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Les deux visages du pouvoir, par Giorgio Agamben

Mars 2023

D 22 mars 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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« Mais quel dieu es-tu, comment te décrire, Janus à la double forme ? [...]

Alors, si étonnant avec sa double image, le divin Janus
offrit soudain à mes yeux ses deux visages.
Je pris peur et sentis mes cheveux se dresser de frayeur
tandis qu’un froid soudain me glaçait le cœur.

Le dieu, un bâton dans la main droite, une clef dans la gauche,
m’adressa, de sa bouche antérieure, les paroles que voici :
"Poète assidu des jours, laisse toute crainte,
apprends ce que tu veux savoir, et perçois le sens de mes paroles.
Les anciens (je suis une réalité très ancienne) me nommaient Chaos ;
vois combien lointains dans le temps sont les événements que je chante." »

Ovide, Fastes.

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Buste romain de Janus, Musée du Vatican

Les dernières méditations de Giorgio Agamben

Les deux visages du pouvoir

Toute investigation politique est entachée d’une ambiguïté terminologique préalable, qui condamne à l’incompréhension ceux qui l’entreprennent. Qu’il s’agisse du passage du troisième livre des Politiques dans lequel Aristote, alors qu’il "étudie les politeiai, pour en déterminer le nombre et les qualités", affirme péremptoirement : "puisque politeiai et politeuma signifient la même chose et que le politeuma est le pouvoir suprême des cités (to kyrion ton poleon), il est nécessaire que le pouvoir suprême soit soit l’un, soit le petit, soit le grand nombre" (1279 a 25-26). Les traductions actuelles disent : "puisque constitution et gouvernement signifient la même chose et que le gouvernement est le pouvoir souverain des cités...". Que cette traduction soit plus ou moins correcte, elle fait en tout cas apparaître ce que l’on pourrait appeler l’amphibolie du concept peut-être le plus fondamental de notre tradition politique, qui se présente tantôt comme "constitution", tantôt comme "gouvernement". Dans une sorte de contraction vertigineuse, les deux concepts sont identifiés et en même temps distincts, et c’est précisément cette équivocité qui définit, selon Aristote, le kyrion, la souveraineté.
Que l’amphibolie ne soit pas épisodique, c’est ce que confirme ponctuellement la lecture de l’Athenaion politeia, que nous traduisons par Constitution des Athéniens. En décrivant la "démagogie" de Périclès (27.1), Aristote écrit qu’en elle demotikoteran eti synebe genesthai ten politeian, ce que les traducteurs rendent par "la constitution est devenue plus démocratique" ; immédiatement après, nous lisons que les nombreux apasan ten politeian mallon agein eis hautous, "ont centralisé entre leurs mains tout le gouvernement" (de toute évidence, traduire "toute la constitution", comme le voudrait la cohérence terminologique, n’a pas semblé possible). L’ambiguïté est confirmée par les vocabulaires, où politeia est rendu à la fois par "constitution de l’État" et par "gouvernement, administration".
Qu’on le désigne par l’endiade "constitution/gouvernement" ou par celle de "État/administration", le concept fondamental de la politique occidentale est un concept double, une sorte de Janus à deux visages, montrant tantôt le visage austère et solennel de l’institution, tantôt le visage plus ombrageux et informel de la pratique administrative, sans qu’il soit possible de les identifier ou de les séparer.
Dans son essai de 1932 intitulé Légalité et légitimité, Carl Schmitt distingue quatre types d’État. Laissant de côté les deux figures intermédiaires de l’État juridictionnel, dans lequel le juge qui tranche un litige juridique particulier a le dernier mot, et de l’État gouvernemental, que Schmitt identifie à la dictature, nous nous intéressons ici aux deux types extrêmes, l’État législatif et l’État administratif. Dans le premier, l’État législatif ou État de droit, "l’expression la plus haute et la plus décisive de la volonté commune" consiste en des normes ayant le caractère de loi. "La justification d’un tel système étatique repose sur la légalité générale de tout exercice du pouvoir par l’État." Ceux qui exercent le pouvoir agissent ici sur la base d’une loi ou "au nom de la loi" et les pouvoirs législatif et exécutif, la loi et son application sont donc séparés. C’est à ce type d’État que les démocraties parlementaires modernes se sont identifiées, avec de moins en moins de raison.
Le type d’État qui occupe, sans surprise, la dernière place de la liste, comme si les autres formes d’État tendaient finalement à converger vers lui, est l’État administratif. Ici, "le commandement et la décision n’apparaissent pas de manière autoritaire et personnelle, mais ne se réduisent pas non plus à de simples applications de normes supérieures" ; ils prennent plutôt la forme de dispositions concrètes, prises de temps à autre sur la base de l’état des choses par rapport à des objectifs ou des besoins pratiques. On peut également dire que dans l’État administratif, "ni les hommes ne gouvernent, ni les normes ne sont supérieures, mais, selon la célèbre expression, "les choses se gouvernent elles-mêmes".
Comme on peut le constater aujourd’hui, mais comme Schmitt pouvait déjà le déduire à l’époque de la montée des États totalitaires en Europe, l’État législatif tend progressivement à se transformer en État administratif. « Notre système étatique se trouve dans une phase de transformation et "la tendance à l’État total" caractéristique du moment présent... apparaît aujourd’hui typiquement comme une tendance à l’État administratif ». Alors que les politologues semblent l’avoir oublié aujourd’hui, Schmitt affirme sans réserve, comme "un fait généralement reconnu", qu’un "État économique" ne peut fonctionner sous la forme d’un État législatif parlementaire et doit nécessairement se transformer en un État administratif, dans lequel la loi cède la place aux décrets et aux ordonnances.
Pour ceux d’entre nous qui ont assisté à l’achèvement complet de ce processus, c’est le sens de cette transformation — si tant est qu’il s’agisse d’une transformation — qui mérite d’être interrogé. L’idée de transformation implique en effet que les deux modèles soient formellement et temporellement distincts. Schmitt sait parfaitement que "dans la réalité historique, il y a des mélanges et des combinaisons continuels" et qu’à chaque État appartiennent à la fois la législation, l’administration et le gouvernement. Il est cependant possible — et c’est notre hypothèse — que le mélange soit encore plus intime et que l’État législatif et l’État administratif, la législation et l’administration, la constitution et le gouvernement soient des parties essentielles et inséparables d’un seul système, qui est l’État moderne tel que nous le connaissons. S’il est donc tactiquement possible de jouer l’un des deux éléments contre l’autre, il serait tout à fait fallacieux de croire que l’on peut isoler durablement ce qui fait partie intégrante du même système bipolaire.
Une politique différente ne sera possible qu’à partir de la prise de conscience que l’État et l’administration, la constitution et le gouvernement sont les deux faces d’une même réalité, qui doit être radicalement remise en question. Il n’existe pas de pouvoir qui puisse légitimer son exercice par des lois, sans présupposer un ordre extra-légal qui le fonde, ni de pratique administrative pure qui prétende rester légale sur la base de décrets pris en raison d’une nécessité. Il s’agit là, comme le suggère Schmitt lui-même, de deux manières différentes de rendre l’obéissance obligatoire. On le voit bien aujourd’hui, la vérité de l’une et de l’autre, c’est en fait l’état d’exception. Que l’on agisse au nom du droit ou au nom de l’administration, il s’agit toujours, en dernière analyse, de l’exercice souverain du monopole de la violence. Et c’est là le kyros, le souverain caché qui, selon les mots d’Aristote, maintient en système les deux faces visibles du pouvoir d’État.

8 mars 2023

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Les deux visages du pouvoir 2 : politique et économie

On connaît la phrase lapidaire que Napoléon prononça lors de sa rencontre avec Goethe à Erfurt en octobre 1808 : "Le destin c’est la politique". Cette phrase, parfaitement intelligible à l’époque, même si elle semble révolutionnaire, a perdu tout son sens pour nous aujourd’hui. Nous ne savons plus ce que signifie le terme "politique", et nous rêvons encore moins d’y voir notre destin. "Le destin, c’est l’économie", c’est plutôt le refrain que les soi-disant "politiques" nous répètent depuis des décennies. Et pourtant, non seulement ils ne renoncent pas à se définir comme tels, mais les partis auxquels ils appartiennent continuent d’être qualifiés de "politiques" et les coalitions qu’ils forment dans les gouvernements et les décisions qu’ils ne cessent de prendre se déclarent "politiques".
Que voulons-nous donc dire aujourd’hui lorsque nous prononçons, sans grande conviction, le mot "politique" ? Y a-t-il en lui quelque chose comme un sens unitaire ou, plutôt, le sens que le terme véhicule est-il constitutivement éclaté ? L’incertitude terminologique dans la traduction du terme politeia, que nous avons déjà analysée, n’est pas récente. La traduction latine des Politiques de Leonardo Aretino, publiée à Rome en 1942 avec le commentaire de Thomas, rend le terme avec gubernatio et respublica (plus rarement avec civitatis status). Si le passage que nous avons cité (1279 a, 25-26) se lit dans sa traduction latine : Cum vero gubernatio civitatis et regimen idem significant..., dans le passage précédent politeia est plutôt rendu par respublica (est autem respublica ordinatio civitatis). Dans le commentaire de Thomas, qui avait manifestement une autre traduction sous les yeux, politeia est tantôt traduit par policia, tantôt par respublica. La proximité du terme policia avec notre "polizia" n’est pas surprenante : polizia est en effet, jusqu’au début du 19e siècle, le terme italien pour politeia. On peut encore lire "police" dans la traduction de Plutarque par Marcello Adriani, publiée à Florence en 1819 : "elle signifie l’ordre avec lequel une cité est gouvernée et ses besoins communs sont administrés ; et ainsi on dit qu’il y a trois polities, la monarchique, l’oligarchique et la démocratique".
Chez les théoriciens allemands du caméralisme et de la science policière, qui ont pris forme et se sont répandus dans toute l’Europe au cours du XVIIIe siècle, la science de l’État est devenue une science du gouvernement (Regierungwissenschaft), dont l’objet essentiel est la Polizei, définie — par opposition à la Politik, qui ne se préoccupe que de la lutte contre les ennemis extérieurs — comme l’administration du bon ordre de la communauté et la prise en charge du bien-être et de la vie des sujets sous tous ses aspects. Et ce n’est pas un hasard si Napoléon, qui a résolument affirmé que la politique était un destin, est aussi le souverain qui a donné à l’administration et à la police la forme moderne que nous leur connaissons. L’État administratif théorisé par Sunstein et Vermeule, qui s’impose dans les sociétés industrielles avancées, est à sa manière fidèle à ce modèle, dans lequel l’État semble se résoudre à l’administration et au gouvernement et la "politique" se transformer entièrement en "police". Il est significatif que, précisément dans un État conçu en ce sens comme un "État policier", le terme finisse par désigner l’aspect le moins édifiant du gouvernement, c’est-à-dire les organes obligés d’assurer en fin de compte par la force la réalisation de la vocation gouvernementale de l’État. Pourtant, l’appareil formel de l’État législatif ne disparaît pas, pas plus que ne disparaissent les lois que les gouvernements continuent malgré tout d’édicter, ni les charges et dignités qui, selon la constitution, incarnent et gardent la légitimité du système. Au-delà de ses transformations, la bipolarité essentielle de la machine politique est au moins formellement maintenue.

13 mars 2023

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Les deux visages du pouvoir 3 : le royaume et le gouvernement

"Le roi règne, mais il ne gouverne pas", "il re regna, ma non governa". Que cette formule, qui est au cœur du débat entre Peterson et Schmitt sur la théologie politique et qui, dans sa formulation latine (rex regnat, sed non gubernat), remonte aux polémiques du XVIIe siècle contre le roi de Pologne Sigismond III, contienne quelque chose comme le paradigme de la structure duale de la politique occidentale, c’est ce que nous avons essayé de montrer dans un livre publié il y a près de quinze ans. Là encore, à la base se trouve un problème authentiquement théologique, celui du gouvernement divin du monde, lui-même en fin de compte expression d’un problème ontologique. Au chapitre X du livre L de la Métaphysique, Aristote s’était demandé si l’univers possédait le bien comme quelque chose de séparé (kechorismenon) ou comme un ordre interne (taxin). En d’autres termes, il s’agissait de résoudre l’opposition radicale entre la transcendance et l’immanence, en les articulant ensemble à travers l’idée d’un ordre des entités du monde. Le problème cosmologique avait également une signification politique, si Aristote peut immédiatement comparer la relation entre le bien transcendant et le monde à celle qui lie le stratège d’une armée à l’ordre de ses soldats et une maison à la connexion mutuelle des créatures qui l’habitent. "Les entités, ajoute-t-il, ne veulent pas avoir une mauvaise constitution politique (politeuesthai kakos) et il doit donc y avoir un souverain unique (heis koiranon)", qui se manifeste en elles sous la forme de l’ordre qui les relie. Cela signifie qu’en dernière instance, le moteur immobile du livre L et la nature du cosmos forment un système unique à deux faces et que le pouvoir — qu’il soit divin ou humain — doit tenir les deux pôles ensemble et être à la fois norme transcendante et ordre immanent, à la fois royaume et gouvernement.
La tâche de la scolastique médiévale et, en particulier, de Thomas sera de traduire ce paradigme ontologique en problème théologique du gouvernement divin du monde. L’idée d’ordre est essentielle à cette fin. Elle exprime, d’une part, la relation entre Dieu et les créatures (ordo ad Deum) et, d’autre part, la relation des créatures entre elles (ordo ad invicem). Les deux ordres sont étroitement liés et pourtant leur relation n’est pas aussi parfaitement symétrique qu’il n’y paraît. L’aspect politique du problème est évident dans la comparaison que Thomas établit avec la loi et son exécution. "De même que dans une famille", écrit-il, "l’ordre est imposé par la loi et les préceptes du chef de famille, qui est pour chacun des êtres ordonnés de la maison le principe de l’exécution de l’ordre de la maison, de même la nature des entités naturelles est pour chaque créature le principe de l’exécution de ce qui lui est dû dans l’ordre de l’univers". Mais comment la loi, en tant que commandement d’un seul, peut-elle se traduire par l’exécution de la multitude à l’égard de ce qui est ordonné ? Si l’ordre — comme semble l’indiquer l’exemple, certainement pas fortuit, du stratège et du chef de famille — dépend du commandement d’un chef, comment son exécution peut-elle s’inscrire dans la nature d’entités si différentes l’une de l’autre ?
L’aporie qui marque de plus en plus l’ordre du cosmos et celui de la ville commence ici à devenir visible. Les entités se trouvent dans une certaine relation les unes par rapport aux autres, mais celle-ci n’est que l’expression de leur relation à l’unique principe divin, et, inversement, les entités sont ordonnées dans la mesure où elles se trouvent dans une certaine relation à Dieu, mais cette relation ne consiste qu’en leur relation les unes par rapport aux autres. L’ordre immanent n’est que la relation au principe transcendant, mais celui-ci n’a d’autre contenu que l’ordre immanent. Les deux ordres se renvoient l’un à l’autre et se fondent mutuellement. L’édifice parfait de la cosmologie médiévale repose sur ce cercle et n’a pas de consistance en dehors de lui. D’où la dialectique complexe et subtile entre cause première et cause seconde, puissance absolue et puissance ordonnée, par laquelle la scolastique tentera, sans jamais y parvenir pleinement, de venir à bout de cette aporie.
Si nous revenons maintenant au problème de l’ordre politique dont nous sommes partis, et qui renvoie explicitement à ce paradigme théologique, on ne s’étonnera pas d’y retrouver la même circularité et les mêmes apories. État et administration, royaume et gouvernement, règle et décision sont mutuellement liés et existent l’un par l’autre ; et pourtant — précisément à cause de cela — leur symétrie ne peut être ni parfaite ni garantie sans équivoque. Le roi et ses ministres, la "politique" et la "police", la loi et son exécution peuvent entrer en conflit, et rien ne garantit que ce conflit puisse être réglé une fois pour toutes. La machine bipolaire de la politique occidentale est toujours en train de se corrompre et de se briser, perpétuellement à la merci de changements et de révolutions qui remettent en cause son fonctionnement et sa bipolarité dans la mesure même où ils semblent les réaffirmer à chaque fois.
La primauté du gouvernement sur le royaume et de l’administration sur la constitution que nous connaissons aujourd’hui n’est pas sans précédent dans l’histoire de l’Occident. Elle a atteint sa première formulation radicale dans l’élaboration de la doctrine du rex inutilis par les canonistes du 13e siècle. C’est sur la base de ces élaborations qu’en 1245, le pape Innocent IV, à la demande du clergé et de la noblesse portugaise, a publié le décret Grandi non immerito, par lequel il déposait le roi Sancho II du gouvernement du royaume, qu’il s’était révélé incapable d’administrer, confiant à son frère Alfonso de Boulogne la cura et l’administratio generalis et laissant Sancho, cependant, avec sa dignitas royale. La double structure de la machine gouvernementale contient la possibilité que la bipolarité dans laquelle elle s’articule soit remise en question si elle cesse d’être fonctionnelle pour le système. Il est cependant significatif, puisqu’aucun des deux côtés du pouvoir n’a son fondement en lui-même, que même dans ce cas extrême, la dignité royale ne soit pas supprimée. La dualité légitimité/légalité n’est qu’un aspect de cette bipolarité : le royaume légitime le gouvernement et pourtant la légitimité n’a d’autre sens que la légalité des actions et des mesures du gouvernement.

15 mars 2023

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Les deux visages du pouvoir 4 : anarchie et politique

C’est un constitutionnaliste allemand de la fin du XIXe siècle, Max von Seydel, qui a posé la question qui semble aujourd’hui incontournable : "Que reste-t-il du royaume si l’on supprime le gouvernement ?" En effet, le temps est venu de se demander si la fracture de la machine politique de l’Occident a atteint un seuil au-delà duquel elle ne peut plus fonctionner. Déjà au 20ème siècle, le fascisme et le nazisme avaient répondu à cette question à leur manière par l’instauration de ce que l’on a appelé à juste titre un "État dual", dans lequel l’État légitime, fondé sur la loi et la constitution, est flanqué d’un État discrétionnaire qui n’est que partiellement formalisé et où l’unité de la machine politique n’est donc qu’apparente. L’État administratif dans lequel les démocraties parlementaires européennes ont glissé plus ou moins consciemment n’est en ce sens techniquement qu’un descendant du modèle nazi-fasciste, dans lequel des organes discrétionnaires en dehors des pouvoirs constitutionnels sont placés à côté de ceux de l’État parlementaire, progressivement vidé de ses fonctions. Et il est certainement singulier qu’une séparation du règne et du gouvernement se soit manifestée aujourd’hui même au sommet de l’Église romaine, où un pontife, se trouvant dans l’incapacité de gouverner, a spontanément déposé la cura et l’administratio generalis, tout en conservant sa dignitas.
La démonstration la plus extrême de la fracture de la machine politique est cependant l’émergence de l’état d’exception comme paradigme normal de gouvernement, qui, après avoir été en place pendant des décennies, a atteint sa forme ultime dans les années de ce que l’on appelle la pandémie. Ce qui, dans la perspective qui nous intéresse ici, définit l’état d’exception, c’est la rupture entre constitution et gouvernement, légitimité et légalité — et, en même temps, la création d’une zone dans laquelle ils deviennent indiscernables. En effet, la souveraineté se manifeste ici sous la forme d’une suspension de la loi et de l’établissement consécutif d’une zone d’anomie, dans laquelle le gouvernement prétend néanmoins agir légalement. Tout en suspendant l’ordre juridique, l’état d’exception prétend, en effet, être encore en relation avec lui, être, pour ainsi dire, juridiquement hors la loi. D’un point de vue technique, l’état d’exception invente en fait un "état de droit", dans lequel d’une part le droit prévaut théoriquement, mais n’a pas de force, et d’autre part des mesures et des dispositions qui n’ont pas force de loi acquièrent la force de la loi. On pourrait dire qu’à la limite, ce qui est en jeu dans l’état d’exception, c’est une force de loi fluctuante sans loi, une légitimité illégitime assortie d’une légalité illégitime, dans laquelle la distinction entre norme et décision perd son sens.
Il est essentiel de comprendre la relation nécessaire entre l’état d’exception et la machine politique. Si le souverain est celui qui décide de l’exception, l’état d’exception a toujours été le centre secret de la machine bipolaire. Entre royaume et gouvernement, entre légitimité et légalité, entre constitution et administration, il ne peut y avoir d’articulation substantielle. Dans la mesure où elle marque le point de leur coïncidence, la charnière qui les relie ne peut appartenir ni à l’un ni à l’autre pôle et ne peut être en elle-même ni légitime ni légale. À ce titre, elle ne peut être que l’objet d’une décision souveraine, qui les articule ponctuellement par leur suspension.
Mais pour cette raison même, l’état d’exception est nécessairement temporaire. Une décision souveraine prise une fois pour toutes ne l’est plus, de même qu’une articulation permanente entre les deux pôles de la machine finirait par compromettre son fonctionnement. L’état d’exception normal devient indécidable et abolit donc le souverain, qui ne peut se définir que par la décision. Ce n’est certainement pas un hasard si le nazisme et l’État administratif contemporain ont résolument adopté l’état d’exception comme paradigme normal et non temporaire de leur gouvernement. Quelle que soit la définition que l’on donne à cette situation, la machine politique y a renoncé à fonctionner et les deux pôles — le royaume et le gouvernement — se reflètent l’un dans l’autre sans aucune articulation.
C’est dans le seuil entre royaume et gouvernement que le problème de l’anarchie peut être correctement situé. Si la machine politique fonctionne grâce à l’articulation des deux pôles royaume/gouvernement, l’exception souveraine montre clairement que l’espace entre les deux est en fait vide, c’est une zone d’anomie sans laquelle la machine ne pourrait pas fonctionner. De même que la norme ne contient pas son application, mais a besoin pour cela de la décision d’un juge, de même le royaume ne contient pas en lui-même la réalité du gouvernement et la décision souveraine est ce qui, en les rendant indiscernables, ouvre l’espace de la pratique gouvernementale. L’état d’exception est donc non seulement anomique, mais aussi anarchique, au double sens où la décision souveraine n’a pas de fondement et où la praxis qu’elle inaugure se meut dans l’indistinction entre la légalité et l’illégalité, la norme et la décision. Et comme l’état d’exception constitue la charnière entre les deux pôles de la machine politique, cela signifie qu’il fonctionne en capturant l’anarchie en son centre.
On peut alors définir comme authentiquement anarchique un pouvoir capable de libérer l’anarchie qui a été capturée dans la machine. Un tel pouvoir ne peut exister qu’en tant qu’arrêt et destitution de la machine, c’est-à-dire que c’est un pouvoir qui est intégralement destituant et jamais constituant. Pour reprendre les termes de Benjamin, son espace est l’état d’exception "réel", par opposition à l’état virtuel sur lequel repose la machine, qui prétend maintenir l’ordre juridique dans sa suspension même. Royaume et gouvernement y manifestent leur déconnexion définitive et il ne peut plus être question de restaurer leur articulation légitime, comme le voudraient les critiques bien intentionnés, ni de jouer, selon une conception mal comprise de l’anarchie, l’administration contre l’État. Nous savons depuis longtemps, avec lucidité et sans nostalgie, que nous nous déplaçons chaque jour sur ce seuil infranchissable et risqué, où l’articulation entre royaume et gouvernement, État et administration, norme et décision est irrémédiablement rompue, alors même que le spectre mortifère de la machine continue de tourner autour de nous.

17 mars 2023

Giorgio Agamben, Quodlibet.

AGAMBEN SUR PILEFACE

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Le Dieu Janus, bifrons, tenant une clé
Giulio Romano (Giulio Pippi)
Le Louvre

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