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Philippe Sollers : Crève l’hypnose : Supplément sur Paradis Vidéo

Entretien entre Philippe Sollers et Jean-Paul Fargier

D 1er juin 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Le n°219 Les Inactuels est la reprise de l’entretien entre Philippe Sollers et Jean-Paul Fargier en mars 1983 qui clôt l’aventure de Paradis Vidéo : Crève l’hypnose. » Lionel Dax [1]
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Extrait de Paradis Vidéo 2023 de Jean-Paul Fargier et Lionel Dax
avec l’aide de Morgane Beslay – 1983-2023.
Ce film sera diffusé seulement dans la nuit du 3 juin 2023 en boucle de 19h à 2h
Dans le cadre de la Nuit Blanche 2023 au 111bis boulevard de Ménilmontant – 75011 Paris.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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JPF : À l’inverse de ce qui se passe habituellement dans un dispositif texte/image, voix/images, au cinéma, à la télévision, où le texte est là pour faire voir, rendre visible quelque chose des images, dans Paradis Vidéo les images sont là pour faire entendre, rendre audible, quelque chose du texte. La voix n’est pas, ici, une voix off. Ce n’est pas non plus vraiment une voix in. C’est une voix qui tient à la fois de la présence et de l’absence. Il faudrait analyser ce qui est présentifié et ce qui est absenté par le dispositif que nous mettons en jeu : un corps réel (réellement présent) et deux sortes d’images de ce corps, des images directes et des images antérieures, venues d’ailleurs. Qu’est-ce qui absente le corps présent ? Et qu’est-ce qui lui procure la qualité d’une « présence réelle » ? J’ai observé que d’habitude, dans les performances où il y a de la vidéo en direct, on finit par moins regarder le « performer » que les images produites de lui en direct. Mais il est sans doute plus facile de détacher son regard de quelqu’un qui fait quelque chose (une action) que de quelqu’un qui parle. Car j’ai observé aussi que dans Paradis Vidéo il y a chez les spectateurs une sorte de pulsion scopique non sur le corps mais sur le point d’émission de la voix : le visage, la bouche. D’où cette dialectique malaisée pour le spectateur, cette déchirure, ce tiraillement douloureux entre les images, le corps, la voix. Comme s’il ne savait plus où ça se passe. Est-ce que de là où tu es tu ressens cette déchirure ? Est-ce l’effet que tu cherches à produire ?

PhS : Quand je monte en scène pour ce spectacle, j’essaie de procéder à un retournement. La compétition est immédiate entre la voix que je vais émettre, mon corps qui ne devrait pas être là, les écrans et le public. Il faut que j’aille vite et assez fort pour déchirer tous les éléments présents. Quand tu dis qu’en général le « performer » finit par être oublié comme corps, ça veut dire qu’il s’est endormi et que sa voix s’est faite rêveuse. Ce qui prouve qu’il est très difficile de surmonter le fantasme comme quoi la voix est à l’intérieur des images ou comme une sorte de sous-titrage des images.
Il y a eu le cinéma muet, il y a eu le cinéma parlant, maintenant il faut qu’il y ait la parole elliptique imagée. C’est une troisième révolution technique qu’il faut obtenir pour réveiller – wake – les dormeurs d’images.
La voix endormie dans l’image c’est précisément l’hypnose de notre temps. Donc Paradis Vidéo est une opération d’anti-hypnose. Quand tu rêves, tu parles. Ce que tu vois ce sont des mots que tu es en train de prononcer. Mais comme tu n’es pas là au lieu où tu les prononces, tu crois être dans les images. Il faut toute l’opération analytique par la suite, pour que, allongé en train de parler, le récit de cet enchaînement visuel adressé à quelqu’un se révèle être la parole oubliée du rêve. À la grande surprise du patient.
Allongé sur mon banc à Venise, c’est comme si j’étais mort dans la vidéo. Le sursaut de résurrection qui me remet debout est exactement contemporain du moment où je commence à parler. Quand je commence à parler, il faut que j’aille le plus vite que toute la consanguinité des images, de mon corps et de la perception du public, de telle façon que je lui donne la sensation traumatique d’avoir été traversé par la voix. C’est tout. C’est tout mais c’est l’essentiel, parce que ça suppose de ma part une certaine technique de méditation. Et une intention métaphysique. Si on écoute par exemple Ashley, on s’aperçoit que sa référence fondamentale est, disons, indienne. La litanie sera dans sa voix comme si sa voix était recouverte par une modulation qui serait déjà de l’ordre du sommeil en train de venir. Et c’est étrange comme tout acteur ou tout lecteur d’un texte lu à haute voix finit par donner l’impression d’une inhibition, d’un mur du son qu’il n’arrive pas à franchir et qui le rapproche dans sa lecture d’un assoupissement progressif, comme si ce qui gagnait c’était un certain retard de la voix sur le corps. Il est certain qu’à ce moment-là l’image prend tout de suite le dessus et qu’on est dans l’horizon du fantasme. En revanche, si je maintiens de façon absolument dramatique et cruelle le rythme de la voix, au point d’avoir l’impression , quand je lis, que mon corps est sous moi, alors je peux obtenir un résultat, une sorte de planage. La métaphore étant « l’esprit de Dieu planait sur les eaux ». Il faut que je me place dans la dimension où je verrais mon corps au-dessous de moi, à la verticale, dormant profondément, et moi avec ma voix, au-dessus, de plus en plus agile et rapide pour ce corps qui s’endort, disparait au plus profond du sommeil, image de la mort. Il y a des moments où ça m’arrive bien ; d’autres, où ça m’arrive moins bien. Mais quand ça m’arrive bien je suis en état d’extrême agilité au-dessus d’un paysage hypnotique. Et à ce moment-là je saisis la coïncidence — hypnotique — entre mon corps, les images et le public. À ce moment-là quelque chose a été dégagé, est passé, dont il ne reste pas de trace sinon probablement un effet magique qui s’anéantit.

JPF : L’effet d’un cercle parfaitement carré, peut-être ? D’où peut-être aussi la forme de notre dispositif...

PhS : Peut-être, oui... Étant donné que je suis un spécialiste... du trou, il me semble que la meilleure façon de faire sentir qu’un cercle est troué est de mettre un corps au milieu d’un cercle et d’envoyer la voix avec toute l’énergie qui convient, afin de bien marquer qu’il n’y a ni cercle ni corps. C’est la voix qui traverse tout ça. Autrement dit, là, la métaphore serait la forme d’une oreille, dont le tympan — le corps qui se trouve là présent — serait troué de l’intérieur par la voix.
L’oreille chinoise qui est dans Paradis Vidéo est satisfaisante de ce point de vue, car le fait qu’elle soit écrite avec des caractères chinois et des points d’acupuncture, donne à imaginer que les écrans vidéo représentent ces points d’acupuncture, qui réagissent sur tout le système nerveux du texte, et que, d’une façon assez spectaculaire, l’embouchure de l’oreille est la bouche qui parle. De même que l’autre a dit que l’œil écoutait, il faudrait dire, là, que l’oreille parle.

JPF : Speaker... Dans Paradis Vidéo il semble que tu es à la fois un speaker de journal télévisé et un anti-speaker.

PhS : Tout le monde sait maintenant que les speakers de télévision sont en train de regarder quelque chose quand ils parlent. À savoir : le texte qui se déroule sous leurs yeux. Ils ont l’air de vous regarder mais en fait ils lisent quelque chose. Et dans leur regard passe toujours le fait qu’ils attendent d’être confortés par l’image, qu’ils sont là pour faciliter le passage d’une image à l’autre. D’une certaine façon le speaker moderne est l’agent de publicité le plus techniquement au point. C’est un agent de publicité mondiale. Le meilleur est d’ailleurs, en France, une femme : Christine Ockrent. Avec son beau sourire. Dont elle sait très bien jouer pour rentrer à la fin du Journal dans l’Afrique... dans le continent noir. Le speaker de télévision est un trait d’union entre l’imagerie de l’information et le texte de l’information.
Il faudrait envisager que Paradis Vidéo est au contraire une projection du speaker en deçà et au-delà de ce qui est visible. La Télévision est le registre pédagogique de notre temps. C’est le mur de la caverne dans laquelle on est enfermé. Donc, produire un effet dans la tapisserie télévisée, c’est nécessaire. C’est là qu’il faut opérer.
Ce qui me frappe le plus c’est à quel point les écrivains sont médiocres à la télévision. Il n’y en a pas un qui donne l’impression d’être en deçà et au-delà de l’image télévisée. Tant et si bien que les effets de télévision forts sont des effets d’authenticité — de soi-disant authenticité... Par exemple, Hector Bianchiotti, chez Pivot, parlant tout à coup de l’amour maternel. Une déclaration soudaine et intense au sujet de l’amour maternel : voilà le point le plus pathétique de l’enfermement dans l’image.
Il est bien entendu que dans Paradis ce qui est décrit c’est, au contraire, une récusion constante de la maternalité. Et un appel à la voix incorporelle du père. C’est ce que dit Saint Thomas d’ailleurs. Il dit que la forme sous laquelle peut s’incarner le Père ne peut être que la Voix. (Cf. la Bible). Le Père ne peut pas avoir de corps, c’est le fils qui a un corps. Le Père lui n’a pas de corps, il a une voix. À tout instant. Ou mieux : par éclipse. Il a une voix dans les Évangiles. Voir le Baptême dans le Jourdain. Ou la Transfiguration. Voici mon fils bien aimé, dit la Voix. La voix est le registre du Père. Par conséquent toute position par rapport au père se déchiffre dans la voix. C’est dans sa voix qu’on entend si quelqu’un (qu’une) se situe et comment par rapport à une fonction paternelle. Et ce qui ne se situe pas par rapport à cette fonction trahit immédiatement l’engorgement dans le Corps. Non vu, non su.
Encore une fois, la technique d’intervention de Freud se justifie admirablement là, puisque, comme tu le sais, c’est à partir du moment où il a choisi de ne pas être vu de qui parlait, que la procédure analytique était trouvée. Tu sais pourquoi Freud a décidé de se mettre derrière le divan ? C’est que dans ses premiers rapports avec des hystériques, automatiquement elles lui sautaient au cou. Ce qui interrompait l’analyse. Par la séduction, par le passage à l’acte. Le simple fait de déplacer le fauteuil et de se mettre derrière celui qui parle a constitué une invention sans précédent.

JPF : C’est en somme ce que nous faisons dans Paradis Vidéo, mais par un mouvement inverse, en présentant deux corps au lieu d’un : le corps réel et le corps filmé. Ils s’éclipsent mutuellement.

PhS : Je réalise par la lecture l’irréalisation de mon propre corps produite par les images, en donnant la sensation la plus intense possible que c’est ma voix qui réalise l’irréalisation de ce corps. C’est donc, à mes yeux, la juste position... pour l’instant, on trouvera peut-être un jour d’autres dispositifs... la plus juste position très à contre-courant du souhait d’hypnose. L’analyse s’est construite contre l’hypnose. La phase ultérieure au cinéma parlant se construira aussi contre ce qui est devenu un sommeil de civilisation.

JPF : On retrouve dans Femmes nombre de thèmes de Paradis et une pulsation assez comparable. Est-ce à dire que Femmes est fait pour être lu à haute voix comme Paradis ?

PhS : Je ne pense pas. Je pense au contraire que c’est fait pour être lu comme un roman. Je dirais même comme un film. Dans mon esprit Femmes a toujours été le récit romanesque qui filmerait l’auteur de Paradis. Filmer l’auteur de Paradis ça veut dire qu’il ne s’agit pas d’une expérimentation d’avant-garde, d’on ne sait quel gadget moderniste, mais qu’il s’agit bel et bien d’un art de vivre, très important, d’un emploi du temps, d’un système nerveux, d’un certain nombre d’activités physiques, de parcours, de vitesses, de déplacements. J’ai pris la décision d’écrire Femmes au moment où j’ai senti que Paradis pourrait être remisé dans le bazar moderniste, d’avant-garde. Il ne s’agit absolument pas de ça. Si c’était ça, il n’y aurait pas l’expérience intérieure que je poursuis. Donc il fallait faire un film pour le démontrer. Ce film est un roman, c’est Femmes. Encore une fois, c’est pas fait pour être lu à haute voix. C’est fait pour donner l’impression, en lisant, qu’il y a de la voix là-dedans.
Femmes c’est, si tu veux... tu prends Identification d"une femme d’Antonioni, que je trouve très bien fait, tu ajoutes quatre femmes ou cinq et tu te poses la question de savoir à quel prix le héros masculin au lieu d’être déprimé et mélancolique serait euphorique et rapide, à ce moment-là tu as Femmes. La question fondamentale à poser c’est : pourquoi les narrateurs masculins sont devenus... dépressifs, et mélancoliques, devant le spectacle soit incompréhensible soit accablant de l’indifférence féminine. Le contenu des films, c’est ça... C’est ça que j’appelle l’hypnose de notre temps. On ne voit pratiquement jamais un héros de film se balader de façon euphorique et parfaitement musicale à travers des corps de femmes. Je pose la question : pourquoi ?

JPF : Donc Femmes pourrait faire un très bon film ?

PhS : C’est un très bon film.

JPF : Tu le vois « adapté » ?

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Le N.O. du 10 mai 1985.

Ça pourrait se penser... Mais ça choquerait énormément. À cause du côté non dépressif, non mélancolique du héros masculin. C’est un très bon film. Il n’y en a pas de meilleur, occidental, pour l’instant.
Mon projet de film, que je propose depuis longtemps et dont personne ne veut, c’est L’Éthique de Spinoza avec un montage pornographique. Tout le texte de L’Éthique. Avec des images pornographiques. Ça serait passionnant. Et ça se terminerait par la fameuse proposition : « tout ce qui est beau est difficile autant que rare ».
C’est la question d’ailleurs de Paradis Vidéo : savoir si on n’aurait pas pu insister davantage sur la pornographie. C’est une question que nous n’avons probablement pas abordée avec assez de détermination.

JPF : J’ai choisi de procéder par flashes, en montrant des scènes très courtes mais plusieurs en même temps. Tu penses qu’on aurait pu mettre autre chose que des flashes ?

PhS : Étant donné le principe de fonctionnement des images dans Paradis Vidéo, la rareté et la brièveté des scènes pornographiques est un bon point de vue. Mais la question pourrait se poser de représenter uniquement des images pornographiques. Voilà : que la voix... sanctificatrice... qui m’anime pendant la lecture puisse prouver qu’elle traverse le bordel coïtal humain qui a lieu à chaque instant. Ça vaudrait le coup de démontrer, par approximation, que cette voix vaut pour un tassement, une compression de tous les actes sexuels représentables. L’intention dans la voix est celle-là, de se situer exactement dans la tubulure, la nervure de l’acte sexuel, à quelque moment qu’il se passe, entre quelques partenaires que ce soit. Donner l’impression de l’antimatière d’une jouissance continue. C’est la question de Dieu d’ailleurs. Dieu n’est pas captable en dehors de cette approximation. Sinon on ne sait pas de quoi on parle. Donc, on pourrait essayer ça : une heure d’images pornographiques sur tous les écrans pendant que je lis Paradis. Car si je n’arrivais pas à démontrer que Paradis c’est vraiment l’antimatière sexuelle même — par la voix — je ne serais pas tout à fait content. Parce que c’est ça le but... étant donné que toutes les fétichisations, idolâtries et, encore une fois, mises en sommeil cachant la mort de l’activité humaine, supposent que l’on ait au fond de soi quelques images sexuelles qui semblent suffire pour le cours d’une vie... Là, nous serions aussi au plus près de la tentative de Sade. À mon avis, c’est un grand manipulateur de vidéo, Sade. On prend tout ça pour du théâtre, mais les cadrages, les intensités, les pulsations, les retours de l’image pendant l’acte, les feedbacks, c’est tout à fait vidéo.

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Invitation Nuit Blanche Soleils et Festival Ironie 3 juin 2023.
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À samedi.


[1Une première version a été publiée dans Ironie 212.

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