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Yannick Haenel, chroniques de mai 2023

Charlie Hebdo

D 31 mai 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Le ravissement de Jeanne Dielman

Yannick Haenel

Mis en ligne le 3 mai 2023
Paru dans l’édition 1606 du 3 mai

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Chantal Akerman

Une femme en tablier bleu prépare à manger dans sa cuisine. Ça sonne, elle enlève son tablier, va ouvrir la porte et fait entrer un homme dont elle prend le chapeau. L’homme la suit dans le couloir. La porte se ferme. L’homme ressort et la paie, elle met l’argent dans une soupière puis retourne en cuisine où un plat mijote sur le feu. Elle va dans la chambre, ouvre la fenêtre pour aérer, enlève la serviette froissée, refait le lit, va se laver dans la baignoire, récure la baignoire, se rhabille et met la table. Son fils rentre de l’école, elle accroche son pardessus à une patère, retourne à la cuisine où elle remplit deux assiettes de potage qu’elle porte dans la salle à manger. Elle débarrasse la table et ainsi de suite.

Je m’arrête : les gestes de cette femme à la maison se répètent pendant trois jours, cuisine, passe, dîner avec son fils, cuisine, passe. De la chambre à coucher à la salle à manger, tous les espaces de sa vie sont consacrés à sa servitude : en saturant le réel, la succession des tâches domestiques crée une béance qui va mener au pire.

«  J’ai fait de l’art avec une femme qui fait la vaisselle » : ainsi parlait Chantal Akerman de son film Jeanne Dielman. 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, qui date de 1975 et vient de ressortir sur les écrans après que la très influente revue Sight and Sound du British Film Institute l’a consacré meilleur film de tous les temps.

Addiction aux gestes de Jeanne
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Si vous ne l’avez pas encore vu, réservez trois heures et vingt et une minutes de votre vie : c’est une expérience unique et sidérante. Ne dites surtout pas que vous n’avez pas le temps, vous passez plus de trois heures, chaque soir, devant des séries que vous qualifiez d’« addictives », n’est-ce pas  ?

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Eh bien, Jeanne Dielman aussi est addictive : cette femme qui n’arrête pas de s’activer, sans que jamais personne ne lui vienne en aide, cette femme qui a intériorisé les contraintes auxquelles on assigne les « femmes au foyer », cette femme dont les gestes s’enchaînent selon un rituel dont le film révèle la nature psychotique, est jouée par Delphine Seyrig, l’éternelle fée des Lilas de Peau d’âne, qui, même en pelant des pommes de terre, est fascinante. Tous ses gestes sont passionnants, on la suit comme dans une tragédie, un thriller (le film, à sa manière conceptuelle, conjugue les deux).

Lorsque Jeanne Dielman-Delphine Seyrig se coiffe pour recevoir son client, c’est l’aura de Greta Garbo qui se révèle sous son tablier de cuisine. Quelle femme la ménagère a-t-elle sacrifiée en elle  ? Dans ce film stupéfiant, on voit tout du sacrifice des femmes. On découvre où passe ce qui s’enfouit dans la servitude : Jeanne Dielman retourne le sacrifice et se réapproprie la violence dont elle est l’objet. En voyant le film, Marguerite Duras s’est exclamée : « Cette femme est folle  ! » La vérité l’est encore plus.

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VOIR : "Jeanne Dielman", un film pionnier sur la condition des femmes au foyer

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Cinquante ans plus tard...

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Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles

Élu meilleur film de tous les temps en 2022, "Jeanne Dielman" de Chantal Akerman est un film intimiste de 1976 qui suit sur trois jours la vie d’une ménagère se prostituant occasionnellement. Retour sur une oeuvre qui consacre l’espace domestique et le quotidien de ses occupantes.

Avec Claire Atherton Monteuse, collaboratrice de Chantal Akerman
Hélène Fleckinger Maître de conférence en cinéma à Paris VIII
Jean-Marc Lalanne Critique de cinéma et rédacteur en chef du magazine Les Inrocks


 
Série « Les films qui ont changé le monde »

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Andy Warhol, La Statue de la Liberté, 1962.
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L’Amérique

Yannick Haenel

Mis en ligne le 10 mai 2023
Paru dans l’édition 1607 du 10 mai

En arrivant à New York, ma femme s’est évanouie. Il y a douze ans, lors de notre précédent voyage ici, elle avait pleuré au musée d’Ellis Island : elle est italienne, les malheurs des émigrants la bouleversent, elle y reconnaît son destin familial.

Cette fois-ci, c’est à la douane de Kennedy Airport. Le douanier, un dénommé « Johnson » (c’est écrit sur son badge), venait de lui demander ses empreintes après l’avoir photographiée (je connais des gens qui ne viennent plus aux États-Unis par refus d’être fichés). Et voici que sous les regards ébahis des touristes qui faisaient la queue, elle a lentement glissé le long du comptoir de la douane et s’est retrouvée allongée par terre. Johnson s’est levé de son siège, des agents de sécurité ont afflué, j’ai accouru moi aussi, mais Johnson, voyant que j’avais franchi la ligne jaune, a hurlé : « Return back  ! »

Tout à craindre
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J’ai un contentieux avec l’Amérique : comme Karl Rossmann, le héros de Kafka, je crois que la statue de la Liberté brandit un glaive plutôt qu’un flambeau. Passer une frontière relève pour moi de l’acte traumatique, je vois partout l’œil de la Loi qui trie le bétail humain. N’y a-t-il pas tout à craindre d’un pays qui a inventé la « sélection », les camps de transit et Trump  ?

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Bref, j’imaginais que le douanier allait interner ma femme. Ou, plus probablement, lui refuser l’entrée sur le territoire américain. Je nous voyais déjà rebrousser chemin et monter dans l’avion du retour.

Mais Johnson et ses acolytes étaient penchés sur ma femme avec prévenance. J’ai dit : « I’m her husband. » Johnson, adouci, mais néanmoins réglementaire, m’a montré la ligne jaune : « Wait. » Il est allé chercher une chaise roulante, et tandis que ma femme reprenait ses esprits, j’ai donné à mon tour mes empreintes. Johnson a tamponné mon passeport, il m’a souri et a grommelé quelques mots qui semblaient vouloir dire qu’ici, de toute façon, il avait tout vu.

L’Amérique n’aura pas nos rires
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Après tout, il avait raison, entrer aux États-Unis en chaise roulante, c’était glorieux. Il y avait quelque chose de magique dans l’évanouissement de ma femme : en un sens, elle avait réussi à escamoter la procédure. Ma femme est plus forte que la Loi, me suis-je dit en la rejoignant. J’ai compris qu’elle avait pris sur elle mes problèmes kafkaïens : en payant de sa personne – en s’évanouissant –, elle m’avait délivré d’avoir à affronter puérilement la douane. Sa chaise roulante était un trône, elle souriait maintenant, moi aussi.

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Nous avons récupéré nos valises et avons pris un taxi pour ­Brooklyn. Le Airbnb que j’avais réservé était au sous-sol d’une jolie maison de ville. C’était la nuit, il pleuvait, je ne voyais rien. On m’avait donné un code, mais il n’y avait aucun cadran pour le taper. On est restés là, trempés, sous la pluie, dans le noir, avec nos valises, et après nous être énervés encore une fois contre l’Amérique, on a éclaté de rire.

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Le rire de Sollers

Yannick Haenel

Mis en ligne le 17 mai 2023
Paru dans l’édition 1608 du 17 mai

Philippe Sollers est mort le 5 mai, à 86 ans. Il était mon éditeur, il était mon ami, nous avons dialogué pendant vingt-cinq ans dans son bureau chez Gallimard et dans un café qui s’appelle, je souris en écrivant ces lignes, L’Espérance. Il m’a appris ce qu’est la littérature comme forme de pensée, comme ouverture des sens, comme poésie et liberté, comme rire.

Son rire, justement, je l’entends encore, et je revois ce plissement des yeux, presque chinois, qui accompagnait d’un trait d’indulgence la manifestation de son humour. Ne croyez pas la propagande qui vous dira à son propos qu’il était mondain et désinvolte, fuyez ceux qui le réduisent par intérêt (ou par connerie) à son fume-­cigarette : sa profondeur se révèle dans tous ses livres, son cœur était avant tout philosophique, son ironie vient des Lumières, c’était un voltairien rigoureux, un passionné de Mozart qui se moquait de la respectabilité. Le monde n’est supportable qu’à la condition que rien n’en soit respecté, une idée ne devient intéressante qu’après qu’on en a ri au moins une fois : voilà ce qu’était son credo. C’était un vrai nietzschéen : la moraline lui répugnait, la bêtise des offusqués professionnels lui pompait l’air.

Sollers aimait le Pape
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Il est possible que l’ironie soit devenue la chose la moins acceptée par la société. Rire pour démystifier, se moquer de la pesanteur d’esprit, n’est-ce pas pourtant la véritable intelligence  ? En cela, Sollers était très Charlie. Vous allez me dire que Sollers aimait le pape. Et alors  ? J’aime le Christ, ce génie. Je n’en trouve pas moins que toutes les religions sont des machines à asservir. L’absolu, c’est privé. Le fanatisme, c’est la mort.

Sollers, sa vérité relève d’un anarchisme bourgeois. Étrange animal réfractaire s’opposant de l’intérieur du système à ce Gros Animal qu’est la société. Était-il de droite  ? Certainement pas. De gauche  ? Soyons sérieux. Il n’idéalisait pas la politique. Seule comptait à ses yeux l’expérience sensorielle, la poésie de Rimbaud, les oiseaux d’Ars-en-Ré, la solitude de la littérature, Venise et Picasso, le jazz, Proust, Joyce, la magique étude du bonheur et l’intelligence des femmes. Il aimait le Marquis de Sade parce qu’il ne tolérait aucune censure, surtout pas en matières sexuelles. Il adorait la presse, lisait tous les journaux. Quand je lui ai dit, il y a huit ans, que j’allais écrire dans Charlie, il m’a répondu, à la manière de Lacan : « Plus on est de saints, plus on rit. »

Qu’est-ce qu’il voulait dire  ? Les saints seraient donc drôles  ? Alors vive la sainteté  ! Je lis et relis ses livres, mille fois plus beaux que ce qu’on dit de lui et de son « image sociale » (quelle expression  !). Seule compte la liberté du langage, et son grand fou rire. Et s’il y en a bien un qui était à fond pour la liberté d’expression, c’est Sollers.

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Bert Mertens, Par la force du réel.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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L’art vertigineux de Bert Mertens

Yannick Haenel

Mis en ligne le 24 mai 2023
Paru dans l’édition 1609 du 24 mai

Ce n’est pas tous les jours qu’on est comblé. Allez donc voir les peintures de Bert Mertens à la galerie Talmart, 22, rue du Cloître-Saint-Merri, dans le 4e arrondissement de Paris (juste à côté de Beaubourg), vous serez gratifié d’une satisfaction qui, vu le climat politique qui règne en France et l’appauvrissement de la vie qui en découle pour chacun de nous, relève du miracle.

L’exposition, intitulée « Par la force du réel », est visible jusqu’au 30 mai, autant dire qu’il faut faire vite : vous avez une semaine. Mais c’est largement suffisant pour vivre une expérience fondamentale : venez donc voir ces grands formats hyperréalistes où le monde s’est minutieusement ramassé sur lui-même au point de se redonner à voir en détail, avec une précision plus intense, comme s’il était sauvé d’un naufrage.

Une minutie virtuose
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Bert Mertens est tout le contraire des artistes qui sont programmés par leur formation : il travaillait dans le milieu médical et a tout arrêté récemment pour se consacrer à cette chose stupéfiante qui s’est mise à jaillir de lui et qui, dès la première tentative, s’est révélée entièrement maîtrisée, rigoureuse, ambitieuse, intarissable : la peinture.

Cette peinture, justement, saisit avec une minutie virtuose ces espaces habituellement négligés par la représentation : garages, ateliers, entrepôts, tas d’ordures, et leur confère, à travers la saturation de signes peints qui les habite, une existence ­politique. Aucune revendication dans ce geste, juste la resti­tution par la peinture de ce qui manque au réel pour accéder à lui-même (pour s’aimer).

Voici donc, parmi la douzaine de tableaux accrochés, deux chefs-d’œuvre : d’abord Bruno’s Garage 1 (2020, huile sur toile, 120 × 150 cm) où les coffres de voiture, les capots, les ­moteurs, les bidons attestent de l’ampleur d’un monde ­observé jusqu’au vertige. Puis The Carpentry Mirror (2023, huile sur toile, 120 × 180 cm), représentation méticuleuse d’un atelier de menui­serie où l’outillage est devenu l’image même du monde. Dans un petit miroir accroché à une étagère, l’autoportrait du peintre approfondit l’énigme d’une peinture-arche dont il serait le Noé goguenard.

Le réel est une folie qui déborde
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Les choses ont colonisé l’espace au point que le monde s’est figé : quelque chose d’innommable se joue à travers cet encombrement, une tragédie que notre regard documente grâce à l’art qui en déjoue la pétrification.

Le réel, en un sens, est une folie qui déborde : la peinture de Bert Mertens en enregistre l’excès. Il y a quelque chose d’irreprésentable dans le réel qui exige d’être changé en huile, en couleurs, en formes. Cette chose divague au cœur de l’être : aucun pixel n’en rendra jamais compte. L’épaississement planétaire de la sensibilité s’accorde à la platitude des écrans, et seule la peinture, comme celle de cet étrange artiste solitaire, continue à sentir le monde et à nous le transmettre.

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Jean-Louis Murat en Auvergne, en 2012.
Photo Frank Loriou/Agence VU. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Dormir dans la bruyère

Yannick Haenel

Mis en ligne le 31 mai 2023
Paru dans l’édition 1610 du 31 mai

C’est le printemps, le ciel est enfin bleu, j’écris. Il ne me reste plus qu’un mois pour finir un livre. J’aime bien, après avoir rempli des carnets lentement, accélérer soudain et me donner une date : ce sera le 30 juin.

Un peu avant midi, après cinq heures d’écriture, je vais dans la cuisine me faire des pâtes, je mets France Inter et j’entends : « Jean-Louis Murat est mort. » Tout de suite, avec le coeur serré, des mélodies chantonnées mille fois me reviennent : « Je suis du peuple nu qui se déchire en toi  » (Le Fier Amant de la terre), « Comme tout est triste dans l’air/Où tout est à côté » (Fort Alamo), et même Le Chant des partisans, que Murat entonnait dans ses concerts pour emmerder le monde.

Je n’en reviens pas qu’il soit mort, ce poète que j’ai tellement aimé. Écoutez donc, je les connais par coeur, L’Ange déchu, Le Berger de Chamablanc ou Foule romaine, ces ritournelles païennes chuchotées comme des oraisons bucoliques mêlées de poésie sexuelle. J’ai dansé, jeune homme, sur Le Lien défait et aimé plus que tout Au Mont Sans-Souci, cette comptine d’enfance avec son piano déchirant, ses baisers cachés, et son «  éclat mauve de bruyère », mon doux secret.

Et puis l’album Cheyenne Autumn, aussi important dans ma vie que la découverte des Hauts de Hurlevent. Et la mélancolie de Morituri, à peine quelques mois après les attentats de 2015, qui disait ce que l’abîme des morts ouvre en nous.

Quand j’étais encore prof, je diffusais en classe ses reprises de Baudelaire et mes élèves apprenaient ainsi ses poèmes en les chantant. Jean-Louis Murat, c’est cette mélopée de chagrin qui nous raccorde à la soif amoureuse des troubadours. La fente des volcans éteints. La douceur, comme une montagne transparente. Le verdoiement des révoltes, le beau dégoût, l’élégance de ce dégoût.

C’est d’abord Suicidez-vous le peuple est mort, son premier tube funèbre, censuré en 1981 par les radios. Le supplice du dés­enchantement et l’apesanteur tarkovskienne. Le coeur écorché, les énervements de vieux solitaire, l’entêtement à se tuer au travail. C’est Rimbaud en Auvergne, gueulant sa rage et criant de joie parmi les bruyères. C’est une chanson transie d’amour, la plus belle au monde, poignante et fluide comme une rivière : Se mettre aux anges. Oui cet amour-là, aérien, démesuré, comme un nuage, et qui nous déchire la poitrine.

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Et puis il y a la solitude féroce, ce rejet ombrageux du système. Il y a les orties, les chardons, la pluie et les vaches. Et l’Amérique de Jim Harrison, Mustango, ce Nashville intérieur qu’on porte en soi comme un idéal rock. Et le miracle de Murat en plein air, cinq titres enregistrés en 1991 dans une chapelle abandonnée du Puy-de-Dôme, avec ses nappes de rêverie brumeuse et sa nostalgie caressante. Et j’entends maintenant une voix qui me dit : «  Sauras-tu tenir ta promesse et m’aimer cette nuit  ? »

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