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La femme sans nom : l’histoire de Jeanne et Baudelaire

D 7 juin 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Gustave Courbet, L’atelier du peintre, allégorie réelle.
Photo A.G., 3 juin 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.


"La femme sans nom" est l’histoire d’un fantôme qui hante un tableau. A Paris, au musée d’Orsay, est exposée une oeuvre monumentale de Gustave Courbet peinte en 1855 : "L’atelier du peintre, allégorie réelle". L’artiste y est représenté, entouré de ses modèles. Parmi les amateurs du monde de l’art, se trouve Charles Baudelaire. Avec le temps, une silhouette est apparue à côté de lui. C’est celle de Jeanne Duval, une femme noire dont on ne connaît pas le véritable nom, compagne du poète, qui avait été effacée du tableau par Courbet lui-même. Elle est un "repentir", symbole de son effacement de l’histoire et de la mémoire.

Réalisé par : Régine Abadia

Maison de production : Little Big Story / VIA DECOUVERTES FILMS / France Télévisions / TV5 Monde

Ce film a pour ambition de réhabiliter celle qui a inspiré quelques-uns des plus beaux poèmes de la langue française, celle qui a été malmenée par les biographes du poète, aveuglés par leurs préjugés racistes. Le film est construit avec une voix off adressée à Jeanne, une voix qui tente d’éclaircir les mystères accrochés à son existence autour de ses origines, de sa naissance, de sa mère, de son identité et de ses différents patronymes dont peut-être aucun n’était le sien.

Une voix qui la questionne sur ses rêves brisés, sur sa carrière de comédienne qui n’est pas allée bien loin, sur son goût pour l’opéra, sur sa relation avec un poète ruiné, malade, violent parfois, sur ses inlassables problèmes d’argent. Une voix évoquant sa présence, son parfum, son âme qui se dégagent à la lecture de nombreux poèmes de Charles Baudelaire. Une voix qui l’interroge sur les raisons mystérieuses de son effacement du tableau de Courbet.

LA FICHE TECHNIQUE

C’est au cinéma Star du Caudan Waterfront qu’a eu lieu la projection du film-documentaire La Femme sans nom, l’histoire de Jeanne et Baudelaire. Cette projection organisée par le Nelson Mandela Centre for African Culture Trust Fund a bénéficié de la collaboration du Blue Penny Museum et de la Mauritius Commercial Bank.

Réalisé par Régine Abadia, avec la participation d’Emmanuel Richon, conservateur du Blue Penny Museum, La Femme sans nom raconte l’histoire d’un fantôme qui hante un tableau réalisé par Gustave Courbet en 1855 exposé au Musée d’Orsay à Paris. Et parmi les protagonistes du fameux tableau on retrouve Charles Baudelaire, grand poète symboliste qui a consacré sa vie à son œuvre principale Les Fleurs du mal. Aux côtés de Baudelaire se dresse subtilement la silhouette d’une jeune femme noire tantôt référée sous le sobriquet de Jeanne Duval alors que pour d’autres, elle serait Jeanne Lemer ou encore Jeanne Lemaire. Connue comme étant la compagne du poète, la silhouette de Jeanne aurait été effacée par nul autre que Courbet lui-même.

Lors de la projection du film-documentaire, Régine Abadia et Emmanuel Richon ont rendu un magnifique hommage à Baudelaire et à celle qui l’aurait inspiré pour certains poèmes composant Les Fleurs du mal. « J’ai toujours aimé Baudelaire et l’histoire entre un poète blanc et une femme noire au 19e siècle m’intriguait », souligne la réalisatrice. C’est d’ailleurs en faisant des recherches qu’elle tombe sur la biographie de Jeanne et de Baudelaire, Belle d’abandon, rédigée par Emmanuel Richon en 1998. « En faisant des recherches, j’ai appris qu’Emmanuel vivait à Maurice. » Pour Régine Abadia, la question ne se pose pas, il devient, pour elle, une évidence qu’une grande partie du film doit être tourné sur le sol mauricien. « Emmanuel a su sortir Jeanne Duval de l’ombre. Et il nous montre en même temps que les études baudelairiennes demandent vraiment à être dépoussiérées. »

Obsédé par la figure de Jeanne, Emmanuel Richon a consacré dix ans de sa vie à traquer sa présence dans les vers de Baudelaire et de rares témoignages dans le but de dénoncer le dénigrement qu’elle a subi et de la ramener à sa juste place dans l’œuvre et la vie du poète. La Femme sans nom tente en effet d’éclaircir les mystères liés à Jeanne autour de ses origines et de son identité. Entre ses rêves brisés et sa relation avec un poète ruiné, son âme se dégage à la lecture de nombreux poèmes. « Je suis reconnaissant que Régine se soit inspirée de mon livre pour illustrer ce beau documentaire. Il n’y avait pas meilleur moyen de rendre hommage à cette femme qualifiée comme étant un repentir », conclut Emmanuel Richon. (Magazine de la mauricienne)


RICHON EMMANUEL,
JEANNE DUVAL ET CHARLES BAUDELAIRE. BELLE D’ABANDON.
L’HARMATTAN, COLLECTION "ESPACES LITTÉRAIRES", 1998, 484 P.

FEUILLETER LE LIVRE

Ce portrait de la maîtresse de Baudelaire n’apporte pas de révélations factuelles inédites sur cette femme dont on ne sait ni les dates de naissance et de mort ni même le nom exact (Duval, Lemer, Prosper ?) ; par contre il montre bien l’incroyable acharnement de la critique baudelairienne à la dénigrer, à la séparer à tour prix de Baudelaire poète, qui aurait écrit malgré elle.
La liaison de Baudelaire avec cette femme créole, de teint au demeurant assez clair, commence vraisemblablement pendant ou peu de temps après son voyage aux Mascareignes (1842) et elle durera jusqu’à la mort du poète. Ils habiteront un certain temps ensemble puis la maladie de Jeanne, les difficultés financières, le caractère difficile du poète ("mon affreux tempérament") et le rejet radical de la mulâtresse par la famille Aupick-Baudelaire, modifieront et distendront leur relation sans qu’elle s’interrompe jamais. Nul doute que, indépendamment des sentiments personnels que lui inspira assurément cette actrice au charme étrange, le dandy exilé de la société qu’était Baudelaire n ’ait élu une compagne de couleur dans la pleine conscience de la portée provocatrice de son acte. Le dossier qu’a réuni Emmanuel Richon montre d’ailleurs à quel point en effet la critique française n’a pas digéré l’affront quasi personnel que lui a infligé l’auteur des Fleurs du Mal en faisant d’une négresse sa compagne et sa muse. Résumant un siècle de critique, Pascal Pia écrit ainsi en 1952 :
"Jeanne Duval présentait tous les défauts que l’on dit être ceux des métisses. Sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, et par surcroît ignorante et stupide, elle se fut peur-être trouvée mieux à sa place dans le monde de la prostitution que dans la compagnie des artistes". Puis évoquant Baudelaire : "Victime de ses principes, n’avait-il pas choisi Jeanne autant pour sa bêtise que pour ses attraits ? (...) Entre sa maîtresse et lui, aucune communion possible hors du lit" (cité pp. 108-109). Les jugements extraits des essais d’Henri Troyat, d’Eugène et Jacques Crépet (père et fils), d’Antoine Blondin, de Jean-René Huguenin, de François Porché et même de Claude Pichois, illustrent comment s’est opérée au fil des ans "une cristallisation de la haine sur la personne de Jeanne dans laquelle chacun, patiemment, au fur et à mesure, s’est complu à ajouter son détail croustillant, jusqu’à forger un véritable portrait racialisé et fantasmatique, bouc émissaire du rejet d’une partie au moins de l’oeuvre" (p. 112).
Dans la seconde partie de son ouvrage, Emmanuel Richon entreprend de montrer que, loin d’avoir été un frein à l’édification de son oeuvre poétique, Jeanne Duval en a été au contraire l’inspiratrice principale. Il présente une analyse des principaux poèmes "exotiques", tant en vers qu’en prose, et propose des rapprochements suggestifs, montrant comment une certaine esthétique du déracinement naît chez Baudelaire du spectacle de la lente et involontaire désagrégation culturelle de Jeanne à travers l’ exil, la souffrance et la haine. Les hypothèses de lecture sont intéressantes mais la démonstration est un peu affaiblie par une conception simpliste du poème comme message crypté. Daniel DELAS, erudit.org.


Manet, Portrait de Jeanne Duval


Edouard Manet, Portrait de Jeanne Duval ou la Maîtresse de Baudelaire.
Photo A.G., 3 juin 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

Dans son splendide Manet (1955), Bataille écrit :

« Les seuls tableaux dont nous sommes sûrs que [Baudelaire] les aima sont ces curieuses compositions faites à Paris, le plus souvent d’après des Espagnols de passage : elles sont parfois admirables. Le Ballet espagnol est l’un des plus séduisants tableaux de cette veine, où Manet concilia "ce qu’il voyait" avec un souci d’effet exotique. La Maîtresse de Baudelaire, qui s’apparente à ces toiles alors saillantes, à partir d’une étonnante simplification transpose un pittoresque facile en une fugue légère de linge et de dentelles où merveilleusement le modèle, cassé comme un pantin, s’annule et disparaît négligemment. »

Marcelin Pleynet, Le savoir-vivre, 2006, p. 100 :

« En 1862, Jeanne Duval sur un canapé vert, pose pour Manet, en robe d’été à larges raies violettes et blanches. Sur le cadre du portrait le peintre a écrit : "Maîtresse de Baudelaire"... Ce tableau a-t-il appartenu à Baudelaire ? Est-il une des deux toiles sur les murs de la chambre du malade ? Il faut l’imaginer à côté de la copie du Portrait de la duchesse d’Albe de Goya, faite spécialement pour Baudelaire, l’année précédente. Quel dialogue, Goya, Baudelaire, Manet ! »

Philippe Sollers, Femmes de Manet (25 novembre 2010) :

« Baudelaire a été choqué du portrait de Jeanne Duval, sa maîtresse, qu’il a amenée à l’atelier de Manet. Vous vous souvenez de ce tableau terrible ? Manet peint ce qu’il voit et n’arrange rien. C’est un tableau cruel qui est le contraire de l’Olympia ou du Déjeuner sur l’herbe, le contraire des portraits extatiques de Berthe Morisot ou, plus tard, de Méry Laurent. Toutes ces femmes sont là comme le signe de l’aventure physique et spirituelle de Manet. C’est cela qui est, à mon avis, censuré, mal vu, parce que c’est admirablement intense et, en même temps, très composé. Manet est un très grand compositeur, et c’est pour cela qu’il a produit cet effet de profonde renaissance. »

Phrase entendue au musée d’Orsay lors de l’exposition Manet/Degas le 3 juin 2023 devant le Portrait de Jeanne Duval : "Qu’est-ce que c’est moche !"

Sur Manet trois livres s’imposent. L’essai de Georges Bataille — Manet — (Skira, 1955), celui de Jacques Henric — Edouard Manet — (Flohic, 1995) et, enfin, Edouard Manet par Stéphane Mallarmé (L’Atelier des Brisants. Édition établie et préfacée par Isabella Checcaglini. 2006). Dans les deux premiers, Le portrait de Jeanne Duval est reproduit, mais seul Bataille l’évoque — qui parle longuement des relations entre Baudelaire et Manet.
Que ce tableau représente ou pas Jeanne Duval (cela a été contesté), qu’on ait du mal à croire que « c’est elle », ne peut-on reconnaître qu’il s’agit là d’une oeuvre étrange, « bizarre », qui ne laisse pas indifférent ? — « Le beau est toujours bizarre », dit Baudelaire.


Michaël Ferrier, Sympathie pour le fantôme

Jeanne Duval, « la plus grande inspiratrice du plus ensorcelant poète français du XIXe siècle. » « On n’en parle presque jamais. Et lorsqu’on en parle, c’est le plus souvent pour l’ensevelir un peu plus. Il existe une légende noire (si je puis dire) de Jeanne, répercutée jusqu’à aujourd’hui, de génération en génération, de livre d’histoire en manuel de littérature. Tribade, charnelle, infidèle : elle est dangereuse, dit-on, et tout le monde n’aura de cesse de la peindre sous ces traits. »
Sa faute ? Elle est belle, elle est femme, elle est noire. Elle a « le goût aristocratique de déplaire », comme disait Baudelaire. « Elle n’a jamais été à la botte de quiconque, elle connaît les secrets de l’amour, on va le lui faire payer » écrit Michaël Ferrier.

Extraits

« La dormeuse du val »

Une dernière avanie attend la belle mulâtresse : même les peintres l’abandonnent. Elle figure en effet sur un portrait de Manet, conservé au musée des Beaux-Arts de Budapest (Maîtresse de Baudelaire, 1862), mais j’ai du mal à croire que c’est elle. Le regard noir, terrifiant, des cheveux de corbeau, enveloppée dans une grande robe blanche. Elle gît dans un grand sofa — couchée, toujours couchée, c’est sa position, pour l’éternité. Sa main droite sort et s’allonge vers la droite, disproportionnée. Le visage est dur, anguleux, masculin. Ses seins ont presque disparu, sa jambe est en dedans, comme une pièce rapportée, un pantin désarticulé. Un monstre : c’est une sorte d’Olympia retournée.

Chez Courbet, c’est encore pire. Il la représente penchée au-dessus de Baudelaire dans la fameuse toile de L’Atelier : avant l’exposition de 1855, la métisse disparaît à nouveau, noyée sous une couche de peinture. Est-ce Baudelaire lui-même qui en fait la demande ? Mystère... Mais peu importe. L’histoire est en soi suffisamment éloquente : la « Vénus noire » est une ombre, une figure systématiquement occultée. Jeanne Duval ? C’est la peste. Biffée en peinture, dénigrée en littérature, criblée d’oubli, c’est la dormeuse Duval : un grand trou de mémoire dans notre histoire littéraire.

Sympathie pour le fantôme, p. 175.


Jeanne Duval (occultée) et Baudelaire
Courbet, L’Atelier, 1855 (détail) [1].
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Certains témoignages de l’époque rendent pourtant un tout autre son. Il faut ouvrir les ouvrages que plus personne ne lit, où d’autres cordes vibrent encore dans le silence des pages. Lisons Banville par exemple, dans ses Souvenirs :

« C’était une fille de couleur, d’une très haute taille, qui portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crespelée, et dont la démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial... »

J’aime la « chevelure violemment crespelée »... On ne saurait mieux dire la puissance et l’effet d’étrangeté de ces cheveux qui ont fasciné Baudelaire et lui ont inspiré quelques-uns de ses plus beaux poèmes... Le peintre Jules Buisson écrit quant à lui : « Elle avait les pommettes saillantes, le teint jaune et mat, les lèvres rouges et les cheveux abondants et ondulés jusqu’à la frontière du crépu »... La frontière du crépu ! Nous y sommes... C’est ici, entre la langoureuse Asie et la brûlante Afrique [2] (« le teint jaune et mat »), tout un monde lointain, absent, presque défunt, une forêt aromatique quasi inexistante dans la poésie française et qui va y faire une entrée triomphale, à grands flots de parfum, de son, de couleurs...


Jeanne Duval par Baudelaire, 1858-1860
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Les dessins aussi peuvent nous aider. Il reste de Jeanne trois esquisses, de la main de Baudelaire lui-même. Les trois sont un mélange de textes et de croquis. Voilà de la mémoire concrète. Tout se répond : prose, rime, dessin chantent tour à tour sous la pointe, transformant la page en un orchestre arborescent, une sorte de mangrove d’où émerge une remise en cause des critères formels habituels. Courbes et croquis, détails en cascade, délinéation du papier et ouverture du sens, caresses infinies de l’oeil : dans cette intense effervescence graphique, l’écriture et le trait ne sont plus séparés.

Dans les trois dessins, Jeanne est debout, et non couchée ou penchée comme sur les tableaux où on la maltraite. Sur deux d’entre eux, la tête est représentée de côté, légèrement inclinée. Le regard est en coin, coquin, mutin. Sur le troisième au contraire, la tête est de face mais cette fois, c’est la poitrine qui est de profil : comme si elle ne pouvait jamais être saisie d’un seul bloc, d’un seul tenant, comme si toujours quelque chose s’échappait de travers de ce corps frondeur, de ce visage équivoque.

Les portraits de Jeanne par Baudelaire sont mordants, il y passe des souvenirs de Delacroix et de Goya. Le trait est vif, énergique, animé d’un désir qui fait ressortir le bassin, la hanche en forme de lyre... Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, Baudelaire ne manque pas de griffonner à ses lobes de grandes boucles d’oreilles, celles qu’on appelle justement « créoles ». La silhouette est élancée, la taille superbement prise : « ondulante comme couleuvre », dira Nadar, « fringante ainsi qu’un reptile irrité », écrira Baudelaire lui-même.

Sur le premier de ces portraits, elle est très jeune. La page est parsemée d’adresses : Lerebours, n° 1 rue d’Assas, à Saint-Germain, M. de Lacretelle, 4 rue Caumartin, M. Marteau, 92 rue Montaigne... La tête de Jeanne émerge au beau milieu de ces domiciles comme si elle s’en moquait et, en même temps, les éparpille tout autour d’elle en une ronde folle. Montmartre, la Seine-et-Oise, Pontoise, elle leur refile tous le tournis... Il semble que toute la géographie de France puisse s’ordonner et se recomposer autour du charmant poème de son corps.


« Vision céleste à l’usage de Paul Chenavard »,
1860. [3]
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Sur un autre portrait, fusain et crayon de terre, elle apparaît en rouge et en noir, dévorée par les hachures, imbibée par l’encre de Chine et le vermillon. Celui-ci porte un titre : « Vision céleste à l’usage de Paul Chenavard. » Il y a sans doute quelque ironie de la part de Baudelaire de dédier à ce dessinateur, grand partisan de l’art progressiste et humanitaire, le portrait enjoué de cette jeune Négresse, mutine, philosophique à sa manière, avec ses deux globes célestes bien bombés sous le fichu noué... En 1848, le gouvernement Ledru-Rollin avait confié à Chenavard la décoration du Panthéon : celui-ci avait prévu d’abandonner complètement la couleur pour ne garder que des dessins en noir et blanc où seraient glorifiés, dans une gigantesque synthèse édifiante, les idéaux abstraits de la République et le progrès moral de l’humanité. Le projet sera interrompu quelques années plus tard, lorsque l’édifice sera rendu au culte catholique. Mais, d’une certaine manière, le petit croquis vif et inspiré de Baudelaire est la plus belle réponse aux grandes peintures murales et morales programmées par Chenavard. L’amour de l’humanité ? Il surgit dans le déploiement et le mélange concret des couleurs, et non dans les pompes de l’art civilisateur binaire (noir et blanc) sur fond de colonisation bien-pensante. À ce spécialiste des grisailles, confit dans ses grands discours philosophiques et l’académisme du néoclassicisme républicain, Baudelaire répond avec ce serpent qui danse et ce corps créole : une « vision céleste », assurément !

Un dernier dessin de Jeanne par Baudelaire se trouve aujourd’hui au musée du Louvre, dans le département des Arts graphiques. Il s’agit d’une esquisse à la plume et à l’encre de Chine datée de février 1865. Vingt-trois ans après leur première rencontre, Baudelaire est toujours amoureux de Jeanne Duval, on le voit dès que l’oeil se pose sur le papier. Là, il s’explique avec elle de manière orageuse : le croquis sent la foudre et la poudre, il y a dans chaque ligne une violence, une scansion très forte. Les traits sont tendus et fermes, comme des griffures électriques.


Jeanne Duval, 27 fév. 1865 [4]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Jeanne est représentée légèrement de biais, sans doute pour mieux faire ressortir l’allégresse tendue de ses seins. Sa poitrine se dresse, des pieds jusqu’à la tête un air subtil, un dangereux parfum nagent autour de son corps brun. Son beau regard mêlé de métal et d’agate défie le spectateur. Les anges, les principautés et les puissances... Elle salue les uns et les autres par un baiser d’amour. C’est un regard périphérique, circulaire, qui relance le désir dans toutes les directions.

Là encore, l’écriture et le dessin ne sont pas séparés, ce sont deux faces de la même et intense activité graphique. En bas du croquis vers la droite, au niveau des hanches de Jeanne, entre les plis de sa robe, Baudelaire trace l’inscription suivante : Quaerens quem devoret. Les exégètes traduisent : « Elle cherche quelqu’un à dévorer. » Et ils se pressent d’ajouter qu’il s’agit d’une expression de saint Pierre pour caractériser le démon. Le Diable se tient à l’affût, le péché est prêt à fondre sur les humains : Jeanne Duval signifie donc, comme d’habitude, caprice, dérèglement, sensualité...

Oui, bien sûr. Mais Baudelaire connaît la Bible par coeur, bien mieux que ses commentateurs. Et ce n’est sans doute pas un hasard s’il choisit pour Jeanne un passage de la première Épître aux Corinthiens. Celle-là même où l’apôtre de Jésus-Christ s’adresse — dans une des villes les plus cosmopolites qui soient, Corinthe et ses deux ports — « à ceux qui sont étrangers et dispersés dans le Pont, la Galatie, la Cappadoce, l’Asie et la Bithynie... », à tous les enfants de la dispersion.

Et où il est aussi écrit : « Mais surtout ayez un ardent amour les uns pour les autres ; car l’amour couvre une multitude de péchés. »

Sympathie pour le fantôme, p. 176-180.

*

[...] Je regarde une dernière fois les dessins de Jeanne Duval par Baudelaire. Sa beauté saute aux yeux, elle a traversé les âges et s’est gravée dans le papier. Jeanne a les bras nus, elle semble sortir d’un vase.

La mulâtresse a fière allure. La tête et le dos élastiques, elle est cambrée comme la proue d’un navire. Ses seins surtout sont splendides. Nadar disait déjà — qui n’en croyait pas ses yeux : elle est « particulièrement remarquable par l’exubérant, invraisemblable développement des pectoraux ». Baudelaire évoquera pour sa part « des seins aigus ». Qui s’y frotte s’y pique !... Lors du procès contre Les Fleurs du mal, ils deviendront dans le réquisitoire du procureur Pinard, chahuté jusqu’aux tréfonds de son âme par cette apparition fauve : « la gorge aiguë aux bouts charmants qui versent le Léthé... »

Sur les trois dessins, les yeux sont légèrement bridés, un petit sourire lui pince la bouche. Dent qui mord et bouche qui raille : une très belle femme, assurément. Le temps scintille dans ses pupilles. Ce sont des yeux provocateurs, « un regard diamanté », comme l’écrira Baudelaire, d’un joli adjectif aujourd’hui disparu. Le diamant. Dureté minérale, cohésion atomique. Celui dont les plus beaux spécimens sont enfouis dans les ténèbres de la terre. Il voyage loin en dessous, à des profondeurs inimaginables. Le mot diamant signifie en grec : « indomptable ».

Oui, Jeanne Duval, je te redonne ton nom, afin qu’il aborde heureusement aux époques lointaines et que la France sache tout ce qu’elle te doit. Tout ce qui en elle vient de loin, d’un temps immergé, puissant et long. Nocturne et profond.

Sympathie pour le fantôme, p. 191-192.
Première publication dans L’Infini n° 110 (printemps 2010).


Le serpent qui danse

Que j’aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,

Comme un navire qui s’éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.

Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d’amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L’or avec le fer.

A te voir marcher en cadence,
Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.

Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d’enfant
Se balance avec la mollesse
D’un jeune éléphant,

Et ton corps se penche et s’allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l’eau.

Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l’eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,

Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon coeur !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal.

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Charles Baudelaire, Autoportrait.
1988, achat, hôtel Drouot © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Franck Raux. ZOOM : cliquer sur l’image.

Ce qui est unique chez Baudelaire : un livre de Roberto Calasso

« Baudelaire s’est trouvé vivre au carrefour de la Grande Ville, qui était le carrefour de Paris, qui était le carrefour de l’Europe, qui était le carrefour du XIXe siècle, qui était le carrefour d’aujourd’hui. Ce n’est qu’à travers lui que nous en prenons conscience. On se demande pourquoi. C’est à cause du formidable écart entre son intelligence et ce qui l’entourait. Une intelligence d’un nouveau genre, fondée sur les nerfs. Mis à nu, les nerfs étaient le nouveau sensorium, le dernier fond – labile – sur lequel s’appuyer. En même temps que le regard. Le regard de Baudelaire n’a pas subi les outrages du temps. Il n’a pas été terni, rien ne l’obscurcit. Pour ceux qui le suivent, comme une lueur intermittente, se révèlent des barrières de corail, des tunnels sans fin, des réseaux de ruelles. Ils constituent le paysage de ses années, qui continue de s’étendre jusqu’à aujourd’hui – et au-delà. » Roberto Calasso

Cet essai – finalisé la veille de la mort de son auteur — résulte des décennies de fréquentation de l’œuvre de Baudelaire par le grand lettré qu’était Roberto Calasso. Au travers d’une lecture intime du texte, mais aussi de la connaissance des multiples récits, correspondances de l’auteur, l’auteur a atteint une expertise peu égalée dans l’œuvre de Baudelaire.

Pour célébrer le bicentenaire de la naissance du poète, à l’invitation du musée d’Orsay et des Belles Lettres, Roberto Calasso s’est replongé dans ses lectures, pour en extraire des leçons sur ce qui fait la radicale irréductibilité de l’œuvre de Baudelaire, de sa sensibilité et de sa conception du monde. Avec une infinie empathie pour son sujet, il nous donne à percevoir le monde de Baudelaire, cette extraordinaire vision esthétique, à la fois profonde et distante, cette liberté, qu’avait le poète - et qui fait que le musée et le bordel pouvaient avoir davantage à voir qu’on ne pourrait le penser. © Les Belles Lettres

Dans ce texte, Roberto Calasso prend la juste suite des écrits de Walter Benjamin sur Baudelaire : il invente une forme fluide, par moment presque aphoristique, qui permet aux lecteurs contemporains d’être conduits au cœur de la solitude Baudelaire, par un des meilleurs guides qu’il fût.

Roberto Calasso était une des grandes voix de la tradition européenne. Né en 1941 à Florence, il vivait à Milan où il dirigeait la prestigieuse maison d’édition Adelphi, jusqu’à son départ le 28 juillet 2021. Chercheur passionné des récits de la tradition européenne, il est l’auteur d’une œuvre protéiforme, dont en 2008, La Folie Baudelaire (éditions Gallimard, 2011), livre pour lequel il a remporté le Prix Chateaubriand. Il a enseigné dans les plus prestigieuses enceintes du monde (université d’Oxford, Collège de France...) et contribué régulièrement à la New York Review of Books.

Roberto Calasso : Ce qui est unique chez Baudelaire

Coédition : Musée d’Orsay – Les Belles Lettres
Traduction de l’italien : Donatien Grau
Parution : 5 novembre 2021

LIRE : Ce qui est unique chez Baudelaire : un essai inédit et posthume de Roberto Calasso


[1Source : Album Baudelaire, Pléiade, 1974. Le commentateur, Claude Pichois, pense que c’est Champfleury, collaborateur de la Revue des Deux Mondes, qui aurait demandé à Courbet de recouvrir le portrait de Jeanne.

[2« La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum. »

Charles Baudelaire, La chevelure.

[3Baudelaire ne manquait pas d’ironie à l’égard de Paul Chevanard comme en témoigne un deuxième dessin qu’il lui dédia :


Baudelaire, « échantillon de "Beauté antique" dédié à Chenavard ».
University of Virginia Library.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

[4La date a été ajoutée par Poulet-Malassis.

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