4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Qui a une poutre dans l’oeil ?
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Qui a une poutre dans l’oeil ?

Yannick Haenel, Charlie et le complotisme

D 10 mars 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Le complotisme, Charlie hebdo, février-mars 2023.
ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF

Charlie hebdo consacre son numéro hors-série de février-mars 2023 au complotisme. Belle initiative. Le bandeau bas du numéro nous interpelle : « Êtes-vous un complotiste d’extrême gauche ou d’extrême droite ? » Il me semble qu’il manque un terme : n’y-a-t-il pas aussi un complotisme d’extrême centre ? N’a-t-il pas été à l’oeuvre ces dernières années ?
On annonce ensuite le programme : « les pourvoyeurs du complotisme sur internet » — « la médecine contaminée par le complotisme » — « les repentis du complotisme ». Divers domaines sont passés au crible de l’analyse : la politique, la science, le climat, les réseaux sociaux, les médias (surtout ceux d’extrême droite). C’est fort documenté, précis, souvent drôle, bref précieux. La médecine est traité dans un article d’Antonio Fischetti Hippocrate en version parano. Là, je tique. N’y voyez aucune allusion au professeur Perronne. Je suis Charlie depuis longtemps (du verbe suivre). Je suis abonné (par solidarité). L’hebdomadaire a-t-il toujours fait preuve d’une grande lucidité dans ce domaine, la médecine, pendant la pandémie ? Au nom de la lutte contre les « antivax » (ce mot fourre-tout), n’a-t-il pas plutôt fait preuve du même aveuglement, du même manque de curiosité et d’investigation que la plupart des médias (presse écrite comprise) ? A-t-il toujours échappé à la censure des points de vue qu’il désapprouvait ? S’en est-il repenti ?
Dans ce numéro, Yannick Haenel, chroniqueur régulier, me semble intervenir de manière décalé ? C’est en tout cas comme cela que je lis son dernier article intitulé Qui a une poutre dans l’oeil ? La référence est évidemment évangélique (dans Charlie !) [1] Dans la lignée des analyses développées dans l’essai dont il fut co-signataire avec François Meyronnis et Valentin Retz — Tout est accompli (2019) — ou de ses propres livres, il déplace la question : au-delà du complotisme « classique » qui, devant une catastrophe, cherche toujours un manipulateur aisément identifiable, un coupable (quelqu’un, groupe, secte, tribu), et s’il y avait « un autre complotisme », plus sournois, plus anonyme, et donc plus difficile à identifier et, par là même, à combattre ? Ce que, dans le livre cité plus haut, les auteurs appelaient, à la suite de Heidegger, de Foucault ou d’Agamben, un « dispositif » [2] ? Ne pas voir ce dispositif n’expose-t-il pas à un aveuglement plus grand encore que celui auquel nous soumettent les complotistes à la petite semaine (la médiocrité n’enlève rien au pouvoir de nuisance de ces derniers) ?
Haenel cite Philip K.Dick, génial anticipateur d’un monde cybernétique de simulacres (Simulacres est le titre de son roman publié en 1964) [3]. Il cite aussi Olivier Cheval et son récent livre — Lettres sur la peste précédées de La domestication du monde. « Olivier Cheval établit de passionnants diagnostics sur la pandémie, écrit Haenel. Ce qu’il nomme le "Grand Séquestre" a été un moment de notre domestication cybernétique : "On ne confine pas une population qui n’est pas connectée à internet." » Si, historiquement, on a confiné bien avant l’existence du web, par exemple en 1348 pendant la peste noire (c’est pourquoi, en 2020, on a pu parler de « retour à des pratiques moyenâgeuses » [4]), il est indéniable que le type de confinement auquel nous avons été sommés de nous soumettre pendant la dernière pandémie n’a été possible que par le mimétisme encouragé par la mondialisation cybernétique. Cheval écrit :

Le Grand Séquestre peut aussi se lire comme le mouvement originel de l’auto-affectation du monde, la première épreuve de soi faite par le monde mondialisé. Qu’est-ce à dire ? Que le monde a déjà atteint un stade virtuel d’unification qui n’attendait plus que l’événement qui en autoriserait l’épreuve — que le Grand Séquestre fut le point d’immanence de la mondialité.

Il poursuit :

L’achèvement de la mondialité du monde doit s’entendre en deux sens : comme le terme d’une histoire et comme la disparition d’une forme de l’être. (je souligne)

Et encore :

Maintenant que l’interconnexion et la numérisation de tous les signaux ont lieu, il faut aller plus loin : la fin de l’Histoire qui commence avec internet est aussi la fin d’un monde en tant que dehors différencié et de l’humain en tant qu’autre chose qu’un composé chair-technologie.

Cette « disparition d’une forme de l’être » me plonge dans un abîme de réflexions. Elle mériterait une longue méditation. Que désigne ici le mot « être » ? La simple existence humaine ? Le célèbre complotiste Martin Heidegger écrit dans la Lettre sur l’humanisme (1946) :

« Le langage est la maison de l’Être. Dans son abri, habite l’homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. Penser est l’engagement par l’Être pour l’Être. Je ne sais si le langage peut unir ce double « par » et « pour » dans une seule formule comme : penser c’est l’engagement de l’Être »

Et aussi :

« Mais, si l’homme doit un jour parvenir à la proximité de l’Être, il lui faut d’abord apprendre à exister dans ce qui n’a pas de nom. Il doit savoir reconnaître aussi bien la tentation de la publicité que l’impuissance de l’existence privée. Avant de proférer une parole, l’homme doit d’abord se laisser à nouveau revendiquer par l’Être et prévenir par lui du danger de n’avoir, sous cette revendication, que peu ou rarement quelque chose à dire. C’est alors seulement qu’est restituée à la parole la richesse inestimable de son essence et à l’homme l’abri pour habiter dans la vérité de l’Être. [5] »

Si « la structure cybernétique » est la forme que revêt l’Être à un moment de son Histoire, comment penser « l’engagement » que la « situation » appelle ? Autrement dit, qu’en est-il de la responsabilité — du latin : respondere (« se porter garant, répondre de »), apparenté à sponsio (« promesse ») [6] — de notre « libre être-homme » qui, nous dit encore Heidegger, n’a rien à voir avec « l’existence privée » ? La question est incontournable si l’on veut déjouer le « complot » de et contre l’Être lui-même [7]. C’est « un combat spirituel aussi brutal que la bataille d’hommes » (Rimbaud, « Adieu », Une saison en enfer, 1873). Un combat spirituel qui peut passer par les armes — de la très triviale bataille d’hommes au corps à corps, d’une tranchée à l’autre, à la cyberguerre — quand certains complotistes, cette fois bien identifiés, décident de rayer un pays et un peuple de la carte.
« La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul » écrit Rimbaud dans la même phrase d’Adieu [8]. Sur ce plan aussi, on peut se demander, Dieu étant mort (« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! », dira Nietzsche) [9], qui a encore « une poutre dans l’oeil ».

GIF


Domenico Fetti, La parabole de la paille et de la poutre, 1619.
Metropolitan Museum of Art. ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF

Qui a une poutre dans l’oeil ?

C’est entendu, les complotistes sont des hurluberlus qui hallucinent une cohérence là où ne s’offrent que des coïncidences, et dont la perspicacité imaginaire n’est jamais qu’un besoin infantile de se donner raison. Non seulement ils ne voient pas la poutre qui est dans leur œil, mais en répandant leurs approximations, ils collaborent à la confusion générale, laquelle profite toujours à la domination que ces naïfs croient dénoncer.
Pour autant, il serait nigaud de ne considérer que le point de vue de ces désinformateurs qui, sans qu’ils le sachent, se révèlent au service des « puissants » qui les fascinent.
Je voudrais ainsi retourner le point de vue et envisager ici un autre complotisme — celui qui soumet chacun de nous à l’ordre établi. Ce complotisme-là n’a aucun besoin de se cacher, ni même de crypter son influence, puisqu’il nous gouverne : il s’est emparé de nos désirs et incube nos facultés de discernement.
Ce complot, s’il vise chacun de nous, ne dépend pourtant d’aucun organigramme, comme le croient les complotistes des réseaux sociaux qui en sont restés à une version old school du scénario : ni Bill Gates, ni Elon Musk, ni leurs actionnaires ne sont aux manettes — c’est bien pire. L’action de cette emprise d’un nouveau type relève de la structure cybernétique. Personne ne nous gouverne, et pourtant nous sommes gouvernés plus que jamais, le stockage de nos comportements d’acheteurs en témoigne.

Nous sommes sélectionnables,
c’est-à-dire sacrifiables

Dans La Domestication du monde (éditions Lundimatin/La Découverte), Olivier Cheval établit de passionnants diagnostics sur la pandémie. Ce qu’il nomme le « Grand Séquestre » a été un moment de notre domestication cybernétique : « On ne confine pas une population qui n’est pas connectée à internet. »
Olivier Cheval rappelle d’ailleurs que le Web fut inventé en 1989, au moment où s’effondrait le bloc communiste : l’uniformisation du monde s’est accélérée « au moment où plus aucun modèle ne se dress[ait] contre l’économie de marché ».
Obéir au confinement, adopter le pass sanitaire a été un dressage. Les romans paranos de Philip K.Dick voyaient juste : le quadrillage numérique des rapports humains est désormais en cours. Nous sommes sélectionnables, c’est-à-dire sacrifiables. Pour circuler, nous devrons bientôt nous connecter afin d’être autorisés. La crise sanitaire n’était qu’une répétition : ce qui se prépare, ce qui a déjà lieu, c’est la synchronisation technologique du monde. Si « complot » il y a, il est ici.
Il n’est pas sûr que dans ce monde unifié nous obtenions notre pass : la ségrégation accompagne toujours la surveillance. Il y aura ceux qui accéderont à tout, et ceux qui n’accéderont plus à rien. Ainsi coïncideront les délires des multinationales de la Silicon Valley avec ceux du régime chinois : ces deux puissances (les plus redoutables pour le monde à venir) ne s’opposent pas, elles se complètent.
Les 1% qui détiennent 48 % de la richesse mondiale n’ont même pas besoin de conspirer contre nous pour nous amoindrir : leur avidité complote naturellement pour faire servir leurs intérêts. La logique de l’accaparement mène à l’impunité, et l’impunité mène au crime : est-ce être complotiste que d’y voir la nature même du complot ?


Dessin de Félix.
Zoom : cliquez sur l’image.

Alors voilà. Imaginant une poutre dans l’œil des autres, je ne vois peut-être pas celle qui me barre l’esprit : en ces matières, chacun croit l’autre complotiste, et moi-même, et Charlie, passons­ nous aux yeux de nos adversaires pour des complotistes notoires. Qui complote ? Eux ou moi ? Qui est « eux » ? Qui suis-je ?
La pensée, avide de liberté, cherche à discerner ce qui l’aliène, ainsi risque-t-elle à tout moment de verser dans le complotisme. Ouvrons l’œil, mes amis, et rions de nous-mêmes afin de ne pas être aveuglés par la poutre.

GIF

Lettres sur la peste
précédées de La domestication du monde
Olivier Cheval

À Camille, j’ai demandé où nous en étions avec les anges. À Mathilde, où nous en étions avec le communisme. À Nino, où nous en étions avec le désir. À Martin, où nous en étions avec l’amour. À Yohei, Charlotte, à tous les autres aussi, où nous en étions avec la technique et la solitude.
Dans cette ère cybernétique qui assigne chacun à sa place, chez soi, il nous faut chercher des voies pour nous soustraire à l’enfermement, à la programmation et à l’oubli. Pour commencer, j’ai écrit des lettres à mes amis. (La découverte)

La domestication du monde
I. La coïncidence mondiale
II. Disponibilité et technique
III. La réalisation de la réalité
Lettres sur la peste
Lettre à Camille sur l’irréversible
Lettre à Mathilde sur le communisme de pensée
Lettre à Yohei sur la disparition du paysage
Lettre à Hassen sur l’époque de la technique
Lettre à Nino sur l’inassouvible
Lettre à Charlotte sur l’invivable
Lettre à Yuri sur l’avenir
Lettre à Martin sur l’inoubliable.

FEUILLETER LE LIVRE

GIF

VOIR SUR PILEFACE :
Penser entre la peste et le corona 1, 2, 3 et 4, par Fabrice Hadjadj
Aperçus sur l’Immonde ou la route de la servitude
La Fête à Venise : Contre la grande tyrannie
Réponses à La Règle du jeu sur le complotisme


[1Haenel aime beaucoup l’évangile de Mathieu, moi aussi, alors rappelons ce qui y est écrit :

« Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? Ou comment peux-tu dire à ton frère : Laisse-moi ôter une paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère. » (Matthieu, 7,3-5)

Mais aussi : Évangile de Luc, 6, 41 : « Qu’as-tu à regarder la paille dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil”, alors que toi-même ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Hypocrite ! Enlève d’abord la poutre de ton œil ; alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère. » (Traduction Louis Segond).

[2Cf. Le dispositif.

[3Je rappelle — Haenel s’en souvient sans doute — que le professeur Raoult, « sans être complotiste au premier degré » (comme l’écrit Fischetti dans Charlie — avec un sens aigu du second degré), a nommé, dès mai 2020, Philip K.Dick (« un des plus grands philosophes du XXe siècle : il a vu que la politique ressemblerait de plus en plus à un simulacre où les hommes et les femmes seraient des hologrammes ») pour nous inviter à comprendre le monde dans lequel nous étions entrés. LIRE ICI.

[5Je souligne.

[6Dictionnaire de la langue française.

[7Gardons-nous d’une vision irénique de l’Être. Gérard Guest, dans L’Infini n°95, nous a appris à voir le Danger en l’Être. Certains en appellent à un nouvel humanisme. Ce fut le cas de Sartre dans L’existentialisme est un humanisme. Heidegger écrit encore dans la Lettre sur l’humanisme (en réponse à la question de Jean Beaufret) « Vous demandez : Comment redonner un sens au mot "Humanisme" ? Cette question dénote l’intention de maintenir le mot lui-même. Je me demande si c’est nécessaire. Le malheur qu’entraînent les étiquettes de ce genre n’est-il pas encore assez manifeste ? On se méfie certes depuis longtemps des "... ismes". Mais le marché de l’opinion publique en réclame sans cesse de nouveaux. Et l’on est toujours prêt à couvrir cette demande. »

[8Je souligne.

[9Nietzsche, Le Gai Savoir, Livre troisième, §125, 1882.
Charlie en a pris acte, à sa manière. Cf. Vivre sans dieu ? et, plus récemment, Giorgio Agamben : La vérité et le nom de Dieu.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document