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Philosophes taoïstes (Lao zi, Zhuang zi, Lie zi) en Pléiade

Et le Huainan zi

D 24 février 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La précédente édition du tome I des Philosophes taoïstes datait de 1980. Elle était à refaire. Une nouvelle traduction due à Rémi Mathieu, traducteur en 2003, avec Charles le Blanc, du tome II, le Huainan zi, est parue à l’automne. Présentation.

Philosophes taoïstes, tome I :
Lao zi, Zhuang zi, Lie zi

Édition et trad. du chinois par Rémi Mathieu
Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 283), Gallimard

La légende rapporte qu’au retour d’une rencontre avec Lao zi, Confucius le décrivit à ses disciples comme aussi insaisissable qu’un dragon, « chevauchant les vents et les nuées ». On pourrait en dire autant du dao, « la voie » : l’impossibilité à l’appréhender est le gage de sa toute-puissance. Si Confucius employait déjà ce terme, c’est avec Lao zi, Zhuang zi et Lie zi (autrement dit : Lao tseu, Tchouang tseu et Lie tseu) que le dao prend une signification beaucoup plus large pour devenir à la fois un principe et un moteur. Avec eux naît «  l’école du dao  ». La primauté doctrinale de leurs trois textes ne s’est jamais démentie jusqu’à nos jours. Tandis que le Lao zi peut presque être considéré comme un traité prescriptif, le Zhuang zi propose une œuvre riche en couleurs et en figures fantasques, et le Lie zi un ensemble de récits où le merveilleux côtoie le quotidien. L’influence de ces trois œuvres est immense, y compris en Occident.
Cette nouvelle édition, qui propose des traductions nouvelles ou récentes, se compose de la première version connue à ce jour du Lao zi — elle était jusqu’à présent inédite en français — et de sa version canonique, de la version classique du Zhuang zi en trente-trois chapitres, et du Lie zi intégral en huit chapitres. Ce volume forme désormais un diptyque avec le Huainan zi (tome II des Philosophes taoïstes dans la Pléiade), établi selon les mêmes principes en 2003.

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Le sage taoïste Zhuang Zi (Tchouang-Tseu) rêvant d’un papillon
(encre sur papier) par Taiga, Ike no (1723-76), 41 x 55,5 cm, collection privée. © Christie’s Images/Bridgeman.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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“Philosophes taoïstes” en Pléiade : un regard renouvelé sur trois œuvres fondatrices

À l’occasion de la parution dans la prestigieuse collection La Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard) d’une nouvelle édition des Philosophes taoïstes, Rémi Mathieu, le directeur de recherche au CNRS spécialiste de pensée chinoise qui a traduit et annoté le livre, nous présente les textes des trois grands fondateurs de ce courant, le Lao zi, le Zhuang zi et le Lie zi.

Avec le confucianisme et la tradition bouddhiste, le taoïsme constitue l’une des grandes sagesses historiques de la Chine. La prestigieuse collection La Bibliothèque de la Pléiade des éditions Gallimard publie une version entièrement nouvelle de ses trois œuvres majeures, rassemblées sous le nom Philosophes taoïstes : le Lao zi, autrement dit le Dàodéjīng (ou Tao-tö-king) attribué à Lao zi (plus connu sous le nom de Lao-Tseu), le Zhuang zi (les œuvres de maître Zhuang, également appelé Tchouang-Tseu) et le Lie zi (celles de Lie Yukou, ou Lie-Tseu). Une première œuvre courte et dense faite d’aphorismes, une deuxième plus théorique et une troisième plus composite qui s’appuie volontiers sur des récits et des contes : trois manières différentes de se familiariser avec le dao (ou tao), c’est-à-dire le « chemin ». Le sinologue et directeur de recherche au CNRS Rémi Mathieu, qui a traduit et annoté l’ensemble, nous présente le fruit de son travail.

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Pourquoi une nouvelle édition de ces Philosophes taoïstes ?

Rémi Mathieu : Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, le fait que les traductions de la Pléiade précédentes, qui dataient des années 1960-1980, étaient dans l’ignorance des découvertes archéologiques très importantes qui ont fourni de nouvelles versions au texte de Lao zi mais aussi des informations sur la façon dont il a été écrit et édité. Ensuite, de nombreuses études sont parues en Chine où le taoïsme a refait surface après une période assez sombre, pour des raisons politiques que chacun connaît, qui ont rendu difficile la vie intellectuelle – et qui continuent de peser. D’autres travaux ont été publiés, principalement aux États-Unis mais également en Europe, sur ces auteurs majeurs. Il était donc devenu nécessaire de proposer quelque chose qui rende compte de ce regard renouvelé. C’était aussi l’occasion d’une étude plus critique, avec des index et des notes copieuses qui permettent d’établir des liens entre tous ces auteurs et le Huainan zi qui fera l’objet du second volume des Philosophes taoïstes.

De façon à donner plus d’unité à ce qu’on appelle le taoïsme ?

Il faut rappeler que le terme « taoïsme » n’existe pas quand ces textes ont été écrits, c’est-à-dire environ au IVe siècle avant notre ère. En tant que doctrine et enseignement, il s’agit d’une invention relativement tardive par rapport à cette époque. Les premières catégorisations des penseurs chinois datent du début de l’Empire, aux environs du IIe siècle avant notre ère, quand la cour de l’empereur a souhaité établir une classification raisonnée des multiples écoles de pensée qui ont existé dans l’Antiquité. On a alors cherché à isoler et regrouper un certain nombre de penseurs – dont les trois principaux ici réunis – sous un terme unique qui est largement arbitraire, en considérant qu’ils étaient « taoïstes ».

“Il n’y a pas de définition du dao. C’est ce qui en constitue à la fois le charme et la difficulté : on ne sait jamais de quoi on parle”
Rémi Mathieu

Cette appellation de « taoïsme » vous semble-t-elle, au moins en partie, sujette à caution ?

Le terme tao ou dao est aussi ancien que la pensée chinoise et se prête à de multiples usages qui n’ont pas nécessairement de rapport avec la philosophie. Le terme est d’abord employé par les penseurs confucianistes du Ve siècle avant notre ère. La particularité de Lao zi est de lui avoir donné une nouvelle configuration.

Il a redéfini le dao ?

Non parce qu’il n’y a pas de définition du dao. C’est ce qui en constitue à la fois le charme et la difficulté : on ne sait jamais de quoi on parle. Ce terme s’applique à de nombreuses qualités, diverses et variées, qui ne sont délimitées ni dans le temps ni dans l’espace. Le dao n’a pas de nom… mais il faut bien en parler, et c’est donc une pure convention sémantique que de l’appeler dao. La traduction par « voie » est aisée pour les Occidentaux mais elle est restrictive et réductrice.

“Toute la philosophie occidentale ne fonctionne qu’à partir des définitions. Or la pensée chinoise en général déteste les définitions, et la pensée taoïste en particulier y répugne”
Rémi Mathieu

Parce qu’il y a plusieurs voies ? « La voie du ciel », « la voie de l’homme », etc. ?

Chaque élément qui compose le monde dispose de son propre dao, de sa propre logique interne. Et il y en a une qui subsume toutes celles-ci, qui est le dao global, qu’on peut aussi appeler l’Un, ou l’Unité, voire le Grand Tout. Mais un peu comme chez Spinoza (« Toute détermination est négation »), plus on définit, moins on saisit la notion car on réduit son ampleur et sa puissance. Or le dao est aussi un principe d’animation et une énergie.

La pensée occidentale a du mal à s’accommoder avec ce caractère indéfinissable et irréductible…

Parce que toute la philosophie occidentale est issue des penseurs grecs et ne fonctionne qu’à partir des définitions. Or la pensée chinoise en général déteste les définitions, et la pensée taoïste en particulier y répugne : les termes n’y sont jamais définis. À leur époque déjà, les premiers missionnaires étaient déroutés par cette manière de penser, et la querelle continue aujourd’hui : doit-on considérer qu’il existe une véritable « pensée » ou « philosophie » chinoise, ou rien de plus qu’une « sagesse » ? Le plus souvent, l’Occident lui refuse le qualificatif de philosophie et s’en tient à celui de sagesse… même si la recherche de sagesse ressemble quand même beaucoup à la philo-sophie ! Il suffirait pourtant d’admettre qu’il y a plusieurs manières de rechercher une sagesse qui n’obéit pas partout aux mêmes critères.

“Il y a un anti-intellectualisme taoïste qui commence avec Lao zi et qui se poursuit avec les autres. C’est un savoir qui passe par le non-savoir”
Rémi Mathieu

Mais on trouve chez Lao zi des formules qui invitent à renoncer au savoir, à délaisser l’argumentation…

Exactement, et c’est tout à fait fondamental. Il y a un anti-intellectualisme taoïste qui commence avec Lao zi et qui se poursuit avec les autres. C’est un savoir qui passe par le non-savoir : à partir du moment où vous cherchez à analyser un phénomène, à comprendre une chose, vous échouerez car analyser consiste à séquencer le réel et conduit donc à en perdre l’unité, à ne plus voir sa place au sein de la totalité. C’est Zhuang zi qui va le plus loin en ce sens en affirmant qu’il ne faut surtout pas réfléchir ou chercher à comprendre. Cela choque notre philosophie fondée sur la raison et sur la logique analytique.

Le taoïsme consiste aussi en une éthique fondée sur la frugalité et l’invitation à diminuer son soi…

Comme dans beaucoup d’autres philosophies, le taoïsme se méfie des désirs qui risquent de nous faire aller au-delà de ce qu’on pourrait appeler notre instinct, ou notre spontanéité. Zhuang zi et Lie zi font souvent l’éloge d’une vie très modeste et sont eux-mêmes décrits comme extrêmement pauvres, se retirant à l’écart du monde et refusant tous les honneurs, toutes les tentations et toutes les sollicitations. On raconte, par exemple, que Zhuang zi a refusé l’invitation d’un prince à le rejoindre et, indigné, a répondu qu’il préférait vivre comme la tortue qui laisse trainer sa queue dans la boue plutôt que de risquer sa vie à la cour pour prétendre y diriger le monde.

Comme Diogène le Cynique repoussant Alexandre le Grand ?

Tout à fait. Il faut bien comprendre que le taoïsme ne surgit pas de nulle part. Il arrive dans une époque où domine la pensée confucianiste, selon laquelle il faut réussir dans la vie, s’enrichir et occuper des postes haut placés et rechercher la gloire. À maints égards, le taoïsme s’inscrit comme une vision en miroir : refus de la gloire, de la réussite, de la richesse, de l’argumentation, de la connaissance.

Pour vivre mieux ?

On peut faire une lecture hygiéniste de ces textes, et les comprendre dans une perspective plus générale de la préservation de la santé. Pourtant, les premiers taoïstes sont hostiles à toutes les méthodes médicinales qui avaient cours à l’époque pour prolonger la vie, voire faire atteindre l’immortalité. Mais, dans l’histoire, on a interprété les textes taoïstes comme s’ils cherchaient à nous assurer une forme de bien-être. C’est une lecture réductrice mais qui a été faite et qui continue d’être faite, aussi bien en Chine qu’en Occident, parce qu’elle s’accorde bien à certaines tendances à la mode.

“À l’origine, les textes du Lao zi, et dans une certaine mesure ceux du Zhuang zi, sont des textes politiques, qui s’adressent au prince et à ses conseillers pour leur dire ce qu’il faut faire ou plutôt ne pas faire”
Rémi Mathieu

Cela ne correspond pas à la vocation originelle des textes taoïstes ?

À l’origine, les textes du Lao zi, et dans une certaine mesure ceux du Zhuang zi, sont des textes politiques, qui s’adressent au prince et à ses conseillers pour leur dire ce qu’il faut faire ou plutôt ne pas faire. À l’époque des Royaumes combattants, la Chine est constituée de principautés qui ne cessent de se faire la guerre et où les sages sont à la recherche du moyen de rétablir la paix et l’harmonie. Chacun y va de sa réponse et celle des taoïstes consiste à dire qu’il ne faut rien faire, ce qui semble paradoxal. Il s’agit de laisser faire, ou de réagir dans la spontanéité (qui est une valeur cardinale du taoïsme). Cette pensée de la non-intervention se retrouve au niveau de la pratique religieuse, qui consiste à suivre les phénomènes naturels et à ne pas se confronter à eux.

« Celui qui intervient échoue toujours », affirme le Lao zi…

Oui, cela exprime bien la pensée dominante chez les taoïstes.

C’est une non-intervention mais pour gagner, pour vaincre ?

Vaincre est un terme trop militariste et agressif. Il s’agit plutôt de l’emporter, de dominer. Et se préserver soi-même. On retrouve cela dans L’Art de la guerre de Sun zi : laisser l’adversaire s’épuiser, surtout ne rien faire, ne pas consommer ses propres forces et ne pas s’exposer soi-même de manière frontale. Cette pensée vaut pour de multiples aspects de la vie sociale, politique et militaire.

Et de la vie religieuse aussi, puisque le taoïsme a également un versant religieux ?

À l’époque des Royaumes combattants, c’est-à-dire à la fin de la période de la Royauté et avant la fondation de l’Empire au début du IIIe siècle avant notre ère, il n’y a que de la philosophie taoïste. La fondation de la religion taoïste n’intervient qu’au milieu du IIe siècle de notre ère, cinq siècles plus tard. C’est alors une autre logique, puisque ceux qui étaient vus comme des penseurs ont changé de statut pour être considérés comme des maîtres d’une école de pensée, puis comme des « saints » au sens des divinités auxquels un culte est rendu, etc. Il s’est d’ailleurs produit le même phénomène avec le bouddhisme, qui a commencé comme sagesse et philosophie avant de se muer en religion.

Lequel des trois auteurs que vous traduisez et présentez est le plus abordable ? J’ai l’impression que vous avez une petite prédilection pour Lie Zi, qui est le moins connu…

J’aime beaucoup les histoires de Lie zi, qui sont très agréables à lire et moins difficiles à comprendre ! Lao zi et Zhuang zi sont les maîtres les plus éminents et ce sont d’eux dont on trouve des statues dans les temples en Chine. En tant que maîtres fondateurs, ils ont gardé un temps d’avance sur les autres auteurs qui ont philosophiquement contribué à la formation de cette pensée mais ne sont pas autant sacralisés d’un point de vue religieux.

Rémi Mathieu, propos recueillis par Frédéric Manzini, philosophie magazine, 28 octobre 2022.

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Une statue de Lao Zi à Quanzhou
© Getty - Getty Images

Une nouvelle version des mystères du “Dao” vient de paraître

Affaire en cours. Lundi 28 novembre 2022

La toute première version connue du "Dao" texte fondateur du Taoïsme vient d’être traduite en français. Rémi Mathieu, sinologue et directeur de recherche au CNRS, nous explique en quoi cette découverte est importante.

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Le dao que l’on peut traduire par « La voie » ou « le chemin à suivre » n’est pas un système ni même une école mais une lignée doctrinale que l’on doit à l’origine à trois auteurs : Lao Zi, Zhuang Zi et Lie Zi. Si l’origine du taoïsme reste incertaine, leurs écrits ont servi de référence tout au long de l’histoire, ils sont les pères fondateurs de cet enseignement. La Bibliothèque de la Pléiade propose une nouvelle version de ces trois œuvres majeures. Au micro de Marie Sorbier, Rémi Mathieu nous en explique les enjeux.

D’inestimables découvertes archéologiques
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Les ouvrages des philosophes taoïstes avaient grand besoin d’une nouvelle traduction. En effet, celles qui existaient remontent aux années 1980, et avaient elles-mêmes pour base des traductions parues en 1960. Ainsi, elles ne prenaient pas en compte les découvertes archéologiques de la fin des années 1990, et en particulier celle d’octobre 1993 qui eut lieu dans le site de fouilles de Guodian, au Hubei, dans une province du centre sud de la Chine.

"Cette découverte a procuré des textes très importants, notamment des textes inconnus, d’obédience confucianiste." Rémi Mathieu

Ce site archéologique, datant du IVᵉ siècle avant notre ère, a permis de trouver le témoignage des versions les plus archaïques qui permettent d’établir que le texte a existé. Ces trésors ont même été comparés aux manuscrits de la mer Morte dans la Bible.

Rémi Mathieu souligne que ces nouvelles versions ont l’intérêt paradoxal d’être très semblables aux versions canoniques. Sans être absolument identiques, elles ont quelques points communs avec la version finale.

"Il y a une permanence dans l’écriture de ce texte. Bien sûr, cela ne nous donne pas d’idées très précises sur leur auteur car l’attribution à l’auteur reste une pure convenance, sans aucune preuve." Rémi Mathieu

Des versions mises à jour
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Le mystère reste entier sur le contenu de ces versions, et Rémi Mathieu s’interroge : sont-elles une anthologie, un choix ? Constituent-elles des textes parallèles à d’autres versions qui circulaient en Chine au même moment ? Ou bien peut-on les considérer comme la source ? À cette question, les spécialistes ne sont pas d’accord et il paraît indispensable à Rémi Mathieu de procurer, dans l’édition de la Pléiade, cette version fondatrice.

Ces trois textes permettent d’avoir trois approches différentes afin de se rapprocher du sens du Dao, "La voie", assez obscure pour les Occidentaux mais pas seulement puisqu’elle est tout aussi inintelligible pour les non-Occidentaux.

"Lao Zi disait qu’il ne savait pas ce qu’était le Dao, il ne souhaitait même pas en parler parce que, disait-il, en parler c’est montrer qu’on n’en sait rien. Et ceux qui n’en parlent pas sont les seuls qui montrent qu’ils ont vraiment compris de quoi il s’agit." Rémi Mathieu

Le taoïsme, une notion sans définition
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Le taoïsme est justement une notion dont on ne définit pas les termes. La notion même de taoïsme n’existe pas, c’est une invention des bibliographies de l’époque des Hans. C’est une pure convention, très classificatrice.

"Ces trois auteurs ne se reconnaissaient pas comme taoïstes, un peu comme Marx ne savait pas qu’il était marxiste." Rémi Mathieu

Des trois ouvrages, à l’exception de Lao Zi qui a une cohérence interne indubitable, les deux autres ouvrages, à savoir celui de Zhuang Zi et celui de Lie Zi sont des ouvrages composites. Selon Rémi Mathieu, il est absolument certain qu’ils ont été écrits par différentes personnes à différentes époques et avec des systèmes idéologiques qui ne sont pas totalement compatibles.

"On trouve des contradictions à l’intérieur même de chacune de ces œuvres, en particulier du Zhuang Zi qui est certainement le livre le plus court, le plus passionnant, puisqu’il aborde à la fois des questions purement métaphysiques, des questions politiques, d’hygiène corporelle, et des questions existentielles." Rémi Mathieu

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Lao zi chevauchant un bœuf (détail) par Zhang Lu, époque Ming.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Philosophes taoïstes
Traduit et annoté par Rémi Mathieu
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1136 p., 65 euros

Notre très ancien Occident gréco­-romain et judéo-chrétien est en crise, c’est du moins l’image qu’il donne de lui aujourd’hui. Il doute, se voit en danger, menacé par des forces hostiles, craint pour son avenir. Peur infondée ? Fantasmes ? Masochisme, symptômes d’une haine de soi ? En tout cas, il a face à lui des blocs antagonistes, des civilisations, des États, des forces politiques, des idéologies, des religions, qui sont loin, eux, d’être rongés par le même mal. En sont-elles pour autant plus assurées de leur puissance, de leur pérennité ? Ainsi la Chine. On se demande ce qu’a pu de­ venir ce pays qui connut une des plus riches cultures au monde, laquelle se manifesta et se développa depuis le 5e siècle avant J.-C. et dont le volume de la Pléiade nous donne à lire les grands textes qui la forgèrent, cet en­semble de « doctrines » composé des écrits des trois plus importants philo­sophes taoïstes, adeptes de la « voie » (le dao).
Quel cataclysme dans la pensée s’est produit, et à quel moment (la conversion à un marxisme dénaturé, aggravé dans sa version maoïste ?), pour qu’une civilisation fondée sur une philosophie, une littérature ouvrant à une « perfection de soi », à une « sagesse », ait conduit des millions de personnes à vivre dans un asile à ciel ouvert. Rappelons-nous, lors de la pandémie du covid, les images qu’incrédules et effarés nous avons vues sur nos écrans de télé : ces fantômes dans les rues, vêtus en cosmonautes, ce peuple entier incarcéré, victime d’une obsession folle. d’un projet scientifiquement insensé : le zéro covid.

ZUANG ZI. BENOÎT XVI

Revenons à la Chine ancienne. Quelle révolution et quelles leçons radicalement nouvelles apportèrent dans les domaines de la philosophie, de la politique, de l’éthique, les auteurs du Tao-ta-king (ou Dao de jing), ces tenants « de la voie et de la vertu », que furent Lao zi (Lao Tseu), Zhuang zi (Tchouang-t seu), Lie zi (Lie Tseu) ? Et qu’avons-nous à apprendre d’eux, occidentaux déboussolés que nous sommes, citoyens de démocraties ou malheureux sujets de dictature ? Tentons de vérifier si, au-delà des millénaires qui nous en séparent, certains éléments de leurs sages « doctrines » ne se retrouvent pas, parfois, pour le meilleur, dans la pensée occidentale.

Voici quelques thèmes.

Conception du temps. « Il y eut un commencement. Il y eut ce qui n’avait encore jamais commencé d’avoir un commencement. Il y eut ce qui n’avait pas encore jamais commencé de n’avoir pas commencé d’avoir un commencement » (Zhuang zi). Sommes­ nous si loin de ce que Agamben, dans le christianisme, oppose entre temps historique et temps messianique ; et de Benoît XVI sur la fin des temps ?
Humanisme. La lutte menée, par les taoïstes, contre l’Humanisme étant incarnée à leurs yeux par leur aîné Confucius. Une telle offensive n’est pas sans rappeler celle engagée par quelques-uns des philosophes post-structuralistes de notre siècle passé, Althusser, Foucault, Deleuze, Derrida.

POUTINE, XI JINPING

La politique et la guerre. « L’homme de bien au repos, valorise la gauche ;/ Mais quand il manie les armes, il honore la droite. » « Plus nombreux sont les interdits/ Plus nombreux dans le peuple sont les rebelles. » « Si l’on gouverne un État d’une manière juste/ Et que l’on considère comme funeste l’emploi des armes/ Alors, sans intervenir dans les affaires, on peut s’emparer du monde entier [...] Il n’est malheur plus grand que de mépriser l’ennemi » (Lao zi). À communiquer au misérable va-t-en-guerre Poutine et à son homologue Xi Jinping qui s’apprête à envahir Taïwan.
Le racisme et la haine. « Tous les hommes vulgaires adorent ceux qui leur ressemblent et détestent ceux qui en différent » (Zhuang zi). « Répondre à la rancœur par la bienveillance », « Moi, je possède trois trésors/ Que je garde et préserve/ Le premier est dit (compassion) » (Lao zi) Allons, le christianisme n’est pas loin. Quant aux considérations sur le Bien et le Mal, saint Paul non plus, dans sa première Épître aux Thessaloniciens. Écoutons Lao zi : « Savoir ne pas savoir est le plus grand des biens/ Ne pas savoir ne pas comprendre est le plus grand des maux/ Ce n’est qu’en considérant ce mal comme un mal/ Que par là même, on ne souffre pas de ce mal. » Si le sage agit sans agir, continue Lao zi, « Il fait en sorte que tous les sachants/ Ne se permettent jamais d’intervenir ». Bataille, avec sa notion de « non savoir », de « négativité sans emploi » aurait ses aises à suivre la voie de cette sagesse.

ENTRE LA FEMELLE ET LE MÂLE

L’image du monde. Malheureux Galilée et Giordano Bruno, que n’eurent­-ils vécu en Chine, des millénaires avant J-.C., devisant paisiblement avec un homme comme Zhuang zi. Ils auraient pu, sans risques pour leur vie, se poser la question de savoir comment le ciel tourne, si la terre est stable ou non, si le soleil et la lune se disputent leur place, et quel mécanisme les entraîne. Plutôt que l’humiliation ou les flammes du bûcher. ils auraient ainsi connu « la joie suprême ». Pour ceux de nos contemporains que les tourniquets entre sexe et genre affolent, la souple dialectique taoïste du Yin et du Yang pourrait apaiser leur angoisse et refréner leurs pulsions agressives. « Qui connaît sa virilité préserve sa féminité » ; quant au nouveau-né, s’il ne connaît rien des rapports « entre la femelle et le mâle », cela ne l’empêche pas d’avoir déjà une « complète érection ». De même, dans les incessants débats sur la vie et la mort, suivre la voie du dao conduirait opposants et partisans de l’euthanasie à plus de sagesse lors de leurs affrontements .
Lao zi : « Lorsqu’un grand clerc entend parler de la voie/ C’est avec diligence qu’il la met en pratique. » Je viens d’entendre parler de la « voie », hélas je ne suis pas un grand clerc et crains de ne pouvoir aisément la mettre en pratique. Mais, qui sait, quelques lecteurs de cette chronique que j’aurais persuadés de lire le volume de la Pléiade pourraient appartenir aux chanceux en voie vers l’Harmonie.

Jacques Henric, art press 508, mars 2022.

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Résonances

Dans sa récente chronique, Jacques Henric esquisse d’audacieux rapprochements entre certains penseurs occidentaux et la pensée chinoise [1]. Il va même jusqu’à écrire : « Allons, le christianisme n’est pas loin. » Cela m’a rappelé un article que j’avais commis il y a quatorze ans dont je reprends ci-dessous quelques passages.

En 2003, la collection de La Pléiade éditait le tome II des Philosophes taoïstes, le Huainan Zi, traduit, présenté et annoté par Charles Le Blanc et Rémi Mathieu [2].

A cette occasion Philippe Sollers publiait un article enthousiaste, Splendeur et subtilités du taoïsme. Les lecteurs de Tel Quel et de L’Infini savent que "la Chine ancestrale" est l’objet d’un questionnement incessant depuis maintenant plus de quarante ans.

Dans Déroulement du Dao [3], publié dans L’Infini n° 90 (Spécial Chine, printemps 2005), Sollers parle, citant Heidegger, d’"un libre espace pour le jeu du Temps". Il écrit :

Le terme résonance est très important pour la pensée chinoise puisque Dao, Yin, Yang... tout entre en résonance. Chaque chose, chaque élément, chaque événement entre automatiquement en résonance avec d’autres. Et il est à ce moment-là flagrant que la musicalité de ce qui apparaît / disparaît est la chose la plus importante.

Qu’est-ce que la "résonance" ? Il y a dans le Chapitre VI du Huainan zi (p. 271) un passage admirable :

" Quand l’accordeur de cythare heurte le gong sur un instrument, le gong de l’autre résonne ; quand il pince le jue sur un instrument, le jue de l’autre vibre. Cela résulte du fait que des notes semblables sont en harmonie mutuelle.
Imaginons maintenant qu’il modifie l’accord d’une corde, de sorte que celle-ci ne corresponde à aucune des cinq notes et que, lorsqu’il la frappe, les vingt-cinq cordes de chacun des instruments se mettent toutes à résonner. Dans ce cas, c’est que le son encore indifférencié, le souverain des notes, y a pris forme. Ainsi, celui qui communique avec l’harmonie suprême divague comme un homme parfaitement ivre ; il s’abandonne aux douceurs d’un sommeil où il erre et s’ébat, sans savoir comment il est parvenu à cet état. S’enfonçant dans une agréable tiédeur, se perdant dans une moelle hébétude, il est comme s’il n’avait pas encore commencé à émerger de son origine. Telle est ce qu’on appelle "la grande communication" [la "résonance totale"]. " [4]

Dans Déroulement du Dao Sollers parle de ses romans mais chacun sait qu’il s’agit de romans philosophiques — en un sens radicalement nouveau — où écriture, parole, rythme, récits, citations et pensée sont inséparables.

Qu’en est-il de la pensée à l’oeuvre dans le Huainan zi ? Comment cette pensée entre-t-elle en résonance avec l’oeuvre de Philippe Sollers ?

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Splendeur et subtilités du taoïsme

Édition moderne du Huainan zi par Liu Wendian (1889-1958),
imprimée par la Commercial Press, Shanghai, 1923.
Le dao  !
Il couvre le ciel et porte la terre (I, Ia) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Lecteur bénévole, improbable et sincère, tu n’as, ces temps-ci, qu’un livre à te procurer d’urgence pour le méditer sans cesse pendant les années à venir : le merveilleux Huainan zi, tome II des Philosophes taoïstes de « La Pléiade ». Il t’est aussi nécessaire que la Bible, Homère, Shakespeare ou les Essais. La traduction et les notes de ce grand classique chinois sont exceptionnelles. Tu pourras aussi admirer quelques reproductions de statuettes, de manuscrits ou d’objets puissamment évocateurs : un immortel, une danseuse, des bannières funéraires, un brûle-parfum en forme de coeur montagneux de jade. Certaines de ces pièces ont été découvertes seulement en 1972, en pleine tempête maoïste. Te voici donc devant la Chine éternelle dont tu sais si peu de choses, puisque tu n’as jamais pu compter sur les religions ou les philosophes pour t’informer vraiment à ce sujet.

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Danseurs

Où sommes-nous ? Dans le sud de la Chine, au IIe siècle avant notre ère, sous les Han. L’auteur, Liu An, reçoit, à 7 ans, le titre de marquis de Fuling. C’est un enfant précoce, passionné de lecture et de musique, doué pour la composition littéraire, ne s’intéressant pas à l’équitation ni à la chasse, passe-temps favoris des jeunes nobles de son époque. A 15 ans, il est prince de Huainan. Il accueille aussitôt des savants venus de toute la Chine, développant ainsi une cour brillante, littérature, science, pensée. A 40 ans, il est en pleine gloire. C’est un prince, c’est un écrivain. Il a une femme, un fils, une fille. Mais aussi une concubine et un autre fils. Son neveu, Wu, devient empereur, tout semble aller bien, mais les ennuis commencent vite. Il est bientôt suicidé ou exécuté pour raison d’Etat.

Qu’est-ce que ce gros livre étrange ? Une encyclopédie, une mosaïque de contes et de réflexions ? Un poème enveloppant, un traité métaphysique, un roman cosmique et moral ? Les présentateurs de cette édition ont le mot juste : il s’agit, pour eux, d’une « projection holographique à partir d’un point focal » (forme dynamique de la synthèse). Tout tient dans ce mot, dao, dont on ne finit pas de donner l’interprétation stable et changeante. Le lecteur occidental doit s’habituer à dire dao et non plus tao (de même qu’il se rend désormais à Beijing et non plus à Pékin).

Dans le même mouvement, il devra se demander s’il comprend réellement ce dont on lui parle. Le dao, la Voie, pénètre tout, orchestre tout, s’éprouve plus qu’il ne se définit, est un principe d’alternance (yin, yang), mais reste insondable quoique connaissable. A travers lui, on peut développer des considérations sur l’astronomie, l’histoire, la médecine, le magnétisme, l’alchimie, les miroirs solaires, les instruments de mesure, la musique, la guerre, le gouvernement, la navigation par les étoiles, le gouvernail axial, l’insémination de l’huître pour obtenir une perle, les plantes, les couleurs, les animaux, les rites, la mythologie. L’essentiel, ici, est de percevoir que tout se répond, est en « résonance » (ganying). Le ciel est rond, il couvre ; la terre est carrée, elle engendre ; la quadrature du cercle n’a rien d’absurde grâce au dao ; la vie et la mort sont équivalentes ; les saisons rythment le temps ; l’harmonie imprègne toute chose ; les affinités électives suivent leur cours. Vous passez de propositions sur le néant et le vide à de petites fables sur ce qui s’ensuit dans l’existence. « Le dao est si haut que rien ne lui est supérieur, si profond que rien ne lui est inférieur. Il est plus plan que le niveau, plus droit que le cordeau ; ses cercles sont plus ronds que ceux du compas, ses angles plus précis que ceux de l’équerre. Il embrasse l’espace-temps si bien que rien ne lui est intérieur ni extérieur ; il communique avec le ciel et la terre sans rencontrer d’obstacle. Aussi celui qui fait corps avec lui n’éprouve-t-il ni peine ni joie, ne connaît ni contentement ni colère ; il veille sans inquiétude, dort sans rêve. Quand les êtres apparaissent, il les nomme ; quand les événements se produisent, il leur répond. »

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Immortel

Le saint chinois est à l’image des résonances des lumières spirituelles : « La sainteté est comme le ciel. Eloignez-la, elle se rapproche ; conviez-la, elle prend ses distances ; examinez-la, elle ne se livre pas ; contemplez-la, elle ne sera jamais vide. Mesurée à l’aune d’un jour, elle est insuffisante, à l’échelle d’une année, elle est surabondante » (chapitre XX, « De la synthèse ultime, Taizu »). Voilà, c’est tout simple, éblouissant, subtil, évident, mystérieux. On est convaincu sans savoir pourquoi, le comment s’impose au pourquoi. Ce qui ressort de cette description minutieuse de la réalité concrète (et parfois fantastique), c’est un esprit libre et indépendant, souple, silencieux, insouciant. « Je désire vivre, mais je n’en fais pas une affaire. Je hais la mort, mais je ne la refuse pas. » Ou encore : « On saute du néant à l’être et de l’être au néant sans qu’il y ait ni fin ni commencement. Personne ne sait d’où il est éclos. »

Nous qui vivons désormais sur une planète de plus en plus lourde, fermée, bavarde, morbide, nous écoutons ces messages comme s’ils venaient d’une éclaircie que nous refusons de voir. « Les hommes d’autrefois appréciaient les saveurs sans être avides ; ceux d’aujourd’hui sont avides sans apprécier les saveurs. » En somme, l’être humain est avide par manque de vide. Le saint, lui, « a fait un pacte avec l’état brut du grand chaos et se tient au milieu de la clarté parfaite ». Ou encore : « Il habite un endroit sans aspect, il réside dans le sans-lieu. Il se meut dans le sans-forme, se tient en repos dans l’incorporel. Il existe comme s’il n’était pas, vit comme s’il était mort, sort du sans-intervalle et y pénètre. » Ou encore ceci, très pratique, venant de l’immortel Lao zi : « Connais ton masculin, garde ton féminin, deviens le ravin du monde. »

Philippe Sollers, Le Monde du 23.05.03.

Huainan Zi, encyclopédie chinoise antique

Les grands traités du Huainan zi

Extraits

*


Déroulement du Dao et Paradis

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Le dieu Fuxi (avec Nügua), peinture faîtière sur brique, (haut. 40 cm, larg. 24 cm), d’un tombeau scellé entre -86 et -49 ; découverte à Buqianqiu (près de LUOYANG) en 1957, conservé in situ.
Jamais, ils n’étalèrent leurs mérites au grand jour ni n’exaltèrent leur renommée. Ils gardèrent caché en eux le dao de l’homme véritable, épousant la constance du ciel et de la terre. Comment cela fut-il possible ? C’est que leur dao et leur vertu communiquèrent avec ce qui est en haut, tandis que leur savoir artificieux fut oblitéré (VI, 12a).

On lit dans le Huainan zi cette phrase [5] :

« De la rivière Luo sortit le Danshu, le "Livre rouge". »

En chinois danshu (單數) signifie singulier.


Julia Kristeva sur le pont de la rivière Luo.
Photo Philippe Sollers. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Un vrai roman, 2007 (p.126) :

« Je n’oublie pas les grottes de Longmen, ce petit temple taoïste en ruine près de Nankin, ni la mince et noire rivière Luo d’où est montée la tortue révélant l’écriture idéographique. L’écriture au plus près des transformations et des mutations, c’est mon sujet, je n’en ai pas d’autre. »

Je relis une nouvelle fois Déroulement du Dao, ce texte publié au printemps 2005. Sollers y cite un extrait de Paradis dont je prélève à mon tour quelques passages :

« nous sommes, nous dit Sollers, au bord de la rivière Luo à LUOYANG [6] [je souligne] en train de regarder sur un petit pont de bambou assez fragile, la mince rivière noire d’où est sortie selon la légende, la tortue portant sur ses écailles l’écriture chinoise » :

« la danse vraiment danse ne sera jamais dans la danse statues pour dire quoi les bornes du sans qui les bornes du sans quoi marquées pour faire quoi mur d’orchestres les figures ne comptent pas trop terrestres mais le trait projeté bronzé et en bas le fleuve remous glacé chauffé trou et en bas plus bas la tortue la mue luo vieille vieille dao dans hâte sans date et en bas plus bas océan nuage et voilà ça remonte en haut pour pleuvoir dragon entre ciel et mer crêtes nage bonzes brûlés marécage pluie fine suie pluie sans fin sur nankin bruits bambous bruine temple fouillis buissons abandon deux types avec aquarelles assis sous le porche bref salut ni vu ni connu voûte pour assemblée disparue grande ouverture pour fenêtre »

« comment venir sans venir partir sans partir être là et pas là visage caillou et hibou comment tenir le fil l’entre-deux le bleu ça c’est la chine et j’aime la chine j’en rêvais avant de savoir qu’elle vivait mon système nerveux la voulait méridiens point poussée des aiguilles corps poreux poncés ponctués il faut les voir le matin faisant leur gym déliée petit jour de shanghaï cargos jonques radeaux chaleur miroitante et eux chacun dans sa voix son canal isolé tournant recyclant bras torse jambes pointes plantes pieds mains planées ne se regardant pas ne se parlant pas quel silence sept heures à pékin cent mille vélos en cadence mal réveillés ciel rose violet accoudés sur les guidons droits couchés indifférents souples »

« la chine a pris les mathématiques aux chrétiens pourquoi pas l’histoire au marxisme pour le reste elle en a vu d’autres mongols européens japonais russes américains ou indiens glissade noyade oubli pfuitt catéchisme la politique passe mais pas la poésie je ne peux pas dire la poésie-poésie bien sûr pas la poésie des poèmes pas celle des ambassadeurs ni des militants amateurs pas celle qui dit quelque chose ni d’ailleurs celle qui ne dit rien pour faire bien non tout un autre effet déclic génétique inscription du fond perception comme ça cyclotron pas plus le style emphatique mystique surréalo-anémique que le symbolisme phallique ou le didactique merdique bref ni ça ni ça mais autrement l’autre ça et l’autre ça est est dans l’os membres de cheveux sperme pliure riure embouchure dans le génital qui fuit pangratuit bref la poésie est dans le roman qui fait du roman mille poésies c’est-à-dire suspens n’importe où civilisation de l’à-coup »


Pagode de la Grande Oie. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« oui en chine près de la luo noire argentée comme un vieux poisson du tréfonds tortueuse luo qui attend s’attarde s’élargit blanchit et se rétrécit [...] et plus tard le bain près de xian source chlorate sulfate sodium manganèse tiède pavillon des tang hors circuit petit geste des guides et alors là vraiment la surprise elle et moi parfumés nus muscles nourris de métal attente détente fou rire chez la favorite de l’empereur embrasse-moi mon enfant ma soeur lave-moi ma femme ma fleur jardin fermé fontaine scellée myrrhe encens canelle henné je t’ai éveillée là même où ta mère t’a conçue enfantée mets-moi comme un sceau sur ton corps amour fort de mort les grandes eaux ne peuvent pas l’éteindre les fleuves le submerger étincelle et couteau plongé c’est pourquoi quand l’écriture dit viens du liban à travers larynx langue lèvres dents c’est comme si la voix disait au verbe viens car la voix et le verbe sont un et la voix est le genre et le verbe l’espèce viens allonge-toi repose-toi contre moi montagnes rondes vertes on aurait cru flotter sel moussé tasse de thé bonbons cigarettes le soleil s’infiltre dans la pagode de la grande oie nuite dans la cité interdite colonnes rouges sang murs de sang jaune et rouge et jaune bleu rouge et orange bleuté ocre rouge disque blanc troué coupe ciel jade foutré contour miel escaliers blancs piano chance nuit éclairée premier mai porte de la cloche porte du tambour [7] place de la paix céleste couvre-feu ou encore temple bleu or pavoisé drapeaux rouges bambous pliés aérés chine au ralenti nerfs au frais chine... » [8]

Le journal de Marcelin Pleynet indique que le séjour à Luoyang et à Xian eut lieu du 22 au 28 avril 1974. On peut sans doute considérer que c’est à ce moment-là (ou en souvenir de ce moment-là) qu’ont été écrites ces pages de Paradis.

On aura noté que, dans le dernier passage, Sollers, depuis la Chine, réécrit le Cantique des cantiques.

Dans Déroulement du Dao, il commente ainsi :

Nous étions dans Paradis, et vous avez vu en passant la Chine avaler en quelque sorte la Bible. Ici, Le Cantique des cantiques. C’est un livre où l’on peut suivre le dialogue, parfois violent, entre la Bible et le taoïsme ou la Chine. C’est-à-dire deux fonctions fondamentales qu’il s’agit de penser en tant que nous pourrions ouvrir un dialogue entre l’Occident et l’Orient [9].

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Roland Barthes et Julia Kristeva
devant la pagode de la Grande Oie à Xian
Crédit : JK

Dans Paradis III, le narrateur écrit : « je tape chine toujours je demande au clavier sa mémoire de chine toujours je demande au clavier sa mémoire de chine toujours rien d’autre à faire l’instinct des touches ne s’oublie pas ». Eh bien, tapez chine toujours ou tapez simplement chine et vous irez de surprise en surprise.


[1Il aurait même pu ajouter le nom de Heidegger. Cf. Le mot de Lao-tseu est Tao, et il signifie : chemin ou celui de François Jullien. Cf. Moïse ou la Chine.

[2En 2003, Jean-François Billeter en avait une recension assez critique dans Études chinoises. LIRE ICI . Dans l’entretien reproduit plus haut, Rémi Mathieu déclare à propos du Huainan zi qu’il « fera l’objet du second volume des Philosophes taoïstes ». Faut-il entendre qu’il y aura une refonte de l’édition de 2003 ? Pas sûr puisque les deux volumes des Philosophes taoïstes font l’objet d’un coffret paru en octobre 2022. Cf. Philosophes Taoïstes I, II. Coffret.

[4Résonance : sur la signification de ce terme, voir l’introduction de Charles Le Bras au Chapitre VI du Huainan zi, p.251 et suivantes, notamment la page 253 : "La résonance mutuelle entre les catégories d’êtres est obscurément mystérieuse et profondément insaisissable : on ne peut ni en rendre compte par la connaissance ni l’expliquer par la discussion. " " La résonance trouve son accomplissement dans "l’homme véritable" : l’homme idéal du taoïsme." L’accordeur de cythare en est une des allégories.

[5Chapitre II, 21a, Pléiade, p.80 (le Danshu est un livre prophétique de l’Antiquité).

[6

[7" Certains trouvent leur joie dans l’étalement de cloches et de tambours... ", lit-on dans le Huainan zi (Du dao originel, p.37.)

[8Paradis, Points, p. 146-147.

[9Cela a donné lieu à une thèse dirigée par Philippe Forest : LA CHINE CHEZ SOLLERS : Une voie pour interroger l’Occident à travers l’Orient pdf .

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