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« La charité ou la ruine » : un texte inédit de Yannick Haenel

La Croix, 26 janvier

D 27 janvier 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


L’écrivain Yannick Haenel sera le samedi 28 janvier à la Villa Gillet, dans le cadre du festival lyonnais « La philo éclaire la ville » pour parler de son dernier roman, Le Trésorier-payeur (Gallimard, 2022). Il a écrit pour La Croix, partenaire du festival, ce texte sur la société du « capitalisme intégral » qui voudrait nous priver de notre âme.

« La charité ou la ruine » : un texte inédit de Yannick Haenel


Détail de l’apôtre Saint Matthieu l’évangéliste d’une mosaïque
dans l’église Pfarrkirche Kaisermühlen à Vienne.

ZOOM : cliquer sur l’image.
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En lisant la nouvelle traduction des Évangiles par Frédéric Boyer, je tombe, dans « Selon Matthieu », sur ces versets (6, 24) : « Personne ne peut se soumettre à deux maîtres, ou alors il haïra l’un et aimera l’autre, ou à un seul il tiendra et à l’autre il ne pensera pas. Vous ne pouvez pas vous soumettre et au Dieu et au mammon, le profit. » (Mammon, transcription grecque de l’araméen, signifie les richesses et, ici désigné comme une idole, le profit mal acquis.)

J’aime bien que ces Évangiles paraissent non pas chez un éditeur spécialisé dans le domaine religieux, mais chez Gallimard, dans la collection « Blanche », dévolue historiquement à la littérature – manière de dire que ces textes sacrés débordent les genres et relèvent surtout d’un langage actif pour aujourd’hui.

« Nous allons à l’Esprit », écrivait Rimbaud. Mais où est-il donc ? La société ne le recouvre-t-il pas soigneusement en le noyant dans son sirop toxique communicationnel ? N’est-il pas l’objet d’une mise à mort ?

Plus besoin du langage

Qu’on ne pense pas trop a toujours été le vœu de l’ordre établi. Or l’esprit ouvre à la pensée et lui seul accède à ce point effervescent, situé à l’intérieur du langage, qui soulève notre liberté. La platitude des énoncés qui envahissent continuellement la planète témoigne d’une volonté d’oblitérer la dimension poétique et spirituelle du langage, dont l’appauvrissement actuel est organisé avec application.

Quelqu’un comme Elon Musk ne nous a-t-il pas prévenus que nous n’aurions bientôt plus besoin du langage ? Message qu’on peut déchiffrer comme une menace : il ne faut plus que notre emprise cybernétique, c’est-à-dire nos intérêts financiers, soit entravée par cette chose non rentable, le langage.

L’affleurement vital du sacré

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Giorgio Agamben, dans un essai récemment traduit en français, Quand la maison brûle (Bibliothèque Rivages), le rappelle avec une limpidité ardente : « Que l’âme et le corps sont indissolublement conjoints – cela est spirituel. L’esprit n’est pas un tiers entre l’âme et le corps : il n’est que leur coïncidence aussi merveilleuse que désarmée.  »

Nihilisme économique

Eh bien, notre époque ravagée par le nihilisme économique s’emploie, malgré la détresse de chacun, à rendre cette merveilleuse coïncidence impossible. Elle nous veut sans âme – elle rature tout ce qui viendrait témoigner d’une ressource qui échappe à son calcul, à son emprise, à ses intérêts.

La phrase de Matthieu, je veux dire la parole du Christ, se révèle chaque jour d’une justesse plus implacable : on ne peut avoir une âme et servir le capitalisme.

Car où nous entraîne ce monde confisqué par le fanatisme cybernétique qui empoisonne le langage en le vidant de sa substance ? Les réseaux de la connexion planétaire, tels que les organise la Silicon Valley, constituent à leur manière des instances de contrôle aussi efficaces que la police chinoise : la technologie vise la surveillance, c’est-à-dire la restriction des libertés. L’arraisonnement continuel de la planète est le projet qui a succédé à celui des Temps modernes : aux figures de l’émancipation et du progrès se sont substituées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale la reconfiguration biopolitique de l’espèce et l’extinction progressive du langage, ravalé à un simple instrument de communication.

Quant à l’économie, avalée par la finance comme un vulgaire lapin par un boa constrictor, elle accompagne ce processus jusqu’à la mise à sac globalisée : la crise pour tous et pour toujours.

Capitalisme intégral

J’ai publié il y a quelques mois un roman, Le Trésorier-payeur (Gallimard), qui essaie de se confronter à cette question vertigineuse : où en sommes-nous avec l’argent ? Je raconte la vie, dans les années 1990, d’un jeune employé de la Banque de France de Béthune qui découvre, en venant en aide aux surendettés, une brèche que n’a pas prévue le néolibéralisme : la charité.

Tout donner, n’est-ce pas révolutionnaire ?

Dans le sillage intempestif de Georges Bataille, l’auteur de La Part maudite, lequel pensa l’économie non comme capitalisation de l’épargne mais comme exubérance de la dépense, ce jeune banquier anarchiste veut en effet « assigner des fins splendides à l’activité économique ». Est-ce encore possible ? Le capitalisme intégral ne nous a-t-il pas fermé définitivement un tel horizon ?

Une autre conception de la richesse existe en tout cas, qui paraît sans doute frivole aux adeptes les plus zélés de la religion capitaliste : elle est liée au langage, à son rapport avec l’infini.

Ce que le calcul attaque toujours, c’est lui, son ennemi, le langage. Il voudrait le réduire alors même que, sous la forme de la poésie, il ouvre à des richesses jaillissantes, dont l’économie n’a même pas idée. Rimbaud, encore : « Je suis mille fois le plus riche » – et s’il y en a un qui n’avait pas le sou, c’est bien lui.

Une autre abondance

Quelle est donc cette abondance qui fait scintiller l’être plutôt que l’avoir ? La poésie (la littérature) est une offre inépuisable car elle est gratuite. La gratuité déborde les limites, elle va donc plus loin que l’argent. Il y a une énormité du don qui pulvérise les mesquineries de l’économie ; une victoire de la charité, qui désintègre, par les ressources inconditionnelles de son amour, le cadre des échanges.

Voilà, la véritable richesse est celle qui fait sauter la banque. C’est à chacun d’opérer dans sa vie une brèche pour l’arrivée de l’anarchie charitable. Vider les coffres est une manière d’ouvrir sa tête à ces «  fins splendides » auxquelles Georges Bataille assignait l’économie.

La poésie est cette part sacrée qui, dans le langage, échappe à l’emprise de la société. En cela, elle est irréductible : ainsi y a-t-il en elle de l’indemne, c’est-à-dire étymologiquement ce qui est non damné – ce qui échappe à l’enfer.

Là où la politique nous asservit en aggravant la loi du profit, les ressources de l’indemne, au contraire, renouvellent l’expérience que nous faisons de l’existence, en nous confiant la clé d’une richesse infinie, celle de l’être qui scintille au cœur de la littérature.

Yannick Haenel, La Croix, 26 janvier.
« sur papier lundi, je crois » (Y.H.)

Le festival La philo éclaire la ville s’ouvre ce jeudi dans plusieurs lieux à Lyon, autour de la question : « Qu’avons-nous en commun ? ». Programme et billetterie : laphiloeclairelaville.com

LIRE AUSSI : « La Solitude Caravage » de Yannick Haenel, de main de maître

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1 Messages

  • Pascal | 28 janvier 2023 - 01:35 1

    Merci pour ce beau texte très littéraire .

    Sur la gratuité, peut-être regarder du côté où le politique pourrait favoriser davantage la gratuité, en devisant d’un revenu universel, pour donner à chacun l’opportunité d’un pas de côté, pour mieux apprendre à réconcilier l’argent comme valeur d’échange, à la libéralité du langage . Si nous nous souvenons de la leçon d’Emmanuel Levinas, si nous nous souvenons de la leçon d’ethnologie, nous pouvons concevoir que l’argent est la garantie de la liberté, que nos échanges de travail, ou de services et de biens, parce qu’ils sont numéraires, abolissent respectivement l’esclavage, l’abus de faiblesse, l’amour des épouses, comme sortie définitive de la sphère du décompte des corvées agricoles et de l’échange des cheptels . L’argent nous civilise, et il faut entendre cette langue du "capitalisme intégral", comme une langue de la dissimulation des procédés financiers, à ce titre, elle est intéressante comme exercice de l’esprit à percer son codage . Il y a une place en tout cas pour l’accueil de ces langues techniques, au cœur de la vie abstraite, en tant qu’effort de les comprendre, que l’on participe ou non à son intéressement .

    Aussi, en défense d’Elon Musk, qui a tout de même sacrifié sa fortune pour l’idée d’une amélioration de la place publique que constitue son réseau social, il faut le contacter directement, il est un homme de bonne volonté et assez abordable, à l’écoute, et qui fait des erreurs, et qui s’en remet, et qui est prêt pour n’importe quelle idée folle, pourvu qu’elle soit réalisable . C’est tout de même assez rare pour le remarquer . Allez lui parler sut tweeter, il est très attentif à ce que l’on lui exprime, et prêt à se sacrifier davantage encore, pourvu que vos idées soient bonnes . Cela malgré les zones d’ombre de son positionnement politique paradoxal .

    Les jeunes gens d’aujourd’hui ne parlent pas un langage, ils échangent des codes de reconnaissance entre eux ; bien sûr pour le devoir en classe ils essayeront de composer dans la langue étrangère qui est celle de leur pays de naissance ou d’adoption, aussi bien qu’ils le peuvent, et ce peut être très mal, mais dans leur parler quotidien, il y a cette nouveauté, qui est d’une grande inventivité aussi, la conversation des codes, des tags, des mèmes, dans un art de l’allusion, de la touche, du sous-entendu et de la vie grégaire . Ce qu’ils perdent en tant que liberté de dire, ils le gagnent en cette virtuosité qui nous échappe, et il n’est pas donné que nous puissions dire tant en si peu de mots qu’eux, tout ce qui véhicule un sens de leur parler . Là où notre classicisme littéral et cursif nous mène à des solitudes, ils investissent dans une vie sociale sans extérieur, mais avec la confort de n’être jamais seuls, quand nous apprenons les degrés de la solitude comme un grand bien, pour eux, il n’y a pas d’extérieur à la vie grégaire, c’est un peu ce qu’ils perdent, mais il faut entendre leur langue comme un système de tropes très élaboré, et remarquable pour cela même . Restant à déterminer si le nouveau statut du langage permet la vie intérieure autonome, ce n’est pas certain, mais ce sont des être Humains et donc, il y a fort à parier que cette éventualité ne soit pas perdue, puis que savons-nous de la singularité de leur vie progressivement télépathe ? Il faut être sourd et muet pour échapper à cette réalité des slogans, et malheureusement il semble que ces caractéristiques soient rares, donc de toute façon ils n’auraient rien à faire de la vie intérieure, puisque leur esprit est branché en permanence sur le babil communautaire, contrairement aux nôtres .

    Nous vivons dans un monde social au seul horizon ou presque, du salariat, et cette réalité nous aliène la vie indépendante, c’est surtout là que nous pourrions apprendre à nous libérer, en concevant le revenu universel, ou l’entreprise comme aventure humaine, comme autant de percées hors du camp du travail forcené, pour nous réconcilier avec une créativité qui souvent nous échappe dans la vie étouffée du placide salariat, lequel nous ferait faire n’importe quoi pourvu que le salaire tombe à la fin du mois . Ceci est un mal français par excellence, qui fabrique un nivellement par le bas en effet, comme l’on l’entend sur les ronds-points, dans les cortèges, dans la terreur irresponsable des voies de fait au nom du Saint Dieu des "biffetons de l’empois" .

    Sur la poésie, qui peut encore s’intéresser à ces vieilleries plus ou moins rimées ? Sinon des faussaires et autres copistes à ce qu’en dit la rumeur, des imitateurs et même, des voleurs éhontés, et qu’il faut au plus vite annuler . La scène de la poésie est renversée depuis longtemps : ce ne sont plus les poètes qui écrivent les ouvrages du rayon poésie, ce sont les lecteurs, tandis que les poètes ne se font plus que critiques du cirque des renseignements généraux . Il faut aller y lire leurs notules, toutes éprises de la chasse aux derniers des Mohicans . Là la gratuité se pointe à tous les coins de phrase, dans une humeur de massacre permanent, de destruction volontaire, de haines perpétuelles . Cela ne change pas, et s’il se trouve encore des exceptions, qu’elles se terrent, se taillent, se cassent ou se barrent, sa sauvent .

    L’âme . Il n’y a rien qui reste de l’âme du monde, que des flatus vocis, au sens littéral du terme, qui vont et viennent à travers nos existences : l’âme est un objet d’anciens vivants qui errent de caboche en caboche, bref une terreur morbide de limbes qu’il nous faut nous souhaiter de ne jamais connaître après notre heure passée .

    Rien, et pardon pour la pile d’assiettes cassées sur le pas de porte du restaurant ; aussi, meilleurs vœux !