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OVIDE. Les jeux du vers et de l’amour. Entretien avec Danièle ROBERT

OVIDE : L’Art d’aimer et autres pensées de l’amour.

D 20 février 2023     A par Viktor Kirtov - Danièle ROBERT - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Danièle Robert vient de publier chez Babel, un nouvel opus dédié à Ovide : « L’Art d’aimer et autres pensées de l’amour. » et nous l’avons interviewée par mail. Cette grande traductrice nous éclaire sur Ovide, ses écrits et son temps et aussi sur son approche de la traduction de ce poète latin. La date de parution de ces recueils se situe entre 15 et 1 avant J.-C. :

L’ENTRETIEN

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Danièle Robert en son jardin
© Christian Tarting

VK DANIELE ROBERT, vous êtes une spécialiste d’Ovide dont vous avez traduit la totalité des œuvres lyriques, publiées d’abord en trois volumes bilingues, de 2001 à 2006, puis, à partir de 2018, en français seulement et, disons, en ordre dispersé de même que sous des titres nouveaux. Ainsi, le tout dernier opus qui vient de paraître dans la collection “Babel” d’Actes Sud s’intitule L’Art d’aimer et autres pensées de l’amour. Pouvez-vous nous expliquer ces choix et ce qui différencie les deux éditions ?

DR. Le premier volume bilingue, paru en 2001 dans la collection “Thesaurus” d’Actes Sud, concerne l’ouvrage le plus célèbre d’Ovide, Les Métamorphoses, qui est également le poème le plus long de toute la littérature latine ; avec ses 11996 vers, il n’est pas loin de La Divine Comédie de Dante (14233 vers), œuvres monumentales toutes deux, au sens propre comme au figuré. Pour les autres recueils ovidiens de dimension plus réduite, mon éditrice, Marie-Catherine Vacher, et moi avions alors décidé de les regrouper en deux volumes : l’un présentant les poèmes de jeunesse dont le thème essentiel est l’amour, d’où le titre global d’Écrits érotiques que je leur avais donné en me référant à l’étymologie de l’adjectif(Éros, dieu de l’amour), l’autre étant réservé au genre épistolaire très important dans l’Antiquité et particulièrement chez Ovide, d’où le titre de Lettres d’amour, lettres d’exil qui comporte d’une part les Héroïdes, lettres d’amour de personnages de la mythologie, d’autre part les Tristes et les Lettres du Pont (traduction du vrai titre donné par Ovide : Epistulæ ex Ponto) lettres adressées par Ovide à ses parents et amis, ainsi qu’à l’empereur, après sa condamnation à l’exil.

Quand le moment est venu de rééditer, sous l’égide de Sophie Duc, qui dirige actuellement “Babel”, l’ensemble en volumes séparés pour une édition de poche et en français seulement, j’ai repris les titres traditionnellement utilisés : les Lettres du Pont sont ainsi redevenues les Pontiques.

Quant à L’Art d’aimer et autres pensées de l’amour qui vient clore la réédition de l’œuvre lyrique intégrale, il met au premier plan le recueil le plus connu d’Ovide, L’Art d’aimer, auquel s’ajoutent ceux qui se trouvaient sous le titre générique d’Écrits érotiques, c’est-à-dire Amours, Remèdes à l’amour et l’opuscule incomplet : Soins du visage féminin (habituellement désigné sous le titre de Fards).

Cette nouvelle édition est absolument identique à la précédente mais allégée, pour ce qui concerne les notes, des explications d’ordre strictement linguistique puisque le texte latin ne se trouve pas en regard.

VK – Nous ne sommes pas tous aussi familiers que vous d’Ovide ; pouvez-vous nous dire ce que disent ces textes sur l’amour, ce que nous dit l’auteur de la société romaine de son temps, ce que nous dit de lui le “je” présent dans ses poèmes, le regard qu’il porte sur la femme, ce qu’il nous dévoile de lui ?


Ovide, 43 av. J.-C. - 17 ou 18 ap. J.-C
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DR. Ovide nous tend en effet un miroir à la fois de la société de son temps et de lui-même, mais il faut bien savoir qu’au moment où il écrit ces poèmes-là, c’est un homme jeune, ardent, audacieux, à qui tout semble sourire et qui ignore évidemment le destin qui l’attend : l’exil à vie, décidé par l’empereur. De plus, la société dans laquelle il évolue est extrêmement privilégiée ; il appartient à la noblesse équestre, ses parents ont de la fortune et lui ont fait suivre les meilleures études qui l’ont conduit, à dix-huit ans, à faire un voyage d’un an en Grèce pour devenir un jeune homme accompli, connaissant la langue et la culture sans lesquelles il n’aurait pu suivre la carrière des honneurs à laquelle le destine son père. Il peut néanmoins se permettre de délaisser la carrière de juriste qui l’ennuie et choisir la poésie contre la volonté paternelle, car cela ne signifie pas pour lui la vie de bohême ni la nécessité de subvenir seul à ses besoins ; le père accepte son choix car il est déjà promis à un brillant avenir littéraire. Il va fréquenter très vite les milieux intellectuels de l’entourage d’Auguste et rencontrer les poètes les plus en vogue de l’époque. Les jeux d’amour qu’il décrit sont donc ceux de cette classe sociale qui est aussi la sienne, une société dorée dont l’argent et le pouvoir sont les deux fers de lance. Les femmes qu’il observe, qu’il dépeint avec autant d’attirance que de méfiance, de désir que d’inquiétude devant le mystère que représente l’autre sexe, sont des femmes libres, affranchies des lois morales qui s’appliquent aux “matrones”, c’est-à-dire aux épouses fidèles et mères irréprochables ; il crée à partir de là une femme fictive, qu’il appelle Corinne, et qui représente les mille situations dans lesquelles lui ou ses contemporains masculins peuvent se trouver dans leurs rapports au sexe féminin. Le “je” qu’il emploie englobe tous les hommes, comme Corinne englobe toutes les femmes qu’il a connues et qu’il côtoie : dans la mesure où il s’agit de faire œuvre littéraire, il faut prendre de la distance, élargir le champ des expériences personnelles afin de construire ce qui sera l’objet du poème car celui-ci doit s’adresser à tous et chacun doit s’y reconnaître un peu. Toutefois, le recueil qui semble le plus autobiographique est sans aucun doute celui des Amours ; les trois autres ont un caractère volontairement “pédagogique” puisqu’il s’agit d’une série de conseils de séduction de la part d’un expert en amour à l’adresse de jeunes hommes ou de femmes prétendument inexpérimentées. On devine l’ambiguïté du propos.

VK – Vous qui, avec la traduction de La Divine Comédie, avez montré une grande sensibilité à la poétique, la métrique, la musique de l’œuvre originale et à leur restitution, qu’en diriez-vous du poète Ovide, de son style, des difficultés particulières à le traduire ?

DR. La question première qui s’est posée à moi a été:comment rendre en français le distique élégiaque, choisi par Ovide car considéré comme le plus adapté à ces poèmes et au thème qu’ils abordent ? Le distique est un ensemble de deux vers dont le premier a un pied de plus que le second, ce qui donne un sentiment de déséquilibre, une sorte de “claudication” due au rythme impair qu’il instaure sur l’ensemble (six + cinq mesures = 11). J’ai tenté de résoudre ce problème en donnant à chaque premier vers du distique une sonorité finale féminine (avec un –e muet) et au second une sonorité finale masculine ; façon aussi de souligner discrètement la dualité que le poète situe au cœur du couple. Ceci posé, il restait à trouver le moyen de faire entendre aux lecteurs la voix – ou plutôt les nombreuses voix – d’Ovide, sa vivacité, ses audaces lexicales ou syntaxiques, son amour de la polysémie, son humour léger ou son ironie percutante, et je dois dire que le fait de naviguer entre plusieurs tons et niveaux de langue est un exercice extrêmement jouissif. Il faut garder à l’esprit le fait qu’Ovide était un poète de cour, élégant, raffiné, évoluant dans un milieu très cultivé, même s’il pouvait de temps en temps utiliser un lexique assez cru ; la démarche traductrice consiste à trouver le point d’équilibre qui permet de transposer un langage dans un autre, une époque dans une autre, rendre compte de la langue de départ sans la forcer ni brider la langue d’arrivée par souci de bienséance comme cela a été souvent le cas dans le passé. C’est le sens du latin traducere, conduire à travers, passer entre les langues afin de retrouver la modernité de l’œuvre originale telle qu’elle s’est manifestée à l’époque où elle a été créée. Et là est la difficulté, mais surtout le défi à relever, qui fait de la traduction un acte créateur tout autant que fidèle.

VK – Une question plus personnelle : supposons que vous soyez une femme romaine contemporaine d’Ovide. Qu’est-ce qui pourrait vous séduire chez lui ? Qu’est-ce que vous aimeriez moins ? Et si vous aviez à sélectionner quelques citations pour illustrer le fond et la forme de ce livre, lesquelles choisiriez-vous et pourquoi ?

DR. Voilà une question que personne ne m’a posée, et qui allie l’originalité à la pertinence ! Pour vous répondre, il faut que je m’imagine avoir été jeune en même temps que lui, c’est-à-dire dans les vingt dernières années avant notre ère, au moment de la montée en puissance d’Auguste. Aurais-je été une jeune fille de bonne famille, élevée dans le respect des dieux, des lois sociales et des valeurs morales (pudeur, piété, fidélité), ou bien une jeune femme entretenue par un mari ou un amant en titre, une de ces femmes “sans scrupule” comme Ovide les qualifie, licencieuse, rouée, voire une courtisane ? Dans le premier cas, il m’aurait sans doute un peu effrayée car j’aurais entendu parler de lui par mes parents en termes sévères, mais j’aurais été certainement fascinée par son aisance, sa culture, la délicatesse de ses manières, sa brillante intelligence, son esprit frondeur. Dans le second, en dépit de toutes ces qualités qui ne m’auraient pas échappé, j’aurais été suffisamment expérimentée pour voir en lui un parfait misogyne et je m’en serais méfiée ; mais peut-être aurait-il été assez talentueux en amour pour me faire craquer… qui sait ?

Quant aux citations qui à mes yeux le dépeignent le plus à cette époque de sa vie, en voici un petit florilège :

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Donc, quiconque a confondu l’amour avec la nonchalance
doit cesser : Amour est d’un tempérament agissant.

Je ne saurais défendre les mœurs légères
ni par des arguments trompeurs couvrir mes défauts.
J’avoue, si le fait de reconnaître ses fautes est utile :
à peine ai-je avoué que je recommence mes frasques tel un fou.

Enfin, toutes les femmes encensées dans la Ville entière
mon amour ambitionne de les avoir.

Jupiter de là-haut rit des amants qui se parjurent
et donne l’ordre aux Vents, fils d’Éole, de tout emporter.

La femme offerte doit sentir, du plus profond d’elle-même,
le plaisir la combler de même que son amant.

Libérateur officiel, je délivrerai les cœurs que des maîtres étouffent :
Que chacun d’entre vous participe à son affranchissement.

L’Envie se nourrit des vivants ; après la mort elle s’apaise,
lorsque chacun est protégé par l’estime qu’il a méritée :
Donc, même lorsque m’aura consumé le feu suprême,
je vivrai, la part la plus importante de moi survivra.

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VK. Des événements à venir dans votre agenda ?

DR. Bientôt une rencontre dans le Valais avec Antonio Prete à propos de traduction de poésie (Les Fleurs du Mal, traduites par lui en vers rimés, comme par moi la Divine Comédie). L’affiche m’est arrivée tout récemment.

(Propos recueillis par Viktor Kirtov.)


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LE LIVRE

OVIDE, L’Art d’aimer et autres pensées de l’amour

Traduites du latin, présentées et annotées par Danièle Robert

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Feuilleter le livre sur amazon.fr
Illustration de couverture : © Owen Gent
Éditeur : Babel (1 février 2023)
Poche : 288 pages

Résumé

Ne nous méprenons pas : si Ovide emploie les termes “amor”, “amans”, “amare”, “amata“ tout au long de “L’Art d’aimer”, d’amour il n’est pas tout à fait question. Il s’agit plutôt d’un jeu de séduction. Ovide y fait état, au travers de conseils tantôt sérieux tantôt goguenards, des rapports de domination qui s’exercent lorsqu’il s’agit d’amadouer l’autre, de le piéger, tout en veillant à ne pas sous-estimer la force de la ruse, arme redoutable s’il en est dans cet étrange “pas de deux”.
Le lieu d’envoûtement est celui que recherche l’aventurier : les images de navires, de haute mer, de vents, contraires ou favorables, viennent très régulièrement rappeler au lecteur qu’il est “embarqué” dans une odyssée commune à tous. Et le poète en est le capitaine. Lui qui est passé maître dans l’art de faire l’amour tout autant que dans celui de le dire nous enseigne alors comment s’y prendre, s’y laisser prendre, s’en déprendre.

“L’Art d’aimer“, de par sa nature, malmène la morale. Il vaudra à son auteur l’exil, décidé par Auguste, dont Ovide ne reviendra jamais malgré les supplications contenues dans “Les Tristes“ et “Les Pontiques“ (Babel n°1670). Il est, dans ce recueil dont la traduction a été saluée du prix Laure-Bataillon classique, accompagné de trois autres textes dédiés aux sentiments et aux femmes qui les animent, aimées et désirées, craintes parfois, regrettées toujours.

DU MÊME AUTEUR CHEZ ACTES SUD

(dans la traduction de Danièle Robert)

Dans la collection “Thesaurus, éditions bilingues ! :
LES MÉTAMORPHOSES, Actes Sud, “Thesaurus”, 2001.
ÉCRITS ÉROTIQUES (AMOURS, SOINS DU VISAGE FÉMININ, L’ART D’AIMER, REMÈDES À L’AMOUR), Actes Sud, “Thesaurus”, 2003

LETTRES D’AMOUR, LETTRES D’EXIL (HÉROÏDES, TRISTES, LETTRES DU PONT), Actes Sud, “Thesaurus”, 2006.

Dans la collection “Babel”

LES MÉTAMORPHOSES, Babel no 1573. LES TRISTES, LES PONTIQUES, Babel no 1670.
LES HÉROÏDES. LETTRES D’AMOUR, Babel no 1801.
L’ART D’AIMER ET AUTRES PENSÉES DE L’AMOUR, Babel no 1861

Drague à la romaine selon la méthode Ovide

Ou « comment s’y prendre, s’y laisser prendre, s’en dépendre ? » comme le résume Danièle Robert, magnifiquement espiègle et lucide.

L’ART D’AIMER est divisé en trois Livres :

Le premier enseigne aux hommes à séduire les femmes. Après un préambule qui présente ce manuel du séducteur, Ovide décrit plaisamment des techniques d’approche qui n’ont guère vieilli : où trouver les belles filles à Rome, engager la conversation, aux courses de l’hippodrome soutenir ses favoris, multiplier les petits gestes attentionnés, gagner la confiance de sa servante ; aux cadeaux, préférer les nombreuses promesses, c’est moins coûteux, et les billets doux ; suivre la belle sans avoir l’air de la pister ; comment se comporter lors des festins, et voler les premiers baisers et une première étreinte.

Le deuxième Livre apprend à transformer sa conquête en amour durable : la fréquenter assidument, user de mots tendres et agréables, être attentionné, ponctuel et zélé, approuver ses goûts, gagner la complaisance de ses servantes et ses esclaves. Tolérer sans jalousie quelques rivaux et fermer les yeux sur les petites infidélités de la belle, tout en cachant celles que l’on commet, quitte à les nier si elles sont découvertes. Rester humble et patient en cas de refroidissement des relations. Et surtout, être un amant attentif au plaisir de sa partenaire.

Le dernier Livre s’adresse aux femmes, et prodigue les conseils pour séduire et conserver la relation : coiffure, habillement, maquillage, attitudes et jeux d’ombre qui mettent en valeur, y compris pendant l’acte amoureux.

Nota : La dimension parodique

Il est cependant évident que l’ouvrage n’est pas sérieux, et Ovide reste effectivement détaché du contenu de son texte, dans lequel la satire - caricature des mœurs - et l’ironie sont très souvent présentes. En liant deux domaines traditionnellement opposés, le sentimental et le didactique, Ovide ne cache pas un certain humour, auquel étaient aussi sensibles les Romains. Ce même déséquilibre est encore traduit par l’utilisation du vers élégiaque [un distique, ensemble de deux vers dont le premier a un pied de plus que le second - comme nous l’a bien expliqué Danièle Robert dans l’entretien plus haut -, ce qui donne un sentiment de déséquilibre, une sorte de “claudication” due au rythme impair qu’il instaure sur l’ensemble (six + cinq mesures = 11) ], caractéristique d’une poésie plus subjective, pour un texte qui se veut pédagogique. Tous ces éléments concordent pour affirmer qu’Ovide ne prenait pas au pied de la lettre son manuel, et qu’il constituait aussi un divertissement pour l’ensemble de l’aristocratie romaine.

Wikipedia

Outre L’ART D’AIMER, rappelons que le sommaire comprend les recueils suivants :

AMOURS
SOINS DU VISAGE FEMININ
L’ART D’AIMER
REMEDES A L’AMOUR
Notes
Chronologie

EXTRAITS

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Persée et Andromède. 1er siècle de notre ère. Pompéi. Fresque, H. 57cm. Musée archéologique national de Naples

AMOURS

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LIVRE PREMIER - V
p. 29-30

Il faisait très chaud et l’on avait déjà passé la sixième heure ;

Je me mis au lit afin de me reposer.

La fenêtre était mi-fermée, mi-ouverte,

La lumière à peu près celle qu’il y a dans les forêts,

Ou la faible lueur lorsque Phœbus s’en va, au crépuscule,

Ou quand la nuit s’éloigne mais que le jour n’est pas encore levé.

C’est la lumière qui convient aux jeunes filles honnêtes,

Celle où leur timide pudeur espère se réfugier.

Voici que vint Corinne, enveloppée d’une tunique flottante,

Ses cheveux séparés couvrant la blancheur de son cou,

Comme la belle Sémiramis s’avançant vers la couche nuptiale,

Dit-on, ou Laïs que beaucoup d’hommes ont aimée.

J’arrachai sa tunique, si légère que ce n’était pas difficile,

Mais elle bataillait pour que sa tunique la couvrît ;

Du fait qu’elle bataillait comme si elle ne voulait pas vaincre,

Elle se trahit elle-même et fut vaincue sans déplaisir.

Lorsqu’elle fut devant mes yeux, dépouillée de ses voiles,

Son corps ne présentait pas le moindre défaut :

Ces bras que je voyais et touchais, ces épaules,

Ces jolis petits seins tout faits pour être pétris !

Sous la poitrine irréprochable, ce ventre lisse !

Ces hanches pleines et harmonieuses ! La fermeté de ces mollets !

À quoi bon les détails ? Tout ce que je vis était digne d’éloges

Et je la pressai, nue, contre mon corps.

Ignore-t-on la suite ? Épuisés, ensemble nous nous reposâmes.

Qu’aient lieu souvent pour moi de semblables après-midi !

LE KAMASUTRA D’OVIDE EN DISTIQUES LATINS

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Fresque dans une maison de Pompéi

Autant dans l’extrait précédent, Ovide est pudique en s’autocensurant alors qu’il évoque l’acte sexuel, autant à la toute fin du livre III de L’art d’aimer, il abandonne toute pudibonderie dans ses conseils, rien moins qu’un Kamasutra avant l’heure, en distiques latins et qui justifie le titre de la première édition bilingue de l’ouvrage : Ecrits érotiques.

Ce recueil est l’ultime témoignage de la liberté amoureuse et sensuelle de l’antiquité, avant que le système moraliste romain duquel s’inspirera largement le christianisme n’émerge durablement. Ovide sera d’ailleurs l’une des première victimes de ce revirement moral du monde.

Ovide, MAGISTER RERUM VENERIS (“MASTER OF SEX”) ou Désir, plaisir et pratiques sexuelles dans “L’art d ’aimer“ et “Les remèdes à l’amour“ [1]

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<LIVRE III
p. 200-202

Je rougis des conseils qui restent, mais Dioné la bienfaisante

Me dit : “Notre sujet, précisément, est ce qui fait rougir.”

Sachez bien qui vous êtes ; tirez le meilleur parti de votre physique ;

Il n’y a pas, pour toutes, qu’une seule position.

Si tu as un visage parfait, reste renversée en arrière ;

Si c’est ton dos qui te plaît, fais admirer ton dos.

Milanion avait les jambes d’Atalante sur ses épaules ;

Si les tiennes sont belles, montre-les donc ainsi.

La petite se mettra à cheval : jamais son épouse thébaine,

Qui était bien trop grande, ne se mit à cheval sur Hector.

Que la femme à la ligne de hanche admirable se tienne

À genoux sur le lit, la nuque à peine fléchie.

Celle dont les seins sont sans défauts et dont la cuisse est juvénile

Ouvrira les jambes au bord du lit, l’homme debout.

Dénoue tes cheveux sans honte telle une Thessalienne

Et secoue la tête pour les faire flotter.

Quant à toi, dont le ventre est marqué des vergetures de la grossesse,

Fais donc comme le Parthe véloce, tourne le dos [2].

Les jeux de Vénus sont multiples : la position la plus simple

Et la moins fatigante, c’est quand tu es à demi couchée sur le côté droit.

Mais plus véridiques à votre égard que ma Muse,

Ni les oracles d’Apollon ni Ammon le cornu ne le seront.

Si l’on peut avoir foi dans un art, fruit pour moi d’une longue expérience,

Faites-moi confiance : mes vers tiendront leurs engagements.

La femme offerte doit sentir, du plus profond d’elle-même,

Le plaisir la combler de même que son amant.

Échangez sans arrêt des mots câlins et des petits cris agréables,

Sans oublier, au milieu de vos jeux, quelques termes coquins.

Quant à toi, à qui la nature a refusé la jouissance,

Fais semblant, en simulant les plaintes, d’éprouver du plaisir.

Pauvre fille, chez qui reste inerte, insensible,

L’endroit dont l’homme et la femme jouissent pareillement !

Mais si tu fais semblant, attention ! Ne laisse rien paraître,

Donne le change par tes gestes et tes regards.

Prouve que tu jouis par tes cris, ta respiration haletante ;

Ah ! j’ai honte ! Cette partie du corps a son langage secret.

Quant à celle qui, après les joies de l’amour, réclame une récompense

À son amant, c’est qu’elle veut ôter à ses prières tout leur poids.

Ne laissez pas entrer la lumière à flots dans la chambre :

Bien des détails de votre corps gagnent à être cachés.

Mon badinage se termine. Il est temps de quitter les cygnes

Qui ont conduit notre char par le col.

Comme jadis les garçons, que maintenant ma classe de filles

Inscrive sur ses trophées : “Notre maître était Nason.”

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DES GRAFFITIS D’OVIDE SUR LES MURS DE POMPEI

Des graffitis trouvés sur les murs de Pompéi témoignent d’une certaine notoriété d’Ovide au premier siècle de notre ère. Après Virgile, c’est en effet Ovide qui est le plus cité, citations exactes ou graffitis inspirés de ses vers.

Amours

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surda sit oranti tua ianua, laxa ferenti ; audiat exclusi verba receptus amans ;

« Que ta porte soit sourde aux prières, aux cadeaux bien ouverte ;
Que l’amant accueilli entende les mots de l’exclu ; »
(Amours, Livre premier, VIII, p. 37)

*
illa quidem nostro subiecit eburnea collo
bracchia Sithonia candidiora nive..

« Quant à elle, elle a passé autour de mon cou ses bras d’ivoire
Plus blancs que la neige de Sithonie, »
(Amours, Livre III, VII, p. 91-92)

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Thème cher à Ovide : être amoureux, c’est faire une sorte de service militaire. Il l’écrit dans Amours :

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Militat omnis amans, et habet sua castra Cupido ;
Attice, crede mihi, militat omnis amans.

A rapprocher de ::

« Tout amant est soldat, et Cupidon fait sa propre campagne ;
Crois-moi, Atticus, tout amant est soldat.
L’âge où l’on est apte à la guerre, Vénus également s’y accorde :
Honte au vieux soldat de réserve, honte au vieillard amoureux.
Cette jeunesse que réclament les chefs chez le valeureux militaire,
Une charmante enfant à son partenaire la réclame aussi :»
(Amours, Livre premier, IX, p.38-39)

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L’Art d’aimer Un joli graffiti de la Basilique pourrait se passer de tout commentaire :

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Virgula Tertio suo indecens es

« Virgula à son Tertius chéri : tu es un polisson. »

Qu’a pu faire Tertius pour mériter le qualificatif d’indecens, « celui qui fait quelque chose d’inconvenant », sans que sa Virgula (« petite vierge ») lui ôte son affection pour si peu ? Ovide nous donne peut-être la réponse dans L’Art d’aimer :

Quis sapiens blandis non misceat oscula verbis ?
Illa licet non det, non data sume tamen.
Pugnabit primo fortassis, et « improbe » dicet :
Pugnando vinci se tamen illa volet.

« Quel homme fin ne mêlerait des baisers aux mots tendres ?
Elle peut ne pas te les rendre : prends-les donc !
Peut-être résistera-t-elle d’abord en disant : “Quelle impudence !”,
Mais, tout en résistant, elle voudra bien être vaincue. »
(L’Art d’aimer, Livre premier, p. 149)

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Au milieu d’autres distiques, la Basilique conserve deux vers de l’Art d’aimer :

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Quid magis est saxo durum, quid mollius unda ?
Dura tamen molli saxa cavantur aqua.

« Qu’y a-t-il de plus dur qu’un rocher, de plus fluide que l’onde ?
Et c’est cette eau fluide, pourtant, qui creuse les durs rochers.” »
(L’Art d’aimer, Livre premier, p. 143)

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Remèdes à l’amour

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Qui nimium multis « non amo » dicit amat

Celui qui dit à trop de monde : “Je ne l’aime pas” est amoureux
(Remèdes à l’amour p. 229).

le distique :complet

Au lieu de dire que tu en as fini, je préfère que tu te taises :
. Celui qui dit à trop de monde : “Je ne l’aime pas” est amoureux

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D’après Alain Canu


CRITIQUES

L’art d’aimer d’Ovide traduit par D. Robert « What else ? »

comme pour un Nespresso dégusté par George Clooney

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Nadine Agostini , Photo Antoine Gallardo

Ou rire avec Nadine Agostini  [3]

Voici un extrait du dialogue avec ses lecteurs :

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Nadine Agostini
Un beau cadeau dans la boîte aux lettres. L’excellence de la traduction par la géniale Danièle Robert.

Christophe Fiat
L’art d’aimer d’Ovide ? Mais quel beau livre ! Un des plus beaux sur le sujet.?

Nadine Agostini
Et Danièle Robert est une extraordinaire traductrice, passionnée.

Pierre Guéry-Auteur Performeur
Pour Ovide comme pour Dante, quand on a lu les traductions de D. Robert, on n’en veut plus d’autres !

Alors. N.A. elle ouvre le livre au hasard et elle lit.

Ce qui vous a perdues,

je vais vous le dire :

Vous ne saviez pas aimer ;

l’art vous manquait, qui fait durer l’amour.

Alors. N.A. elle pense.

Voilà un ouvrage qui m’est bien destinéE.

Crédit : Les Nouvelles Aventures d’Adrénadine - 359

Nota : En fait, il s’agit d’une revue immatérielle générée en Pdf avec un numéro différent chaque semaine qui est envoyé par son auteur Nadine Agostini (avec un jeu de mots sur son prénom avec adrénaline) à une grande partie des milieux de la poésie et de l’écriture en général. C’est donc à la fois un envoi privé et très répandu - et très lu, mais il n’y a pas de lien sur internet. Elle y mêle des informations de tous ordres, glanées dans la presse et les medias, qu’elle fait s’entrechoquer avec des commentaires très drôles ou très ironiques.
DR.

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La lecture de Claude Minière,

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Poesibao, 3, février 2023

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La collection « Babel » des éditions Actes Sud est bien avantageuse : pour 9 euros vous avez 230 pages de lecture, de poésie. Et quelle poésie : Ovide,L’Art d’aimer ! Traduit pas Danièle Robert ! Avec présentation et annotations pleines d’enseignement. Et le plaisir de ces vers d’un équilibre fragile « entre régularité et irrégularité, fluidité et fracture, rythme ascendant et descendant. » Et encore : poésie dont le sujet est à la fois inscrit dans la culture romaine et qui pratique un écart effronté dans l’époque, à la charnière des siècles (effronterie que le poète paiera de son exil, de sa relégation décrétée par un pouvoir politique virant au totalitarisme impérial). Lorsque naît Publius Ovidius Naso, en -43, dans les Abruzzes, la guerre civile fait rage (elle se prolongera jusqu’en -31, quand Antoine et Cléopâtre sont vaincus).

Ovide a délibérément choisi son sujet et le tour qu’il veut lui donner. Pas d’exploits chevaleresques et guerriers, plus d’aventures épiques : ce sera L’aimer, les pensées et les jeux de « l’Amour ». Le poète, licencieux, est alors proche de nous par « le plaisir d’explorer toutes les ressources de la langue ».

Et il est proche de sa traductrice, qui dit : « On sent sa respiration, on entend son débit, les temps d’arrêt où la voix est un instant suspendue comme pour vérifier l’effet produit sur l’auditoire, que l’on devine tantôt amusé et rieur, tantôt faussement choqué. »

Pour séduire, les amants mythologiques se métamorphosent ; à Rome, Ovide, lui, emploie bien d’autres stratagèmes, il donne ses instructions pour une action secrète au milieu de la foule et des lois. L’Amour est son seul souci : « Je ne redoute plus les ombres qui volent/ Dans la nuit, ni les mains armées pour me tuer. / C’est toi et ton flegme que je redoute, toi seul que je cajole,/ Toi qui détiens la foudre capable de m’anéantir ».

Claude Minière  [4]

Ovide, L’Art d’aimer, traduction du latin de Danièle Robert, Actes Sud, coll. Babel, 2023, 288 p., 8,90€.

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Ovide à nouveau par Pierre Parlant

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Ovide, Les Métamorphoses ; Écrits érotiques (Amours, L’Art d’aimer, Soins du visage féminin, Remèdes à l’amour) ; Lettres d’amour, Lettres d’exil (Héroïdes, Tristes, Lettres du Pont). Éditions bilingues, Actes Sud, coll. « Thesaurus », 2001, 2003 et 2006. Chacun des ouvrages est traduit du latin, présenté et annoté par Danièle Robert.
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Avec l’impressionnante publication des œuvres d’Ovide assurée par Danièle Robert, une expérience rare nous attend. D’emblée voilà une poésie parmi les plus puissantes qui soient, notamment par son ampleur et son audace. S’y devine également l’allure d’un poète, salutairement dégagée d’images convenues qui l’ont souvent brouillée, si ce n’est déformée. Une évidence s’impose enfin, celle d’une traduction à tous égards exemplaire.

Il faut considérer pour commencer Les Métamorphoses, poème composé après L’Art d’aimer et les Remèdes à l’amour. C’est l’œuvre magistrale, littéral monument de 11996 vers distribués en quinze livres, où sont retracées les étapes d’unification de l’univers depuis un chaos primordial jusqu’à l’affirmation de la puissance romaine à travers la figure d’Auguste. Ce procès s’effectue moyennant le jeu souvent déconcertant des transformations et mutations dont les mythes gardent la mémoire. Y trouver Jupiter et Io, Tirésias, Narcisse, la nymphe Écho, Minerve, Arachné, Niobé, Médée contre Thésée, Orphée, etc., porterait à croire qu’Ovide, réactivant l’héritage familier aux hommes de l’époque, s’inscrit dans le sillage de l’épopée. Ovide a certes lu et admiré Virgile, mais il refuse toute reprise passive de ce qui a été déjà accompli. Danièle Robert y insiste, Ovide n’ajuste pas son œuvre à l’attente de ses contemporains. Dérouler les intrigues, susciter l’émotion, solliciter le merveilleux relèvent de l’expertise du poète mais sont surtout des moyens à partir desquels l’enjeu véritable peut prendre consistance, si l’on peut dire, puisque s’expose ici ce qu’Ovide, saluant Pythagore, tient pour un principe essentiel, le devenir : « La nature renouvelle toutes choses / En produisant d’autres formes à partir des anciennes, / Rien ne meurt dans l’ensemble de l’univers, croyez-moi, / Tout varie en revanche, et change d’aspect ; ce qu’on appelle naître, / C’est commencer d’être autre chose que ce que l’on fut, / Mourir, c’est terminer ce processus. Il peut y avoir déplacement / De telle ou telle partie ici ou là, mais l’essence de l’être reste la même [5]. » L’économie raffinée que suppose le récit de chaque métamorphose – dieux changeant d’apparence, humains devenant animaux, plantes ou pierres – avance l’identité comme ce qui relève d’un pur indécidable. La subtilité de l’énonciation (l’évocation des êtres, des lieux, des attitudes ou de l’agir) procède d’un souci identique. Choses et faits ne sont posés en langue que pour recouvrer une plasticité native. Ovide, en s’accordant le droit de choisir librement parmi les mythes ce qui conspire à son projet, détermine son intrigue poétique à partir d’un seul opérateur, la variation. C’est précisément là que l’acte de traduction s’avère déterminant.

D’autres éditions des Métamorphoses existent, la plupart en prose. L’engagement de Danièle Robert en faveur du poème est d’autant plus convaincant que radical : « J’ai préféré, pour respecter le caractère à la fois narratif et lyrique du poème, la force de son énonciation, pour être au plus près de sa littérarité, prendre le parti d’un vers contemporain [6]. » Le fait poétique n’a donc rien d’accessoire, ni dans la langue de départ, ni dans la langue d’arrivée. Les Métamorphoses sont composées en hexamètre dactylique, dont le caractère noble est « fondé sur l’alternance de syllabes longues et brèves en rapport avec l’accentuation de la langue latine [7] ». La fluctuation de la césure, l’absence de rime, l’importance des accents prohibent l’équivalence dans un système tel que le décasyllabe ou l’alexandrin. Le phrasé singulier du poème ovidien sera donc assumé depuis son effectivité même, sans sacrifier à la commodité trompeuse d’un banal transfert. Dès lors, on ne peut qu’admirer la force et la créativité de l’entreprise. Traduire s’y définit comme un acte souverain d’écriture. Ne jamais éluder le fait qu’Ovide est un poète, tenir au contraire cela pour essentiel, implique de reconnaître en son œuvre le vers comme un schème de diction affective, irréductible à d’autres régimes de la langue. Le vers est à ce dire spécifique que sont Les Métamorphoses le vecteur nécessaire. Et ce dire, corrélativement aux mouvements et aux possibles qui s’y trouvent explorés, est homogène à l’instabilité relative du vers latin. Un jeu de forces s’exhibe en lui. Tout se passe comme si le devenir – mobile intime de l’œuvre – n’accédait à son déploiement qu’à hauteur d’énoncé poétique, forme éminente de « rigueur évasive [8] » épousant paradoxalement mieux que tout autre la fluidité et l’impermanence des choses. On ne saluera donc pas cette option de traduction comme un simple mérite. Aucune autre n’aurait pu nous permettre de saisir aussi bien cette dimension.

L’audace, la complexité et l’intelligence de la composition s’affirment d’autant mieux qu’on perçoit vite qu’ici la poésie décline le mouvement amoureux. Éros implique le vers, lequel se change en cause matérielle du désir. Les Écrits érotiques proposent à cet égard un mixte de vivacité et de calcul, d’immédiateté affective et de joueuse stratégie. Ovide le dit, « l’Art doit régir l’Amour ». L’érotisme pensif informe en poésie l’attente des cœurs à proportion de l’élan des corps. C’est au vers, et à lui seul, qu’incombe cette subtile inquiétude. La traductrice souligne l’importance de l’imparité, y devinant presque une « claudication [9] ». Que l’hexamètre reçoive alors une finale féminine, le pentamètre une masculine, témoigne d’une vraie fidélité. La différence se rejoue. « “Vis sans amour” : si un dieu me tenait ce langage, / je le supplierais, tant le malheur d’aimer est doux. » Boiter trahirait presque l’ambivalence psychique. Quoi qu’il en soit, synthèse paradoxale est l’autre nom du vers. D’autant que pour Ovide l’efficace du désir implique moins l’indistinction des unités qu’une passagère intensité née d’une contiguïté ou d’un changement.

Si aimer réclame un art, autrement dit une invention dont la langue soit capable, il revient au poète de créer un genre, la lettre imaginaire, qu’il adressera à des héroïnes mythologiques. Il y aurait beaucoup à penser à partir de ce coup de force fictionnel que l’élégie relève formellement. Ovide y institue littéralement l’affect à la mesure du poème. Dans un dernier volume sont ainsi rassemblées des lettres, d’abord d’amour (Héroïdes), puis d’exil (Tristes, Lettres du Pont). Le tragique a remplacé l’innocence badine. Éros désigne désormais une affaire de vie et de mort. La trahison, l’inconséquence ou l’abandon sont parmi les figures majeures du manège : « C’est bannie, sans ressources, méprisée que Médée s’adresse / Au nouveau marié ; ton royaume ne te laisse sans doute aucun répit [10] ? » Mais lorsqu’Ovide compose cet ensemble, il ne sait pas encore qu’Auguste, prétextant, dix ans après sa publication, l’immoralité de L’Art d’aimer, va le condamner à la relégation sur les rives de la mer Noire. Les lettres d’exil exprimeront la souffrance de l’éloignement mais montreront aussi une saisie nouvelle du destin : « L’homme que j’ai été, ce baladin de l’érotisme / Que tu lis, postérité, apprends à le connaître [11] » L’épreuve fut réellement terrible puisque le pouvoir impérial, malgré d’authentiques supplications de la part du poète, ne revint pas sur sa décision. Ovide mourut loin. Reste que, par-delà l’angoisse, la puissance du poème en tant que tel demeure, inaliénable. À ce titre, on ne peut lire ces vers sans y entendre une dignité d’allure stoïcienne : « Et moi, bien que je sois privé de ma patrie, de vous, de ma maison, / Que l’on m’ait pris tout ce qui pouvait m’être enlevé, / Mon talent néanmoins m’accompagne et me comble ; / César n’a pu exercer aucun pouvoir là-dessus [12]. »

La place manque ici pour dire encore l’extraordinaire richesse de cet ensemble, d’autant plus sensible que la traduction, de bout en bout, tient pour centrale la promesse poétique, sans concession à un quelconque historicisme. On lit avec passion et gratitude ces milliers de vers. On pense à Mandelstam : « Il n’est pas rare d’entendre dire : “Bon, mais tout cela c’est d’hier.” Or je dis que cet hier n’est pas encore venu, qu’il n’a pas réellement existé. J’en veux à nouveau des Ovide, des Pouchkine, des Catulle, et les Ovide, les Pouchkine ou Catulle de l’histoire ne sauraient me contenter [13]. »

Pierre Parlant

(Action poétique, n° 187, mai 2007, pp. 118-121.)

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BIO

Écrivain (Les Chants de l’aube de Lady Day, Le Foulard d’Orphée, au Temps qu’il fait), critique et traductrice littéraire, Danièle Robert a traduit pour Actes Sud l’ensemble des œuvres poétiques de Paul Auster, Catulle et Ovide. Elle a obtenu le prix Laure-Bataillon classique et le prix Jules-Janin de l’Académie française pour ses traductions d’Ovide ainsi que le prix Nelly-Sachs pour Rime, l’œuvre poétique de Guido Cavalcanti (éditions vagabonde). La traduction novatrice de La Divine Comédie qu’elle a donnée à Actes Sud –Enfer, 2016 ; Purgatoire, 2018 ; Paradis, 2020– a fait l’objet d’un accueil remarquable, a pris place dans la collection “Babel” (no 1734, 2021) et accompagne l’édition en trois volumes de La Divine Comédie illustrée par Miquel Barceló.

Crédit : Actes Sud

Elle est membre de la Société dantesque de France.

Directrice de la collection de littérature italienne « Stilnovo » au sein des éditions chemin de ronde elle a fait paraître Le Geste du semeur, de Mario Cavatore,L’Ordre animal des choses et À l’ombre de l’autre langue. Pour un art de la traduction, d’Antonio Prete, et Deux parfaits inconnus, de Michele Tortorici.

Elle est par ailleurs, dans la compagnie de Sophie Benech et Michel Volkovitch, protagoniste de Des voix dans le chœur. Éloge des traducteurs, film d’Henry Colomer qui a obtenu une Étoile de la Scam en 2018. Un dossier du Cahier critique de poésiea été consacré à son travail (CCP, n° 33, printemps 2017).

Crédit : crimic-sorbonne.fr

LIENS

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Portfolio


[1A fait l’objet d’un séminaire sur la sexualité dans la Rome Antique à travers le prisme de
L’Art d’aimer et des Remèdes à l’amourd’Ovide. ICI

[2On retrouve là, une plaisanterie constante à l’égard des PaRthes, que les Romains jugeaient poltrons, avec l’expression aversis equis ; littéralement ; en faisant tourner leurs chevaux

[3Nadine Agostini est née en 1960. Elle écrit de la poésie, des nouvelles, des journaux de festivals, des notes de lectures, des chroniques d’humeur, des textes polymorphes, des dictons et des fanzines. Elle a créé deux revues, un festival de poésie, animé une émission de radio. Elle collabore à des livres d’artistes, des performances et se produit dans de nombreux lieux et festivals. Ses textes ont été traduits en anglais, arabe, espagnol et néerlandais, certains ont été adaptés à la scène.
Nadine Agostini – Marché de la Poésie (marche-poesie.com)

[4Essayste et poète né en 1938

[5Livre XV, vv. 252-257.

[6Danièle Robert, « Ovide au miroir du vers » (préface aux Métamorphoses), in Ovide, Les Métamorphoses, Arles, Actes Sud, coll. « Thesaurus », 2001, p. 23.

[7Ibid., p. 22.

[8Formule empruntée à Vladimir Jankélévitch

[9Danièle Robert, « Amour est un dieu dissipé » (préface aux Amours), in Ovide, Écrits érotiques, Arles Actes Sud, 2003, coll. « Thesaurus », p. 23.

[10Héroïdes, XII ( « Médée à Jason »).

[11Tristes, IV, x.

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[12Ibid., III, vii.

[13Ossip Mandelstam, De la poésie [1928], traduit, du russe, présenté et annoté par Mayelasveta, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », n° 17, 1990, pp. 46-47.

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