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Disparition du Japonais Kenzaburô Oé, Prix Nobel de littérature 1994

Dossier hommage

D 22 mars 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Auteur engagé, grande figure de la littérature japonaise contemporaine, qui a reçu le prix Nobel en 1994, Kenzaburô Oé est mort, le 3 mars 2023, à l’âge de 88 ans.

La dynastie Ôe

Par Michaël Ferrier

22 mars 2023

Né le 31 janvier 1935, Kenzaburô Ôe est mort le 3 mars 2023 ; la nouvelle n’a cependant été annoncée par sa famille que le 13 mars, après la tenue de funérailles privées. L’écrivain Michaël Ferrier rend hommage au romancier japonais, à son œuvre variée et complexe où poétique et politique n’étaient jamais séparées.

La scène se passe le 16 mars 2012 à Paris, au domicile d’Antoine Gallimard : le Japon est l’invité d’honneur du Salon du Livre et, pour célébrer impérial. Comme il l’expliquait alors dans une interview auNew York Times (interrompue par l’arrivée d’un policier venant le prévenir d’une manifestation de l’extrême-droite devant sa maison !) : « C’est une chose simple mais très importante ».

Kenzaburô Ôe (2012) © CC3.0/Thesupermat/WikiCommons
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À la fin de la soirée, la conversation s’oriente sur la littérature française contemporaine. Je demande à Ôe qui sont aujourd’hui pour lui les écrivains français les plus importants. Sa réponse est immédiate : « Milan Kundera et Patrick Chamoiseau ». Milan Kundera, écrivain morave et citoyen français, romancier à la dégaine de boxeur, auteur multilingue, commentateur avisé de la littérature mondiale (Rabelais, Cervantes, Sterne, Tolstoï, Kafka…), défenseur de la dissidence politique et de la liberté de pensée.Patrick Chamoiseau, natif de la Martinique à l’écoute du monde entier, préoccupé des injustices et attentif à tisser – ou à retrouver – la relation qui existe entre les imaginaires, les langues et les cultures, dans une écriture inventive et chatoyante. Kundera, Chamoiseau : en citant ces deux noms, ce n’est pas seulement à une certaine idée de la France – ouverte, généreuse, brillante et élégante – qu’Ôe se rattache sans hésiter, c’est aussi un vivier de directions passionnantes qu’il nous indique pour commencer à comprendre son œuvre.

Cette comparaison nous permet en effet d’abord d’insister sur le lien jamais démenti chez lui entre le poétique et le politique, et notamment l’importance essentielle des zones dites « périphériques », Moravies et Créolies de tous bords, politiquement et culturellement marginales par rapport aux grandes nations dites « centrales », mais essentielles pour penser le monde actuel : Ôe dira souvent qu’il écrit sur l’universel à partir de son village natal, Osemura, isolé dans les forêts de Shikoku, et ne figurant plus aujourd’hui sur aucune carte du Japon !

Si cette œuvre est splendide, c’est d’abord par « son cheminement au côté des faibles, des marginaux, des fous, des oubliés du mythe de la prospérité et de l’urbanisation », comme le résume excellemment Antonin Bechler dans sa thèse, que l’on peut lire en ligne.

Littérairement, le choix de deux romanciers connus pour réfléchir en tant qu’essayistes sur leur pratique d’écriture (Kundera, L’art du roman, Chamoiseau, Écrire la parole de nuit) met l’accent sur le rôle fondamental du roman, conçu non pas comme une exploitation habile mais comme une exploration innovante : chez ces trois écrivains, le roman, genre commercial par excellence, peut s’éloigner des conventions classiques pour exprimer, par le travail sur la langue et les techniques narratives, le monde et sa pluralité. Dès les années 1930, le chercheur russe Mikhail Bakhtine – matrice théorique d’Ôe comme de Kundera – avait forgé un concept précieux pour penser le roman moderne : la polyphonie, « la multiplicité des points de vue qui, seule, peut faire écho à la complexité du réel » (L’art du roman).

Enfin, pour ces trois auteurs, les « affaires personnelles » (histoires d’amour, tourments individuels, problèmes familiaux…) sont toujours reliées aux problèmes de l’organisation sociale, de la violence politique et de l’état du monde. Ôe affirme ainsi que la littérature, comme le monde, est un écosystème multilingue, tissu de relations complexes, « magnifique précipité de cultures, de langues, de phénotypes, de rencontres historiques, d’héroïsmes, de résistances et de courages » (ainsi Chamoiseau décrit-il les territoires « d’outre-mer »dansLe Monde), chaque œuvre étant, à l’intérieur de son univers culturel propre, riche de plusieurs terres, de plusieurs langues, de plusieurs histoires, et qui lui confèrent par là-même ce pouvoir d’interpellation que nous appelons « littérature ».

L’œuvre d’Ôe est variée et complexe, parfois même contradictoire, mais les deux noms qu’il cite pour ce compagnonnage amical résument bien ses grandes lignes. De nombreuses pistes restent cependant à explorer pour étudier cette œuvre d’autant plus retorse qu’elle a sans cesse été reprise et réécrite depuis les années 1980 avec le retour de personnages (ou de leurs descendants) d’un livre à l’autre : son rapport aux autres arts par exemple (musique, cinéma…), ses relations avec l’ethnologie et l’anthropologie japonaises, son évolution – voire ses circonvolutions – dans l’articulation de son combat politique et de ses principes esthétiques, la grande palette de ses rires, car Ôe est aussi un grand auteur comique… Il reste aussi à traduire en français de nombreux textes, notamment Chugaeri (Saut périlleux), qu’il considérait comme son œuvre la plus importante. On se réjouit donc de savoir qu’une « Collection Ôe Kenzaburô » est en cours de constitution à l’université de Tokyo, une base de recherche qui stockera plusieurs milliers de pages manuscrites et les mettra à la disposition des chercheurs au Japon et à l’étranger.

Ôe est aujourd’hui parfois considéré comme le plus grand écrivain du Japon d’après-guerre. Tout comme Mishima avait appelé les 50 années entre le premier texte deTanizakiet sa mort « l’ère Tanizaki » (1910-1965), le critique littéraire Koyano Atsushi décrit la période postérieure à 1958 comme « la dynastie Ôe » [1].

Mais si ce constat est vrai, il me semble que c’est parce qu’au-delà du large éventail de sujets qu’elle brasse (la démocratie entendue comme « une révolution permanente », le pacifisme, la lutte contre les armes nucléaires, les luttes mémorielles pour les esclaves sexuelles coréennes ou contre les manuels d’histoire révisionnistes…), elle s’appuie sur un courage politique constant et quelques principes simples, mais partout fragilisés, qu’il importe de rappeler aujourd’hui : le commerce et la prospérité économique ne suffisent pas, il faut écouter la parole des victimes, le réalisme politique ne justifie pas tout. Leçons plus que jamais salutaires aujourd’hui, en France comme au Japon !

Une autre scène pour finir, qui fait écho à celle du début. Cette fois, nous sommes à Tokyo, le 12 novembre 2012, dans un izakaya près de l’Institut franco-japonais. La discussion du printemps précédent a porté ses fruits et une rencontre a été organisée entre Chamoiseau et Ôe, animée par le jeune et brillant Horie Toshiyuki [2], dans une grande libraire japonaise qui a fait salle comble. Après le débat, c’est le temps des réjouissances : j’ai rarement vu Ôe aussi ouvert, entouré d’amis et d’admirateurs, parlant avec jubilation de Céline, de Fukushima, des chansons françaises et de créolisation, proposant la création d’une « amicale des écrivains buveurs de saké », proposition aussitôt adoptée à l’unanimité. Drôle et désespéré, farouchement solitaire, Ôe savait aussi fédérer ce genre de moment.


Patrick Chamoiseau, Michaël Ferrier, Ôe Kenzaburô et Horie Toshiyuki à Tokyo (12 novembre 2012) © D. R.
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Bien des années plus tard, je lirai de lui ces quelques lignes qui me rappellent toujours ce moment précis et me semblent le résumer parfaitement – car c’est à lui, qui savait si bien les trouver, qu’il faut maintenant laisser les derniers mots [3] : « De temps en temps il m’arrive de rencontrer des gens qui me ressemblent. Qui ont pu atteindre une certaine réussite sociale mais l’ont fait sans se couler dans le rôle du père par exemple, ou sans se plier au système universitaire, qui ont seulement vécu comme ils en avaient envie, qui ont appris en choisissant leur professeur, qui se sont mariés avec une femme qu’ils aimaient, qui ont ainsi vécu et travaillé librement comme ilsl’entendaient. Il leur reste généralement quelque chose d’enfantin, ce sont des gens qui ne deviennent pas totalement adultes. Ils veulent vivre sans se soucier d’avoir ou non du pouvoir, ils ne veulent pas même avoir le pouvoir du père. J’aime ce genre de personnes. »

En attendant Nadeau


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Michaël Ferrier est écrivain et professeur à l’unviersité Chuo de Tokyo. Dernier livre paru : Ce qui nous arrive (avec Camille Amoun, Makenzy Orcel, Ersi Sotiropoulos et Fawzi Zebian), Inculte, 2022.

Michaël Ferrier sur pileface

Tokyo Time Table (le site de Michaël Ferrier)

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Arrachez les bourgeons, Tirez sur les enfants

C’est le titre d’un livre de jeunesse, d’ Ôe Kenzaburo qu’analyse Michaël Ferrier sur son site. Il a 23 ans, en 1958, quand il le publie


« Mais nous aurions pu éclater de rire,
si nous n’avions fermement serré les mâchoires. »
Ôe Kenzaburô

Quelque chose a eu lieu. Non pas dans un endroit précis, mais à peu près partout sur la planète. Et cet événement, dont on cerne mal les causes mais encore plus mal les modes d’action et les conséquences, met le monde dans une situation étrange, entre l’embarras et l’ébullition. Pourtant, cette histoire est vieille comme le monde lui-même : c’est celle d’une épidémie.

Le roman d’Ôe Kenzaburô, Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants (1958, traduction de René de Ceccatty et Nakamura Ryôji, Gallimard, 1996), relate la vie d’un groupe d’enfants se retrouvant piégé dans un village de montagne japonais en proie à une épidémie. C’est un des textes les plus forts d’un jeune homme de 23 ans seulement, qui allait devenir quelques années plus tard le deuxième prix Nobel de littérature japonais après Kawabata.

Comme tous les grands textes littéraires, il n’est pas circonscrit à un pays ni à une époque (1958, date de sa publication, au moment où l’Archipel commence à se relever des séquelles de la guerre, comme le montre cette année-là l’érection de la tour de Tokyo, symbole de la reconstruction du Japon), mais il jette également une lumière crue sur ce qui arrive aujourd’hui au monde entier.

Une curieuse sensation de mutation

L’histoire se déroule durant un conflit, sans doute la Deuxième Guerre mondiale : « C’était une époque de tueries. Tel un interminable déluge, la guerre inondait les plis des sentiments humains, les moindres recoins des corps, les forêts, les rues, le ciel, d’une folie collective. » Les enfants sont de jeunes délinquants en uniforme, évacués d’une maison de correction à cause des bombardements, et traînés de village en village, jusqu’à leur arrivée au cœur d’une « forêt gigantesque et muette, mouvante comme un océan. » Là, dans une vallée étroite et sinueuse, des maisons de paysans s’entassent, chacune refermée sur elle-même, noires comme les arbres de la forêt, blotties en silence comme des bêtes nocturnes.

Dès les premières descriptions, merveilleusement précises et suggestives, on a compris : des yeux épient, des chiens aboient, d’innombrables carcasses d’animaux sont en décomposition, sur lesquelles rôdent de grasses mouches d’hiver, dans « une puanteur explosive ». L’école est fermée. Il faut se laver les mains sans cesse et se soumettre à des inspections corporelles. La police militaire fait ses rondes, à la recherche d’un déserteur, imposant à tous des pourparlers incompréhensibles et interminables, chacun se sentant traqué comme un chien par la fourrière. Les villageois et les enfants sont « écrasés par la pesanteur de l’atmosphère », les volets « refermés et verrouillés de l’extérieur » : on entend de loin en loin un garçon gémissant en train de mourir (de l’épidémie ou d’autre chose, on ne sait pas, plus rien n’est clair dans les époques troubles), la respiration affaiblie et haletante d’un camarade malade, les cris des bêtes dans la forêt nocturne et les craquements d’arbres, tandis que « des gestes de plaisir, secrets et haletants », se devinent pourtant ça et là, brèves respirations elles-mêmes suffocantes dans une atmosphère devenant de plus en plus irrespirable.

La première alliée de l’épidémie, c’est la peur. « Aucun de nous ne présentait de symptômes, écrit Ôe, mais l’épidémie allait probablement nous assaillir férocement comme un coup de poing brutal... » L’anxiété rampante, le « mélange d’inquiétude et de sommeil » qui devient le lot quotidien de chacun : les humains sont « transformés en bêtes de nuit terrassées d’angoisse. » « Une vague inquiétude » aurait dit Akutagawa à l’approche de la mort qu’il avait lui-même provoquée. Une « curieuse sensation de mutation » répond Ôe, quelques années plus tard, en décrivant le premier mort du livre : « Tandis que nos sommeils légers s’unissaient, un son discret s’est éteint, une existence s’est perdue. Cette curieuse sensation de mutation nous a tous saisis. »

L’histoire se déroule durant un conflit, sans doute la Deuxième Guerre mondiale : « C’était une époque de tueries. Tel un interminable déluge, la guerre inondait les plis des sentiments humains, les moindres recoins des corps, les forêts, les rues, le ciel, d’une folie collective. » Les enfants sont de jeunes délinquants en uniforme, évacués d’une maison de correction à cause des bombardements, et traînés de village en village, jusqu’à leur arrivée au cœur d’une « forêt gigantesque et muette, mouvante comme un océan. » Là, dans une vallée étroite et sinueuse, des maisons de paysans s’entassent, chacune refermée sur elle-même, noires comme les arbres de la forêt, blotties en silence comme des bêtes nocturnes.

Dès les premières descriptions, merveilleusement précises et suggestives, on a compris : des yeux épient, des chiens aboient, d’innombrables carcasses d’animaux sont en décomposition, sur lesquelles rôdent de grasses mouches d’hiver, dans « une puanteur explosive ». L’école est fermée. Il faut se laver les mains sans cesse et se soumettre à des inspections corporelles. La police militaire fait ses rondes, à la recherche d’un déserteur, imposant à tous des pourparlers incompréhensibles et interminables, chacun se sentant traqué comme un chien par la fourrière. Les villageois et les enfants sont « écrasés par la pesanteur de l’atmosphère », les volets « refermés et verrouillés de l’extérieur » : on entend de loin en loin un garçon gémissant en train de mourir (de l’épidémie ou d’autre chose, on ne sait pas, plus rien n’est clair dans les époques troubles), la respiration affaiblie et haletante d’un camarade malade, les cris des bêtes dans la forêt nocturne et les craquements d’arbres, tandis que « des gestes de plaisir, secrets et haletants », se devinent pourtant ça et là, brèves respirations elles-mêmes suffocantes dans une atmosphère devenant de plus en plus irrespirable.

La première alliée de l’épidémie, c’est la peur. « Aucun de nous ne présentait de symptômes, écrit Ôe, mais l’épidémie allait probablement nous assaillir férocement comme un coup de poing brutal... » L’anxiété rampante, le « mélange d’inquiétude et de sommeil » qui devient le lot quotidien de chacun : les humains sont « transformés en bêtes de nuit terrassées d’angoisse. » « Une vague inquiétude » aurait dit Akutagawa à l’approche de la mort qu’il avait lui-même provoquée. Une « curieuse sensation de mutation » répond Ôe, quelques années plus tard, en décrivant le premier mort du livre : « Tandis que nos sommeils légers s’unissaient, un son discret s’est éteint, une existence s’est perdue. Cette curieuse sensation de mutation nous a tous saisis. »

[…]

L’INTEGRALE ICI

Extrait d’entretien avec Télérama

Publié le 15 juin 2015

Prix Nobel de littérature en 1994,Kenzaburô Oéest un auteur engagé comme on n’en fait plus. Ecrivain du Japon de la marge, à la fois protestataire et plein de compassion, c’est un veilleur qui refuse de fermer les yeux sur les catastrophes, qu’elles soient personnelles ou nationales. Lire aujourd’hui ses Notes de Hiroshima, écrites de 1963 à 1965, donne le vertige, tant reste actuelle sa description deshibakusha,ces personnes irradiées par le nucléaire, murées dans la dévastation de leur intimité.

Vous avez toujours pris fait et cause contre les tentations autoritaires travaillant l’idéologie japonaise. Mais votre liberté d’expression a souvent été malmenée...

Les pressions et les tentatives d’intimidation sont régulières. Après le prix Nobel, j’ai été victime de persécutions jusqu’à mon domicile, parce que j’avais refusé de recevoir une décoration des mains de l’Empereur. Et aujourd’hui certains tentent de monter une cabale contre moi, en insinuant que j’aurais eu des positions pronucléaires dans ma jeunesse. Moi qui ai publiéNotes de Hiroshimadès les années 1960, et qui, au début des années 1970, ai passé deux ans de ma vie à l’écriture d’un roman sur un père de famille éprouvant des sensations étranges après une catastrophe nucléaire [Pinch Runner chôsho,inédit en français, NDLR]. Ces derniers temps, on a essayé de détourner une conférence dans laquelle je dis simplement que l’électricité alimentant Tokyo vient de la région du Tohoku, où s’est déroulée la catastrophe de Fukushima : on essaie de faire croire que j’approuve la présence de ces centrales, alors que je ne fais qu’énoncer une réalité dont il faut avoir conscience. Je laisse dire. A 80 ans, même si j’ai été jusqu’à m’évanouir de fatigue lors d’une manifestation, même si cela m’oblige à renoncer à la littérature, je poursuis mon combat. Il me semblerait irresponsable de participer à la conspiration du silence menée par le gouvernement, les médias, les administrations et les compagnies d’électricité pour camoufler les dangers du nucléaire. Savez-vous qu’un décret étendant la notion de secret d’Etat à la question nucléaire est passé au Japon depuis la catastrophe ?

Dans votre roman Une existence tranquille, vous écrivez que « la fonction de l’artiste est d’embrasser d’un coup d’œil la fin du monde à l’approche indécise ». Est-ce la mission que vous vous êtes assignée ?

Depuis que j’écris, je cherche à saisir cette contradiction : malgré la conscience que nous avons de notre disparition inéluctable, nous continuons à vivre. Les catastrophes nucléaires comme Hiroshima ou Fukushima ont rendu ce mystère encore plus aigu. Nous vivons dans une époque où le nucléaire n’est plus maîtrisé, avec la menace permanente de notre anéantissement. Et pour survivre nous nous raccrochons à une réalité sociale, ou affective. J’ai pour ma part la hantise qu’un jour, après une nouvelle catastrophe, des hommes récupèrent ce qu’il faut pour se fabriquer des armes nucléaires personnelles. Malgré ces pensées inquiétantes, je parviens à rester en vie. Je ne m’aveugle pas, je ne pratique pas l’amnésie, et pourtant ma conscience aiguë d’une réalité insupportable ne me détruit pas. Ma fonction, en tant qu’écrivain, est de cerner au plus près ce paradoxe.

Vos romans sont assez nihilistes, alors que vous êtes dans la vie un homme de convictions très actif. Comment conjuguez-vous nihilisme et militantisme ?

Par la magie de la présence auprès de moi de mon fils handicapé mental, Hikari. Il a aujourd’hui 50 ans, et depuis sa naissance il est le pilier de tout ce que j’entreprends. Il est né avec une bosse sur le crâne, presque de la taille de sa tête. Le médecin nous a dit qu’il ne survivrait pas si on ne l’opérait pas. Il l’a été, mais nous ne savions pas si son cerveau dépassait dans la bosse qu’il fallait retirer. Je n’ai jamais oublié l’angoisse qui m’a saisi à cette annonce, et je l’ai racontée dans de nombreux romans. Il s’avère que mon fils souffre de ce qu’on appelle « syndrome du cerveau séparé ». Ses deux hémisphères ont du mal à communiquer. Il me faut accepter cette partie sombre de mon existence, et la dépasser. Ce va-et-vient entre le désespoir et la volonté d’en sortir est le moteur de ma vie. Une grande partie de mon œuvre littéraire est traversée par cet enfant. Un critique m’a même demandé un jour si ce n’était pas répréhensible d’utiliser un handicapé comme matériau littéraire... Je ne serais jamais resté écrivain si Hikari n’était pas né.

Que vous a-t-il appris sur vous-même ?

Il m’a appris qu’il y a quelque chose de bien chez chaque être humain. Cependant, jusqu’à présent, je n’arrivais pas à le dire de moi-même. Mais aujourd’hui, alors que je suis un vieil homme, grâce à lui j’accepte l’idée que je mérite d’être en vie. J’ai longtemps eu des pulsions autodestructrices, que sa naissance a ravivées. J’ai traversé des moments tellement difficiles que j’ai eu envie de me supprimer. Mais tant que Hikari était vivant, c’était impossible. J’ai donc été sauvé par mon fils. Cela fait cinquante ans que j’écris à ses côtés, pendant qu’il écoute du Beethoven. Il m’a appris que l’espoir est contenu à l’intérieur de chaque être. On m’avait dit qu’il serait handicapé à vie. Et pourtant, encore aujourd’hui, il progresse. Depuis six mois, j’ai fait diminuer sa dose de médicaments contre l’épilepsie. Et je constate que sa pensée est devenue plus rapide. De plus, il parvient désormais à faire des liens d’une phrase à une autre, en utilisant des conjonctions comme « mais » ou « et », ce dont il était incapable jusqu’à présent. J’ai longtemps écrit pour lui donner une parole qu’il n’avait pas. Son évolution montre qu’il n’a cessé de s’approprier la parole, à sa façon. A commencer par la musique classique, puisqu’il est compositeur, et que ses œuvres ont eu un succès considérable au Japon.

Avec des motifs qui reviennent sans cesse, dans des tonalités différentes, votre œuvre littéraire n’est-elle pas une immense partition ?

Jamais on ne m’a fait plus beau compliment. Je me sens si petit à côté de mon fils que l’idée qu’on me rapproche de lui me touche énormément. Si je dis cela à Hikari, il répondra sur un ton monocorde « Ah bon... Vous croyez ? », comme très souvent quand on lui fait part d’une réflexion ! Les mêmes motifs se répètent dans mes livres, car j’aime le décalage dans la répétition. J’aime le frottement des mots qui se ressemblent, des éléments d’histoire qui se répètent, mais qui ne sont en réalité jamais tout à fait pareils. Cette tectonique des plaques est ma manière de m’approcher de l’expression juste, donc de la vérité.

Vous connaissez très bien le français et vous avez fait une thèse sur Jean-Paul Sartre. En quoi cet intérêt pour la France a-t-il influencé l’écrivain que vous êtes ?

En quoi ? En quoi ? Je suis fasciné par cette expression ! Quand j’entends ces deux mots français, « en quoi », je vois une île isolée se présenter devant moi. Ils font bloc et me semblent recéler un profond secret qu’il faut percer. J’ai l’impression qu’on pourrait écrire un roman entier autour de cette locution très mystérieuse. Mon professeur de français ne me l’a jamais apprise, et pourtant je l’entends souvent en France. Vous savez, je suis un enfant de la forêt, je suis sauvage, et je n’ai jamais osé m’exprimer en français devant les autres, malgré de longues années d’apprentissage. C’est mon grand drame. Je suis proche de la mort, et je vais quitter ce monde sans m’être accompli, sans avoir réussi à aller très loin dans l’écriture, ni dans la maîtrise du français. Peut-être que la lecture de romanciers français comme Sartre ou Camus m’a influencé, mais je ne parviens pas pour autant à parler votre langue sans difficulté. Je continue de lire des romans en français dans le texte, j’ai par exemple en ce moment une passion pourPascal Quignard, dont je trouve admirable le travail sur chaque mot. Mais je suis le siège d’un combat entre l’oral et l’écrit en français... C’est d’ailleurs chez vous une particularité qui me fascine, cette différence entre l’oral et l’écrit. En japonais, la séparation n’est pas aussi nette.

Dans Adieu, mon livre, vous citez un poème de T.S. Eliot , qui dit que nous naissons tous avec les défunts. De quels défunts êtes-vous né ?

De deux hommes liés à l’écriture. Mon père, mort quand j’avais 9 ans, et qui fabriquait du papier pour les imprimeries. Et mon grand-père, que j’ai perdu quand j’avais 5 ans. C’était un homme lettré d’une immense culture. Dans mon souvenir, il avait toujours un livre à la main. Il était né avant la restauration Meiji de 1868et enseignait la littérature japonaise classique, écrite en caractères chinois. Il m’appelait Tching, la prononciation chinoise de Ken, le premier caractère de mon prénom. La suite, zaburo, signifie « le troisième fils ». A cette époque, il était très rare de donner un surnom à un enfant. Mon grand-père misait beaucoup sur moi, et espérait que je devienne un professeur émérite. Il m’avait légué ses nombreux livres, en me disant que je pourrais les vendre un jour pour financer mes études. En 1958, je suis allé chez un bouquiniste de Tokyo, qui ne m’a donné que 5 000 yens pour le tout ! Si mon grand-père avait su ça, lui qui était si fier de sa collection de livres ! En sortant avec cette somme en poche, je suis passé devant un bar à bières, et j’ai vu que la pinte était à 600 yens. J’ai fait le calcul : j’avais de quoi me payer une bière par mois pendant mon année d’études. Je n’en avais jamais bu. Chaque mois, je me suis donc offert une bière dont j’ai savouré religieusement chaque gorgée, en pensant à mon grand-père. Il me semblait que la bière devenait de plus en plus salée au fur et à mesure que je l’avalais. C’est une expérience très forte, restée intacte dans mon esprit. Elle m’émeut autant à chaque fois que j’y repense.

Kenzaburô Oé

1935 Naissance dans un village cerné par la forêt, sur l’île de Shikoku.
1957 Prix Akutagawa, la plus haute distinction littéraire japonaise, pourGibier d’élevage.
1963 Naissance de son fils Hikari (« lumière »), handicapé mental, qui apparaîtra dans la plupart de ses romans.
1965 Parution deNotes de Hiroshima,essai sur les victimes de la bombe atomique.
1994 Prix Nobel de littérature.
2012 Présente au Premier ministre du Japon une pétition de plus de 7 milllions de signatures pour l’abandon de l’énergie nucléaire.
2023 Décès

Télérama

Humaniste et anticonformiste

par France Télévisions Rédaction Culture

Publié le 13/03/2023

Figure majeure de la littérature japonaise, l’écrivain japonais Kenzaburo Oe, était l’auteur d’une œuvre engagée, progressiste et anticonformiste


L’écrivain japonais Prix Nobel de littérature 1994 Kenzaburo Oe aux Assises internationales du romans à Lyon, 25 mai 2015 (JEFF PACHOUD / AFP)
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L’écrivain japonais Kenzaburo Oe, icône progressiste et anticonformiste japonaise et prix Nobel de littérature 1994, est mort le 3 mars à 88 ans, a annoncé lundi la maison d’édition Kodansha."Il est mort de vieillesse aux premières heures du 3 mars", a dit l’éditeur dans un communiqué expliquant que ses funérailles ont déjà été tenues par sa famille.

Il est l’auteur d’une œuvre engagée, dans laquelle il a dénoncé inlassablement la violence infligée aux faibles et s’est élevé contre le conformisme de la société moderne nippone. Figure intellectuelle à part au Japon, constant dans sa haute exigence morale, il était un ardent défenseur de la cause antinucléaire et de la Constitution pacifiste de son pays.

Né le 31 janvier 1935, il grandit dans un hameau reculé de l’île de Shikoku, au milieu d’une vaste forêt, un cadre qu’il utilisera fréquemment dans son œuvre, comme un microcosme mythique de l’humanité.Il se gorge enfant des légendes subversives de son village que lui racontent sa mère et sa grand-mère. Mais sa jeunesse est noircie par la Seconde Guerre mondiale et la propagande mortifère du régime militariste nippon inculquée à l’école.Traumatisé par la capitulation du Japon après les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki en 1945, il est cependant très rapidement conquis par les principes démocratiques apportés par l’occupant américain.

Passionné de lettres françaises

A 16 ans, la lecture d’un ouvrage sur la Renaissance française provoque en lui une illumination :"L’expression ’sens du libre examen’ qui revient souvent dans ce livre semblait me montrer le chemin à suivre pour le futur", dira-t-il bien plus tard. L’adolescent décide d’aller étudier la littérature française à la prestigieuse université de Tokyo, et commence sa carrière littéraire encore étudiant.

Il connaît un succès précoce, avec des nouvelles aux sujets dérangeants et des personnages grotesques ou désaxés, miroir inconscient du malaise de la jeunesse japonaise de l’après-guerre. En 1958, il remporte le prestigieux prix Akutagawa récompensant de jeunes auteurs pourGibier d’Elevage. Ce récit tragique mettant en scène un pilote afro-américain captif d’une communauté villageoise japonaise durant la Seconde Guerre mondiale sera adapté au cinéma peu après par Nagisa Oshima. La même année sort son premier grand roman, Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, fable sociale sur des gamins d’une maison de correction livrés à eux-mêmes au Japon durant la guerre.

Ecrivain des marges

D’emblée, l’écrivain provincial décide de rester "à la périphérie", se promettant de ne jamais collaborer "avec ceux qui se trouvent au centre et ont le pouvoir". La naissance en 1963 d’un fils handicapé, Hikari ("Lumière" en japonais), va bouleverser sa vie personnelle et donner une nouvelle impulsion à son œuvre.

"Ecrire et vivre avec mon fils se superposent et ces deux activités ne peuvent que s’approfondir réciproquement. Je me suis dit que ce serait sans doute là que mon imagination pourrait prendre forme", expliquera-t-il plus tard. Une affaire personnelle (1964) est le premier d’une longue série de romans inspirés de sa vie privée, qui met en scène un jeune père confronté au choc de la naissance d’un bébé lourdement handicapé, jusqu’à envisager de le tuer.

Ses Notes de Hiroshima (1965) sont un recueil de témoignages poignants de victimes du 6 août 1945. Puis dans sesNotes d’Okinawa(1970), il s’intéresse au sort tragique de ce petit archipel périphérique du Japon, qui ne sera rétrocédé par les Etats-Unis qu’en 1972.Honni par les nationalistes japonais, Kenzaburo Oe sera poursuivi en diffamation des décennies plus tard pour avoir rappelé dans cet essai que des civils avaient été poussés au suicide par des militaires japonais durant la bataille d’Okinawa en 1945. Il gagnera son procès au terme d’une longue procédure.

Mythes

Sa nostalgie pour la forêt et les mythes de son enfance seront une autre grande source d’inspiration pour ses romans (Le Jeu du siècle, M/T et l’histoire des merveilles de la forêt...).

En 1994, le Nobel de littérature consacre celui "qui, avec une grande force poétique, crée un monde imaginaire où la vie et le mythe se condensent pour former un tableau déroutant de la fragile situation humaine actuelle".

Son refus peu après de l’Ordre de la Culture, une distinction japonaise remise par l’Empereur, fera scandale dans son pays. "Je ne saurais reconnaître aucune autorité, aucune valeur plus haute que la démocratie", avait justifié l’écrivain, fidèle à son idéal.

franceinfo Culture


Disparition. Kenzaburo Oe, de la forêt à la lumière

La chronique de Libération

13 mars 2023

Une défaite contre la bombe atomique. Le Japon a été brûlé par la bombe. On a pensé que tout le Japon était dans cet état-là, qu’il ne restait plus que la forêt du Shikoku. » On peinera à comprendre l’œuvre d’Oe et l’histoire contemporaine du Japon si l’on minore ce qu’a signifié cette débâcle synonyme d’anéantissement pour l’ensemble des Japonais en 1945 et la marque qu’elle a laissée chez l’enfant du Sud rural et pauvre de l’archipel.

« Il est l’un des très rares écrivains à avoir subi l’endoctrinement du Japon impérial. Il est difficile pour nous d’imaginer à quel point l’horizon de ces enfants était borduré, rappelle le biographe Antonin Bechler, maître de conférences en études japonaises à l’université de Strasbourg. Et en 1945, dans un renversement total, caricatural même, le Japon occupé par les Etats-Unis oublie le passé militariste et l’ultranationalisme, adopte la démocratie, embrasse le pacifisme et se convertit à l’individualisme. Oe va absorber à corps perdu ces idéaux. » Même s’il reste l’héritier malgré lui de ces injonctions contradictoires de l’avant-après 1945.

Génération sans boussole

Libéré de la terreur impériale, Kenzaburo Oe s’initie au base-ball, découvre les livres de Mark Twain, de Selma Lagerlöf et la poésie japonaise. Il quitte sa famille en 1951 pour rejoindre son lycée à Matsuyama. Là, il lit la Bible, se plonge dans Thomas Mann, Kafka, Dostoïevski et des auteurs français : Flaubert, Gide, Camus, Sartre. Bientôt, ce sera Kôbô Abe, Norman Mailer, William Faulkner et Saul Bellow. Souvent en version originale, souvent en solitaire touche-à-tout. Un livre et un auteur comptent plus que les autres : « Fragments sur la Renaissance française » (non traduit) de Kazuo Watanabe. Cet i>universitaire spécialiste de Rabelais et traducteur prolifique s’est intéressé dans son essai à la conception humaniste du« libre examen »,qui séduit le jeune Oe conquis par les idéaux de la démocratie et les vertus de la Constitution d’un Japon renaissant. Ce sera « le livre de [sa] vie » et Watanabe, le professeur, père en littérature, qu’il citait presque systématiquement. A 21 ans, Kenzaburo Oe s’inscrit à l’université de Tokyo où Watanabe enseigne la littérature française. Il a déjà commencé à écrire du théâtre et des nouvelles. C’est d’ailleurs pour l’une d’elles qu’il est salué et primé en 1957. Avec Un curieux travail, Kenzaburo Oe entame sa carrière d’écrivain. Dans ce court récit, l’auteur raconte la mission absurde et abjecte d’une bande de jeunes paumés chargés d’exterminer et de dépecer des chiens de laboratoires « apathiques ». Il dresse le portrait de jeunes passifs, incapables de maîtriser leur destin. Arrachés aux certitudes de l’enfance, ils sont précipités dans un monde sans repère où la violence, quand elle n’est pas le legs symbolique du militarisme impérial, n’est presque plus que le seul moyen de s’affirmer, de miner un système figé et contraint.

C’est l’époque où le Japon connaît un « retour en arrière » dans sa mue démocratique. Les forces conservatrices et nationalistes se sont reconstituées et s’organisent pour reformer des forces d’autodéfense qui renient la modernité de l’article 9 de la Constitution proclamant la renonciation à la guerre. Dans une Asie en proie à la guerre froide et à une féroce lutte anticommuniste, le Japon se range sous la bannière américaine. La parenthèse progressiste de l’après 1945 se referme peu à peu. Un monde de soumission, de renoncement et de repli que le jeune Oe fustige.

Dans ses premières années tokyoïtes, l’enfant de la périphérie et du Shikoku est en butte à l’hégémonie et la « culture du centre, de l’empereur » contre lesquelles il s’est toujours érigé, comme dans ces colonnes en 2013. Après plusieurs récits (dont Gibier d’élevage, qui lui vaut en 1958 le prix Akutagawa, l’équivalent du Goncourt) où, selon Antonin Bechler, il se livre notamment à une « forme de communion fantasmée avec la nature » tout en célébrant l’enfance et ses paysages nostalgiques, Oe aborde une veine plus urbaine et violente. Il devient le trublion des lettres japonaises, déchirant l’imagerie d’Epinal d’un Japon zen, au traditionalisme immémorial et bucolique. Il dynamite le beau et les « belles émotions » décrits par ses prédécesseurs Tanizaki ou Kawabata, comme il le synthétisera, en 1994, dans Moi, d’un Japon ambigu, son très personnel discours de réception du prix Nobel de littérature.

Ses textes sont alors d’une vive noirceur, d’un romantisme extrême, traversés par de« jeunes existentialistes qui essaient de se réaliser sans y arriver,poursuit Bechler. Ses personnages tentent de transgresser les limites. Il y a alors chez eux le désir de se mettre en danger de soi, le besoin de se sentir exister réellement. » L’enfant terrible de la littérature japonaise devient le porte-parole d’une génération sans boussole, sans espoir de transcendance, encore saisie par l’effondrement de la Seconde Guerre mondiale et la réalité d’un Japon soumis et humilié par l’occupant.

La fureur, la cruauté et l’expression d’une sexualité bien plus en souffrance qu’en jouissance parcourent des textes qui fustigent l’hypocrisie d’une société bien trop policée. « Le sexe m’a paru la meilleure “foreuse” pour fracturer la surface bien lissée de notre quotidien », écrit-il dans Notre Quotidien en 1959. La violence est au cœur de ses premières œuvres. Elle révèle d’ailleurs toute l’ambiguïté qu’Oe nourrit pour elle. Enfant de la forêt, mais aussi de la guerre et de l’oppression, il oscille entre attirance et rejet à son égard. Si la violence permet l’auto-affirmation de soi, la transcendance, elle produit inévitablement des souffrances. Cette contradiction centrale ne manque pas d’étonner chez Oe, fervent pacifiste également séduit par des thématiques de réalisation totale, de mort glorieuse et d’héroïsme propre à l’extrême droite.« L’engagement en faveur de la démocratie et la fascination pour l’ultranationalisme ne relèvent pas chez Oe d’un choix rationnel,écrit Antonin Bechler dans le recueil d’œuvres choisies que publie Gallimard en 2016. Ce sont deux manifestations d’un même désir vital, […] séparées seulement par l’impératif éthique qu’impose à l’auteur la découverte de victimes. »

Le soutien de Mishima

L’affaire Seventeen montre combien l’œuvre d’Oe est frappée du sceau de la violence. Dans ce court récit, et dans la nouvelle qui le suit (Mort d’un jeune militant), Oe décrit les tourments d’un jeune complexé, obnubilé par ses pulsions sexuelles, de plus en plus séduit par le discours ultranationaliste de l’extrême droite au nom de laquelle il commet l’irréparable. C’est surtout le deuxième texte, inspiré du meurtrier du président du Parti socialiste et qui convoque la figure impériale, qui vaut à Oe la haine et les menaces des ultranationalistes. Son éditeur se récuse, le monde des lettres, ses collègues de gauche l’abandonnent. Il se sent« tomber dans un abîme »,expliquait-il à Mariko Ozaki et vit« reclus »avec sa femme Yukari Itami, épousée en 1960. « Il va être alors en proie à la vindicte de l’extrême droite pendant longtemps », rappelle Anne Bayard-Sakai, traductrice et professeure de littérature moderne japonaise à l’Inalco.

Dans cette crise et ce climat tendu où de nombreuses tentatives d’assassinat ont lieu, Oe est soutenu par Yukio Mishima. Grande voix de la très agitée décennie 60-70 au Japon, opposé à la démocratie et au matérialisme occidental, Mishima croit voir en Kenzaburo Oe un« romancier passionnément attiré par le nationalisme », aurait-il dit à ses proches. Il le place même au « sommet de la littérature japonaise d’aujourd’hui ». « Tous deux appartiennent à la même génération. Ils ont le même rapport à la violence et à l’histoire, poursuit Anne Bayard-Sakai. Mais Mishima, qui fascinait Oe et était l’une de ses obsessions, son double noir, reste la grande conscience de droite quand l’autre joue le même rôle à gauche. » L’affaireSeventeena laissé des traces et révélé des failles.

Le « reclus » Oe traverse alors une crise. Il se vit dans une« impasse », « mal dans [sa] peau ». « Les années 1959-1963 sont une période creuse, note Antonin Bechler. Ses textes sont très répétitifs, très marqués par un existentialisme à la Sartre et il subit de nombreuses pressions en tant qu’écrivain de gauche. » Engagé au sein de plusieurs collectifs de citoyens et d’écrivains, ce fils du Japon démocratique essuie plusieurs déconvenues. Le gouvernement conservateur multiplie les projets de loi autoritaires contre les enseignants et pour renforcer les pouvoirs de police. Surtout, malgré des manifestations de masse, il fait voter par la Diète le traité de coopération et de sécurité américano-japonais, qui entérine la soumission et la dépendance de l’Archipel aux armes des Etats-Unis. La contestation est vive, des militants meurent. Sur un plan plus personnel, Oe traverse alors des tragédies. L’un de ses amis se suicide à Paris au moment où un événement va bouleverser sa vie et refonder son œuvre : le 13 juin 1963, son fils naît avec une hernie cérébrale. Yukari et Kenzaburo Oe l’appellent Hikari (lumière) car il risque d’être aveugle si jamais il survit. « Abattu », en plein désarroi, l’auteur part à la conférence mondiale contre les armes nucléaires à Hiroshima. Le sommet est d’un ennui abyssal mais la rencontre avec le docteur Fumio Shigetô, directeur de l’hôpital des irradiés, est une révélation, une renaissance face au néant. « Je me demande souvent de quel droit je pourrais empêcher quelqu’un de se suicider, écrit Oe dans ses Notes de Hiroshima publiées en 1964. L’impuissance me ronge comme une moisissure. Dans cette faiblesse, je reprends courage en découvrant chez ceux de Hiroshima qui, malgré tout, ne se suicident pas, un sens moral profond, primordial et pleinement humain. »

Oe, jeune père d’un enfant né avec un grave handicap mental, découvre le rejet et l’oubli dont sont victimes les hibakusha, les survivants de la bombe. Son drame personnel se mêle au malheur collectif de toute une communauté victime de la « peste nucléaire ». Oe se révèle en témoin, en passeur qui se donne un impératif éthique : « Tâcher de ne jamais perdre de vue la dignité des gens de Hiroshima. »

A 28 ans, en l’espace de quelques semaines au cœur de l’été 1963, Kenzaburo Oe entreprend un tournant capital. Il ne s’intéresse plus à ceux qui « infligent la violence, mais ceux qui la subissent », résume Antonin Bechler. Une affaire personnelle est le grand et douloureux roman de cette mue. Bird, un jeune père enseignant, s’oublie dans les bras de sa maîtresse et des rêves d’exotisme de pacotille en Afrique alors que son épouse accouche d’un enfant « monstre » à la tête difforme. Doit-il l’accueillir dans sa famille ou le laisser mourir ?« Il est difficile de dire avec certitude, à notre époque, s’il vaut mieux avoir vécu que ne pas être né »,fait dire l’auteur à un professeur qui raille Bird. Cet homme est un nouveau personnage à double visage, destructeur et sauveur, comme en comptent beaucoup les romans de Oe. Comment vivre ? Comment mourir ? L’auteur se lance dans « l’exploration d’une nouvelle forme d’écriture autobiographique et fictionnelle qui tourne le dos à l’existentialisme sartrien et détourne le watakushi shôsetsu, le roman du Je [un auteur qui ne met en scène que sa propre histoire, ndlr] », note Anne Bayard-Sakai. « Je n’écris jamais sur ce que je fais dans mon quotidien. Inspiré de mes lectures de la littérature européenne essentiellement, ce qui m’a semblé important, c’était une écriture d’écrivain qui regarde le monde d’une façon aussi large que possible, dit-il àLibérationen 2016.Puis, quand Hikari est né, je me suis dit : “Ma vie avec lui sera mon sujet d’écriture.” »

De Hiroshima à Fukushima

Le citoyen engagé Oe ne désarme jamais. Il se mobilise contre la guerre au Vietnam, contre les bases américaines au Japon et toujours contre l’arme atomique. Il écrit beaucoup (le Jeu du siècle, l’autre grand roman de ces années 60-70). Voyage autant. Et multiplie les rencontres avec des intellectuels et des écrivains comme Mario Vargas Llosa, Günter Grass, Susan Sontag ou Edward Saïd, qui deviendra l’un de ses grands amis. « Son Japon est un anti-Japon, l’opposé du Japon impérial promu par l’idéologie fasciste. […] Il déconstruit l’idée même de littérature nationale, selon le constat de l’écrivain Philippe Forest – proche de Oe et fin connaisseur de son œuvre – dans le Magazine littéraire en 2012.Il s’agit pour lui de penser la possibilité d’un dialogue entre ce Japon des marges dont il revendique l’héritage et la grande culture de l’Orient et de l’Occident. » Dans ses textes, il convoque Dante, Rabelais, Camus, T.S. Eliot. A la fin des années 70, il va se mettre sous le « patronage de grands écrivains étrangers qu’il va faire dialoguer avec son œuvre, analyse Antonin Bechler.Il fait le choix de l’exigence et de l’expérimentation qui vont lui aliéner beaucoup de lecteurs ».

Banana Yoshimoto, Ryu Murakami puis Haruki Murakami séduisent beaucoup plus et vendent des millions de livres. « La littérature qu’il représente apparaît comme marquée par un questionnement philosophique et politique désormais dépassé, rappelle Philippe Forest dans Oe Kenzaburo, légendes anciennes et nouvelles d’un romancier japonais, ouvrage très fouillé.Son œuvre est parfois considérée comme inutilement intellectuelle, cosmopolite et compliquée. »

Tout en explorant les possibilités de la fiction autobiographique (Une existence tranquille) Kenzaburo Oe accompagne la « carrière » de Hikari, qui depuis l’âge de treize ans compose de belles mélodies classiques et des ballades poétiques. Voyant que son fils rencontre du succès par lui-même, le père assure qu’il n’a plus besoin de prêter une voix à Hikari et annonce qu’il n’écrira plus de romans. C’est à ce moment, le 13 octobre 1994, que le prix Nobel lui est décerné. Vingt-six ans après le sacre de Yasunari Kawabata. Loin de saluer le « beau Japon », comme son prédécesseur, Oe souligne « son ambiguïté, si vigoureuse, si aiguë qu’elle lacère aussi bien l’Etat que les individus ». Le Nobel ne l’assagit pas. Il refuse l’ordre du Mérite culturel que veut lui remettre l’empereur. « Mon acte est un symbole du refus de l’existence de la famille impériale. » Quand la France reprend les essais nucléaires dans le Pacifique en 1995, il critique la décision de Jacques Chirac et annule sa participation à un salon d’écrivains. Avant de répondre à une polémique déclenchée par le Nobel français de littérature Claude Simon, qui ne sort guère grandi des échanges de courrier. Dans les années 2000, des vieillards, mais bien plutôt de leur folie. […] Je suis conscient que je fais quelque chose d’inutile depuis cinquante ans. Mais je continue. »Puis, il reprend le chemin de l’Europe et reçoit plus souvent dans le grand salon baigné de lumière de sa maison de l’ouest résidentiel de Tokyo. A chaque fois, Hikari est là, accueillant les visiteurs d’un « bonjour » enjoué. Le père le couve des yeux. L’écrivain est au milieu de ses notes, de ses lectures, entouré de ses livres qui jalonnent les murs. Dans un univers de culture, de mots, d’idées. Cette forêt qu’il n’avait jamais quittée.

Libération


[1Koyano Atsushi, Etô Jun et Ôe Kenzaburo,Sengo nihon no seiji to bungaku, [Politique et littérature dans le Japon d’après-guerre], Tokyo, Chikuma Shobô, 2015, p. 14-16.

[2Voir Le Pavé de l’ours (2000) et Le Marais des neiges (2003), traduits par Anne Bayard-Sakai et publiés chez Gallimard en 2006 et 2012.

[3Kenzaburô Ôe,L’écrivain par lui-même,p. 240-241.

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