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Ovide, L’art d’aimer et autres pensées de l’amour.
Nouvelle édition de la traduction de Danièle Robert.

Sortie le 1er février chez Babel. Suivi de Ovide et Sollers (par Pierre Marlière)

D 27 janvier 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Les Français aiment bien les commémorations des grands personnages ou des grands événements. De préférence à date fixe, tous les mille ans, les cent ans, les cinquante ans, voire désormais, s’il s’agit de faits tragiques, tous les ans. Quoique parfois nécessaires, les commémorations ont souvent un aspect mortifère. Ovide est né en 43 avant J.-C. et mort en 18 après J.-C. Peut-on avec des critères aussi incongrus commémorer le 2066e anniversaire de sa naissance ou le 2005e anniversaire de sa mort ? L’absurdité d’une telle question saute aux yeux. A la commémoration on préfèrera donc la remémoration de l’oeuvre du grand poète latin dont la dissidence et le caractère subversif (au sens où Barthes usait de ce terme [1]) reste très actuel. Se remémorer une oeuvre passée : lui redonner vie. La rendre présente. C’est le principe même de la lecture et de la traduction.
Après les traductions de la Divine Comédie de Dante par Danièle Robert qui ont fait événement ces dernières années [2], ce sont ses traductions d’Ovide que les éditions Actes Sud nous propose de redécouvrir. Dernière publication en date : L’Art d’aimer et autres pensées de l’amour dans la collection Babel, 288 pages, 8,90€ (parution le 1er février). Licence et Dissidence. Une cure de jouvence.

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L’Art d’aimer
et autres pensées de l’amour

OVIDE

Ne nous méprenons pas : si Ovide emploie les termes “amor”, “amans”, “amare”, “amata“ tout au long de “L’Art d’aimer”, d’amour il n’est pas tout à fait question. Il s’agit plutôt d’un jeu de séduction. Ovide y fait état, au travers de conseils tantôt sérieux tantôt goguenards, des rapports de domination qui s’exercent lorsqu’il s’agit d’amadouer l’autre, de le piéger, tout en veillant à ne pas sous-estimer la force de la ruse, arme redoutable s’il en est dans cet étrange “pas de deux”.
Le lieu d’envoûtement est celui que recherche l’aventurier : les images de navires, de haute mer, de vents, contraires ou favorables, viennent très régulièrement rappeler au lecteur qu’il est “embarqué” dans une odyssée commune à tous. Et le poète en est le capitaine. Lui qui est passé maître dans l’art de faire l’amour tout autant que dans celui de le dire nous enseigne alors comment s’y prendre, s’y laisser prendre, s’en déprendre.
L’Art d’aimer“, de par sa nature, malmène la morale. Il vaudra à son auteur l’exil, décidé par Auguste, dont Ovide ne reviendra jamais malgré les supplications contenues dans “Les Tristes“ et “Les Pontiques“ (Babel numéro 1670). Il est, dans ce recueil dont la traduction a été saluée du prix Laure-Bataillon classique, accompagné de trois autres textes dédiés aux sentiments et aux femmes qui les animent, aimées et désirées, craintes parfois, regrettées toujours.

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Chaque oeuvre est précédée d’une présentation. Voici la présentation de L’Art d’aimer.

LICENCE-DISSIDENCE
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C’est un poète apprécié, voire adulé par la cour et la haute société romaine qui entreprend la rédaction d’un traité de séduction à double entrée : entendons applicable par les hommes et les femmes. L’idée n’est pas neuve (Tibulle, qui fréquente comme Ovide le cercle de Messala, n’a-t-il pas fair paraître un manuel du même type pour apprendre aux hommes à se faire aimer des garçons ?) mais c’est un genre qui enthousiasme le public lettré de l’époque augustéenne, et il faut savoir tenir compte des engouements du public lorsque l’on vit dans l’encourage du prince et que l’on bénéficie de ses bontés. Quelques années auparavant, Ovide a donc publié les cinq livres des Amours — resserrés par la suite en trois — et les Héroïdes, recueil de lettres d’amour attribuées à des héroïnes mythologiques ; il a fait montre dans ces deux ouvrages de jeunesse, on l’a vu, d’une maîtrise parfaite des divers procédés poético-rhétoriques créés par ses prédécesseurs ainsi que d’une réelle originalité dans le traitement même des genres et des styles. L’amour étant au centre des préoccupations du milieu mondain et raffiné dans lequel il évolue avec aisance, le
troisième texte auquel il s’attelle sera, lui aussi, consacré à l’amour, vu cette fois sous l’angle de la théorie, ou plutôt de la stratégie.
Ne nous méprenons pas : si les termes d’amor, amans, amare, amata courent à travers tout le texte, d’amour il est, de fait, fort peu question. Les conseils donnés aux hommes et aux femmes sont autant de recettes mi-sérieuses, mi-goguenardes, destinées à capturer une proie, la piéger, l’emprisonner dans des "filets bien tendus", la garder sous sa domination par toutes sortes de subterfuges dans le but unique de jouir au maximum de sa conquête en évitant de se couvrir du ridicule d’être trompé. La grande loi, dans cette guerre de pacotille, chassé-croisé offensif/défensif, c’est la méfiance que chaque sexe nourrit à l’égard de l’autre, qui est, en fait, l’ennemi à abattre : il faut connaître ses faiblesses pour le réduire à merci, tout en veillant à ne pas sous-estimer sa force qui, souvent, prend le visage de la ruse et devient alors une arme plus redoutable encore. Ennemi ou proie, l’objet d’amour est celui que poursuit le guerrier ou le chasseur ; le lieu d’amour est celui que recherche l’aventurier : les images de navires, de haute mer, de voiles, de vents contraires ou favorables viennent très régulièrement rappeler au lecteur qu’il est "embarqué" dans une aventure commune à tous les humains et que le poète en est le capitaine chargé de tenir la barre et de diriger les opérations. Or, si ce dernier s’affirme investi de cette "mission" par Vénus elle­ même, il aura soin de souligner, à chaque moment de la leçon, l’importance de l’expérience indispensable à la rédaction d’un tel traité. S’il est capable de nous apprendre comment il faut aimer, c’est qu’il est passé maître dans l’arc de faire l’amour tout autant que dans celui de le dire, l’écrire, le chanter ; aussi n’hésitera-t-il jamais à se citer lui­ même en exemple dans un esprit de connivence et de duplicité ; suivant les destinataires, l’attitude sera fort différente : aux hommes, la franche misogynie, aux femmes, un faux air de complicité : moi, un homme, je trahis mon camp en vous dévoilant nos faiblesses, faites­ en bon usage ; autrement dit, faites tout pour notre plaisir.
Ainsi, si les femmes sont toutes folles de leur corps et prêtes à succomber à la moindre flatterie, si elles sont en cela plus proches de femelles du monde animal que des êtres pensants, il serait stupide de s’en plaindre, car à quoi peuvent-elles servir sinon au plaisir masculin ? Il faut donc profiter largement de leur amoralité et savoir que ce sont des traîtresses — "une race sans scrupule" (livre I) — qui savent faire souffrir et dont il sera bon de se venger à la première occasion.
Les reproches incessants que le poète se fait, s’accusant de folie puisqu’il arme les femmes contre lui-même et ses semblables, sont autant de clins d’œil à l’adresse des unes comme des autres et indiquent que son traité est une parodie, un élégant badinage qu’il faut lire avant tout comme un divertissement spirituel ; le poète ne s’adresse-t-il pas, du reste, aux courtisanes et aux affranchis, ceux que leur condition dispense de pudor et situe délibérément du côté de la frivolité ? À ce public licencieux, non tenu de suivre le mos majorum, on peut parler la langue du libertinage, en s’appuyant sur les thèmes rebattus de la fuite du temps et du caractère éphémère de la beauté pour l’inciter à vivre l’instant qui passe et jouir sans entraves ni culpabilité :

Je ne dis pas de vous prostituer, mais n’ayez crainte
De risques nuls : vous ne risquez rien en vous donnant.
(Livre III.)

On peur même pousser l’audace jusqu’à défendre Hélène contre Ménélas, approuver l’adultère et ridiculiser le mari trompé, critiquer le mariage qui tue l’amour, recommander aux hommes de flatter les amants en place pour mieux les évincer er de feindre l’indifférence lace à un rival, laisser tomber enfin quelques remarques désabusées sur l’amitié et la loyauté, ces valeurs frelatées aussi bien parmi les hommes que les femmes, ces "mots vides" (livre I) qui ne tiennent pas une seconde devant le désir égoïste :

Rien ne plaît que le vil chacun ne cherche que sa jouissance ;
Goûte celle, surtout, qui provient de la douleur d’autrui.
(Livre I.)

Ovide va plus loin encore : si !’observation de ses contemporains lui inspire un pessimisme que l’on retrouvera chez un La Bruyère ou un La Rochefoucauld, si la leçon qu’il tire de sa fréquentation de la société le conduit au cynisme d’un Valmont, c’est sur le plan religieux qu’il atteint le sommet de l’insolence — celle-la même qui brûlera Don Juan — lorsqu’il s’écrie notamment :

Il faut qu’il y ait des dieux et, puisqu’il le faut, croyons qu’ils existent :
Que sur les antiques autels le vin et l’encens leur soient offerts.
(Livre 1.)

Ces dieux, créatures des hommes, en sont la parfaite réplique dans leur vie privée et échappent à une morale dont ils ne sauraient se soucier, n’en étant pas les initiateurs :

Jupiter, de là-haut, rit des amants qui se parjurent
Et donne l’ordre aux Vents,fils d’Éole, de tout emporter.
Devant Junon, il a maintes fois proféré par le Styx des mensonges,
Donnant lui-même l’exemple à suivre maintenant.
(Livre 1.)

La loi qu’ils suivent est celle de leur bon plaisir, leur lien aux hommes celui de la complicité pourvu que ceux-ci respectent leur puissance et évitent de froisser leur susceptibilité.

Or, en cet an 2 av. J.-C. où paraît L’Art d’aimer, Auguste vient de se faire proclamer pater patriœ après avoir endossé successivement les titres d’imperator, sacrosanctus, princeps senatus, augustus, prœfectus morum et pontifex maximus ; il est, aux yeux du peuple romain, divus — un dieu vivant. Détenteur d’un nouvel ordre moral, social et religieux au sein du système politique autoritaire qu’il a habilement conçu et mis en place, il se veut à l’égard de ses sujets, étant le père de la patrie, dans un rapport identique à celui d’un père de famille pour ses enfants ou du patronus pour les clientes qui dépendent de lui. C’est dire qu’il s’appuie sur l’une des vertus fondamentales de l’histoire romaine : la pietas, qui unit dans le même respect et la même dévotion un protégé à son protecteur, les citoyens à leur prince.
Pius est, en effet, celui qui reconnaît les bienfaits reçus et s’acquitte loyalement envers son bienfaiteur — la fides venant renforcer la pietas — de la dette ainsi contractée. Une telle idéologie est inséparable d’une politique orientée vers la consolidation de la cellule sociale primordiale, la famille, et c’est à quoi s’attache Auguste par des mesures qui incitent les citoyens à se marier, favorisent la natalité, limitent le divorce, réprouvent le célibat ou le veuvage prolongé, ainsi que par la restauration des antiques vertus romaines balayées par les troubles du siècle précédent. Une relie restauration — qui se soldera, du reste, par un échec — s’adresse quasi exclusivement à l’élite sociale et culturelle constituée de citoyens libres, attachés à la perpétuation du nom (de la gens), à sa prospérité et à l’accroissement de l’héritage national dont Auguste est le garant. Et c’est bien elle que vise l’auteur de L’Art d’aimer, en réalité, non les courtisanes et les affranchis, encore moins les pauvres, en dépit de ses affirmations. Il le sait, tout comme le sait le prince. Et l’on pourrait, alors, émettre une hypothèse : l’exil du poète, décrété en l’an 8 de notre ère, cet exil sur lequel Auguste — et, à sa suite, Tibère — ne reviendra jamais malgré les démarches des parents et amis d’Ovide ainsi que les supplications contenues dans les Tristes et les Pontiques, et sur lequel on s’est beaucoup interrogé du fait de l’apparente disproportion entre la sévérité de la punition et la raison invoquée, cet exil n’était-il pas inévitable dans le contexte précis de ce 1er siècle et est-il bien nécessaire de chercher d’autres motifs plus crédibles (que l’histoire n’a, d’ailleurs, jamais dévoilés) alors que le motif réel est, là, dans sa pleine évidence, rendant la condamnation irrévocable ?
Il serait absurde de soutenir que L’Art d’aimer est le seul ouvrage de l’époque dans lequel la morale soit malmenée : Auguste est loin d’être pudibond. De même, la société romaine a toujours connu, travers un certain esprit de la fête, un goût marqué pour la transgression, tolérée par le pouvoir en place à condition qu’elle soit limitée dans le temps et à l’intérieur des cadres rituels de la cité. Cette licence, considérée comme sans danger, voire salutaire, prenait la forme de mascarades ou de travestissements, ou encore de la désignation d’un roi éphémère exerçant, le temps d’un repas ou d’un jour, un simulacre de pouvoir. L’État autorisait une pratique qui se vivait collectivement et pouvait donc se juguler.

Or, il s’agit ici d’un texte qui n’est pas un ouvrage de fiction mais se veut un traité, donc à vocation didactique — bien que sur le mode du divertissement —, et derrière ce texte se trouve un individu qui s’adresse à un autre individu : le poète au lecteur (ou à l’auditeur, si le poème est dit en public, mais cela revient au même), tout comme le maître à l’élève ou le père à son enfant. Et cela change tout. La parole, en effet, dans l’Antiquité romaine, est à ce point créatrice, porteuse de sens, donc lourde de conséquences, que, lors de la consultation des augures, on peut refuser l’avis qui est donné et annihiler la réalité matérielle de l’auspice en prononçant simplement les mots : Non consulta, ce qui permet d’agir comme si rien n’avait été dit. Le poète, dont le matériau est la langue, est proche du devin (vates) ; c’est dire le pouvoir de sa parole : il a, envers la société, une responsabilité absolue — c’est le sens du mot auctoritas, qui donnera "auteur" —, égale au moins à celle du prince puisque tous deux relient les hommes aux dieux.
C’est sur une telle croyance — ancrée depuis des siècles dans l’inconscient collectif — que s’appuie la politique d’Auguste, et il semble bien qu’Ovide n’ait pas compris l’importance que l’empereur accordait à la littérature et ne se soit pas rendu compte de la gravité du problème qu’il posait en établissant entre l’empereur et lui, par le pouvoir de la parole, un rapport de rivalité ; ce qu’il a appelé erreur, imprudence et que l’on a, jusqu’à nos jours, cherché à appliquer à autre chose qu’à l’ouvrage incriminé sans jamais y parvenir, pourrait bien avoir été, aux yeux d’Auguste, un acte d’une audace inadmissible, crime de lèse-majesté puisqu’il donnait un démenti flagrant à ses tentatives de reprise en main de la collectivité et prônait, à l’encontre du nouvel ordre, un individualisme intolérable. Fils en révolte contre le père et, en outre, irresponsable, incapable d’assumer l’auc­toritas à laquelle il était tenu par sa fonction de poète, Ovide devenait, aux yeux du père de la patrie, un élément nuisible au corps social tout entier et ne pouvait que subir l’exécration.
Dans les temps plus reculés, la coutume voulait qu’au début du printemps on chasse hors de la cité un vieillard couvert de haillons, surnommé Mamurius Veturius, symbole de l’expulsion du vieux temps pour laisser la place au temps nouveau. Ovide n’a-t-il pas été le Mamurius Veturius d’Auguste ?
On peut, certes, se demander pourquoi ce dernier a attendu dix ans avant de prononcer le verdict ; c’est oublier un peu vite, peut­ être, qu’Auguste, conseillé par Mécène et Messala, est avant tout un homme de culture, ouvert aux lettres et aux arts, qui refuse a priori toute répression en ce domaine (François Ier, Louis XIV auront la même attitude). Sans doute lui a-t-il fallu du temps pour s’apercevoir du danger et n’a-t-il pris sa décision que lorsqu’il a commencé à douter de la réussite de son entreprise. A-t-il eu besoin, tout à coup, de faire un exemple ? En tout cas, celui qui s’était illustré par sa clémence à l’égard de conspirateurs cherchant à attenter à sa vie jugé, là, que la faute était impardonnable ; et ce ne sont pas les intrigues de palais dans lesquelles on suppose qu’Ovide aurait pu tremper qui peuvent expliquer une telle inflexibilité. Celui-ci, du reste, répétera abondamment qu’il a mérité la punition en osant provoquer la colère du prince et qu’il aurait pu, pour cela, encourir la peine capitale. Flagornerie ? C’est possible, mais il est permis d’écarter cette éventualité. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’à aucun moment le poète ne fait concrètement allusion à d’autres raisons que L’Art d’aimer pour expliquer son exil. Il aura raison de rappeler dans les Tristes — quoique le geste soit peu élégant — le caractère licencieux d’autres œuvres contemporaines — dont le premier livre des Élégies de Tibulle, publié en 26-25 av. J.-C., qui n’a cependant pas été condamné par Auguste ; cette différence de comportement confirme le durcissement progressif de ce dernier face aux difficultés grandissantes qu’il rencontrait dans sa volonté de transformation sociale. L’exécration, qui n’est pas une atteinte à la vie physique du condamné mais un moyen de l’isoler du corps social, est un geste politique d’une portée symbolique évidente.

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage, à sa sortie, connaît un vif succès et il répond parfaitement à l’attente du public aristocratique qui fréquente les cercles littéraires et raffole des lectures publiques (recitationes) mises au goût du jour par le premier protecteur de Virgile, Asinius Pollion. Les femmes jouent, à l’intérieur de ces cercles, un rôle de plus en plus important et imposent leur goût ; ainsi voit-on se développer une littérature nourrie d’alexandrinisme, versée dans l’esprit et la galanterie, forcement teintée d’érudition.
La poésie d’Ovide a, dans L’Art d’aimer, toutes ces caractéristiques. Aisée, souple, légère dans le traitement du vers, elle joue avec brio sur le double sens et la complicité. Volontiers leste mais sans vulgarité, elle cherche à titiller l’esprit et les sens plus qu’à susciter l’émotion, s’appuyant sur de nombreuses références mythologiques qui visent un public très particulier, tout imprégné de culture grecque : les jeunes garçons et filles de l’aristocratie romaine n’apprenaient-ils pas le grec en même temps que le latin dès leur plus jeune âge ? Ainsi, chaque nom cité évoque-t-il immédiatement une légende familière, marque de l’intrication profonde des deux cultures, grecque et latine, de sorte que l’allusion n’est jamais perçue par le lecteur de l’époque comme un artifice.
Le traité se caractérise encore par les jeux de correspondance entre les différentes parties, plus précisément entre les deux premiers livres, consacrés aux hommes, et le troisième, réservé aux femmes, qu’il s’agisse de la stratégie amoureuse, des recettes de beauté ou de la scène érotique finale, aboutissement recherché par les uns et les autres ; il est, en cela, de facture très classique. Quant au lexique, il est plutôt restreint mais le poète exploite, comme dans les Amours, toutes ses possibilités sémantiques ; il ne craint la répétition ni de termes ni d’images, conscient de créer, de ce fait, un espace poétique "musical", certaines parties du poème jouant comme un leitmotiv ou encore un refrain, ce qui ne nous étonne pas puisque la poésie, à Rome, est d’abord écrite pour être chantée, psalmodiée.

L’Art d’aimer aura donc été fatal à son auteur. Peu révolutionnaire pourtant, héritier d’une longue tradition poétique aussi bien dans les thèmes traités que dans la forme, Ovide s’est trouvé, à un moment crucial de l’histoire politique de Rome, comme un grain de sable gênant le bon fonctionnement de rouages délicats et a, sans doute, servi de bouc émissaire à un pouvoir qui, paradoxalement, était à la fois triomphant et en proie à un certain malaise. Sa revanche n’a tout de même pas été négligeable car, des poètes de la Renaissance aux moralistes classiques et aux écrivains libertins du XVIIIe siècle, de Guillaume Apollinaire à Raymond Queneau, beau­coup lui sont redevables.

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LIVRE PREMIER [3]
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S’il est quelqu’un qui, parmi vous, ignore l’art d’aimer,
Qu’il lise ce poème et, fort de sa lecture, aime.
L’Art rend les navires rapides à la voile, à la rame,
Il rend légers les chars. L’Art doit régir l’Amour.
Automédon était fait pour les chars et les rênes souples,
Tiphys était maître à bord du vaisseau hémohien ;
Moi, c’est d’Amour naissant que Vénus m’a nommé spécialiste :
D’Amour je serai le Tiphys et !’Automédon.
Il est certes non éduqué et souvent me résiste
Mais c’est un enfant, âge tendre que l’on peut diriger.
Le fils de Philyre apprit la cithare au jeune Achille,
Domptant sa sauvagerie par cet art de douceur.
Celui qui terrorisa tant d’alliés, tant de peuples hostiles,
Redoutait, paraît-il, ce vieil homme chargé d’ans.
Ses mains qu’Hector éprouverait, sur un ordre du maître
Il les offrait aux coups de baguette docilement.
Moi je suis précepteur d’Amour, comme Chiron de l’Éacide :
Tous deux enfants terribles, tous deux fils de divinité.
Mais le cou du taureau sous le joug se courbe,
Et le mors s’use sous les dents du noble cheval,
Et devant moi Amour cède, même si de son arc il blesse
Mon cœur, et agite ses torches frénétiquement.
Plus il m’a transpercé, plus m’a brûlé avec violence,
Plus encore je me vengerai du mal qu’il m’a fait.
Je ne prétendrai pas, Phœbus, que je te dois cette œuvre
Ni que le chant d’un oiseau du ciel m’a inspiré ;
Ni Clio ni ses sœurs, Ascra, ne m’ont été visibles,
Pendant que je gardais les troupeaux dans tes vallées ;
Mon livre est d’expérience : fiez-vous au savoir du poète.
Je parle vrai ; protège mon entreprise, mère de l’Amour.
Arrière, marques de retenue, fines bandelettes,
Et toi, long volant qui cache les pieds à moitié :
Je chante l’Amour sans scandale et les ruses licites ;
Mon poème ne sera répréhensible en rien.

Tout d’abord, trouver l’objet de ton désir, voilà ta tâche,
Soldat qui fais tes premières armes sur un mode nouveau ;
La fille qui t’a plu, efforce-toi ensuite de la convaincre,
Et en troisième lieu, de faire durer longtemps cet amour.
Voilà le cadre ; voilà l’espace où notre char imprimera sa trace,
Voilà le but que doivent atteindre les roues d’un seul trait.

Pendant que tu es libre d’aller comme tu veux à l’aventure,
Choisis celle à qui tu peux dire : "Je n’aime que toi."
Elle ne viendra pas vers toi, dérivant dans la brise légère :
La femme qui sera à ton goût, il faut la chercher.
Les filets pour les cerfs, le chasseur sait bien où les tendre ;
Dans quel vallon se trouve le sanglier qui grogne, il le sait bien
Les oiseleurs connaissent les taillis, le pêcheur à la ligne
Connaît les eaux où circulent de nombreux poissons ;
Toi aussi, qui cherches matière à un amour durable,
Apprends en quels lieux les filles sont légion.
Je ne t’obligerai pas à parcourir les mers, pour cette quête,
Tu n’auras pas à arpenter de longs chemins pour les trouver.
Que Persée ait ramené de chez les noirs Éthiopiens Andromède,
Qu’une Grecque ait été enlevée par un Phrygien, d’accord :
Rome t’offrira tant de femmes, et si belles
Que tu diras : "Elle possède tout ce qu’a produit l’univers."

Le Gargare possède autant de céréales, Méthymne de vignobles,
La mer abrite autant de poissons, le feuillage d’oiseaux,
Le ciel d’étoiles, que ta Rome chérie possède de femmes :
C’est dans la ville de son cher Énée que sa mère s’est installée.
Si tu es séduit par l’éclosion de la prime jeunesse,
Une vraie jeune fille se présentera à tes yeux ;
Si tu aimes les filles en fleur, il y en aura mille pour te plaire :
Tu seras incapable de faire un choix.
Si d’aventure tu apprécies l’âge mûr et plein d’expérience,
La troupe en sera encore plus abondante, crois-moi.
Promène-toi tranquillement sous le portique de Pompée, à l’ombre,
Quand le dos du lion d’Hercule est frappé par le soleil,
Sous celui où aux œuvres de son fils une mère a ajouté les siennes,
Cet ouvrage qui regorge de marbre étranger.
N’évite pas le portique couvert de peintures anciennes
Qui porte le nom de son auteur : Livie,
Ni celui où se trouvent les Danaïdes — qui osèrent ourdir le meurtre
De leurs pauvres cousins — et leur père cruel, brandissant une épée ;
Ne laisse pas de côté Adonis sur qui Vénus se lamente
Et les rites du septième jour célébrés par les Juifs de Syrie ;
Ne t’écarte pas du temple de la génisse vêtue de lin, l’Égyptienne
Qui fait de beaucoup de femmes ce qu’elle-même fut pour Jupiter ;
Les places publiques conviennent à l’amour (qui peut le croire ?) :
On découvre souvent la passion dans le tumulte du forum.
Au pied du temple de Vénus tout en marbre
Les Appiades lancent vers le ciel des jets d’eau :
Dans cet endroit, souvent, Amour saisit un jurisconsulte
Et lui, si précautionneux pour les autres, ne l’est pas pour lui.
Dans cet endroit, souvent, à un beau parleur les mots manquent,
Un changement s’opère et c’est sa cause qu’il faut plaider.
Vénus se moque de lui, de son temple qui est tout proche,
De lui qui, tantôt patron, veut maintenant être client.

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Il arrive que l’on n’aime plus ou que l’on cesse d’être aimé. Il faut pour cela des Remèdes à l’amour. Présentation.

CAVE AMOREM
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Ovide propose, quelque temps plus tard, un petit appendice à son traité d’érotisme, sorte de quatrième livre ajouté à L’Art d’aimer mais détaché de l’ensemble et dans lequel il aborde l’envers de la question qu’il posait jusqu’alors : comment donc cesser d’aimer quand l’amour n’est plus une source de jouissance mais un fardeau, une maladie, une contrainte, quand on en devient l’esclave :

Si quelqu’un aime dans l’absolu bonheur d’aimer, qu’il jouisse
De ses ardeurs, qu’il navigue à son propre vent !
Mais s’il subit durement la loi d’une maîtresse indigne,
Rien n’est perdu, qu’il tire profit du pouvoir de mon art.

Se plaçant sous l’égide d’Apollon — à la fois protecteur des poètes et inventeur de la médecine —, Ovide se voit comme le médecin des âmes malades de l’amour. Suivant en cela une longue tradition qui se perpétuera très longtemps dans le monde occidental, il considère l’amour passion comme un danger pour la santé mentale, un asservissement intolérable qu’un être libre — celui auquel il s’adresse — ne peut accepter sans déchoir. Il a fréquemment dit, dans L’Art d’aimer, qu’il chantait l’amour badin, léger, le libertinage, les jeux charmants représentés par Cupidon, enfant espiègle et farceur ; mais dès lors que l’amour devient une affaire sérieuse et qu’il fait souffrir, qu’il enlève à l’individu sa liberté de jugement et toute autonomie, il devient un fléau dont il faut se débarrasser de toute urgence.

Alors que le philosophe est, à son époque, un médecin "généraliste" qui soigne l’ensemble des maladies de l’âme humaine, le poète est un "spécialiste" des maladies du coeur, et il a besoin de la confiance agissante de ses patients :

Libérateur officiel, je délivrerai les cœurs que des maîtres étouffent :
Que chacun d’entre vous participe à son affranchissement.

Ces vers sont lourds de sens et de conséquences, on le voit, et confirment ce que disait déjà L’Art d’aimer ; l’oeuvre du poète — et d’Ovide en particulier — doit être une entreprise de libération : aider l’individu à se délivrer à la fois des chaînes imposées par les règles qui régissent la société et de celles — aussi étouffantes que les premières — par lesquelles il s’attache lui-même, à son insu.
Le recueil se présente donc comme le pendant de L’Art d’aimer et prétend s’adresser également aux deux sexes (ce que démentent la plupart des exemples choisis), enchaînant les conseils : prendre rapidement conscience de la réalité et agir, ne pas laisser s’installer le mal par négligence, s’adonner à de multiples activités comme le jardinage — c’est l’occasion pour Ovide d’exalter les plaisirs de la campagne en un pastiche savoureux des Géorgiques —, la chasse, la pêche, les longs voyages ou les mondanités, bref, tout ce qui peut, de l’extérieur, distraire de l’objet d’amour ; mais ce n’est pas tout : il faut aussi trouver des remèdes en soi-même si l’on veut guérir durablement, c’est-à-dire se convaincre de l’erreur que représente le fait d’aimer à la folie, et chercher dans la personne aimée les moindres défauts susceptibles de faire tomber la statue de son piédestal ; au besoin, on ne se privera pas d’en inventer ou de caricaturer ses qualités jusqu’à l’obtention d’un tableau exécrable (le texte, ici, reprend trait pour trait, en l’inversant, le passage de L’Art d’aimer qui montre comment tout amoureux idéalise la femme la plus banale).
Dans cet apprentissage du désamour, les détails deviennent alors de plus en plus intimes, hardis, voire cyniques, leur audace étant constamment soutenue par les exemples mythologiques et les références aux dieux qui dictent sa parole au poète : Phoebus/Apollon, Bacchus/Dionysos. Ovide n’hésite pas, d’autre part, à se prendre lui-même en exemple, à évoquer certaines de ses propres histoires d’amour : il a été malade avant de devenir médecin.
Mais ce qui lui importe avant tout, c’est de régler leur compte aux détracteurs qui, apparemment, se sont déjà déchaînés contre lui — ce qui laisse présager la condamnation qui tombera quelques années plus tard — et qu’il méprise souverainement :

Si ma Muse est en harmonie avec le badinage,
J’ai gagné, et le crime dont on l’accuse est faux.
Mon nom est déjà grand : crève, Envie vorace ;
Il sera encore plus grand s’il continue comme il a commencé.

Qu’il ait eu des ennemis, que sa notoriété air suscité haine et jalousie, c’est ce qu’il laisse entendre, et c’est indéniable ; il est pos­sible que les premiers coups soient venus de là. Il demeure, en tout cas, convaincu que la parole poétique finit toujours par triompher des embûches que lui tend l’envie mortifère (invidia, livor), car elle est parole vivante, libératrice, intemporelle :

Elle est infinie, la créativité des poètes,
Et la fidélité historique ne bride pas leurs mots.
(Amours, III, XII.)

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« Ovide au miroir du vers »

A propos de Amours, L’Art d’aimer, etc., jusqu’aux Métamorphoses.
Présentation de l’ensemble de l’oeuvre et des choix de traduction.

Jeudi 22 février 2018, 18h30
Bibliothèque du CITL (Espace Van Gogh, Arles)

Une rencontre organisée dans le cadre du festival Arles se livre.
« Ovide au miroir du vers »
Rencontre avec Danièle Robert, traductrice de l’œuvre du poète latin.
Ovide s’est éteint il y a exactement 2000 ans mais son œuvre, une des plus importantes de notre patrimoine écrit, vit et nous émerveille encore grâce à l’œuvre de traduction qui en est faite. Danièle Robert, qui a traduit l’intégralité de ses écrits poétiques pour la collection Thesaurus des éditions Actes Sud, donne voix à l’auteur, “au miroir du vers”.
Dans les questions, Danièle Robert aborde aussi ses choix de traduction de La Divine Comédie en respectant la tierce rime et les citations que Dante fait des vers d’Ovide.

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Crédit : atlas

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« Pour moi, je parle rarement de mes amours, même authentiques,
Et j’entoure mes secrets d’alcôve d’une solide protection. »
L’Art d’aimer, Livre II.

Ovide et Sollers

Cette dédicace amicale fait aussi allusion, bien entendue, aux amours clandestins de l’écrivain auquel est dédié ce site et pas seulement à son modeste contributeur. Pierre Marlière, dans son essai Variations sur le libertinage. Ovide et Sollers (Gallimard, coll. L’infini, 2014) s’est penché sur ce qui pouvait rapprocher l’Art d’aimer selon Sollers et L’Art d’aimer selon Ovide. Lors de la publication du livre, V.K. en a cité de longs passages auxquels vous pourrez vous reporter plus loin.

Voici un extrait de l’introduction et du premier chapitre dans lequel il est plus précisément question d’Ovide dans la Rome d’Auguste.

« Heureux libertin, qui ne fait jamais sien
que ce qu’il désire, et désire tout ce qu’il fait ! »
ABBÉ DE CHAULIEU

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Prendre le parti de faire une étude sur le libertinage en ce siècle d’affairisme et de stress économique est une entreprise délicate. Non seulement parce que ce courant intellectuel a été réduit, dans l’imaginaire collectif, à une vague attitude d’inconstance amoureuse, mais surtout parce qu’il est intrinsèquement lié à un état de vigilance permanent devant le dogmatisme et l’asservissement qui prennent des formes diverses selon les époques. En ce qui concerne notre temps, il est balayé par une « scientomania » qui flirte avec la dévotion. Les avancées technologiques et cybernétiques ont plongé les esprits dans un état d’acquiescement servile au nom du progrès ; promesse sans cesse réactivée d’un monde radieux où la moindre adversité étrangère est repoussée par la « grâce efficace » de la technique. La science est la nouvelle chapelle d’incrédulité dans laquelle les nuques se courbent dévotement.

D’un point de vue historique, le mot « libertin » apparaît dans la langue française au XVIe siècle. Formé sur le substantif latin libertinus (esclave qui a reçu la liberté), il désigne un individu qui « ne suit pas les lois de la religion, soit pour la croyance, soit pour la pratique [4] ». Au XVIIIe siècle, son sens s’élargit : est libertin celui « qui est déréglé dans ses mœurs, dans sa conduite et s’adonne sans retenue aux plaisirs charnels [5] ». On l’aura compris, c’est le redoublement affaibli de ce second sens que notre société a cristallisé, oubliant volontairement de mentionner la formidable profusion intellectuelle que le libertinage a suscitée au XVIIIe siècle. Conjuguant la liberté d’esprit à celle des sens, les libertins du siècle des Lumières sont parvenus à réconcilier l’intellect avec le corps, système dans lequel le corps lui-même est devenu philosophe. Le frontispice du roman de Boyer d’Argens, Thérèse philosophe, en est un témoignage lumineux : « La volupté et la philosophie font le bonheur de l’homme sensé. Il embrasse la volupté par goût, il aime la philosophie par raison. »

L’étymologie latine du nom a le mérite de nous renseigner sur l’essence du libertinage. On découvre en son cœur l’idée directrice de liberté qui implique le passage d’un état à un autre, celui d’esclave à homme libre. Il y a à la racine du libertinage le principe premier d’affranchissement, un libertin serait donc avant tout un individu qui a su briser les chaînes qui l’entravaient. Le dérèglement des mœurs qu’on lui attribue de nature n’est en fait que la conséquence directe de cette double libération, autant de corps que d’esprit. Pour reprendre le mythe épicurien du clinamen, on pourrait comparer le libertin à cet atome libre dont la course dérivée contredit la pluie régulière et ordonnée de la matière. Comme le rappelle Sollers dans Discours Parfait, « la plus belle définition du mot libertin se trouve dans Littré (1872) : ‘‘En termes de fauconnerie, il se dit de l’oiseau de proie qui s’écarte et ne revient pas.’’ La notion d’écart est ici centrale : elle suppose une règle et une contradiction à cette règle [6] ». Autrement dit, l’affranchissement du libertin est intimement lié à l’écart qu’il choisit d’entreprendre. Cet affranchissement ne peut se faire sans une dérive du sujet par rapport au moule fabriqué pour lui et contre lui. C’est pourquoi le libertin est toujours dans la pratique un dissident. Il emprunte des voies de traverse et va là où les autres ne sont pas.

En étudiant le libertinage à travers les textes d’Ovide et de Sollers, nous choisissons d’embrasser ce courant littéraire en dehors des bornes académiques qui le cantonnent à l’Ancien Régime. C’est ici que nous justifions l’idée de variations que nous prenons pour titre. En musique, une variation est une modification que l’on fait subir à un thème, à une phrase musicale, pour les disposer sous un jour différent. Appliquée à notre étude, la notion de libertinage va ainsi être déclinée à travers les textes de deux auteurs qui se situent en dehors de son acception immédiate et historique. Le grand pont que nous dressons entre l’Antiquité romaine et notre temps pourrait paraître arbitraire et artificiel par bien des aspects car les divergences entre nos deux auteurs, au-delà de leur langue d’écriture et de la forme choisie (en latin versifié pour Ovide et en prose française pour Sollers), sont nombreuses. Par exemple, l’univers élégiaque dans lequel la poésie ovidienne s’enracine n’a de commun avec l’univers romanesque de Sollers que la célébration des femmes. Dans la perspective littéraire que nous poursuivons, il serait stérile de faire le catalogue de ces divergences. Il apparaît plus intéressant de se pencher sur les notes de résonance entre les productions scripturaires de nos deux auteurs : rappelons que Sollers se présente lui-même comme un libertin dans la tradition directe des Lumières, et Ovide, même si le concept n’existait pas à son époque, a été rétroactivement désigné comme tel. L’intérêt de cette démarche vient de ce que nos deux auteurs présentent des invariants qui éclairent cette notion trouble et mal comprise qu’est le libertinage.

Bien entendu, traiter l’ensemble des miroirs du kaléidoscope libertin s’avérerait une tâche trop ambitieuse à l’échelle de ce livre. Notre entreprise se concentrera essentiellement autour de trois pôles. Il s’agira de montrer comment Ovide et Sollers font du libertin un individu en altérité directe avec son temps, autant par rapport à la société que dans son attitude avec les femmes. Puis d’atteindre les rivages philosophiques qui bordent son édifice, avant de finir sur le point nodal qui porte sur le lien étroit entre libertinage et langage.

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Le libertinage dans le temps

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Le sceau de l’Histoire

Lorsque Baudelaire écrit dans Le peintre de la vie moderne : « Le dandysme est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences », il voit très bien qu’au-delà du simple effet superficiel de mode, le dandy ne surgit pas ex nihilo. Au contraire, il est à embrasser comme un symptôme temporel. Le dandysme ne va pas de soi, il n’existe pas intrinsèquement de tout temps et sous tous les méridiens. C’est bien plutôt une réaction nodale devant une situation historique précise, l’éclosion inattendue d’un soleil perturbateur qui brille une dernière fois au milieu des cendres de son temps. Baudelaire identifie précisément la situation propice à l’apparition du dandy. Pris en tenailles entre la montée de la démocratie et du vulgaire, d’un côté, et le raz de marée bourgeois et industriel qui nivelle et égalise tout, de l’autre, il est l’éclat caché d’une aristocratie nouvelle. On n’est pas dandy parce qu’on suit le raffinement à géométrie variable d’une mode, on est un dandy lorsqu’on ressent en soi la détresse de l’être absorbé par une époque uniformisante et qu’on lui oppose une éthique aristocratique. Attitude qui consiste à ressentir l’intense nécessité de la hiérarchie, non pas établie sur la naissance et l’argent, mais sur la grandeur, le goût et l’élévation. À l’encontre de l’imitation et de la copie qui définissent le snob, l’aristocratisme du dandy repose sur la capacité à créer des valeurs nouvelles. Et si le surgissement du dandy est d’époque, cette éthique est de tous âges [7].

Les libertins ont ceci de commun avec les dandys, quand ils ne forment pas tout simplement les mêmes personnes, qu’ils surgissent également à des moments particuliers de l’Histoire. À la manière du négatif pelliculaire, ils révèlent certaines coulisses dérobées de leur temps. Antimatière de la matière sociale, ils sont inséparables d’une situation. C’est pourquoi penser le libertinage en dehors du temps n’aurait pas plus de sens que de penser l’esprit sans le corps, même si c’est pour ensuite le nier [8]. En effet, être libertin au XVIIe siècle ne signifie pas la même chose qu’être libertin au XVIIIe siècle. La plupart des romans de Sollers posent d’ailleurs la question suivante : qu’est-ce qu’être libertin au XXe siècle ? Baudelaire, dans le brouillon d’une préface consacrée aux Liaisons dangereuses, écrivait : « La Révolution a été faite par des voluptueux », nous laissant entendre par là que la chute de l’Ancien Régime ne serait pas que la conséquence des idées libérales des Lumières, mais aussi un effet collatéral du libertinage. L’analyse baudelairienne de la Révolution française a le mérite de prendre en compte, comme facteur actif de l’Histoire, le courant libertin — ce qui n’est pas enseigné dans les manuels. Le poète nous suggère qu’il y aurait, contre toute attente, une accointance profonde entre la liberté de l’esprit et celle du corps. Nietzsche développera une idée similaire dans sa philosophie. Voyant dans l’esprit « le héraut des luttes et des joies de notre corps », il propose un modèle où la conduite des expériences physiologiques du sujet aurait une incidence directe sur l’élaboration de ses idées. Finalement, l’esprit ne ferait qu’annoncer sous forme rationnelle ce qui se serait déjà produit dans la masse irrationnelle de notre vie intérieure. La société étant souvent comparée à un corps [9], il serait réducteur de concevoir le rationalisme des Lumières sans intégrer le sensualisme singulier de l’époque dans laquelle le libertinage a joué un rôle significatif. C’est-à-dire de s’intéresser à l’esprit sans intégrer le corps.

Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans l’excès inverse qui consisterait à enfermer le libertin dans le nœud de son temps dont il ne serait que la conséquence. Dans une telle perspective, il faudrait alors réserver le mot libertinage à la société de l’Ancien Régime exclusivement, ou bien postuler un libertinage différent pour chaque époque. Toutefois, des auteurs comme Ovide et Sollers nous invitent au contraire à voir dans le libertinage une éthique du corps et de l’esprit qui repose sur un fonds commun de principes, que chaque libertin, lui-même inscrit dans un temps historique, coule dans le moule de sa propre excellence. Ces principes se concentrent autour de l’idée de liberté, qui en est le fonds matriciel. Les libertins, de toutes les époques, ont comme traits communs la dissidence et le dérèglement raisonné des mœurs. En ce sens, le libertinage est la réponse d’un individu au climat d’aliénation qu’il subit. On retrouve justement chez Ovide et Sollers les invariants fondamentaux du libertinage. Écart intellectuel devant la règle et écart physique dans les mœurs ; liberté double où les femmes et la volupté occupent une place centrale.

Ovide et la Rome d’Auguste

La poésie ovidienne, en interrogeant son époque et l’histoire de Rome, présente ainsi une forme de dissidence [10] par rapport à la politique augustéenne. Il est important de clarifier certains points afin d’éviter les raccourcis, les abus ou les contresens. On cherchera vainement en Ovide un adversaire politique violent qui aurait tenté par ses piques lancées au Prince d’encourager sa chute ou d’entretenir un climat d’hostilité envers le pouvoir. Le ton convoqué par Ovide dans son Art d’aimer et ses Amores n’est pas celui d’un tribun séditieux ou d’un accusateur fielleux, mais bien plutôt celui d’un joueur, plein de malice [11], qui prend un réel plaisir verbal à révéler le risible d’une idéologie à rebours d’une époque qui lui échappe totalement. C’est dans cet intervalle que se déploie le libertinage du poète. Du reste, il n’y a pas chez Ovide de nostalgie affichée, ni de complaisance rhétorique à se lamenter sur la corruption de l’Histoire : jeu auquel se prêtaient volontiers les moralistes [12]. Il ironise d’ailleurs cette attitude, avec une sournoiserie très voltairienne : « Nous louons les gens d’autrefois, mais nous vivons comme ceux d’aujourd’hui [13]. » Ovide aime sa ville et son époque telles qu’elles sont, c’est-à-dire tout entières consacrées au raffinement amoureux, au luxe et aux arts, et il ne s’en cache pas : « Que d’autres, dit-il, regrettent l’antiquité ; moi, je me félicite d’être né dans ce siècle. C’est celui qui convient à mes goûts [14]. »

Après les déchirements des guerres civiles successives qu’a connus Rome depuis Marius et Scylla, Octave, vainqueur d’Antoine à Actium, incarne, avec la mise en place du principat, le restaurateur de la paix civile. Rome devient alors un vaste chantier, aussi bien politique et moral que monumental : face matérielle et immatérielle d’une même idéologie. Auguste se veut l’intercesseur d’un nouvel Âge d’or, fondé sur la restauration des valeurs fondamentales et structurales de l’ancienne Rome. À cet égard, le chant sacré composé par Horace en l’honneur des ludi saeculares (jeux séculaires) offerts par Auguste [15] en 17 avant J.-C. expose très clairement les piliers fondateurs de sa politique réformatrice, ou plutôt restauratrice :

Jam Fides et Pax et Honos Pudorque
Priscus et neglecta redire Virtus
audet adparetque beata pleno
Copia cornu.
Déjà la Foi, la Paix, l’Honneur, l’antique Pudeur et la Vertu négligée osent revenir ; et l’on voit apparaître la bienheureuse Abondance avec sa corne pleine [16].

Ici, par le recours à la majuscule, le poète, en plus de personnifier les valeurs cardinales romaines (Fides, Pax, Honos, Pudor, Virtus), leur confère un statut quasi divin. Il les fait passer du rang de notion générale à celui de valeur unique.

Chacune se trouve intronisée comme déesse. Le groupe verbal audet redire (ose revenir) les enveloppe d’une vitalité personnelle et d’une volonté propre. À la manière des dieux vexés, trompés ou trahis, elles se retirèrent de la cité romaine qui avait sombré dans la luxure et la stasis. Mais depuis qu’Auguste a entrepris de relever Rome de sa décadence, elles peuvent jam (dès à présent) revenir glorifier la ville de Romulus. Nous trouvons ici lumineusement exposé le programme de propagande d’Auguste. Il prépare la cité au retour des valeurs fondamentales et du mos majorum qui firent, prétendument, autrefois sa grandeur et sa puissance, avant que l’influence luxueuse de l’Orient ne vînt la corrompre [17] Les cinq déesses triomphantes (Foi, Paix, Honneur, Pudeur et Vertu) se présentent en effet comme appartenant à une logique d’harmonie et de stabilité, conformément au vœu d’Auguste qui plaça Rome sous le patronage d’Apollon et non de Vénus. D’ailleurs, Suétone, dans Vies des douze Césars, nous explique que la maison de l’empereur était contiguë au temple d’Apollon Palatin dont le Prince avait commandé l’érection : « Il [Auguste] fit élever le temple d’Apollon dans une partie de sa maison du Palatin qui avait été frappée par la foudre [18]. »

Mais cette idée d’une Rome aux mœurs purifiées relève davantage d’un rêve impérial que de la réalité effective. L’influence des mœurs orientales et grecques [19], conjuguée à l’expansion et l’enrichissement de l’Empire romain, a contribué à créer une nouvelle classe sociale et culturelle dont la sociologie est comparable à celle du mondain. Paul Veyne, dans son essai L’élégie érotique romaine, tient les propos suivants : « Il a bel et bien existé à Rome un demi­ monde aux mœurs galantes, une vie de plaisir dont l’élégie semble la représentation [20]. » Avec le retour de la paix civile apportée par Auguste, cette nouvelle société s’est pleinement épanouie. C’est ce monde occupé au raffinement des sens et des plaisirs qu’Ovide décrit dans sa poésie.

Le libertinage étant toujours un dérèglement de la règle, il faut nécessairement que le temps historique et social soit encadré par un principe régulateur que le libertin identifie puis détourne. Ovide se livre justement à cet exercice à l’intérieur de la poésie élégiaque. Ainsi, dès la deuxième pièce de ses Amores trouve-t-on dans un poème adressé au dieu de l’Amour un renversement ironique des valeurs défendues par Auguste :

Mens Bona ducetur manibus post terga retortis
Et Pudor et castris quidquid Amoris obest.

Omnia te metuent ; ad te sua bracchia tendens
Volgus « io » magna voce « triumphe » canet.
Blanditiae comites tibi erunt Errorque Furorque,
Adsidue partes turba secuta tuas
 [21]
On fera défiler la Sagesse, la Pudeur, les mains liées derrière le dos et tout ce qui s’oppose à l’Amour. Tous trembleront devant toi ; tendant ses bras vers toi la foule chantera à haute voix : "Io ! Triomphe !" Tu seras escorté par les Caresses, l’illusion et la Passion, cette troupe de tes compagnes inséparables.

On voit ici que l’élégiaque s’amuse à offrir le contre­ triomphe de celui annoncé par Horace dans son chant séculaire. On retrouve les grandes vertus romaines personnifiées à ceci près que, cette fois-ci, elles nous sont présentées, non pas victorieux, mais vaincues. À la manière des prisonniers de guerre qui défilent derrière le char de l’imperator, à son retour de campagne dans son triomphe vers le Capitole, le Pudor et la Mens Bona suivent le cortège du dieu Amour les mains liées derrière le dos. La Mens Bona, que nous sommes obligés de sous-traduire par Sagesse, signifie littéralement la « bonne pensée », le « bon esprit ». Ce concept, à mi-chemin entre la Sagesse et la bien-pensance, s’enracine davantage dans la sphère sociale et politique que philosophique. Les valeurs idéologiques vaincues sont entourées par leurs négatifs triomphants : Blanditiae, Error, Furor (Caresses, Illusion, Passion). Là encore, le français est insuffisant pour rendre compte par un seul mot de la profondeur sémantique de chacune. Blanditiae désigne autant les caresses physiques que les caresses verbales convoquées dans la séduction et la tromperie. Error peut désigner autant l’errance et le vagabondage amoureux que l’illusion, la méprise ou la faute. Enfin, le Furor ne peut se réduire à la simple passion, c’est une puissance impérieuse qui arrache l’individu à lui-même. Les trois suivantes principales du cortège ovidien opposent une symétrie inverse à l’idéologie augustéenne. Elles sont les étoiles ennemies d’une constellation qui annonce aussi un Âge d’or, non celui de l’harmonie de l’honneur et de la vertu, mais celui des égarements érotiques et de la fureur amoureuse.

Mais cette dissidence, qui dans l’élégie demeurait confinée au monde de la fiction poétique, rentre avec l’Art d’aimer dans la réalité expérimentale. Contrairement aux Amores où le poète plaçait ses aventures amoureuses dans un espace littéraire qui entravait tout calque immédiat avec le réel, le praeceptor amoris de l’Art d’aimer inscrit son traité dans une dimension historique et géographique bien précise
dont il revendique la véracité. Dès le préambule, le poète annonce :

Non ego, Phoebe, datas a te mihi mentiar artes,
Nec nos aeriae voce monemur avis,
Nec mihi sunt visae Clio Cliusque sorores
Servanti pecudes vallibus, Ascra, tuis ;
Usus opus movet hoc ; vati parete perito.
Vera canam ; coeptis, mater Amoris, ades
 [22].
Je n’irai pas, Phébus, prétendre faussement que tu m’as inspiré ce traité ; ce ne sont pas non plus les chants ni les vols d’un oiseau qui m’ont instruit ; je n’ai pas vu Clio et les sœurs de Clio, pendant que je gardais les troupeaux dans tes vallées, Ascra. C’est l’expérience qui me dicte cet ouvrage : écoutez un poète instruit par la pratique . Je vais chanter la vérité : favorise mon dessein, mère de l’Amour.

Cette déclaration préliminaire, qui suit le principe rhétorique de la recusatio, est celle d’un explorateur du réel, d’un homme de terrain qui a observé et enregistré avec une acuité scientifique les manifestations du féminin. Ovide insiste beaucoup sur la matière de sa réflexion : Usus opus movet hoc (C’est l’expérience qui me dicte cet ouvrage). L’usus désigne autant les principes d’action que leur application pratique. Son instruction lui vient de l’expérience et de nulle autre dimension. Ni sacrée, ni prophétique, ni métaphysique. Nous ne sommes plus dans un rapport de verticalité feinte avec l’inspiration poétique. Les Muses (Ovide parle de Clio, qui est la dépositaire de !’Histoire) et les dieux (ici Apollon, patron traditionnel des poètes) sont absents de la genèse du travail scripturaire. Celui-ci s’inscrit dans le lignage du réel, lieu même du déploiement de l’expérience. Il a fait ses classes au cœur même de son sujet, ce n’est pas une science interposée, il s’agit du vécu personnel que l’auteur distille en traité de séduction à valeur universelle et vérifiable par tous.

Dans la première partie de l’ouvrage, Ovide désigne très clairement le périmètre géographique à l’intérieur duquel l’amant doit rechercher une femme à séduire et à aimer. Dès les premières pages de son traité, il annonce au lecteur :

Tot tibi tamque dabitformosas Roma puellas ;
« Haec habet » ut dicas « quidquid in orbefuit » [...]
Quot caelum stellas, tot habet tua Roma puellas
 [23]
Tant et de si belles filles se rencontreront à Rome, que l’on peut dire : « Notre ville possède tout ce qu’a pu produire l’univers. » [...] Il y a autant d’étoiles dans le ciel que de femmes à Rome où tu vis.

Il n’est point besoin d’aller chercher sa « proie » à l’autre bout du monde ou dans l’obscurité épaisse des forêts. Rome est le terrain tout désigné pour une expertise amoureuse. Son statut de ville-carrefour lui confère une dimension universelle, voire cosmique, d’où le parallélisme caelum stellas/ Roma puellas (ciel étoiles/Rome femmes). Rome est un ciel terrestre où l’on rencontre ces astres humains venus de tous les coins du monde : les femmes. La capitale de l’empire est une ruche-monde qui scintille de jeunes filles. D’emblée, le poète inscrit le cadre spatio-temporel de son ouvrage dans un présent vérifiable par le lecteur contemporain. Il s’agit de la Rome d’Auguste. Et, bien que l’Ars amatoria soit composé sur un mode souriant et léger, ce serait une erreur que de le considérer uniquement comme une parodie où Ovide se serait livré à un brillant exercice de style. En effet, le poète a criblé son texte de clins d’œil ironiques à la politique idéologique d’Auguste [24], poursuivant le procédé du retournement des valeurs officielles amorcé dans les Amores. Ainsi, c’est d’abord dans le choix des monuments, places et quartiers comme lieux de rendez-vous galants que le poète glisse son libertinage.
Prenons le cas de ces quelques vers :

Nec tibi vitetur quae priscis sparsa tabellis
Porticus auctoris Livia nomen habet,
Quaque parare necem miseris patruelibus ausae
Belides et stricto stat ferus ense pater.
 [25]
N’évite pas non plus le Portique garni de tableaux anciens qui porte le nom de Livie, sous lequel il a été dédié, ni celui où l’on voit les petites-filles de Bélus qui ont osé tramer la mort de leurs malheureux cousins, et leur père cruel debout, une épée à la main.

Les recommandations du magister amoris ne sont pas de simples et innocentes indications géographiques. Derrière elles se dissimulent des pointes d’ironie joyeusement dardées contre la symbolique des lieux mentionnés. Le premier est celui du Portique dédié à Livie, épouse d’Auguste. Celle-ci occupait dans la politique de restauration des valeurs anciennes une place clef. Elle incarnait la figure conservatrice de la matrone romaine, femme sévère dans l’observation rigoureuse de la règle du pudor, telle la fileuse Pénélope [26] qui attend patiemment le retour de son époux légitime et ne cède pas aux caresses des courtisans et galants qui hantent ses murs. Mais Ovide nous dévoile la véritable fonction du Portique. Loin d’être un lieu consacré à la vertu et aux réunions salubres, c’est une colonnade où les femmes viennent se montrer et les hommes trouver une amante. On voit bien ici comment le poète s’amuse à renverser le symbole officiel de l’édifice pour l’intégrer dans son système de dissidence amoureuse. Il opère rigoureusement de la même manière pour le second portique évoqué. Bien qu’il ne le nomme pas directement, tous les Romains connaissaient pertinemment celui auquel le poète fait référence. Il s’agit du portique du temple d’Apollon sur le Palatin, dédié aux Danaïdes (petites-filles de Bélus). Or, Auguste avait placé son principat sous le patronage du dieu de Délos, non seulement en lui édifiant ce temple mais en établissant demeure juste à côté. Le poète, plein de malice, préconise justement ce lieu, idéologiquement très fort, comme un espace de badinage et de libertinage.

Par ailleurs, Ovide manifeste aussi son irrévérence libertine en recourant au procédé littéraire du détournement de l’exemplum historico-mythique. En règle générale, dans
l’Antiquité, on a recours à l’exemplum en vue de justifier et de glorifier une action contemporaine en la mettant en parallèle avec un haut fait du passé. C’est ainsi que le parti des conjurés, sous l’égide de Brutus, justifia l’assassinat de César en - 44. Ils accomplirent le tyrannicide au nom de l’ancêtre prétendu et éponyme de Brutus qui, en - 509, après le viol de Lucrèce, renversa la monarchie et instaura la République. En tuant César qui avait instauré une « dictature », il prétendait sauver la République.

Nous l’avons vu avec le « Chant séculaire » d’Horace, le cœur de la propagande [27] d’Auguste est fondé sur l’idée porteuse d’un retour à l’Âge d’or [28]. Le mythe de l’Âge d’or étant lié à une logique temporelle de retour aux origines, il se pré­ sente toujours comme un acte de refondation dans la praxis. C’est pourquoi Auguste va chercher à rapprocher son image de celle du fondateur mythique de Rome, Romulus. Ainsi, l e choix d’établir la demeure impériale sur le Palatin n’est pas anodin. C’est précisément la colline sacrée sur laquelle Romulus aurait fondé Rome. De plus, Auguste habite à vingt mètres de la zone identifiée comme la Domus Romuli. Il se prend et veut être pris pour un nouveau Romulus.

D’ailleurs, en 27 avant J.-C., lorsque Octave prend le nom d’Auguste, on avait d’abord pensé lui donner le nom de Quirinus, qui n’est rien d’autre que celui de Romulus sous sa forme divinisée. Mais l’époque n’est pas encore prête à ce qu un mortel se prenne pour un dieu. S’il est divinisé de son vivant dans les provinces, il ne le sera à Rome qu’après sa mort. C’est finalement Augustus qui est retenu, et là encore il y a un écho évident à Romulus. Augustus est formé sur la même racine q’augure. Or un augure est un prêtre qu1 lu la volante des dieux dans le vol des oiseaux, de même que Romulus qui vit douze vautours avant de fonder Rome.

Ovide réutilise le procédé de l’exemplum en le détournant de son dessein premier. On trouve, dans le livre I de l :Art d’aimer, les recommandations suivantes :

Sed tupraecipue curuis venare theatris :
Haec loca sunt votofertiliora tuo.
Illic invenies quod ames, quod luderepossis,
Quodque semel tangas, quodque tenere velis [...]
Primus sollicitos fecisti, Romule, ludos,
Cumjuvit viduos rapta Sabina viros. [...

Romule, militibus scisti dare commoda solus.
Haec mihi si dederis commoda, miles ero [29].
Mais chasse surtout sur les gradins des théâtres : ces lieux t’offriront plus que tu ne peux désirer. Là tu trouveras de quoi aimer, de quoi lutiner, de quoi faire une conquête d’un jour, de quoi nouer une liaison durable [...]. C’est toi, Romulus, qui le premier jetas le trouble dans les jeux, lorsque le rapt des Sabines fit le bonheur de tes hommes, privés de femmes. [...] Romulus, toi seul as su donner ces occasions aux soldats ; donne-moi les mêmes occasions et je serai soldat.

Ici, le poète fait du théâtre le lieu par excellence de la basse amoureuse et du dérèglement des mœurs. Comme il le rappelle, ille locus casti dampna pudoris habet (ce lieu est dangereux pour la chaste pudeur). Mais il ne se contente pas de mentionner ce fait comme s’il s’agissait d’une « mode » de son époque, il pousse l’effronterie jusqu ’à lui donner une étiologie mythique. C’est-à-dire qu’il l’intègre dans un réseau d’explications où il faut remonter à la fondation de Rome et à Romulus pour en découvrir la cause première. Le rapt et le viol des Sabines sont, selon le praeceptor amoris, la raison pour laquelle les théâtres sont des lieux de luxure. Il clôt d’ailleurs son exposé ainsi : Scilicet, ex illo sollemni more, theatra / Nunc quoqueformosis insidiosa manent (C’est assurément par fidélité à cette antique coutume que, maintenant encore, le théâtre est plein de pièges pour les belles). Ovide s’amuse donc ici à détourner un épisode mythique de l’histoire de Rome. Tandis que le rapt des Sabines est traditionnellement présenté comme un acte immoral, auquel Romulus se serait résigné dans l’unique but de sauver la cité, Ovide en fait un acte de légitimation de la chasse amoureuse [30]. Il place ainsi le libertinage sous le patronage de Romulus. Or, bien évidemment, c’est également Auguste qui est visé ici en creux derrière la convocation de Romulus. Tandis que le Prince cherche à rapprocher son image du fondateur mythique de Rome pour justifier ses réformes politiques, Ovide parodie les exempla de Romulus pour s’attaquer au programme idéologique de son temps. Le poète fait d’Auguste l’exact contraire de ce qu’il veut paraître, non pas un restaurateur du pudor mais un émulateur des amours.

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Sollers et l’ŒUF spectaculaire
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Eugène Delacroix, Ovide chez les Scythes


Eugène Delacroix, Ovide chez les Scythes, 1859.
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Tableau de 1859 conservé à la National Gallery de Londres

Sébastien Allard, directeur du département des Peintures du musée du Louvre et commissaire de l’exposition « Eugène Delacroix (1798-1963) », présente ce chef-d’œuvre, l’une des dernières compositions du peintre.

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Charles Baudelaire, Salon de 1859

Le voilà couché sur des verdures sauvages, avec une mollesse et une tristesse féminines, le poëte illustre qui enseigna l’art d’aimer. Ses grands amis de Rome sauront-ils vaincre la rancune impériale ? Retrouvera-t-il un jour les somptueuses voluptés de la prodigieuse cité ? Non, de ces pays sans gloire s’épanchera vainement le long et mélancolique fleuve des Tristes ; ici il vivra, ici il mourra. « Un jour, ayant passé l’Ister vers son embouchure et étant un peu écarté de la troupe des chasseurs, je me trouvais à la vue des flots du Pont-Euxin. Je découvris un tombeau de pierre, sur lequel croissait un laurier. J’arrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientôt je parvins à lire ce premier vers des élégies d’un poëte infortuné :

— « Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi."

« Je ne saurais vous peindre ce que j’éprouvai en retrouvant au fond de ce désert le tombeau d’Ovide. Quelles tristes réflexions ne fis-je point sur les peines de l’exil, qui étaient aussi les miennes, et sur l’inutilité des talents pour le bonheur ! Rome, qui jouit aujourd’hui des tableaux du plus ingénieux de ses poëtes, Rome a vu couler vingt ans, d’un œil sec, les larmes d’Ovide. Ah ! moins ingrats que les peuples d’Ausonie, les sauvages habitants des bords de l’Ister se souviennent encore de l’Orphée qui parut dans leurs forêts ! Ils viennent danser autour de ses cendres ; ils ont même retenu quelque chose de son langage : tant leur est douce la mémoire de ce Romain qui s’accusait d’être le barbare, parce qu’il n’était pas entendu du Sarmate ! »

Ce n’est pas sans motif que j’ai cité, à propos d’Ovide, ces réflexions d’Eudore. Le ton mélancolique du poëte des Martyrs s’adapte à ce tableau, et la tristesse languissante du prisonnier chrétien s’y réfléchit heureusement. Il y a là l’ampleur de touche et de sentiments qui caractérisait la plume qui a écrit les Natchez ; et je reconnais, dans la sauvage idylle d’Eugène Delacroix, une histoire parfaitement belle parce qu’il y a mis la fleur du désert, la grâce de la cabane et une simplicité à conter la douleur que je ne me flatte pas d’avoir conservées. Certes je n’essayerai pas de traduire avec ma plume la volupté si triste qui s’exhale de ce verdoyant exil. Le catalogue, parlant ici la langue si nette et si brève des notices de Delacroix, nous dit simplement, et cela vaut mieux : « Les uns l’examinent avec curiosité, les autres lui font accueil à leur manière, et lui offrent des fruits sauvages et du lait de jument. » Si triste qu’il soit, le poëte des élégances n’est pas insensible à cette grâce barbare, au charme de cette hospitalité rustique. Tout ce qu’il y a dans Ovide de délicatesse et de fertilité a passé dans la peinture de Delacroix ; et, comme l’exil a donné au brillant poëte la tristesse qui lui manquait, la mélancolie a revêtu de son vernis enchanteur le plantureux paysage du peintre. Il m’est impossible de dire : Tel tableau de Delacroix est le meilleur de ses tableaux ; car c’est toujours le vin du même tonneau, capiteux, exquis, sui generis, mais on peut dire qu’Ovide chez les Scythes est une de ces étonnantes œuvres comme Delacroix seul sait les concevoir et les peindre. L’artiste qui a produit cela peut se dire un homme heureux, et heureux aussi se dira celui qui pourra tous les jours en rassasier son regard. L’esprit s’y enfonce avec une lente et gourmande volupté, comme dans le ciel, dans l’horizon de la mer, dans des yeux pleins de pensée, dans une tendance féconde et grosse de rêverie. Je suis convaincu que ce tableau a un charme tout particulier pour les esprits délicats ; je jurerais presque qu’il a dû plaire plus que d’autres, peut-être, aux tempéraments nerveux et poétiques, à M. Fromentin, par exemple, dont j’aurai le plaisir de vous entretenir tout à l’heure.

Je tourmente mon esprit pour en arracher quelque formule qui exprime bien la spécialité d’Eugène Delacroix. Excellent dessinateur, prodigieux coloriste, compositeur ardent et fécond, tout cela est évident, tout cela a été dit. Mais d’où vient qu’il produit la sensation de nouveauté ? Que nous donne-t-il de plus que le passé ? Aussi grand que les grands, aussi habile que les habiles, pourquoi nous plaît-il davantage ? On pourrait dire que, doué d’une plus riche imagination, il exprime surtout l’intime du cerveau, l’aspect étonnant des choses, tant son ouvrage garde fidèlement la marque et l’humeur de sa conception. C’est l’infini dans le fini. C’est le rêve ! et je n’entends pas par ce mot les capharnaüms de la nuit, mais la vision produite par une intense méditation, ou, dans les cerveaux moins fertiles, par un excitant artificiel. En un mot, Eugène Delacroix peint surtout l’âme dans ses belles heures. Ah ! mon cher ami, cet homme me donne quelquefois l’envie de durer autant qu’un patriarche, ou, malgré tout ce qu’il faudrait de courage à un mort pour consentir à revivre ( « Rendez-moi aux enfers ! » disait l’infortuné ressuscité par la sorcière thessalienne), d’être ranimé à temps pour assister aux enchantements et aux louanges qu’il excitera dans l’âge futur. Mais à quoi bon ? Et quand ce vœu puéril serait exaucé, de voir une prophétie réalisée, quel bénéfice en tirerais-je, si ce n’est la honte de reconnaître que j’étais une âme faible et possédée du besoin de voir approuver ses convictions ?

Charles Baudelaire, Salon de 1859, Curiosités esthétiques (1868)

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LIRE AUSSI : Ovide et Sollers : amoureux clandestins

Léon Herrmann, La faute secrète d’Ovide

Les lecteurs intéressés par « Dante et Ovide » pourront lire :

Deux traductions de Danièle Robert (Ovide et Dante)

Federico Rossi, Ovide chez Dante : mémoire et réécriture du mythe

Giovanni Lombardo, La métamorphose dans la Divine Comédie de Dante.


[1« La subversion la plus profonde (la contre-censure) ne consiste pas forcément à dire ce qui choque l’opinion, la morale, la loi, la police, mais à inventer un discours paradoxal. L’invention (et non la provocation) est un acte révolutionnaire : celui-ci ne peut s’accomplir que dans la fondation d’une nouvelle langue. » Sade, Fourier, Loyola (Seuil, coll. Tel Quel, 1971)

[2LIRE, entre autres, Dantedì : du nouveau sur La Divine Comédie, traduite par Danièle Robert. « Enfer » illustré par Miquel Barceló est une merveille (cf. Autour de La Divine Comédie illustrée) et le « Purgatoire » devrait suivre.

[3Le texte latin ICI.

[4Le Petit Robert, édition de 1992.

[5Ibid.

[6Ph. Sollers, Discours Parfait, Paris, Gallimard, 2009. « Le sexe des Lumières », p. 175.

[7Contre le temps qu’il fait et le temps qui passe, Oscar Wilde écrivait : « Le dandysme est l’affirmation de la modernité absolue de la Beauté » (Quelques maximes pour l’instruction des personnes trop instruites).

[8C’est notamment la démarche intellectuelle qu’entreprend Descartes dans ses Méditations métaphysiques.

[9L’analogie entre l’organisation d’un État et celle du corps était déjà bien vivante chez les Anciens, comme en témoigne par exemple l’apologue de Menenius Agrippa sur les membres et l’estomac.

[10Bien que nous traiterons les écarts du poète dans ses Amores et son Ars amatoria, il convient de mentionner ici l’ouvrage de référence écrit par J.-P. Néraudau sur les dissidences d’Ovide dans le livre XV des Métamorphoses. Ovide ou les dissidences du poète, Paris, éd. Hystrix - les Interuniversitaires, 1989.

[11Voir E. de Saint-Denis, « Le malicieux Ovide », in Ovidiana, éd. Herescu N. I., Les Belles Lettres, 1958.

[12Comme Caton l’Ancien ou encore Cicéron et son célèbre : « O tempora ! O mores ! »

[13Ovide, Les Fastes, texte latin, trad. R. Schilling, Les Belles Lettres, 1992, livre I, v. 225.

[14Ovide, l’Art d’aimer, texte latin, trad., introd. H. Bornecque, Les Belles Lettres, 2011, livre III, v. 121. (Pour les autres extraits de l’Art d’aimer qui suivront, je m’appuierai sur la traduction d’H. Bornecque, légèrement modifiée par mes soins lorsque cela m’est apparu nécessaire.)

[15Fête romaine célébrée à l’ouverture de chaque centenaire, le 21 avril, jour anniversaire de la fondation de Rome. En 17 avant J.-C. Auguste restaure cette fête dans un souci d’exaltation du nouveau siècle d’or qui s’ouvre avec lui. Les jeux séculaires n’avaient pas été commémorés depuis –149.

[16Horace, Odes et Épodes, Les Belles Lettres, texte établi et traduit par F. Villeneuve, 1970, Carmen saeculare, v. 57-61.

[17Dans la propagande augustéenne, l’Orient (héritage hellénistique + rois d’Asie) et Antoine sont associés en tant que figure repoussoir de corruption et de fléchissement des mœurs. En fait, l’attitude du Prince envers cet Orient hellénique est bien plus ambiguë. Les rois d’Asie ont établi un culte du souverain qu’Auguste tente de transférer à Rome, mais subrepticement. S’il est divinisé de son vivant dans les provinces, il ne le sera à Rome qu’après sa mort. (Voir par exemple l’ouvrage de G. Sauron, L’histoire végétalisée, Paris, Picard, « Antiqua », 2000.)

[18Suétone, Vies des douze Césars, Gallimard, « Folio classique », 2012, p. 116.

[19Elle commence dès le II’ siècle avant J-C.. avec le cercle des Scipions, nobles romains qui se font les promoteurs de la culture grecque à Rome.

[20L’élégie érotique romaine, L’amour, la poésie et l’Occident, Seuil, « Points essais », 2003, p. 116.

[21Ovide, Les Amours, texte latin, trad. H. Bornecque, introd. et notes Jean-Pierre Néraudau, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2009, livre I, 2, v. 31-36. (Même remarque que pour l’Art d’aimer en ce qui concerne la traduction des Amores que nous utiliserons dans cette étude.)

[22Art d’aimer, 1, v. 25-30.

[23Ibid., 1, V. 55-56 et 59.

[24Nous nous sommes appuyés, pour les analyses suivantes, sur l’article de P.J . Davis : « Praeceptor Amoris : Ovid’s Ars amatoria and the Augustean Idea of Rome », Ramus, 24, n° 2, 1995, p. 181-195.

[25Art d ’aimer, l, v. 71-74.

[26Gaston Boissière rapporte, dans L’opposition sous les Césars, Hachette, 1882, qu’Auguste portait des vêtements filés de la main de sa femme er de sa fille.

[27Ce programme, également porté par la littérature comme nous l’avons vu avec Horace, est aussi présent chez Virgile. Voir la carabase d’Énée dans le chant Vl de l’Énéide.

[28Voir J.-P. Brisson, Rome et l’âge d’or, La Découverte, « Textes à l’appui », 1992.

[29Art d’aimer, I, v. 89-93 ; 101-102 ; 131-132.

[30Si Tite-Live insiste, dans son Histoire romaine, sur le fait que les Romains épargnèrent sexuellement les Sabines, Ovide, au contraire, tisse sa description dans la perspective future de l’acte et prend un plaisir certain à décrire longuement les mines terrifiées des femmes arrachées à leur mari. Voir l’Art d’aimer I, v. 89-135.

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