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Marcelin Pleynet : "La question poétique dans l’œuvre de Rabelais"

Transcription inédite de l’entretien

D 11 avril 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Le Génie de Rabelais

Les Nuits de France Culture.
Dimanche 9 avril 2023

Pour nous rappeler que Rabelais existe, que la littérature existe et qu’il y fut pour quelque chose, un programme d’archives autour de l’œuvre de ce génie de la Renaissance, l’auteur de "Pantagruel" et "Gargantua", proposé par Albane Penaranda.

Le 9 avril 1553 mourait François Rabelais, à un âge qui reste incertain puisque l’on hésite encore pour sa naissance entre 1483 et 1494. Mais, même si on l’entendra débattue dans les archives, on admettra que la question de l’exactitude de sa date de naissance n’est pas la plus importante de celles qui seront abordées dans le programme que nous consacrons à François Rabelais. Nous allons entendre lue, jouée, chantée, mise en ondes la langue de Rabelais extraite de ses cinq livres et, des années cinquante jusqu’à la fin du 20e siècle, entendre son œuvre interrogée dans différentes émissions par quelques-uns de ses meilleurs connaisseurs et de ses plus fidèles amoureux.

Tous les épisodes de la série

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Marcelin Pleynet : "La question poétique est centrale dans l’œuvre de Rabelais"

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Portrait de l’écrivain François Rabelais par Henri Meyer.
Gallica / BNF / Domaine public

Dans "Du jour au lendemain" en novembre 1992, nous entrons dans la bibliothèque du poète Marcelin Pleynet qui avait choisi d’évoquer les œuvres et l’actualité littéraire du génie humaniste François Rabelais.

Avec Marcelin Pleynet

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En 1992, Alain Veinstein invite les auditeurs à découvrir la bibliothèque de Marcelin Pleynet. Poète, critique, auteur de nombreux essais sur l’art et la littérature, mais aussi romancier, Marcelin Pleynet avait choisi de tirer de leur rayonnage les œuvres de François Rabelais. Un choix qu’il justifie par la parution de Gargantua et de Pantagruel chez POL, préfacés par François Bon, mais aussi d’une biographie de Rabelais signée Jean-Marie Laclavetine, et encore d’un texte de Milan Kundera titré Le jour où Panurge ne fera plus rire dans le numéro 39 de la revue L’infini.

"Mon Rabelais est quelqu’un de tout à fait libre."

Au micro d’Alain Veinstein, Marcelin Pleynet dit ce que lui inspire cette coïncidence d’intérêt pour Rabelais, qui n’a pas manqué de l’intriguer, de la part de ces trois auteurs. Quant à lui, il affirme que Rabelais est l’un des très grands poètes de la langue française.

Par Alain Veinstein
Avec Marcelin Pleynet (poète, romancier, critique d’art, essayiste)
Réalisation : Bernard Treton
Extrait : Du jour au lendemain - Dans la bibliothèque de Marcelin Pleynet : Rabelais (1ère diffusion : 14/11/1992)
Édition web : Documentation de Radio France
Archive Ina-Radio France
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Marcelin Pleynet : « Les poètes ne sont pas portés à rire. Moi, si. »
ZOOM : cliquer sur l’image.
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L’entretien de Marcelin Pleynet
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Alain Veinstein : L’auteur que nous allons consommer ce soir, Marcelin Pleynet, c’est Rabelais. Alors peut-être d’abord faut-il nous préciser les raisons de votre choix.

Marcelin Pleynet : Écoutez, les raisons de mon choix c’est que viennent de paraître, coup sur coup, un certain nombre de livres sur Rabelais et un certain nombre de déclarations sur Rabelais.
Les livres, je crois que le premier qui est paru cette année, c’est une édition du Pantagruel avec une préface de François Bon et Paul Otschakowski-Laurens chez P.O.L.. Dans sa petite collection de poche, dans sa petite collection de poche reliée, qui est quand même un peu chère pour une collection de poche. Enfin, dans sa petite collection de poche, petite collection de poche c’est beaucoup dire parce qu’il a publié un Cervantès qui est assez épais. Là c’est un petit livre, c’est un petit livre qui est passionnant, qui est un pur délice pour les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, tout ce qu’on veut. Je veux dire, le Pantagruel c’est un livre merveilleux.
François Bon a publié précédemment aux éditions de minuit, un essai sur Rabelais. Il a publié aux éditions de minuit un essai sur Rabelais et il a publié cette année chez Verdier, un petit récit qui s’appelle L’Enterrement et que je considère comme un très très beau livre, très émouvant. C’est un récit de deuil, le deuil d’un ami et c’est un livre très merveilleux.
Bon, bon, c’est un véritable écrit.
Il y a une phrase que j’aime beaucoup chez lui qu’on retrouve dans sa préface et qui prend toute sa mesure évidemment dans la fiction, dans cette fiction-là.
Donc, cette année, cette publication de Rabelais, Pantagruel chez P.O.L., un livre de Jean-Marie Laclavetine sur Rabelais dans la collection Maison d’écrivain chez Christian Pirot. Jean-Marie Laclavetine est aussi romancier. C’est un romancier pour lequel j’ai également beaucoup d’admiration, qui fait une oeuvre très très différente de celle de François Bon. Et à ce point d’ailleurs, à ce point d’ailleurs, qu’il va intervenir, Laclavetine va intervenir sur la préface de François Bon.
Plusieurs choses... Rabelais, on ne va pas réactualiser Rabelais. Rabelais, c’est... il sera toujours actuel. Il sera toujours actuel et toujours relativement peu lu.
Ce qui m’a arrêté, c’est qu’un certain nombre de romanciers, cette année, brusquement, en arrivent à revendiquer Rabelais, et à le revendiquer de façon tout à fait explicite, et à le revendiquer dans une revue dont je m’occupe, où je fais le ménage, qui s’appelle L’Infini. Et dans le numéro 39, alors on trouve à la fois un texte de Milan Kundera qui s’intitule « Le jour où Panurge ne fera plus rire ». Qui est un texte qui prolonge la réflexion de Milan Kundera sur le roman. Il publie assez régulièrement dans L’Infini des textes, où sa réflexion sur le roman se développe, je suppose que ça va faire un livre prochainement [1] et un texte de Jean-Marie Laclavetine qui s’appelle « Pour Rabelais » et qui prend à partie la préface de François Bon.
Donc tout ça m’a semblé vivement intéressant.
Voilà deux écrivains très différents, très différents l’un de l’autre, qui tous les deux disent « aimer Rabelais », qui ne l’aiment pas de la même façon et qui sont un peu mécontents du fait qu’on ne l’aime pas de la façon dont il est. Moi je trouve que ça prouve tout simplement que Rabelais pourrait produire, je suppose, un nombre, une quantité d’autres textes et informations de gens qui seraient tout à fait en désaccord les uns avec les autres et qui tentent à montrer qu’en effet... d’ailleurs mon interprétation de Rabelais n’est ni tout à fait celle de François Bon, ni tout à fait celle de Jean-Marie Laclavetine. Donc je pense que ça démontre tout simplement qu’il faut absolument lire Rabelais, qu’il y a beaucoup, beaucoup, à trouver là.

Commençons par parler du Rabelais de Marcelin Pleynet, avant d’aborder celui des autres.

Écoutez, on peut en parler en effet, mais on peut en parler à travers les autres parce qu’il me semble qu’aussi bien Laclavetine que François Bon avancent des choses extrêmement importantes et extrêmement significatives et intéressantes. Aussi bien d’ailleurs Kundera.
Ce qui m’a arrêté immédiatement, c’est que je considère Rabelais comme un des grands poètes de la langue française, comme ayant créé, inventé une langue qui est sans égal, qui est d’une richesse musicale, qui est d’une richesse phonétique, qui est d’une richesse d’inventions de vocabulaire, dont il n’y a pas d’exemple, d’autres exemples de cette ampleur dans la langue, tout ça en réussissant en effet à ce que l’invention de cette langue soit tout à fait adéquate à ce que cette langue entend porter, c’est-à-dire au fond quelque chose d’aussi libre et d’aussi peu religieux que possible, ce qui est très beau, venant de la part d’un moine, puisqu’il était aussi moine.
Donc voilà, on a trois romanciers qui se préoccupent, qui se préoccupent de Rabelais et qui se préoccupent de la façon suivante. Alors c’est assez intéressant et au fond, dans la poésie contemporaine, il n’y a aucun poète qui s’en occupe. Vous pouvez lire tout ce que vous, tous les livres qui ont été publiés au cours de ces 40 dernières années sur la poésie contemporaine, vous n’y trouverez jamais cité Rabelais comme origine, vous n’y trouverez même jamais cité Villon comme origine, jamais comme référence, c’est-à-dire c’est une poésie qui n’a jamais goûté de ces plats-là, excepté peut-être la mienne.
En effet, c’est pourquoi je me trouve là juge et partie et surtout partie prenante.
Alors c’est intéressant parce que ces romanciers disent des choses, et ils disent des choses extrêmement significatives et tout à fait, par exemple, Kundera dit, donc dans ce numéro 39 de l’Infini, « le jour où Panurge ne fera plus rire », Rabelais n’a certainement jamais appelé son Gargantua ou son Pantagruel « roman ». En effet, il ne l’a jamais appelé roman. Ce n’était pas un roman. En effet, ce n’était pas un roman.
Et Kundera poursuit, ça l’est devenu au fur et à mesure que les romanciers ultérieurs, Stern, Diderot, Balzac, Flaubert, il en cite quelques autres, s’en sont ouvertement réclamés, l’intégrant ainsi à l’histoire du roman.
Ça c’est un premier point.
Voilà donc un grand événement de la langue française et surtout de la langue poétique française, du langage poétique français, qui a été à partir du XIXe siècle, après le XIXe siècle, surtout au XXe siècle au fond, parce que Hugo va s’en réclamer un peu, on va le voir ressurgir un peu au XIXe siècle, mais surtout au XXe siècle, qui est complètement abandonné, mais les romanciers, eux, s’en réclament.
Et voilà ce que nous dit un romancier, tout simplement si je l’avale, c’est à moi, j’en fais du roman. Ça c’est pour Kundera.
Et quant à François Bon, il relève une chose qui, moi, m’a été directement au cœur, parce que ça touche un événement extrêmement important dans la langue, et bien il relève que Villon, Villon qui est de la génération juste avant Rabelais, et qui n’est pas n’importe qui, c’est certainement le premier, le plus grand, et qui va rester très très longtemps, le plus grand poète français, s’il ne l’est pas encore aujourd’hui, et bien il se trouve que Villon figure dans l’œuvre de Rabelais, il y figure comme personnage dans Pantagruel, dans le Quart Livre, et on retrouve même des poèmes de Villon dans le Tiers Livre. Donc il est très intégré, il est donc très intégré à l’œuvre de Rabelais, ce qui laisse supposer que Rabelais, en effet, n’était pas étranger au langage poétique, et qu’il pouvait peut-être même penser son œuvre comme une œuvre poétique. Je voudrais y revenir plus tard, parce que je trouve ça intéressant.
Et François Bon poursuit, c’est central, laissé de côté par l’université, la cellule élémentaire, le corps de la langue, l’intrication hypnotique du rythme, le chant tel qu’il s’apprend, peut-être, et surtout de Villon, l’art d’une revendication impossible, comment la fibre humaine en trois mots peut se dire. C’est ainsi que François Bon établit le rapport entre Villon et Rabelais.

Donc la question poétique est tout à fait centrale.

Elle est tout à fait centrale.
Ce qui m’intéresse aussi par ailleurs, c’est qu’évidemment, aujourd’hui la poésie est très discréditée, le roman est très crédité, mais je repère, chez ces romanciers qui brusquement se préoccupent de Rabelais, comme une inquiétude, comme une inquiétude au fond d’un roman qui ne serait peut-être plus, en effet, tout à fait le roman du XIXe siècle, d’un roman qui serait un roman de la fin du XXe siècle, qui tiendrait contre d’éléments moins directement, moins directement rationnels, que le roman XIXe. D’ailleurs, à ce propos, Kundera a cette phrase qui me semble en effet être une question que les romanciers se posent aujourd’hui, et qui est une question auquel, me semble-t-il, la poésie, elle, devrait avoir la possibilité de répondre ou s’offrir la mesure qui répond bien entendu, à mon avis, elle n’y répond pas, la poésie contemporaine. Kundera écrit, le livre de Rabelais devient pleinement et radicalement roman, à savoir, deux points, définition du roman, donc pour Kundera, et de ce que devrait être pour lui le roman contemporain, où le jugement moral est suspendu. En effet, le jugement moral semble suspendu chez Rabelais, il semble suspendu chez Villon, et il semble suspendu dans toute une fibre du langage poétique, il est tout sauf suspendu dans un certain nombre de romans du XIXe siècle, c’est frappant.
Donc il y a là un événement, il y a là un événement qui se produit, dans l’histoire de la littérature et dans l’histoire de la langue en cette fin de XXe siècle, parce que nous y sommes bien, ça va vite, on la verra, on peut en être presque sûrs, sauf accident. Donc nous y sommes bien, à cette fin de XXe siècle, il y a un événement qui se produit, c’est qu’au fond, la poésie est tout à fait discréditée, elle a fait beaucoup pour se discréditer elle-même en tombant dans une sorte de nihilisme profond. La poésie est tout à fait discréditée, mais le roman de cette fin du XXe siècle a envie de s’approprier les grands éléments de l’aventure poétique. Et parmi ces grands éléments de l’aventure poétique, évidemment Rabelais en est un.

Mais alors finalement, cette querelle dont vous parliez, Marcelin Pleynet, elle porte sur quoi, sur le langage ?

Non, à mon avis, et ça c’est très très intéressant, elle porte sur, au fond, la querelle, vous voulez dire, entre Laclavetine et François Bon, les romanciers qui écrivent aujourd’hui sur Rabelais... Entre deux romanciers à propos de Rabelais, elle porte sur deux postures d’écriture et deux postures d’existence, au fond, d’une certaine façon. C’est-à-dire que le livre de Jean-Marie Laclavetine, qui se lit, qui est délicieux, qui se lit comme... avec énormément de plaisir et qui est extrêmement vivant, part d’un choix que je dirais entièrement existentiel. Pour Laclavetine, tout passe par l’expérience, tout passe par l’expérience immédiate. C’est peut-être pourquoi d’ailleurs, on lui a au fond demandé d’écrire dans une collection qui concerne la Maison des écrivains.
Il en parle relativement peu. Il en parle peu, mais il en parle très bien.
D’ailleurs, il montre très bien comment... et ça, c’est très joli aussi, que c’était tout ceux qui fréquentent un peu la littérature, s’en aperçoivent très vite comment, au fond, une petite maison peut produire des géants. N’est-ce pas, la maison, où est né Rabelais est une toute petite maison dans le centre de la France, près de Chinon, une toute petite maison, et de cette maison sont sortis deux grands géants qui sont Pantagruel et Gargantua. Donc la posture de Laclavetine est une posture existentielle. Alors que celle de François Bon est davantage, pour cette préface en tout cas, tournée vers ce que je dirais, l’expérience littéraire. C’est-à-dire la question de l’expérience littéraire qui tiendrait compte de Blanchot, d’ailleurs il cite à un moment donné Blanchot, tout en constituant que celui-là n’est jamais remonté, que Blanchot n’est jamais remonté jusqu’à Rabelais. Donc en quelque sorte, François Bon viendrait prendre le relais de Blanchot pour remonter jusqu’à Rabelais.
Ce qui m’intéresse aussi dans cet ensemble d’écrivains et de romanciers qui brusquement, pas brusquement, mais qui en tout cas, cette année, mettent l’accent sur Rabelais, c’est que bizarrement, alors, on voit, n’est-ce pas, Kundera, si c’était Stern, Diderot, Balzac, Flaubert, je suppose lui-même et quelques autres, on voit François Bon, alors c’était très, très bizarrement, c’était très, très bizarrement, qui cite-t-il ? Beckett, Kafka, c’est-à-dire se situer dans un espace qui, à mon avis, est tout à fait contradictoire avec sa lecture de Rabelais, ce qui fait qu’il va peut-être y avoir une évolution dans l’oeuvre de Bon, c’est-à-dire dans un espace que je dirais de l’esthétique d’Adorno, l’espace nihiliste : après les camps de concentration, on ne peut plus écrire de la même façon, on peut plus écrire, c’est-à-dire un espace un peu négatif et un peu nihiliste, comme ça.
Alors tout de suite, beaucoup de romanciers, il n’y en a bizarrement qu’un qu’il ne cite pas, il n’y en a bizarrement qu’un, en ce 20e siècle, qu’il ne cite pas, et qui a pourtant cette particularité, d’abord d’avoir lu Rabelais, et même de l’avoir très bien lu, ensuite d’être écrivain comme Rabelais, et puis ensuite d’être médecin, d’avoir été médecin comme Rabelais, et ensuite de produire effectivement dans le français un événement musical, parce que c’est ça Rabelais, un événement musical sans précédent, c’est Céline. Donc ce qui m’intrigue dans cette affaire romanesque, et dans ce rassemblement des romanciers, c’est qu’au fond l’horizon poétique, qu’ils ont envie de revendiquer pour leurs œuvres, le fait que le roman soit un territoire où le jugement moral est suspendu, ce qui autorise alors tout à fait à mettre Céline avec, si si on suspend absolument le jugement moral, à mettre Céline avec, à côté de Diderot, d’ailleurs, que Céline a lu, à côté de Balzac, d’ailleurs, que Céline a lu, à côté de Flaubert, que Céline a lu, tout ça.

Le nom de Céline arrivant après la phrase Adorno, évidemment ça fait un peu un choc des cultures.

Voilà, alors tout dépend où on se situe, est-ce qu’on va décider de porter, est-ce que la fin du XXe siècle va décider de porter le deuil de ce qui est au milieu de ce XXe siècle était résistible, qui à mon avis, restera un deuil tant qu’on ne voudra pas savoir d’où ça vient. Il est bien évident que tout ce deuil et cette affaire viennent tout simplement de ce qui produit Adorno lui-même, c’est-à-dire de l’idéalisme allemand, c’est-à-dire, et même de la critique de l’idéalisme allemand, de la philosophie allemande, c’est-à-dire, au fond de ce qui culpabilise Adorno lui-même, parce que la phrase d’Adorno est une phrase de pure culpabilité.
Si on ne se sent pas de culpabilité particulière pour une affaire comme celle-là, on la considère dans sa monstruosité, mais on ne se sent pas pour autant forcé de porter et de véhiculer cette monstruosité. Donc il me semble qu’il y a un point qui serait comme un point aveugle dans l’ensemble de ces discours et qui fait que ces discours rejoindraient curieusement, rejoindraient curieusement, mais avec infiniment plus d’ambition, le point aveugle de la poésie contemporaine, c’est-à-dire, de ne pas vouloir savoir, de ne pas vouloir savoir ce qu’il en est, ce qu’il en est de la vérité, ce qu’il en est de la vérité de ces histoires et de chacune de ces histoires, de savoir qu’au fond, chacune de ces histoires n’est ni morale, ni immorale, elle est monstrueusement fausse, elle est tout simplement un désir de mort contre un désir de vie. Et il me semble que, alors, oui, c’est le moment, si on pointe ce problème-là, et c’est peut-être ce que les romanciers pointent, c’est peut-être ce que Kundera pointe, Kundera qui est entré à lui aussi, de vivre un grand traumatisme historique d’une certaine façon, subjectivement, c’est inévitable. C’est peut-être alors à ce moment-là qu’on va pointer, qu’on va pointer en effet Rabelais, qu’on va pointer en effet un désir de vie, un désir de vie dans un siècle insensé, dans un siècle qui n’est pas très étranger au nôtre, d’ailleurs le nôtre y prend forcément racine, bien entendu, dans un siècle qui est à la fois un siècle extrêmement riche et un siècle extrêmement monstrueux. Il faut savoir que Rabelais né en 1494 et meurt en 1553, et qu’entre ces deux dates, il va y avoir 63 années de guerre, il va y avoir 63 années de guerre, que le même Rabelais qui produit une œuvre qui célèbre le bien boire, le bien manger, le bien vivre, et le fait qu’il n’y a de culture que de cette joie-là, n’est-ce pas, que la vie de la culture qui célèbre le bien boire, le bien manger, le bien vivre, le grec, l’hébreu et le latin, et qui va se battre d’ailleurs, qui va se battre précisément pour qu’on autorise l’étude du grec, de l’hébreu et du latin, et qui d’ailleurs va réussir d’une certaine façon, et bien ce Rabelais-là traverse un siècle qui n’est pas très différent du nôtre, mais il n’en porte pas la culpabilité, il le montre simplement sous l’aspect que le bien-vivre doit voir, c’est-à-dire sous l’aspect monstrueux, et tellement gigantesquement monstrueux, et tellement monstrueux que risible, que ridicule.
Le propre de Rabelais, n’est-ce pas, c’est une phrase qu’il emprunte à saint Thomas, c’est que ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est de savoir rire, ça n’est pas de savoir pleurer, ça n’est pas de savoir souffrir, c’est de savoir rire, ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est de savoir rire, c’est-à-dire d’aimer la vie, d’aimer, d’aimer, d’aimer la vie, d’aimer la vérité singulière de chaque vie, et de comprendre que cette vérité singulière n’a de dimension que dans la liberté totale d’un homme sans deuil et sans culpabilité.

Ce n’est pas le fait de savoir parler alors qu’il distingue l’homme de l’animal ?

Vous savez, il y a beaucoup d’hommes qui parlent et qui sont des animaux, il y a beaucoup d’hommes qui parlent et qui sont des morts, qui sont des morts vivants, c’est-à-dire qui passent leur temps à cultiver la mort, et à enterrer les morts. J’ai entendu sur les bibliothèques des choses extraordinaires venant d’intellectuels contemporains qui sont des gens par ailleurs extrêmement intelligents et extrêmement estimables, et disant qu’au fond les livres dans la bibliothèque, c’était des cercueils. Imaginez ces gens-là ont des cercueils dans la tête, c’est tout ce que ça veut dire, c’est absolument tout ce que ça veut dire. Donc je crois qu’en effet, le propre de l’homme, tout de suite après la parole, et je dirais même avec la parole, avec la parole immédiate, c’est le rire.

On pourrait conclure, Marcelin Pleynet, par la question que je vous posais en commençant, c’est-à-dire votre Rabelais à vous si on laisse de côté les textes de François Bon ou de Jean-Marie Laclavetine.

Eh bien mon Rabelais à moi, ce serait le Rabelais de ce rire en effet, ce serait le Rabelais de ce rire. Que d’ailleurs il inscrit dans une adresse aux lecteurs en tête de son œuvre : « Amis lecteurs qui lisez ce livre / Dépouillez-vous de toute affection. / Et le lisant ne vous scandalisez. / Il ne contient mal ni infection / Vrai est qu’ici peu de perfection / Vous apprendrez, sinon en cas de rire : / Autre argument ne peut mon cœur élire. / Voyant le deuil qui vous mine et consomme. / Mieux est de ris que de larmes écrire. / Parce que rire est le propre de l’homme. » Et je pense bien ce que c’est ça. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec Laclavetine lorsqu’il dit que le rire n’est qu’un moment, c’est un os qui se casse et ça n’est qu’un moment. Le rire c’est l’intelligence même, il est à tout moment présent.
Bien entendu de temps en temps il éclate. Je me souviens que dans ma jeunesse, dans les lieux où je travaillais, dans les maisons d’édition où je travaillais, les bureaux alentour se plaignaient beaucoup de ce que je les dérange parce que je riais trop.
Non, le rire n’est pas quelque chose qui a lieu ponctuellement, c’est quelque chose qui est constant, c’est quelque chose qui passe dans le sens et si je puis dire. Et le rire de Rabelais couvre absolument tout son siècle. C’est ainsi que lorsqu’on veut faire de Rabelais un humaniste qui aurait été en proie aux théologiens et à la Sorbonne, il le fut, il le fut en effet. Mais à ce moment-là il faudrait faire de Rabelais quelqu’un qui serait davantage tourné vers l’autre aspect de l’humanisme qui serait l’humanisme protestant, l’humanisme luthérien et l’humanisme calviniste. Or il se trouve précisément, il se trouve précisément que Rabelais est à la fois condamné en effet par la Sorbonne, qu’il doit être toujours protégé par des évêques et par le pape et qu’au fond le gros, le point d’ancrage, le point d’ancrage de toute l’œuvre de Rabelais, si on la regarde un tout petit peu attentivement, c’est de s’apercevoir que ce qu’il aime avant tout et ce qu’il ne va au fond jamais mettre réellement en question, c’est son pays. Il aime la France, il défend la France, il aime la France. Mais, pour le reste, tout ça est sujet de rire en effet, tout ça est sujet de rire. On essaie de présenter un Rabelais qui aurait beaucoup souffert de la situation du catholicisme en France à l’époque. D’abord cette situation est extrêmement bizarre, parce que il vit quand même sous François 1er, c’est-à-dire sous quelqu’un qui fonde le Collège de France et l’imprimerie nationale et qui est un des grands hommes de la Renaissance française. Et puis enfin c’est un moine qui se soûle la gueule, qui n’a pas peur de dire ce qu’il pense, qui va même être père d’un enfant à Lyon, un enfant qui va vivre deux ans et qui va ensuite mourir, qui, à deux reprises de suite, pour ne pas être trop emmerdé par les fonctionnaires de la religion catholique — et des fonctionnaires il y en a toujours partout qui cherchent à emmerder les gens — va avoir directement à faire au pape qui va lui dire « Bon ben vous rentrez à nouveau dans les ordres », il quitte les ordres, il se défroque, il devient médecin. Et puis au bout d’un moment il a envie d’y rentrer, on fait appel au pape, il y rentre à nouveau, et puis à la fin de sa vie il va faire à nouveau appel au pape pour rentrer à nouveau, pour être à nouveau dans la possibilité d’exercer la médecine, etc. Donc ce qui me frappe, mon Rabelais, à moi c’est un réflexe qui n’est pas religieux du tout et qui considère avec le même humour et le même rire tous les ridicules de son siècle. Or, ça, il est vrai, c’est un point sur lequel Kundera met l’accent, que c’est aujourd’hui, dans notre époque, qui est infiniment plus religieuse que celle de Rabelais. Imaginez aujourd’hui un moine qui vivrait le dixième de ce que Rabelais a vécu, mais vous auriez une première page de Paris Match et toutes les émissions de télévision consacrées à cette affaire, ce serait un scandale sans précédent. Nous sommes infiniment plus respectueux de la religion que Rabelais ne l’était et même que son siècle ne l’était, c’est-à-dire qu’au fond nous sommes beaucoup plus calvinistes parce Rabelais a été alors très explicitement condamné par Calvin qui trouvait son oeuvre manifestant une impiété ordurière, eh bien, nous sommes infiniment plus protestants, infiniment plus calvinistes que son siècle ne l’était. Mon Rabelais, oui, mon Rabelais, c’est un esprit tout à fait libre et qui va là où est, pour lui, le maximum de liberté. Or vraisemblablement parce qu’il suit François 1er pendant très longtemps, vraisemblablement, le maximum de liberté pour lui ça va être, à travers le Concile de Trente, et à travers ce qui se passe autour de cette affaire de Concile de Trente, ça va être la Contre-Réforme...

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Voici deux des textes dont parle Marcelin Pleynet :

1. François Bon, Rabelais d’aplomb Préface au Pantagruel

2. Jean-Marie Laclaverine

POUR RABELAIS
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François Rabelais fut enterré tout vif, dans la cour de la Sorbonne.
On n’en finit pas, depuis, de combler son immense fosse : tombereaux de mots creux, aspergès de pissat liturgique, hypocrites cérémonies, défilés de pédagogues en blouse grise, de carabins graveleux — les funérailles se déroulent en continu depuis près de cinq siècles dans un silence cacophonique. A croire que le bon docteur en médicine effraie toujours, avec ses remèdes, et qu’il dresse contre lui un consensus (comme diraient nos agélastes, hommes qui ne rient jamais) toujours aussi sournoisement vigoureux.
Entre le dédain, voire le dégoût des honnêtes gens et des fins esprits (« Rabelais est incompréhensible », affirme La Bruyère, « (...) c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption... »), et le purisme forcené de ses zélateurs, l’œuvre de cet écrivain géant n’a pu trouver sa juste place dans notre littérature. La récente édition du Pantagruel chez P.O.L., précédée d’une préface de François Bon, illustre et renforce le malentendu qui sépare toujours Rabelais de ses lecteurs — j’y reviendrai un peu plus loin : peut-être faut-il rappeler, tout d’abord, le sort que notre époque a réservé à l’auteur de Gargantua.
L’Espagne a fait de Cervantès un héros national, objet de culte et de pèlerinages. L’Italie pleure encore, des Pouilles à Turin, en pensant à la Béatrice de Dante. On ne compte plus les statues de Shakespeare, à Stratford et ailleurs. Rabelais, le seul pourtant de nos écrivains à être de leur calibre, doit se contenter chez lui de l’image du vieux tonton paillard qui raconte en fin de repas ses blagues énormes et salaces, pétant et rotant pour faire rougir les dames. Ah, parlez-nous de Ronsard et de ses jolies roses ! De Joachim et de son petit Liré ! De Montaigne et de ses vraies vertus pédagogiques ! Voilà la France ! L’esprit français, modéré et profond, poli en tout !
A leur différence, Rabelais n’est pas présentable. C’est la raison pour laquelle quelques « cerveaux à bourrelets » ne cessent de lui tisser un suaire de gloses, assis de la pointe des fesses sur leurs cathèdres, tandis que la majorité des autres néantologues ou redresseurs de corrections, comme eût dit Grandgousier (qui conseillait de « les faire chopiner très sophistiquement et de les envoyer à tous les diables »), crachotent leur silence dédaigneux au-dessus de la fosse, avant de retourner à des études plus considérables.
Qui lit Rabelais ? Avez-vous lu Rabelais ? Je veux dire : avez-vous lu les cinq livres, d’un bout à l’autre, et non quelque version expurgée ou tronquée, quelque anthologie ignominieusement caviardée par un inspecteur général, quelque florilège concocté par un érudit local, quelque version partielle et besogneusement traduite ? Non ? Rassurez­ vous, vous n’êtes pas le seul. Et pour cause : confisquée depuis des siècles par les savants sorbonicoles, l’œuvre de Rabelais ne survit que grâce à la prodigieuse popularité de ses personnages (Gargantua, Pantagruel, Picrochole, Jean des Entommeures, Panurge vivent toujours : il suffit de se promener dans la campagne tourangelle, par exemple, pour constater la ferveur que leur évocation suscite encore aujourd’hui), et presque en dehors de la lecture de l’œuvre.
Les spécialistes de tout poil ont naturellement tendance à s’approprier jalousement l’objet de leur étude. Ce pauvre Rabelais, généraliste s’il en fut, n’a pas échappé au parasitisme universitaire. Que les professeurs jargonnent à qui mieux mieux en se disputant les restes de Stendhal ou Flaubert, après tout, qu’importe ? Madame Bovary ou Le Rouge et le Noir n’en circulent pas moins librement, accessibles à tous dans leur explosive fraîcheur. Rabelais se trouve, lui, dans une situation plus difficile, et paradoxale.
Difficile, parce qu’il eut le tort d’écrire dans la langue de son temps, qui n’est pas celle du nôtre. Si peu de lecteurs viennent à bout de son œuvre, ce n’est pas en raison de son volume : elle est à peu près trois fois moins longue que A la recherche du temps perdu. C’est, tout simplement, parce qu’à sans cesse buter sur des mots et expressions incompréhensibles ou inusités, on perd en grande partie ce plaisir qui est le moteur de toute lecture, et qui est le cœur battant du génie rabelaisien.
Paradoxale, parce que Rabelais, en 1992, est moins lisible pour un Français que Cervantes, Dante ou Shakespeare, dont les œuvres, depuis leur création, ont fait l’objet de traductions régulièrement remises à jour, réinventées. Il existe apparemment une sorte de dogme concernant l’impossibilité de « traduire » Rabelais en français moderne. Gargantua et Pantagruel sont sous bonne garde, et leur auteur s’adresse désormais à des gens qui ne peuvent comprendre qu’à grand-peine son langage (hormis, bien sûr, les gardiens du tombeau) : jargonnant parmi les jargonneux, dans la solitude de son archaïque patois. Ah, si ces bonnets pointus (lesquels sont tous, j’en jurerais, sobres et végétariens) pouvaient se souvenir du sort advenu à l’un d’entre eux, qui usait d’un sabir impénétrable, au chapitre six de Pantagruel : « II mourut de soif quelques années après. Par là la vengeance divine donne raison à Aulu-Gelle, quand il nous dit de parler le langage usuel » !
Chaque époque a voulu voir Rabelais à sa ressemblance : Balzac l’a vu balzacien, Chateaubriand l’a vu romantique, les anarchistes antichrétien, les surréalistes ésotérique. Sous la plume de François Bon, auteur de la préface en question, l’œuvre de Rabelais devient « une machine-prose », une « formidable machine technique et littéraire », etc. Passons sur le caractère déjà désuet de ces métaphores mécanistes . Cette introduction au Pantagruel suscite des griefs plus graves.
Tout d’abord, présenter l’édition de 1532, par comparaison avec celle de 1542 utilisée par les éditeurs successifs de l’œuvre (et approuvée par Rabelais de son vivant), comme la seule édition authentique, non expurgée, non « aseptisée », relève d’un étrange parti pris. Il est exact qu’un certain nombre de formules satiriques visant la Sorbonne, la royauté ou parodiant l’Ecriture ont été supprimées dans l’édition définitive de 1542. S’il s’agissait là des seules modifications apportées, on pourrait à juste titre soupçonner la censure cléricale et royale (encore que Rabelais ait toujours bénéficié du soutien de la royauté, même quand celle-ci l’exhortait à davantage de prudence), ou l’autocensure frileuse de l’auteur et de l’éditeur. Mais le texte de 1542 n’est pas appauvri par rapport aux éditions précédentes, au contraire : l’écriture en est encore plus riche et profuse. Rabelais ne s’y montre pas moins violent : il ajuste simplement mieux son tir. Et surtout, l’édition de 1542 est augmentée d’une « conclusion de l’auteur » qui stigmatise avec fureur les censeurs, moines, bigots, ayatollahs de tout acabit, ce « grand tas de faux ermites, cagots, escargots, hypocrites, cafards, frocards et autres telles sectes de gens, qui se sont déguisés comme masques pour tromper le monde ». Rabelais y dénonce ceux qui, moines et Sorbonnagres, ont voulu le faire taire et n’ont jam ais cessé de l’inquiéter : « Pour ce qui est de leur étude, elle est toute consacrée à la lecture de livres Pantagruéliques, non tant pour passer temps joyeusement que pour nuire à quelqu’un, méchantement, à savoir en articulant, monorticulant, torticulant, culletant, couilletant et diabliculant, c’est-à-dire calomniant. Ce que faisant, ils ressemblent aux mendiants de village qui fouillent et escarbotent la merde des petits enfants, à la saison des cerises et des guignes, pour trouver les noyaux et les vendre aux droguistes qui font l’huile de Maguelet. Fuyez ces gens, abhorrez-les et haïssez -les autant que je le fais, et vous vous en trouverez bien, sur ma foi, et si vous désirez être de bons Pantagruélistes (c’est-à-dire vivre en paix, joie, santé, faisant toujours grande chère), ne vous fiez jamais aux gens qui regardent par un trou. »
On ne regarde pas une grande œuvre littéraire par un trou, fût-il celui d’une cagoule théologale (n’est-ce pas, Rushdie) ou celui d’une loupe de savant. Cet épilogue virulent n’est pas seulement un réquisitoire très actuel contre les atteintes à la liberté de création ; il éclaire aussi la volonté épigrammatique, subversive de l’auteur de Pantagruel. Ce texte ayant été ajouté en 1542, le lecteur de l’édition P.O.L. en sera privé.
« Rabelais d’aplomb » : il y a, dans le titre de la préface de François Bon, une présomption dont on retrouve l’écho à divers endroits du texte. Il aura donc fallu attendre cinq siècles pour que nous soit restituée l’œuvre authentique de Rabelais ! Après nous avoir garanti et démontré que son travail a été effectué dans « la plus stricte fidélité », François Bon conclut, solennel et amer : « Nous aurions préféré ne pas avoir l’exclusivité de ce Rabelais-là »... Et plus loin : « il y a, au moins plastiquement, quelque chose de Thomas Bernhard (!) dans le Rabelais tel qu’il s’imprimait, et que nous remettons sur ses pieds... » Ou encore : « De la méconnaissance effective de Rabelais nous ne sommes pas responsables, mais il est bien temps de remettre une si grande chose d’aplomb »...
Je me demande, encore une fois, qui justement est responsable de la méconnaissance de Rabelais, sinon les spécialistes et leur obstination à s’approprier et à confisquer une­ œuvre qui les dépasse, comme elle nous dépasse. Publier aujourd’hui la première édition de Pantagruel est certes une action pie, utile, dont se réjouiront les Pantagruélistes de toutes obédiences, lesquels pourront ainsi à loisir la comparer avec celle dont ils disposaient jusqu’alors. Mais la présenter comme seule version orthodoxe, et prétendre avoir ainsi restitué la pureté du texte originel n’a pas de sens.
Rabelais, aujourd’hui, n’a pas besoin d’un surcroît d’obscurité. Son œuvre n’est pas, contrairement à ce qu’affirme François Bon, « un jeu pur d’intelligence ». Elle n’est pas une machine : à ne voir que le prodigieux appareil circulatoire élaboré par Rabelais, on oublie trop facilement que c’est du sang chaud qui y galope. Elle est un jeu impur, salissant, obscène, charnel, un jeu de rire et de plaisir. Aspect totalement absent de la préface : jamais Bon ne parle du rire de Rabelais, et jamais il ne rit en parlant de Rabelais. Il semble nécessaire, selon lui et tant d’autres, de souffrir pour jouir : « Il y a épreuve, et la gommer supprime le meilleur ... » « La passion à lire malgré l’obstacle, dans toute cette obscurité charriée (...), qu’il fait bon redécouvrir dans notre univers aseptisé... » Je ne pense pas que le plaisir de la lecture résiste, justement , à tant d’obscurité charriée (souvent, d’ailleurs, à l’insu du lecteur, qui la plupart du temps n’est pas en condition de saisir les changements de sens considérables subis depuis le XVIe siècle par des mots ou expressions apparemment familiers). Le glossaire fourni en fin de volume par l’édition P.O.L., très succinct, approximatif ou fantaisiste (depuis quand saint Martin a-t-il volé à saint Vincent le patronage des vignerons ?), n’est pas d’une grande aide.
Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un purisme tâtillon qui cherche à reproduire le texte tel qu’il circulait lors de sa parution. Vœu idéaliste : puisque le monde n’était pas le même, comment l’objet pourrait-il être identique ? (Et ce parti­ pris de fidélité absolue semble d’ailleurs voué à l’échec, même dans les tentatives les plus pointilleuses : l’édition de P.O.L. ne résiste pas à la tentation d’introduire des paragraphes de façon arbitraire là où l’édition de 1532 n’en présentait aucun, de mettre en italique les citations latines, d’accentuer la dernière syllabe non muette, etc. Pourquoi n’avoir pas été jusqu’au bout de la logique intégriste ?)
Toutes les éditions courantes de Rabelais, y compris en format de poche, reprennent le texte original en vieux français, avec bien entendu des variantes sur lesquelles les gens de compétence pinaillent à l’envi, oubliant de signaler le scandale majeur de l’inaccessibilité effective du texte.
Nous avons besoin d’un passeur. D’un grand jouisseur de mots qui rende sa verdeur au texte de Rabelais pour le lecteur du XXIe siècle.
Quelques traductions , ou « translations », existent ; elles sont médiocres et désinvoltes. La seule digne d’intérêt est parue dans la collection L’intégrale, au Seuil, en version bilingue. Digne d’intérêt, parce qu’elle va dans le sens d’un éclaircissement de l’œuvre, dans le sens du plaisir retrouvé. Mais si le zèle des traducteurs dirigés par Guy Demerson y fait merveille dans le considérable appareil de notes, l’aspect proprement littéraire de leur travail est pour le moins discutable. Dans leur acharnement à vouloir moderniser la langue rabelaisienne, ils traduisent des mots qui n’ont pas besoin de l’être (pourquoi remplacer, par exemple, le merveilleux « trinqueballer » par « brimballer » ?) et se laissent aller à de regrettables glissements : l’exclamation de Pantagruel, « Et bren, bren ! », devient « Eh ben merde alors » ; « mordre » (au sens, toujours présent dans l’argot moderne, de « comprendre ») devient « piger » ; la « poudre de diamerdis » utilisée pour recoller la tête d’Epistémon sur son cou devient, on ne sait pourquoi , de la « poudre de diamerdis vitaminée ». Et que dire du mot « bidasse », dont la présence dans la langue française est attestée depuis une chanson datant de 1938, et que l’on n’entend pas sans souffrir prononcer par un narrateur du XVIe siècle ? On pourrait multiplier les exemples de ces maladresses et anachronismes stylistiques qui affadissent, déforment ou banalisent la langue de Rabelais. La tâche du traducteur n’est pas de mettre le texte au goût du jour, ni de le raboter. Il faut laisser Rabelais nous surprendre, nous bousculer, restituer le phénoménal bondissement de sa phrase en ne traduisant ou en n’expliquant que ce qui resterait sans cela totalement obscur. Travail littéraire délicat, périlleux, sans doute, mais nécessaire. Verrons-nous un jour une édition de Rabelais en format de poche, avec un appareil de notes réduit à la stricte nécessité, dans une de ces grandes et belles traductions qui font date (même si elles sont toujours contestables, périssables) ? Souhaitons que Rabelais trouve prochaine­ ment son Vialatte, son Larbaud : et qu’enfin s’achève la tyrannie des agélastes.

Jean-Marie Laclaverine
(Extrait d’un livre à paraître aux éditions Christian Pirot)
L’Infini n°39, p. 51-55.

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Mais encore...

Musée Rabelais

François Bon, Quatre préfaces aux livres de François Rabelais

Milan Kundera : Rabelais et les Misomuses (entretien avec Guy Scarpetta, auteur d’un long essai sur Rabelais, « L’ivresse », repris dans Pour le Plaisir, Gallimard, 1998)

VOIR AUSSI :

DÉFI 30 FOIS RABELAIS, 1

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[1Le jour où Panurge ne fera plus rire, le texte de Kundera, a été repris dans Les testaments trahis, Gallimard, 1993. (A.G.)

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