EXCLUSIF - Dans cette interview, l’une des dernières qu’il ait accordées, l’auteur du Voyage parle de littérature, de sexe, de Françoise Sagan, de la guerre. Et de Toto, son perroquet…
Figaro Littéraire, Publié le 19/04/2023
Contexte
En 1960, un journaliste, Roger Mauge de Paris Match, réalise une interview fleuve de Céline à l’occasion de la parution de Nord. Il publiera de courts passages de sa rencontre dans un article paru le 24 septembre. Restait inédit l’essentiel de l’interview : l’écrivain maudit y évoque son art romanesque, la littérature de son temps, mais aussi la Seconde Guerre, Hitler, les camps, le déclin du monde occidental, l’Afrique, les races. On y entend, brute, sa voix, on y observe son esprit en marche, parfois fulgurant, et ses partis pris, ses obsessions, ses outrances. Les propos polémiques rapportés de l’écrivain, que nous livrons dans son phrasé caractéristique, reflètent sa pensée telle qu’elle a persisté jusqu’à la fin de sa vie. Nous en publions de larges extraits en accord avec les ayants droit de Céline, François Gibault et Véronique Robert-Chovin, que nous remercions.
Le grand reporter à Paris Match Roger Mauge s’est rendu à Meudon pour interroger chez lui l’écrivain sur son dernier livre, Nord, qui a pour cadre la fin de la Seconde Guerre mondiale et sa fuite en Allemagne. Puis l’entretien dérive sur d’autres sujets. Extraits exclusifs d’une conversation à bâtons rompus dans laquelle l’écrivain se livre sans retenue.
Roger MAUGE. - Vous avez une mine dans ce qui s’est passé pendant les années de la guerre et après…
Louis-Ferdinand CÉLINE. - Vous comprenez, je l’exploite moi aussi. C’est ce qui fait la jalousie des autres parce qu’ils disent : « Merde ! ce salaud-là, il en profite. »
Tout ce qui s’est passé pendant les quelques mois sur lesquels court votre livre est intensément dramatique…
Oh ! ça court sur des temps, des années ! Hors-la-loi, pour ça il faut être hors-la-loi, c’est-à-dire qu’il faut être dans la mort. Vous êtes condamné à mort, bon, ça vous donne un personnage bien spécial. Tout le monde est condamné à mort bien sûr, mais là avec une violence et d’autres gens. Tout le monde veut vous condamner à mort, c’est évident, mais légalement, quoi. Oui, ça, c’est amusant. Bon, alors, le chaos. On voit pas souvent un chaos social. Tout est renversé, n’est-ce pas. Il y a une curieuse façon de passer dans les coulisses pour voir. Alors on passe dans les coulisses et on voit que tout fout le camp, que chacun fait « kaput », se casse la gueule. Bon. Alors ça fait des imbroglios. Alors, mon Dieu, ça fait une petite chance d’intéresser des gens mais ça les intéresse pas beaucoup. Ils continuent à s’intéresser à l’histoire de la buraliste. Ce qui est très amusant, c’est de regarder qu’est-ce que le goût du public. Eh bien ! le goût du public, il est pour le roman populaire. Le roman populaire, il est énorme. C’est très simple. C’est en effet ça qu’on vend. C’est pas en librairie la vraie lecture, c’est pas en librairie, c’est chez la mercière, au kiosque à journaux, au buffet de la gare. Là, on achète du livre. La preuve c’est que les Delly font 150 millions de bénéfices par an [1]. Ça, raide comme balle. Il y a une rombière, ici à côté, Desmarest [2], elle a fait un livre. Jamais une ligne de critique. Jamais une ligne dans rien du tout. Elle se fait 20 millions comme rien.
Ou alors Françoise Sagan ?
Bon, ça revient au même. Elle est échappée de la mercière.
… après être passée par Saint-Germain-des-Prés…
Oh ! C’est rien. C’est pas fait. Des gens qui sont pas faits pour. (…) Qu’est-ce que devait penser Meissonier [3] de Van Gogh ? C’était un roi de l’époque, Meissonier. C’est raide comme balle. (…)
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Il y a un pays où ces idées sont actuellement en application, c’est en Russie soviétique. C’est Meissonier qui est au pouvoir et qui interdit Van Gogh.
Ce sera comme ça ici demain. Alors, évidemment, ça, c’est un petit livre, c’est un tardif. J’ai un rêve. Ça serait d’avoir les deux Nobel, parce que ça me sortirait de l’emmerdement : celui de la paix et celui de la littérature. J’ai demandé, je demande partout. Ça ne vient pas. Mais les deux Nobel, ça me sortirait, je serais content. Mais alors, oui, oui, oui, Voltaire le disait, n’est-ce pas, mélancoliquement et c’est rare que Voltaire soit mélancolique, mais enfin il l’était un jour, il disait : je fréquente beaucoup les tragédiens grecs mais je n’en vois que trois : Sophocle, Euripide et Eschyle. Ils traitent tous les trois les mêmes sujets en même temps et puis après, il n’y a plus personne. Alors,dit Voltaire qui était assez théoricien,il vient une giclée dans un certain pays, à un certain moment, représentée par trois, quatre types, et puis, après, une nuée de bonnes gens qui ne veulent rien dire, une myriade de crottes qui sont partout. [4] Bon, c’est un peu ce qui s’est produit en France pour l’impressionnisme. Il y a dix gros impressionnistes, surtout trois ou quatre très gros, et puis, après, des imitateurs. C’est comme un feu d’artifice. Après, il n’y a plus rien. Voltaire remarque encore :Faire des fables après LaFontaine, c’est ridicule. Bien sûr, des fables il y en a toujours. Mais en somme il y a plus rien à dire. C’est fini après La Fontaine. Rien. Plus personne. Mais c’est comme ça pour tout, bien sûr. Il y a de bonnes années et puis, après, il y a des années creuses et même des époques creuses, n’est-ce pas. C’est fini.
Les laps de temps nous paraissent très longs, vingt-cinq, cinquante ans, mais ils ne sont pas tellement longs en fait. Il ne peut pas y avoir des génies tous les cinq ans.
Des génies, non. Ça, c’est la partie cabotine, n’est-ce pas. Mais par exemple j’entends souvent dire : « Untel, il a une prodigieuse langue de théâtre. Oh ! ces répliques ! Elles sont admirables ! Quelle force, quelle présence ! » Alors je lis, moi, je regarde, je cherche, je cherche la force, la présence. Il n’y a rien. « Oh ! cette réplique. Il a été étonnant. Vous allez voir ce qu’il a dit ! » Eh bien, rien. C’est mort. C’est même pas mauvais, non, pas du tout. En cherchant bien, j’avais vu trois, quatre types qui avaient flairé, qui étaient pas loin de ça. C’était Ramuz, le Suisse,Paul Morand et puis Barbusse. Des horizons différents, des genres différents qui avaient senti la rupture du rythme. Le dégueulis Bordeaux, Bourget, Anatole France. C’est gentil, Anatole France, c’est très travaillé, c’est pas mal du tout, c’est joli mais je dis : « Et après ? » Il a porté ça au maximum alors maintenant il n’y a plus que des favouilles, des crasseux, des crasseuses. Rien.
Je veux pas dire que Balzac, c’est bon pour les cours. Mais c’est quand même assez médiocre (…)
Céline
Je pense que ce qui faisait la force d’Anatole France, c’est ce qu’il disait au moment où il le disait. Il était une espèce de briseur._
Ah ! non. Anatole France, c’est un conteur, un anecdotier, philosophe, c’est bon. Je voyais, j’ai fait l’expérience, j’ai passé un moment au Danemark, comme vous le savez, et j’étais là-bas dans une exploitation agricole, des pommiers. Le chef était un fermier. Et il était pas au courant du tout, mais enfin il aimait lire. Alors - ces livres-là sont traduits - je lui ai donné les livres d’Anatole France, les livres de Flaubert, les livres de Balzac. Bon. Ce bonhomme, il était simple, n’est-ce pas. Je lui ai demandé quelle était son impression, ce qui l’avait frappé le plus. C’était Anatole France, La Rôtisserie de la Reine Pédauque, et Bovary. Le reste, ben, mon Dieu. Il faut avouer, ben, mon Dieu, que le reste… En effet, Balzac, n’est-ce pas… Je veux pas dire que Balzac, c’est bon pour les cours. « Ah ! Balzac, c’est un monde. » Oui. Mais c’est quand même assez médiocre. (…)
Vous savez, n’est-ce pas, les Français - parce que ce sont les Français - et d’ailleurs tous les peuples, mais surtout les Français, ont été élevés par les Jésuites. C’est les Jésuites, au fond, qui ont fait l’éducation française. Alors, passons par la cour. Ce sont les Jésuites. Et ça sent toujours les chaires, l’éloquence qui tombe de la chaire. Alors, vous avez dans tous les articles un côté sacerdotal. Partout il y a un sermon. Le peuple en a besoin. On lui fait un sermon. Mais, cependant, mettez que nous disons que le grand dictateur que nous connaissons se trouve assassiné. Vous allez au bistrot. Vous savez ce qu’on se dit là. Vous verrez, il y a des types qui font des remarques assez intéressantes, mais ce sont des vannes. C’est pas monté. Ils peuvent envoyer une vanne comme ça, pourquoi pas, mais pour faire une construction, ça manque. Vous trouvez en effet une jolie vanne, c’est bien envoyé, c’est bon mais pour en faire 600 pages, zéro. Parce qu’oubliez pas qu’en toute chose, en peinture, en musique comme ailleurs, l’art fondamental, c’est l’architecture. Alors, vous avez une porte, une fenêtre. Il faut aussi un toit. Il faut entrer par une porte, sortir par l’autre, monter l’escalier et le descendre. Oui, oui, oui. Eh bien, ça, ils peuvent pas le faire ! Parce qu’une vanne ça va un peu mais pas loin. Voyez le Simonin [5], c’est grotesque, c’est pas monté, c’est rien. Il est pas monté. C’est de la daube. C’est pas organique. Vous me direz qu’un bout de ver solitaire par là, une tête de lapin, un morceau d’autre chose à gauche, c’est joli. Elle est jolie cette tête de lapin. Il est pas mal cet anneau de solitaire. Mais montrez-moi un organisme. Il n’y en a pas. Il faut de l’architecture pour faire quelque chose mais pour l’architecture il faut s’en ressentir. Il faut que ça soit construit ou ça tient pas debout. Une symphonie. N’importe quoi.

Céline et son chat Bébert

Ce que vous écrivez est construit…
Oh ! oui, c’est construit. Du premier mot au dernier mot, c’est construit. Vous comprenez, l’idéal, c’est que le bonhomme aille dans la maison – je pense à la maison par exemple -, qu’il entre par la porte. Il dit : « Mais merde, il y a une marche là. C’est une drôle de marche. Quel escalier ! » Il voit la fenêtre. Une drôle de fenêtre. C’est comme la maison de Van Gogh. Et puis, le premier étage. « Ah ! bien, c’est rigolo aussi, tiens !, il dit. Voilà une table, c’est rigolo, c’est pas laid, c’est drôle. Et puis, voilà une chaise ! » Il s’assoit dessus. Elle est un peu drôle. Il sort, il revient, il dit : « Il m’est arrivé un drôle de truc. En sortant de là, je suis pas comme quand j’étais entré. On m’a fait subir un drôle de traitement. C’est perfide. On m’a doublé. » (…) C’est ça qui est très dur à faire. C’est ça, la transposition. C’est ça, l’objectif. Or, notre art est objectif. Les Jésuites ! L’héritier des Jésuites et de Descartes. Il y a le bien. Il y a le mal. Le solide bon sens, n’est-ce pas. À savoir qu’il faut que tout soit logique. Un et un font deux, et deux et deux font quatre, plus un : cinq, pour moi. Nous nous éloignons tout à fait de l’Orient d’où sont venus tous les arts, au fond, où vous savez que tout ce qui était logique était effacé. On n’en voulait pas. Il n’y avait que l’irrationnel qui comptait. Nous, c’est le contraire. Il y a d’abord le raisonnable. C’est pas vrai pourtant, parce qu’aux sources de la vie… Oh ! C’est un grand mot… Je veux dire : le coït. Eh bien ! Je défie un bonhomme de coïter raisonnablement. On peut faire beaucoup de choses raisonnables - c’est ce que disait Savy, le biologiste - ; il disait, n’est-ce pas :Quand on dit dans l’Écriture : « Au commencement de la vie était le Verbe », c’est pas vrai. Au commencement de la vie était l’émotion. C’est l’émotion qui compte. Le Verbe emmène tout. C’est l’émotion qui compte. Une amibe protozoaire, ce qui est de plus simple dans la série animale, vous le touchez, il se contracte. Il ne parle pas. Les gosses qui ont 2 ou 3 ans, vous savez qu’ils sont beaucoup plus doués à 2 ou 3 ans ou 4 ans que quand ils commencent à parler. Quand ils commencent à parler, ils ne regardent plus. Au-dessus de 4 ans, ça commence à bavasser.
La parole emporte tout. Ils bavardent et n’observent plus. Ils sont emportés par les paroles tandis que c’est l’émotion qui compte. Une gosse de 3 ou 4 ans, elle apprend très vite, on en fait une danseuse très vite tandis qu’arrivée à 16 ou 18 ans, c’est loupé. Oui, il y a l’émotion qui est la base de la vie. Il se tire 3 milliards de coups par nuit dans Paris et ils ne sont pas raisonnables. Sans ça, la raison, c’est le froid, c’est la mort, c’est la dalle. (…)
Vous travaillez en ce moment ?
Je fais la suite parce que j’ai des traites, des machins à payer chez Gallimard. Et puis, vous savez, si je n’étais pas vieux comme je suis, je serais plus rapide, mais enfin, maintenant…
Comment travaillez-vous ?
Deux heures par jour, comme tout le monde. Oui, oui, deux heures par jour. Il faut du temps pour tout, pour élaborer, penser. Une pensée… C’est un mot que j’ai en horreur. L’emmerdant, c’est la pensée profonde, la sensibilité, tout ça. C’est Gide. (…)
Je crois que j’ai lu presque tous vos livres et j’ai lu celui-ci d’une traite. Ça m’a frappé qu’il n’y avait pas de sexe.
Mais il y a le procureur. Mais là, le procureur n’a rien à dire parce que je suis certain que s’il y avait n’importe quoi de sexe, il y aurait un père de famille, un résistant particulièrement vertueux qui n’hésiterait pas à écrire au procureur.
(...) Sagan, (...) Sartre. Tous ces gens-là donnent dans le sexe. Oh ! Le sexe ! Pauvres petits merdeux !
Céline
Il y a quand même un vieux qui se fait fouetter.
Oui, tout de même. Mais je laisse ça à Sagan. Maintenant, c’est pris par Sagan, par Sartre. Tous ces gens-là donnent dans le sexe. Oh ! Le sexe ! Pauvres petits merdeux ! Ils ne tiennent pas debout. Ça n’a pas de vitalité. Moi qui ai passé ma vie dans le cul des danseuses ! Qu’est-ce que ça va chercher, pauvre petite bonne femme, pauvre petite Sagan, avec ses petites allumettes. (…) C’est emmerdant le sexe n’est-ce pas. Parce que le Français est « polisson », on doit être « polisson ». Alors en avant le Vert Galant. « Oh ! Je l’adore ! Oh ! » C’est ça à la radio toute la journée. « Oh ! Comme il me prenait ! Oh ! Je l’adore ! Oh ! Mon hômme ! » Anatomiquement, l’homme est malheureux. Il est malheureux parce qu’il est contraint par la nature à la station verticale. À savoir que c’est le seul animal qui se met sur ses jambes. Alors, sur deux pieds, la pesanteur l’emmène vers le bas. Les nichons dégringolent forcément, la fesse idem. Donc, quand il danse ça complique tout. Alors ça fait un bonhomme très difficile. C’est un tour de vache infini que lui a fait le bon Dieu en le mettant sur la terre en lui disant : « Tu seras debout ». Vous n’avez qu’à aller sur les Champs-Élysées. Ils ont tous envie d’aller à quatre pattes. Ce sont des primates. Et leurs femmes, alors, ça dégringole, ça fout le camp. (…) Les naturalistes n’ont rien dit parce qu’ils ont parlé soi-disant de la chose telle qu’elle est mais ils n’ont rien dit du tout. Il y avait tant à dire sur la physiologie du bonhomme, c’est-à-dire sur le comportement de l’homme. Ça, vous savez, rien que le fonctionnement d’un homme à l’état normal, c’est un paradoxe extraordinaire.

Louis-Ferdinand Céline.en 1957 devant la grille de sa maison de Meudon.

Vos personnages existent-ils réellement ou bien les avez-vous créés ?
Hauboldt, il existe. Mattke existe aussi. [6]
Il est sympathique, Hauboldt.
Oui. C’est-à-dire qu’il représente bien les Allemands qui n’existent plus, la race qu’on a détruite, quoi, c’est fini ça. C’étaient des gens comme des gens de la Renaissance, prêts à tous, qui étaient humains, qui étaient pas bêtes. On ne les retrouve pas.« Tout finira par la canaille », disait Nietzschetout le temps. C’est vrai. Nous y sommes. (…) (Le régime nazi a été) monté par des gens qui n’avaient pas assez voyagé. Ils ont commencé ce truc-là sans les forces qu’il fallait. C’était loupé d’avance. Napoléon a voulu aller en Russie pour foutre les Russes en l’air. Ils ont recommencé Napoléon.
Napoléon, en son temps, disposait de forces plus réelles, proportionnellement.
Oh ! Pas beaucoup non plus. Napoléon, la moitié de son armée était étrangère, et en particulier allemande. Oh ! Non, Napoléon avait beaucoup de choses contre lui aussi. Hitler n’avait pas le génie de Napoléon. (…) C’était un empirique, Hitler. Un empirique, il doit gagner. Il a loupé son affaire du jour où il n’est pas tombé sur l’Angleterre tout de suite. Il avait ce qu’il fallait. Il aurait pu réussir. Ils ont foutu au large des Açores des bombes qui pouvaient anéantir l’Angleterre. Parce que, vous savez, il n’a pas été obéi. Il a donné l’ordre. Un dictateur qui ne gagne pas tout de suite, c’est qu’on lui désobéit. Il n’avait pas le génie qu’il fallait.
C’était un cabot. Il faisait bien. Il était vedette mais il n’avait pas du tout le génie militaire. Il a foutu en l’air ses savants, les premiers temps, en croyant à la race, etc., toutes ces conneries. Il n’avait pas ce qu’il fallait. Maintenant, la race blanche elle est foutue depuis toujours. (…)
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Louis-Ferdinand Céline en 1957 dans sa maison de Meudon. L’écrivain, alors âgé de 63 ans, est assis devant un bol de café posé sur la table sur laquelle se trouve son perroquet Toto avec un stylo dans le bec. Photo François PAGES/Paris Match
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Votre perroquet, d’où vient-il ?
Du Gabon, mais il vient de la Samaritaine.
Parle-t-il ?
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Oui, mais pas quand il y a du monde. Il parle, il sait même des chansons étonnantes. On lui a appris des quantités de chansons. Dans les steppes de l’Asie centrale, il le sait très bien. On veut qu’il soit pas dépaysé quand il sera là-bas. Il n’est pas méchant mais il mord parce qu’il a peur qu’on l’emmène. Il n’a pas de gros bec parce que c’est l’Ara.(Céline chante Dans les steppes de l’Asie centrale, le perroquet chante.)
Et les oiseaux qui sont là ?
Ah ! ceux-là, ce sont mes petits pères eux. (Le perroquet siffle une note.) Ah ! vous voyez ! C’est drôle tout de même un oiseau qui se met à vous parler, hein ? (…)
Vous sortez très peu, si je comprends bien ?
Je ne peux pas parce qu’avec tout ça… : avec les chats, j’ai les oiseaux, j’ai quatre chiens, il y a la maison, j’ai le ménage à faire. Je mange très peu mais le dîner, il faut le faire, enfin, des pommes de terre. Oh ! pas de la cuisine, le soir.

Louis-Ferdinand Céline et ses chiens

Vous écrivez ici ?
Jamais ici. À l’intérieur. Jour d’atelier. J’écris… C’est un mot. « Vous écrivez, Maître ? » « Qu’est-ce que vous nous préparez, Maître ? » « Je vous ai compris, allez… » « À Mme Gertrude qui m’a compris. » C’est un bon mot. Ils se foutent ensemble. Mais tous ces crétins de la littérature, ils sont riches, eux.
On veut pas se payer de la littérature de luxe. C’est inhumain. Le livre ne répond plus à rien
Céline
Oui, je crois qu’on gagne assez vite de l’argent…
Oh là ! Vous savez que la NRF reçoit 10.000 manuscrits par an et elle édite 350 livres sur les 10.000, et ces 350 livres, à combien vous croyez qu’ils se vendent ? Ils sont tirés à 3000. Combien croyez-vous que se vende ce tirage de 3000 ? 300.
Oui, c’est tout ou rien.
Mais non, c’est pas tout ou rien. Le genre Gide, précieux, le genre Machin-Chouette, c’est de la littérature recherchée, n’est-ce pas ? Ça paie pas parce que vous avez les moyens d’information, vous avez la photographie, vous avez le cinéma, vous avez le reste. Alors, n’est-ce pas, on veut pas se payer de la littérature de luxe. C’est inhumain. Le livre ne répond plus à rien.
Ça n’est pas le mode de vie de la masse.
Il ne le sera jamais. J’aime mieux l’auto, la voiture, le magazine, Paris Match, par exemple. Vous donniez dans le temps quelques articles de haute histoire qui devaient emmerder le monde. Ils étaient intéressants. (…)
Ça marche, votre livre ?
Ça, c’est un truc de maquereau étonnant d’être éditeur. Vous n’avez pas de compte. Impossible d’avoir des comptes. (…)

Louis-Ferdinand Céline, lauréat du prix Renaudot, en 1932 pour
"Voyage au bout de la nuit"

On compte sur les traditions de vertu et de noblesse de l’éditeur…
Oh ! C’est le roi des maquereaux ça. Des types qui n’ont aucun compte à rendre. Il a touché 262 millions, je crois, avec le livre de Pasternak. Il l’a jamais vu.
L’année dernière j’ai eu l’occasion de parler avec Pasternak. Il était très intéressant.
Son livre, je n’ai pas aimé. Je vois rien dedans. Je cherche. Je suis plus difficile que ça.
Ce qui est formidable, c’est qu’un Russe écrive ça.
C’est une autre affaire.
J’ai une chose à vous demander : qu’est devenu Le Vigan [7] ?
Il a foutu le camp là, mais il est dingue. Il écrit des lettres à droite, à gauche, pas qu’à moi, à tout le monde, mais ça veut rien dire.
Déjà, dans votre livre, il commençait…
Oh ! il l’a toujours été. Il était acteur. D’abord il était à Noé pendant cinq ou six ans, puis il a foutu le camp en Espagne ; et puis d’Espagne, il a passé en Argentine ; et puis en Argentine, il s’est maqué avec une bonne femme. Il a fait le taxi. Maintenant, c’est un garçon qui doit avoir – moi, j’ai 67 ans – il doit avoir 59 ans. Oui. (…)
Comment avez-vous trouvé cette maison ?
Oh ben, quand on est arrivé, il n’y avait rien. Vous savez, elle donne sur les usines Renault, alors. Et puis elle était en débris, on l’a remise en état mais elle est encore en morceaux. Faut pas appuyer fort.
Vous habitez ici depuis longtemps ?
Dix ans. On a bien essayé de me faire partir. Il y a eu des pétitions de partout. Des inscriptions : le cochon, le pornographe, etc. Le maire c’est un ancien martyre de la baignoire, le type grand résistant. Je ne le connais pas du tout. En face, c’est la maison d’André Demaison. Il demeurait là. Il est crevé. Il y a de l’argent à Paris Match ? C’est le Lifefrançais. Mieux tenu que le Life. C’est emmerdant.
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C’est passionnant comme journal mais on n’y peut pas tout dire évidemment car cela bouleverserait trop de mythes. Il faut édulcorer.
Évidemment. En descendant la route des Gardes il y a des Sainte Vierge dans des niches. Il y a deux ou trois cents ans, si vous passiez devant sans vous signer, ça aurait été mal. Maintenant, vous pouvez y aller… La liberté de la presse, il n’y en a jamais eu.
Avant la guerre, quand même.
Oh ! « J’accuse »… Il y avait le procès des fuites qui aurait été une belle histoire, eh bien, regardez, ça n’a rien donné. L’affaire Dreyfus, c’était une petite histoire qui tenait pas debout. On en a fait une affaire effroyable. Mais l’affaire des fuites, il n’y a rien eu. Il y avait quand même les plans de l’armée française qui étaient communiqués à l’extérieur.
Mais on s’est aperçu que les plans, cela ne sert à rien…
À l’heure actuelle, je suis sûr que dans les petites ambassades, de Saint-Domingue, par exemple, de Tahiti, des conneries comme ça, des petites ambassades qui ne servent à rien, le Guatemala, eh bien, on sait ce qui va se passer. Les types qui se mettraient en contact avec ces types-là, ils sauraient parce que dans ces ambassades, on sait, quand il y aura la guerre ou quand il n’y aura pas la guerre. Ils savaient le truc de Pearl Harbour. Ils savaient la date, le jour exact. Ça avait été envoyé à Washington. On le savait. Mais les Américains ne voulaient pas croire ça et puis c’est venu. Et puis il y a l’histoire de Rommel qui tirait le lapin le jour du débarquement. Pourtant les Allemands savaient aussi. Ils y croyaient pas. (…)


L’entretien inédit de Céline dormait dans les vieux papiers du collectionneur Serge Wasersztrum
Publié le 19/04/2023

Serge Wasersztrum, dans sa librairie La 42e ligne, rue de Fleurus à Paris, le 14 avril. Francois BOUCHON/François Bouchon / Le Figaro

Dans sa librairie la « 42e ligne » à Paris, il expose près de 50.000 ouvrages et autant de dessins et de documents historiques.
Alors, c’est là, dans cette boutique de livres anciens [8], qu’un entretien inédit avec Céline sommeillait ? Vue de l’extérieur, rien de remarquable, si ce n’est la vétusté de l’enseigne et une vitrine hétéroclite, où trône une vieille affiche publicitaire pour La Vache qui rit. Mais poussez la porte, et vous serez transporté. L’impression d’entrer dans une échoppe des Contes de la rue Broca. De pénétrer dans un autre espace-temps. Entre deux murs de bibliothèques remplies de vieux volumes reliés cuir, il y a, posés à même le sol, des monceaux de papiers, des montagnes de livres, des empilements de porte-documents et de cartons à dessins. Pour se frayer un chemin, il faut pousser du pied des revues, des carnets, des tableaux, des liasses de vieilles lettres. Au fond, derrière un rideau, on aperçoit deux autres pièces en enfilade, également pleines à ras bord. C’est de là que surgit le maître des lieux, Serge Wasersztrum, mi-Albert Einstein, mi-Louis de Funès.
Au fil des visites, on découvrira un homme charmant, âme d’enfant, mémoire d’éléphant, volubile, amoureux de la digression, mais concis et précis à l’écrit, d’une rare probité intellectuelle, un excentrique magnifique, plaisantin, mais pas fou pour un sou. « J’ai commencé à travailler à l’âge de 6 ans… » Serge Wasersztrum est né en 1943, à Saint-Étienne. Fils de Juifs polonais arrivés en France dans les années 1930, il est aussi viscéralement stéphanois. Son père, dénoncé en 1944, fut déporté et ne revint pas. Après la guerre, le petit Serge aidait sa mère à vendre des vêtements sur les marchés. On l’imagine, alpaguant le chaland… Le jeudi matin, la très stalinienne MmeFiterman, mère du futur ministre Charles Fiterman, l’emmenait voir des films venus tout droit de Moscou. « Cela a éveillé mon sens critique. Je flaire la propagande, ce qui est trafiqué. Je n’ai jamais adhéré au Parti. » Il se souvient, amusé, qu’un jour, pour la fête du journal Le Patriote, MmeFiterman l’avait fait défiler avec un bonnet phrygien. « J’ai acheté mon premier livre ancien à 8 ans, une histoire de la Révolution française… »
La politique, sa vieille passion
Une mémoire d’éléphant, disions-nous. Il se rappelle par cœur les discours politiques diffusés à la radio, les communiqués de la guerre de Corée qu’il déclame avec le ton ; puis ceux de la guerre d’Algérie - sur laquelle, précise-t-il, il a un dossier « très costaud ». La moitié de la clientèle de sa mère était algérienne : « À Saint-Étienne, le FLN et le MNA réglaient leurs comptes à la mitraillette. » La politique : une vieille passion qui ne l’a pas quitté.
À 18 ans, il entre en fac de médecine à Toulouse. Il sera l’un des leaders de Mai 68 : « J’ai sauvé les archives du mouvement. »En 1971, après avoir soutenu une thèse en psychiatrie, il ouvre un cabinet à Paris, rue Lafayette, puis avenue de Suffren - « parce qu’il y a plus d’arbres près du Champ-de-Mars », dit-il, avec son sourire de lutin. Il raconte un fait divers rocambolesque dont il a été victime et dans lequel Michel Foucault était impliqué. « Il a fait beaucoup de mal, intellectuellement. » En 1986, il est parmi les fondateurs de la revue d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse Frénésie, avec Claude Quétel et Élisabeth Roudinesco. Le premier numéro était consacré aux femmes et à la folie. Le début d’une nouvelle passion. Dans sa boutique, il désigne de la main un pan de mur entier, 2500 livres ou plaquettes sur l’histoire des femmes : à vendre.
Le seul qui venait me voir régulièrement, devinez qui c’était ? D’Ormesson ! Très sympathique
Serge Wasersztrum
Dans les années 1980, il a travaillé avec le grand économiste François Perroux : l’histoire économique et sociale est un autre de ses dadas, et il est en train de constituer un catalogue autour de John Law. Plus tard, il œuvrera avec Philippe Séguin sur des documents de la Cour des comptes.
Étonnamment, il est aussi féru de tennis, de foot et de rugby. Lorsqu’il regardait des matchs avec ses deux fils, il a été tenté de devenir coach sportif : « C’était à deux doigts de se faire avec l’équipe de Saint-Étienne. » Finalement, il se vouera aux documents historiques. En 1990, il ouvre avec deux associés, dont Robert Léon, conseiller de Bernard Arnault, une librairie ancienne - avenue de Ségur, pensant que l’Unesco voisin serait un vivier d’intellectuels intéressés par les vieux papiers. « Le seul qui venait me voir régulièrement, devinez qui c’était ? D’Ormesson ! Très sympathique. » Alors, il déménage, au 24, rue de Fleurus, et n’en bougera plus.
Il travaille à un catalogue sur Proust et son époque
En 2010, il a fait parler de lui en cédant au Mémorial de la Shoah le tapuscrit du projet de loi d’octobre 1940 établissant le statut des Juifs, annoté de la main de Pétain qui durcit les mesures antisémites. Un document majeur qu’il avait déniché chez un confrère auprès duquel il a trouvé aussi l’interview inédite de Céline par Roger Mauge. D’où ce confrère le tenait-il ? Il n’a pas voulu le lui dire. Les libraires anciens sont très secrets. « Vous savez, Céline n’est pas mon copain. Mais j’ai l’amour des documents authentiques, quels qu’ils soient. »
Décidément éclectique, il travaille en ce moment à un catalogue foisonnant sur Proust et son époque, où l’on trouve des lettres autographes, des ouvrages rares, le tapuscrit d’une des premières versions, considérée comme perdue, du Partage de midi de Claudel, datée de 1906.
Je vous ai dit que j’avais trois photos inédites de Charles de Foucauld ?
Serge Wasersztrum
Lorsqu’il parle de BD, il est intarissable aussi. Il a acquis un fonds - 15.000 dessins originaux - d’une ancestrale maison d’édition parisienne, actuellement propriété d’Hachette. « J’ai 200 planches de Valvérane, l’un des pionniers de la BD d’aventures, d’autres d’Auguste Landelle, qui fut l’un des premiers à insérer des bulles dans ses dessins. » Autant de petits chefs-d’œuvre dont il aimerait convaincre la BnF de les exposer. Car il ne cède pas ses trésors à n’importe qui. Il lui tient à cœur qu’ils soient conservés correctement et valorisés. D’une semaine à l’autre, il sort de nouvelles trouvailles de son chapeau. « Je vous ai dit que j’avais trois photos inédites de Charles de Foucauld à Béni Abbès avec Lyautey ? » D’autres passions ? Le cinéma, répond l’homme qui ne laisse pas passer une semaine sans regarder plusieurs fois la scène de La Marseillaise dans Casablanca…
« Vous êtes chez vous », dit Serge Wasersztrum à ceux qui entrent dans sa caverne, qu’ils soient des grands de ce monde ou des enfants de 10 ans qui sortent de l’école. Avis aux amateurs.
Physionomie du document
Le document détenu par Serge Wasersztrum est le tapuscrit non daté d’un entretien entre Roger Mauge et Louis- Ferdinand Céline. Il s’agit de 27 feuillets numérotés de 4 à 31 dont il manque les trois premières pages et la page 29. Le texte a été relu plusieurs fois par au moins deux personnes : deux ou trois crayons et stylos différents ont été utilisés pour rectifier les erreurs d’orthographe mais aussi de compréhension, ce qui donne à penser que l’entretien a été enregistré puis dactylographié. Certains passages sont soulignés, d’autres sont marqués d’un trait dans la marge, vertical ou zigzagué. Il y a des didascalies tapuscrites et d’autres manuscrites de deux stylos et écritures distinctes, mais aucune de la main de Céline.
Le décryptage de l’entretien par David Alliot, spécialiste de l’écrivain
Publié le 19/04/2023
Louis-Ferdinand Céline et son épouse Lucette devant leur maison de Meudon en 1957 © François Pagès

DÉCRYPTAGE - l’interview choc et inédite de Céline analysée par David Alliot, spécialiste de Louis-Ferdinand
Comment cet entretien nous est-il parvenu ?
C’est parce que Serge Wasersztrum se souvenait que son ami Hervé de Saint-Hilaire avait été une grande plume du Figaro littéraire qu’il eut l’idée de nous faire savoir qu’il détenait un document intéressant : une interview de Céline qui lui semblait inédite. Nous avons donc découvert chez lui 27 feuillets tapuscrits d’un entretien mené à Meudon par Roger Mauge, journaliste à Paris Match. Bien que le texte ne soit pas daté, cela paraissait être l’une des dernières interviews de Céline, puisque celui-ci précise qu’il a 67 ans, âge auquel il est mort, le 1er juillet 1961. Nous avons montré le document aux spécialistes de Céline. Après quelques recherches, Alban Cerisier, éditeur des manuscrits retrouvés de Céline chez Gallimard, a identifié l’article qui a été tiré de cet entretien. Paru le 24 septembre 1960 dans Paris Match, il est signé Léon Darcyl, sans doute un pseudonyme de Mauge. C’est un photoreportage à Meudon émaillé de citations de Céline : quelques phrases coupées ou reformulées qui représentent à peine 10% de l’interview originale que détient Serge Wasersztrum et dont nous publions de larges extraits, en accord avec les ayants droit. L’article paru dans Paris Match met en scène un Céline presque urbain, « drôle, amer, gentil au fond », écrit le journaliste. Les rushs de l’entretien présentent l’écrivain sous un tout autre jour, beaucoup plus cru.
Pour la première fois, voilà un entretien brut de décoffrage. Cette version primitive inédite donne à voir le vrai Céline David Alliot, écrivain
En quoi cette interview est-elle exceptionnelle ?
Pour David Alliot, célinien unanimement reconnu, auteur de plusieurs ouvrages sur l’auteur du Voyage au bout de la nuit, ce document est unique en son genre : « La comparaison entre l’interview originale de Céline et l’article publié dans Paris Match est éloquente. Les deux versions sont très différentes. Le reportage publié n’est pas infidèle aux propos de Céline, mais il ne donne pas une idée juste de l’homme qui les a tenus ni de ce qu’il a dit. C’est une version très édulcorée de l’entretien, beaucoup plus légère et policée. »
On savait que toutes les interviews de Céline parues dans la presse avaient été retravaillées, mais grâce à ce document, on mesure à quel point elles l’ont été. Alliot poursuit : « Pour la première fois, voilà un entretien brut de décoffrage. Cette version primitive inédite donne à voir le vrai Céline. Il est théâtral, ironique, obsessionnel, logorrhéique. Son phrasé est décousu, pleins de coqs à l’âne. Il ressasse et parle très librement. On reconnaît aussi sa désinvolture : quinze ans après les faits, il parle de Sigmaringen sur le même ton que s’il évoquait Disneyland. »
De quoi est-il question ?
Dans ce long entretien parfois choquant, vraisemblablement enregistré au magnétophone et retranscrit à la machine à écrire, on trouve développés les grands thèmes céliniens, sa conception de l’art et sa vision pessimiste de l’être humain, mais aussi ses obsessions liées à la biologie, à la sexualité, à l’argent, au métissage, son mépris pour les lecteurs et les auteurs de romans populaires, sa hargne envers Françoise Sagan. D’autres sujets sont plus inattendus, l’Afrique par exemple. Il parle aussi de ses chiens et de son perroquet, avec lequel il entonne Dans les steppes de l’Asie centrale. Mauge questionne aussi Céline sur son roman Nord, deuxième volume de sa trilogie allemande, paru deux mois avant.
Comment Céline était-il considéré en France après la guerre ?
L’article paru dans Paris Match en septembre 1960 est coiffé d’un titre éloquent : « Céline le pestiféré ne parle plus qu’avec Coco » (c’est-à-dire son perroquet, NDLR). Il est notable aussi que Roger Mauge ne l’a pas signé de son nom. Céline était-il devenu une bête noire infréquentable ? « En 1960, la guerre était fraîche dans les mémoires. Céline était de la nitroglycérine que les médias maniaient avec des pincettes. Les associations d’anciens combattants étaient influentes. Et, depuis 1958, les gaullistes étaient au pouvoir », explique Alliot, qui raconte une anecdote révélatrice : dans les années 1960, une émission de télévision littéraire avait été déprogrammée parce qu’il était prévu d’y évoquer les œuvres de Céline. Une speakerine avait même été licenciée parce qu’elle avait prononcé son nom à l’antenne. Pourtant, plusieurs interviews de l’écrivain avaient été diffusées en 1957, après la parution d’Un château l’autre.
La gratitude n’était pas le fort de Céline David Alliot, écrivain
Pour mieux comprendre quel était le statut de Céline en France après-guerre, revenons à l’été 1944 et rappelons les faits brièvement. Reconnu comme un écrivain d’exception depuis la parution du Voyage en 1932, mais connu aussi pour ses publications antisémites parues avant et pendant la guerre, Céline craint que les FFI ne s’en prennent à lui. Avec sa femme Lucette, leur chat Bébert et leur ami Le Vigan, il fuit en Allemagne, où il finira par obtenir un visa pour le Danemark. Après la victoire alliée, les Français demandent son extradition aux Danois, qui temporisent. Céline passe quand même dix-huit mois en prison à Copenhague. En 1950, jugé en France par contumace, il est condamné. Un an après, grâce à l’habileté de son avocat, Tixier-Vignancour, il est amnistié sous son nom d’état civil, Destouches, par un juge hâtif qui a traité plusieurs dizaines de dossiers à la suite et n’a pas compris que ce Destouches était l’auteur des pamphlets antisémites. Cela fait scandale, mais Céline peut rentrer en France légalement. Néanmoins, lorsqu’il s’installe à Meudon en 1951, des tracts de protestation sont distribués dans le voisinage. « Le maire est obligé d’intervenir pour dire qu’il est un citoyen comme les autres et qu’il faut le laisser en paix », poursuit Alliot. L’épisode est évoqué par Céline à la fin de l’interview de Mauge, avec une allusion perfide à l’édile, qui est pourtant venu à son secours. « La gratitude n’était pas le fort de Céline », commente le spécialiste.
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Gaston Gallimard, lui, ne se pince pas le nez. Il signe un contrat avec l’écrivain. « Quoi que Céline en dise, parce qu’il adorait faire croire qu’il était pauvre et dégoiser sur ses éditeurs depuis la parution du Voyage , les avances que lui a versées Gallimard à partir de 1951 lui ont permis de ne manquer de rien », dit David Alliot. Mais les deux romans qu’il publie en 1952 et 1954 ne recueillent aucun écho. « Au début des années 1950, Céline est considéré comme la relique d’une époque révolue, une momie, un mauvais souvenir. Il a été l’auteur d’un grand livre, le Voyage, et c’est tout. Tout le monde pense qu’il est fini. On est entré dans une autre époque ; le Nouveau Roman triomphe ; bientôt Sagan apparaît. »
Comment le retour de Céline sur la scène littéraire s’est-il opéré ?
Pourtant Céline n’avait pas dit son dernier mot. Avec la parution de D’un château l’autre, en 1957, il fait son retour sur la scène littéraire mais aussi médiatique. D’abord parce que ce roman est spectaculaire. Céline met en scène ce qu’il a vécu à Sigmaringen, dans le château où s’entassaient les 3000 Français qui avaient suivi Pétain dans son exil forcé. « Si Sigmaringen est resté dans la mémoire collective, c’est grâce à ce livre qui est un nouveau crépuscule des dieux, un théâtre d’ombres grotesque où Céline se fait le chroniqueur de la débâcle de l’État français. Avec ce livre, il se met à dos non seulement les résistants, mais aussi les collabos, dont ils se moquent avec une ironie dévastatrice », explique Alliot.
Si le roman fait grand bruit, c’est aussi que Gaston Gallimard a demandé à Roger Nimier d’en orchestrer la promotion. Céline est prié de se prêter au jeu, il obtempère et y prend goût. Jusque-là, il était resté dans un relatif anonymat, ne recevant la visite que de quelques fidèles. En 1957, il sort de sa tanière. La première grande interview téléguidée par Nimier paraîtra dans L’Express. C’est Madeleine Chapsal qui est envoyée à Meudon. Elle racontera plus tard à Alliot qu’elle a enclenché son magnétophone et laissé l’écrivain dérouler un long monologue de deux heures.
Lorsque Céline passe à la radio ou à la télévision, il est plutôt sage, il fait son cinéma, contrôle ce qu’il dit. Il lâche quelques vacheries sur Sagan ou Mauriac, mais rien de compromettant
Ultérieurement, elle retravaillera le texte, le faisant précéder d’un titre éloquent : « Voyage au bout de la haine. » Comme attendu, l’interview fait scandale. En 1957, Céline passera aussi dans l’émission littéraire « Lecture pour tous ». « Lorsque Céline passe à la radio ou à la télévision, il est plutôt sage, il fait son cinéma, contrôle ce qu’il dit. Il lâche quelques vacheries sur Sagan ou Mauriac, mais rien de compromettant. Il se fabrique une image pour la postérité. » Avec les journalistes de la presse écrite, il prend moins de gants. « Il sait qu’ils viennent voir la bête dans son repaire et il joue le jeu qu’ils attendent. » Comme Madeleine Chapsal l’a expliqué à Alliot, les journalistes qui allaient le voir espéraient tous obtenir le scoop de sa repentance, revenir avec des excuses publiques, une déclaration qui dirait : « Je me suis trompé. » En vain.
D’après David Alliot, c’est peut-être ce mea culpa que cherchait Roger Mauge, en 1960, quand il amène sa conversation avec Céline sur la Seconde Guerre mondiale. Il ne l’a pas obtenu.
Que nous apprend cette interview ?
Le contenu de l’entretien ne surprend pas le spécialiste David Alliot. Les expressions ordurières à connotations sexuelles et les saillies misogynes sont des lieux communs céliniens. Ainsi que les bons et les mauvais points que Céline délivre à d’autres romanciers. Comme souvent, il cite les trois noms d’écrivains dont il juge qu’ils seront les seuls dont on se souviendra en l’an 2000 : Morand, Ramuz, Barbusse. Étonnamment, il le confirme ici, il appréciait Anatole France : « Il avait adoréLes dieux ont soif », explique Alliot.
Cependant, certains sujets semblent inédits au spécialiste, la comparaison entre Hitler et Napoléon par exemple, « pour le moins hasardeuse ». Par ailleurs, si l’Église catholique était une des bêtes noires bien connue de Céline, le passage sur les jésuites est singulier. Il haïssait en effet ce qu’il considérait comme des ligues de vertus, et les discours pontifiants, « comme les sermons patriotiques dont il fut abreuvé dans sa jeunesse et auxquels il crut avant de découvrir la réalité de la guerre en 1914 », explique Alliot. Cette guerre de masse qui fera de Céline un antimoderne et un pourfendeur de la rationalité - thème que l’on retrouve dans cette interview lorsqu’il parle d’art et de littérature.
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Au détour d’une phrase, surprenante dans sa bouche, au sujet de l’Orient « d’où sont venus tous les arts », l’auteur de Mort à crédit pourfend « l’art objectif »qui prétend copier la réalité. Céline le répète ici : il ne veut pas montrer mais « transposer », pour exprimer une émotion, « le sentir ». David Alliot donne un exemple : « Quand Zola écrit sur un coron, il décrit en détail tout ce qu’il voit. Un coron selon Céline, cela donnerait : il y a un vieux, ça pue et c’est laid. »
Céline n’était pas du genre à enrober ce qu’il disait ou à maquiller ce qu’il pensait, et pourtant, relève Alliot, il était menteur. Les quelques lignes où il dit qu’il préfère la voiture, les magazines, Paris Match par exemple, à la littérature précieuse, « le genre Gide », sont anecdotiques mais révélatrices à ce sujet. « En réalité, Céline avait en horreur les machines, la mécanique ou la voiture, et méprisait la presse. »
Le Nobel de littérature, il est possible qu’il en ait rêvé même s’il l’aurait refusé pour faire un bras d’honneur à tout le monde
David Alliot, écrivain
Est-ce qu’il fabule aussi lorsqu’il dit, avec un sérieux déconcertant, que ses affaires s’arrangeraient s’il obtenait le prix Nobel de littérature mais aussi le prix Nobel de la paix ? « Le Nobel de littérature, il est possible qu’il en ait rêvé même s’il l’aurait refusé pour faire un bras d’honneur à tout le monde. En tout cas, Nimier y avait pensé pour lui », assure Alliot. Mais le prix Nobel de la paix !
Provocations, obsessions, digressions, élucubrations, ressassements, cette interview est un étonnant autoportrait de Céline à la veille de sa mort. Il reste sûr d’avoir raison et convaincu de son génie, comme trente ans plus tôt, lorsqu’il écrivait à Gallimard, dans la lettre qui accompagnait le manuscrit de son premier roman, que ce livre assurerait à l’éditeur « le Goncourt dans un fauteuil ». L’énigme Céline perdure. Une chose est certaine, il est le grand écrivain du chaos.
Roger Mauge, un grand reporter aventurier
Roger Mauge « appartenait à cette prestigieuse lignée des grands écrivains de Match qui savaient tout simplement écrire des histoires, de vraies histoires », un « grand reporter à l’allure superbe et à l’esprit un brin aventurier », lisait-on dans le numéro de Paris Match annonçant en 1997 le décès de celui qui avait travaillé pour l’hebdomadaire à partir de 1958. Il en fut rédacteur en chef entre 1972 et 1976. Dans les années 1960, Roger Mauge fut célèbre également pour les émissions qu’il avait consacrées sur RTL à Freud puis à Jésus, et dont le texte fut publié.
Il était aussi l’auteur du scénario d’un court-métrage produit par Jacques-Yves Cousteau, Histoire d’un poisson rouge, qui remporta un Oscar en 1959. De 1979 à 1994, Mauge publia plusieurs romans d’aventures et d’amour sur fond historique, chez Robert Laffont et chez Grasset. Entre 1981 et 1983, il écrivit une série dans la collection de Gérard de Villiers chez Plon : Luis contre la reine d’Angleterre, Luis avec les Brigades rouges, etc. Il est aussi l’auteur d’une biographie de Jean-Marie Le Pen en 1988.
[1] Delly est le nom de plume d’un frère et d’une sœur, Frédéric et Jeanne-Marie Petitjean de La Rosière, dont les romans sentimentaux et édifiants furent un énorme succès d’édition entre 1910 et 1980.
[2] Marie-Anne Desmarest : auteur de romans sentimentaux très populaires, dontL’Ennemi de Janen 1960 chez Denoël.
[3] Meissonier, célèbre peintre réaliste du XIXesiècle, méprisé par les impressionnistes.
[4] Mises entre guillemets dans le tapuscrit, ces citations sont bien sûr une transposition des propos de Voltaire par Céline.
[5] Albert Simonin, écrivain et scénariste, auteur notamment deGrisbi or not Grisbi adapté à l’écran sous le titre Les Tontons flingueurs.
[6] Le docteur Hauboldt, président de la chambre des médecins de Berlin, est nommé Harras dans Nord. Mattke : est-ce une erreur de transcription ? Il s’agit probablement de Pierre Mathé, commissaire général à l’agriculture de Vichy qui suivit Pétain à Sigmaringen. Dans la « trilogie allemande », son nom est modifié en Mattey.
[7] Le Vigan, acteur célèbre des années 1930, qui tourna notamment sous la direction de Duvivier. Collaborateur notoire, il accompagna Céline en l’Allemagne en 1944.
[8] La 42e Ligne, 24, rue de Fleurus, Paris 6e. Tél. : 0145494717.