, et surtout pas sorti de la Bible, voilà ce que nous voulons. »

Qui peut dire que je ne viens pas de définir le réel ?

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 26-12-77.

*

[1Sur les réactions qui ont suivi la parution du livre voir ici.

[2Parti ouvrier social-démocrate de Russie, « ancêtre » du parti bolchevique.

[3Bernard Pivot a consacré une émission Ouvrez les guillemets (24 juin 1974) à L’archipel du goulag (voir ici). On notera l’intervention courageuse qu’y fit Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur.


Jean Daniel et l’Archipel du Goulag

Pivot invitera Soljenitsyne lui-même le 11 avril 1975 dans une des toutes premières émissions d’Apostrophes à l’occasion de la publication de Le chêne et le veau. C’est la première apparition télévisée de l’écrivain russe.

Vous en trouverez l’analyse détaillée ici.

[4A.G. Note du 4 août 2008.

[5Personnellement, je travaillerai tout l’été 1975 sur le livre de Glucksmann et L’Archipel du goulag.
Je signale aussi l’importance d’un autre livre, moins médiatiquement connu, mais tout aussi décisif : Un homme en trop. Réflexions sur "L’Archipel du Goulag" (Seuil, janvier 1976), de Claude Lefort. Lefort avait été animateur avec Cornelius Castoriadis de la revue « Socialisme ou Barbarie ». La réédition d’un certain nombre de textes (comme La société bureaucratique), chez UGE (collection 10/18), de 1973 à 1979, a eu une importance non négligeable (pour moi).

[6Repris pour la première fois dans Fugues, 2012, folio 5697, p. 1121.

[8Vladimir Boukovski, dissident soviétique, a alors publié : Une nouvelle maladie mentale en URSS : l’opposition, Seuil, 1971 ; Manuel de psychiatrie pour les dissidents, 1973. Il publiera en 1978 ... et le vent reprend ses tours : Ma vie de dissident, Robert Laffont.

[11En 1980, dans un documentaire canadien de Mike Rubbo, Les enfants de Soljenitsyne, BHL expliquera pourquoi il fallait juger le "marxisme" à la lumière des faits (comme d’ailleurs un certain marxisme avait toujours demandé qu’on le fît) et l’importance de l’écrivain Soljenitsyne dans l’appréhension sensible du phénomène totalitaire :


[14BHL.

[15Maurice Clavel.

[16André Glucksmann.

[17Christian Jambet.

[18Michel Guérin. Guérin fut mon condisciple d’hypokhâgne à Louis-le-Grand en 1964-65. Il se démarquera très vite des « nouveaux philosophes ».

[19Introduction à Critique de la raison dialectique.

[20Sollers dans Tel Quel 70.

[21Relisant cette lettre, je ne vois pas grand chose à y changer, si je me remémore le contexte de l’époque. Et aujourd’hui ? Plus grand monde ne croit aux vieux dogmes de la « religion marxiste », mais le règne de la « raison calculante » a étendu son hégémonie sous l’emprise de la technique planétaire. Une forme nouvelle de « radical-socialisme » a vu le jour (la IIIe République à travers les âges !) et on ferait bien de relire ce qu’écrivait un certain Marx sur « le caractère mystique de la marchandise ». Quant au risque politique d’un éventuel « fascisme » ou « social-fascisme » new look, chacun sait vers quelle formation politique « populiste » il faut désormais regarder.

[22Je souligne. A.G.

[23Je souligne. A.G.

[24Je souligne. A.G.

[26Cf. Histoire de femme. En novembre 1977, à Milan, Sollers fera une autre intervention : Le marxisme sodomisé par la psychanalyse elle-même violée par on ne sait quoi (cf. Théorie des exceptions, 1986, folio essais 28, p. 257).

[27Cf. Délivrance, op. cit..

[28Je souligne. A.G.

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4 Messages

  • Albert Gauvin | 7 décembre 2018 - 23:07 1

    « Prison, écriture, combat » ou « La langue disruptive
    et la beauté en question »
    GIF

    Julia Kristeva

    21 novembre 2018, Grand amphithéâtre de la Sorbonne

    Alexandre Soljenitsyne a surpris le monde en ébranlant le communisme totalitaire, qui étranglât le XXe siècle, par ce qu’il appelle "l’inflexibilité de l’esprit humain". Est-ce encore possible de la faire entendre et de la transmettre aux "tweetos" et "likers" nés dans les jeux vidéos et les selfies, aveuglés par ce "temps pour la haine", comme le disait l’Ecclésiaste, et que nous respirons aujourd’hui. LIRE ICI.


  • A.G. | 1er juin 2017 - 07:58 2

    Document — BHL : autoportrait du philosophe en éternel insoumis
    Bernard-Henri Lévy venait de publier La Barbarie à visage humain lorsque, invité de l’émission "L’homme en question" animée par Anne Sinclair, il se livre à l’exercice imposé de l’auto-portrait. Un document surprenant.


  • Albert Gauvin | 21 mai 2015 - 12:29 3

    L’éditeur Claude Durand est mort. Hommage.

    COMBATS

    Mon cher Claude,

    Je revois nos deux petits bureaux de jeunesse, aux Éditions du Seuil, de part et d’autre d’une cour étroite. Nous étions là, presque face à face. Je m’occupais de l’aventure tumultueuse d’une revue d’avant-garde littéraire, et toi d’une collection dont le titre te définissait tout entier : Combats.

    Combats, c’est le moins que l’on puisse dire, et je n’oublie pas ton engagement crucial, lors de la traduction de ’Archipel du Goulag en France, évidemment considérable, qui était loin de plaire à tout le monde, et tu t’es montré intraitable, ce qui fait que Soljenitsyne est devenu ton ami. Tu as ouvert bien des yeux aveugles.

    La liberté de penser est toujours menacée. Tout le monde sait que l’édition, la lecture, sont maintenant la cible d’un totalitarisme nouveau, numérique, avec des conséquences incalculables sur l’éradication de l’histoire et de la littérature. Tu en étais conscient, et j’en veux pour preuve, pour moi émouvante, que ton intervention décisive pour la publication du dialogue entre Julia et moi, Du mariage considéré comme un des beaux-arts. Ce livre paraît en même temps que ta disparition, et je sais combien Julia a bénéficié de ton écoute et de ton soutien.

    Liberté d’expression, liberté de penser, combat perpétuel. L’amitié aussi, malgré les orages, est un des beaux-arts. C’est pourquoi, cher camarade, je tenais à m’incliner aujourd’hui devant toi.

    Philippe Sollers, Hommage à Claude Durand.


  • A.G. | 4 août 2008 - 11:47 4

    " Il faut enregistrer ici le choc qu’a été, pour ma génération et la suivante, la figure de Soljenitsyne, avec son Archipel du goulag. Témoignage décisif (avec Chalamov), qui, à quelques exceptions fanatiques près, a tiré l’échelle de l’énorme mensonge communiste. L’effet, en France, a produit ce qu’on a appelé les "nouveaux philosophes. J’ai aussitôt pris leur parti. " (Ph. Sollers, Un vrai roman, Plon, p.130.)

    Voir le dossier dans {{ Le Nouvel Observateur< }}.

    Pour juger de l’importance de l’écrivain et notamment du "choc" produit par la publication de L’archipel du goulag en 1974, se reporter ci-dessus au début de notre article.

    Vous pouvez y écouter un témoignage récent de l’éditeur Claude Durand.

    Voir également L’Homme et ses Droits 5 - Alexandre Soljenitsyne extrait de Les Géants du Siècle. Une série de Jean-Paul Thomas. Réalisée par Krzysztof Talcsweski (1996) :

    et aussi l’extrait suivant (avec le témoignage de Bernard-Henri Lévy) :