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Christian Bobin. Le poète était un orpailleur

Disparition

D 26 novembre 2022     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



DISPARITION

Par Sébastien Lapaque

Le Figaro, Publié le 25/11/2022

Gallimard, son éditeur, vient d’annoncer son décès. Le poète était un orpailleur. Toute sa vie, il aura cherché de l’or dans les mots, les ruines, les regards, les coquelicots et le ciel.

« Mon cœur est prêt, ô Dieu, mon cœur est prêt » : c’est au psaume 107 que fait songer l’œuvre de Christian Bobin au terme de cinq longues décennies d’écriture. L’écrivain, essayiste et poète, le plus secret de monde littéraire qui s’était notamment fait connaître avec son livre consacré à Saint-François d’Assise, Le Très-Bas, est décédé à 71 ans, jeudi, a annoncé son éditeur Gallimard vendredi matin. L’écrivain, très attaché à son Creusot natal, avait réussi un premier coup d’éclat en publiant en 1991 Une petite robe de fête. Aussi remarqué sur la scène littéraire qu’en marge de ses mondanités, Christian Bobin avait reçu en 2016 le prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

« Je cherche » : tout Christian Bobin tenait dans cette proposition qu’il n’a jamais été tenté de retourner en proclamant : « Je ne cherche pas, je trouve. » Grâce à Pascal, notamment évoqué dans Les Ruines du ciel (2009), l’écrivain mesurait ce qu’il y avait de naïf dans cette déclaration de Picasso. Avec Khawadja Abdallah al-Ansarî, poète du XIesiècle, né dans l’actuel Afghanistan, il savait l’ordre du monde : « Pour toute chose, d’abord on cherche puis on trouve, alors que s’il s’agit de Dieu, on trouve puis on cherche. »

L’auteur du Très-Bas (1992), un livre consacré à François d’Assise qui l’avait fait connaître auprès du grand public, n’aimait guère écrire le mot « Dieu » avec une capitale, comme dans les livres de catéchisme d’autrefois. Mais il n’en cherchait pas moins ce père au nom imprononcé et imprononçable. « Je cherche le dieu sans barbe, le dieu sans dieu, sans grande musique, sans reliure cuir, sans effets. Le dieu du Rien », écrivait-il, imposant aux curés modernistes la possibilité d’une montée transgressive vers la divinité.

Et il a continué de chercher, certains jours sous le soleil, avec un grand sourire, d’autres dans l’épreuve et dans la nuit. «  Grandir dans le noir », écrivait-il à propos de son enfance passée au Creusot, la ville minière où il résidait avec sa compagne, la poétesse Lydie Dattas. « Je n’ai jamais vu le paradis qu’adossé à l’enfer, en contrepoint, contre-chant. Toute lumière - de parole, de visage ou de matière - m’est événement un accident qui à chaque fois me sauve. Je ne sais rien de la vie sinon qu’elle est, dans la substance profonde, presque inatteignable, lumineuse, aérienne. »

Comme Arthur Rimbaud, Christian Bobin savait que « le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ». Mais il se méfiait du dolorisme et redoutait les malentendus. S’il évoquait un jour la présence réelle du Dieu caché des religieuses et des Messieurs de Port-Royal, ce sera à travers un traité du sourire. « Je ne sais pas trop pourquoi, le sourire me semble être l’objet de méditation le plus profond possible. Je m’appuie à ce propos sur le sourire de quelques disparus qui se maintient et les maintient hors des eaux noires. Le sourire de mon père, le sourire d’une jeune femme disparue prématurément… Des sourires, aussi, comme on en voit pointer dans les berceaux au coin des lèvres des nouveau-nés. Dans ce traité du sourire, je développerai quelque chose que je n’ai pas eu la force de développer, qui ressortirait de la confiance. Tout ce que je pourrais vous dire honnêtement de Dieu, c’est ça. C’est la confiance. Non pas la confiance en quelque chose, non pas une confiance sans objet, mais la confiance en quelqu’un, en une présence. Aller au-delà me semblerait impudique et un peu risqué. Si vous commencez à clamer à voix haute ce que vous aimez, si vous le dites trop clairement, vous le tuez . »

Christian Bobin a publié Le Muguet rouge, un livre souriant justement, paru au même moment que le fort volume de la collection « Quarto » rassemblant dix-sept de ses livres écrits entre 1980 et 2020 dont un inédit, L’Eau des miroirs. Dans Le Muguet rouge, il évoquait Kafka, Dora Diamant, Nerval. Et Pascal, comme d’habitude. En tête d’un chapitre, il a recopié une pensée de Novalis. L’écrivain citait peu ses confrères mais il avait le goût du mot d’auteur qui touche sa cible comme une fléchette. Dans Pierre, il avait reproduit cette phrase d’André Dhôtel : « Nous devrions savoir que tout est à jamais loin, sinon ça ne serait pas la vie. »Pourquoi André Dhôtel, dont nous ne croyions connaître que Le Pays où l’on n’arrive jamais ? « Parce que c’est une sorte de Lao-tseu français. Ses livres sont embroussaillés, ils frôlent parfois l’ennui, mais c’est un ennui qui est nécessaire pour arriver à l’éclaircie. Si je cite cette phrase, relevée dans une nouvelle faussement banale, une aventure où il ne se passe rien, c’est parce qu’elle m’a explosé sous le nez. Je saurais difficilement m’en expliquer, mais elle m’apparaît inépuisable. Elle est de l’ordre des fleurs imprévues, qui poussent dans les ruines, elle nous permet de comprendre que nous sommes tissés par des forces invisibles », disait-il.

En épigraphe du Muguet rouge, on peut lire cette citation : « Mandelstam racontait qu’ayant entendu pour la première fois le mot ’’progrès’’ à l’âge de cinq ans, il avait fondu en larmes, pressentant quelque chose de fâcheux. » Christian Bobin n’était pas un homme de la détestation, c’était un écrivain du « oui », mais on sentait monter chez lui une détestation des écrans, des machins et des machines qui ont colonisé nos vies. Ainsi écrivait-il : « Les mal nommées nouvelles technologies, dont je cherche le nom de livre en livre, ont pris la place de nos rêves et peu à peu celle du réel. Ce que les faux anges de la Silicon Valley nomment une réalité augmentée est en vérité une réalité injuriée, une réalité blessée. Je suis juste quelqu’un qui regarde le monde et qui essaie de dire au plus près ce qu’il voit. Je ne juge pas, je ne moralise pas. J’essaie de regarder de frais et de près. Par moments, ce que je vois me fait penser au Bardo Thödol, un texte sacré des Tibétains consacré à l’étude des jours qui succèdent à la mort d’une personne, non pour son entourage, mais pour elle-même. Le défunt envahi par ses propres ombres doit lutter avec elles pour gagner soit une nouvelle vie, si elle échoue, soit l’exténuation des ténèbres et le repos. Le Bardo Thödol est un possible manuel pour comprendre aujourd’hui. Les images qui nous hantent sont toutes sorties de nous-mêmes, mais elles nous reviennent comme des ombres, avec une grande force, douées d’une étrange autonomie. »

Aux miroirs de poche dont use le diable pour nous détourner de nous-mêmes, et de cet autre moi, en chacun de nous, plus profond que nous-mêmes, Christian Bobin opposait la simplicité d’un morceau de granit ou la beauté d’un arbre en fleur. Les objets inanimés n’ont peut-être pas d’âme. Lui, en avait une, éminement profonde.

Quelques citations

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“Plus on s’approche de la lumière, plus on se connaît plein d’ombres.”
Christian Bobin/ La Plus que vive

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“Si éclairants soient les grands textes, ils donnent moins de lumière que les premiers flocons de neige.”
Christian Bobin / La Plus que vive

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“Mon Dieu qui n’êtes personne, donnez-moi chaque jour ma chanson quotidienne, mon Dieu qui êtes un clown, je vous salue, je ne pense jamais à vous, je pense à tout le reste, c’est déjà bien assez de travail, amen.”
Christian Bobin / La folle allure

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“Les secrets sont des piments sur le bout de la langue. Tôt ou tard ils mettent la bouche en feu.”
Christian Bobin / Geai

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“Le mal de la télévision, ce n’est pas dans la télévision qu’il est, c’est dans le monde.”
Christian Bobin/ L’inespérée

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“Ce qu’on sait de quelqu’un empêche de le connaître.”
Christian Bobin/ Le Très-Bas

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“Le renoncement est le fruit de tout apprentissage.”
Christian Bobin/ Lettres d’or

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“Dans la mort le chemin devient d’un seul coup si étroit que, pour passer, on doit se laisser tout entier.”
Christian Bobin/ Une petite robe de fête

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“Qui n’a pas connu l’absence ne sait rien de l’amour.”
Christian Bobin/ Une petite robe de fête

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Entretien

Dans un entretien au « Monde des religions » donné en 2007, il se confiait sur son rapport à « l’invisible, qui semble donner le sens de toute chose ».

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Propos recueillis par Frédéric Lenoir et Karine Papillaud


Christian Bobin, le 4 octobre 2005, sur le plateau de TF1. . BERTRAND GUAY / AFP
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Dans ses textes qui sont aussi bien roman, journal ou poésie en prose, il savait extirper le merveilleux des petites choses, avec des mots simples, des phrases musicales, des formules délicatement lumineuses. Une petite robe de fête est son premier grand succès, en 1991. Il sera suivi d’un chef-d’œuvre,
Le Très-Bas, consacré à François d’Assise, qui reçoit le prix des Deux Magots et le grand prix catholique de littérature en 1993. Suivra également, en 2016, le prix de l’Académie française, pour l’ensemble de son œuvre
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Mais la notoriété et la vie parisienne ont toujours laissé Christian Bobin de marbre. L’homme a longtemps continué d’écrire et de vivre à sa façon, sans Internet mais dans l’amour du silence et des jardins fleuris. Et s’il avait accepté une interview pour Le Monde des religions, en 2007, ce fut moins, disait-il, pour se montrer que pour s’octroyer le plaisir d’une rencontre humaine et la joie d’un partage librement consentis.

Vous êtes un écrivain célèbre mais rare, volontairement très discret dans les médias. D’où vient votre désir de retrait ?

Comme souvent dans cette vie, les choses sont mélangées : il y a, dans ce que vous appelez joliment mon retrait, une part de caractère, une sorte de pudeur, et la crainte que la parole, en s’exposant trop souvent en plein jour, perde de sa vitalité. Rien n’est plus éblouissant que des traces de pattes de moineau dans la neige : elles permettent de voir l’oiseau tout entier. Mais pour ça, il faut la neige. L’équivalent de la neige dans une vie humaine, c’est un silence, une discrétion, cette distance qui permet le vrai lien.

Mon retrait n’est pas une misanthropie, c’est ce qui me donne un lien plus sûr au monde. En écrivant, je me sens comme un enfant qui, laissé dans sa chambre, se met à parler seul, un peu plus fort qu’il n’est raisonnable, pour être entendu de la salle à côté où se trouvent peut-être les parents ou les gens.

Cette image vous ramène à votre propre enfance. La solitude du petit garçon que vous étiez vous a-t-elle jamais quitté ?

J’ai une sensation enfantine de la vie qui perdure : je suis attiré depuis toujours par ce qui est apparemment inutile, faible, laissé dans les ornières pendant que passe le grand carrosse du monde. Un enfant est rarement curieux de ce qui préoccupe les adultes. Il va exercer son attention sur ce qui leur échappe ou ce qui, de peu de poids, lui ressemble.

Par exemple, je peux faire une danse de derviche tourneur autour d’un pissenlit toute une après-midi pour arriver au texte qui me convient, qui exaucera ce pissenlit et en fera ce que je l’ai vu être, c’est-à-dire un soleil descendu près de nous.

Ces états vous sont-ils donnés par la contemplation de la beauté ou bien par une méditation ?

Je suis incapable de séparer la pensée de la beauté. Elles ont pour racine commune le réel. Les petits astres que forment les pissenlits au mois de juin sont beaucoup plus réels et éclairants que toutes les lampes de nos savoirs.

La grâce, c’est regarder Dieu se tenir sur la pointe d’une aiguille, fugace, infime.

Ce que je recherche, et que j’ai du mal à nommer, ne se trouve pas dans les endormissements théoriques, pas plus que dans les agacements de l’économie ou le bruit machinal du monde. Cette chose me concerne personnellement et, je crois, concerne chacun de nous. J’essaie de faire des petites maisons de livres assez propres pour que l’invisible qui me semble donner le sens de toute vie y entre, et s’y trouve accueilli.

Cet invisible a-t-il rapport au divin ? Au moins, lui donnez-vous un nom ?

Paradoxalement, cet invisible n’est fait que des choses visibles. Mais délivrées de nos avidités, de nos volontés et de nos soucis. Ce sont ces choses familières qu’on laisse simplement être et venir à nous. Dans ce sens, je ne sais pas de livre plus réaliste que les Évangiles. Ce livre est comme du pain sur la table : le quotidien est le foncier de toute poésie.

Leur message a-t-il une résonance particulière dans vos livres ?

La lumière la plus profonde, je l’ai tirée d’un auteur que j’estime plus que tout, Jean Grosjean, et en particulier de son livre L’Ironie christique, qui est une lecture d’abeille de l’Évangile de Jean : c’est un livre majeur du XXe siècle. L’auteur fait son miel de chaque parole du Christ, il entre dans chacune d’elles comme une abeille s’engouffre dans chaque fleur d’un rosier, pour en surprendre toute la pensée.

À la fin de l’Évangile, il est dit qu’« il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; si on les écrivait une à une, le monde lui-même, je crois, ne saurait contenir les livres qu’on en écrirait ». J’ai pris cette parole à la lettre : j’essaie d’avoir le souci du présent, de qui me parle ou de ce qui se tait devant moi ; je cherche dans le plus tremblé du présent ce qui ne glissera pas comme tout le reste dans les ténèbres. Le ciel est ce qui s’éclaire dans le face-à-face. Le fond de la vie, et c’est le fond même des Évangiles, c’est que tout ce qui compte se passe toujours entre deux personnes.

Dans l’enfance ou à l’âge adulte, avez-vous connu des moments d’illumination, des expériences d’ordre mystique ?

Ce n’est pas vraiment une illumination mais un sentiment plus souterrain, diffus, que je pouvais parfois croire être perdu et qui revenait toujours : la sensation d’une bienveillance tramée dans le tissu parfois déchiré du quotidien. Cette sensation n’a jamais cessé de courir par-dessous les fatigues, les lassitudes et même les désespérances. Je tourne autour d’un mot : la bonté. C’est la bonté qui me stupéfie dans cette vie, elle est tellement plus singulière que le mal.

Qu’avez-vous traversé qui vous a le plus profondément heurté dans votre vie ?

Incontestablement, la perte d’êtres chers. On s’aperçoit qu’on devient désert quand quelqu’un que l’on aime meurt. Qu’on n’a pas d’autre sens que d’être habité par des gens dont la présence nous réjouit ou dont le seul nom nous éclaire. Et quand ces présences s’éteignent, que les noms s’effacent, il y a un moment étrange et pénible où l’on devient à soi-même comme une maison vidée de ses habitants. On n’est propriétaire de rien au bout du compte.

L’épreuve du deuil se traverse. Elle est une épreuve de pensée vécue à son maximum. En refoulant ces choses qui arriveront forcément, on enlève le terreau de la pensée la plus profonde. On risque de se vouer à l’irréel qui me semble être le plus dangereux dans ce monde.

C’est-à-dire ?

L’irréel, c’est la perte du sens humain, c’est-à-dire la perte de ce qui est fragile, lent, incertain. L’irréel, c’est quand tout est très facile, qu’il n’y a plus de mort et que tout est lisse. Contrairement aux progrès techniques, les progrès spirituels sont équivalents à un
accroissement des difficultés : plus il y a d’épreuves, plus vous vous rapprochez d’une porte paradisiaque. Alors que l’irréel vous décharge de tout, y compris de vous-même : tout circule merveilleusement, mais il n’y a plus personne.

N’est-on pas aussi dans l’irréel en étant trop religieux, en vivant par exemple dans l’évidence qu’il y a une vie après la mort ou que Dieu est bon ?

On peut faire avec Dieu ce que les enfants font avec un arbre, c’est-à-dire se cacher derrière. Par peur de la vie. Les pièges dans cette vie sont innombrables, comme penser qu’on est du bon côté, qu’on a vu et recensé tous les pièges, ou qu’on sait ce qu’il en est une bonne fois pour toutes du visible et de l’invisible. Ça ne marche pas comme ça.

Les religions sont analphabètes de leurs propres écritures

Les religions sont lourdes. Elles reposent sur des textes qui sont des merveilles. Mais elles sont d’abord les analphabètes de leurs propres écritures. Elles n’oublient jamais leur puissance. Elles veulent détourner à leur profit le cours ruisselant de la vie. Au fond, il faudrait débarrasser Dieu de Dieu. On pourrait parler d’un Dieu athée de ses propres religions.

Vous parliez tout à l’heure des « endormissements théoriques ». La connaissance est-elle une barrière à un chemin spirituel ?

C’est difficile de répondre. Kierkegaard parlait de communication directe et communication indirecte. Pour le dire simplement, la communication directe, c’est quand vous transmettez un savoir : vous le donnez comme vous donnez un objet. La communication indirecte, d’après lui, est la seule qui convienne aux choses de l’esprit : il ne faut rien donner directement. La vérité n’est pas un objet mais un lien entre deux personnes.

C’est pourquoi le Christ parle en parabole et rarement tout droit. Sa parole est chargée d’images, avec ce qu’il faut d’énigme pour que le chemin se fasse dans la tête de son interlocuteur, pour que cet interlocuteur accomplisse son propre travail mental. C’est l’origine de toute poésie vraie : il faut que quelque chose manque pour espérer goûter à un peu de plénitude. Le problème avec ce qu’on appelle le savoir, c’est que tout est fait, cuit et même mâché.

« Je suis né dans un monde qui commençait à ne plus vouloir entendre parler de la mort et qui est aujourd’hui parvenu à ses fins, sans comprendre qu’il s’est du coup condamné à ne plus entendre parler de la grâce. » C’est une phrase tirée du recueil La Présence pure, publié en 1999. Comment prolongeriez-vous aujourd’hui cette réflexion ?

Pardonnez-moi d’être banal, mais on n’a jamais plus conscience de la vie que lorsqu’on sait qu’à chaque seconde elle peut vaciller et tomber en poussière. La mort est une excellente compagne, très fertile pour la pensée de la vie. Si on expulse l’une, on condamne l’autre à s’épuiser dans le bagne d’une distraction perpétuelle.

La claire conscience de la vie, amenée par la calme pensée de sa fragilité, est la grâce même. La grâce, c’est regarder Dieu se tenir sur la pointe d’une aiguille : quelque chose de fugace, d’infime, qui ne demande surtout pas à être retenu, et qui coïncide avec l’incorruptible joie d’être vivant. Emily Dickinson écrit dans l’une de ses lettres : « Le simple fait de vivre est pour moi une extase. »

Sur la mort, avez-vous une espérance, une intime conviction ?

J’éprouve que le meilleur de nous, quand nous réussissons à le faire vivre, ne sera pas bruni, emporté par la mort. Je ne peux guère dire plus. Ou plutôt si : les nouveau-nés, je l’ai souvent écrit, sont mes maîtres à penser. Le bébé à plat dans son berceau, avec le ciel étonné de nos yeux qui lui tombe dessus, est la figure même de la résurrection. C’est beau, le front dénudé des nouveau-nés. C’est la confiance qui remplace le crâne. La confiance est le berceau de la vie.

Cet entretien a initialement été publié dans « Le Monde des Religions » n° 25, septembre-octobre 2007

Frédéric Lenoir et Karine Papillaud

Crédit : Le Monde

Portrait. Christian Bobin : le voyageur immobile

Auteur de quarante livres en trente-cinq ans, Christian Bobin vient de publier "L’Homme-joie". Ce singulier poète au public fidèle vit depuis toujours loin du monde.

Par Béatrice Gurrey
Le Monde, Publié le 16 octobre 2012


Christian Bobin près de sa maison, en Saône-et-Loire . BRUNO AMSELLEM /
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SIGNATURES POUR "LE MONDE"

Comment croire au hasard ? Un jour d’été, sur la terrasse de pierre, la foudre a couru tel un serpent vert. Christian Bobin mime l’événement d’un geste ondoyant de la main, non sans malice. Cette farce du ciel lui a coûté sa ligne téléphonique pendant plusieurs semaines. Et la maison de l’écrivain, au bord du bois du Petit Prodhun, à 10 kilomètres du Creusot, en Saône-et-Loire, s’en est trouvée plus isolée encore.
La foudre surgit alors en personne, avec ses joues de neige. C’est une grande femme, au teint très pâle, au regard gris, où danse l’éclair. Lydie Dattas, écrivain, compagne de Christian Bobin, a écrit un livre poétique et brûlant, intitulé La Foudre (Mercure de France, 2011). On s’amuse de la coïncidence, de cette foudre qui la suit. "Partout où je vais, sans vouloir me vanter", dit Lydie Dattas, cette fée descendue incognito de l’Olympe. Il éclate d’un rire de tonnerre.

L’auteur de L’Homme-joie, son dernier livre, paru aux éditions L’Iconoclaste (192p., 17 euros), n’aime guère se frotter au feu médiatique, qui adore et qui brûle. Il a connu le succès il y a longtemps et a même accédé à la célébrité quand Gallimard a publié, en 1992, Le Très-Bas. Son ami le philosophe André Comte-Sponville avait anticipé les risques de ce triomphe, persuadé que la haine s’accroît toujours à proportion du succès : "200 000 exemplaires pour une vie de saint François d’Assise ! Il n’a plus eu une seule bonne critique dans la presse parisienne", dit-il.

"CHEF-D’ŒUVRE ABSOLU"

Quelques années auparavant, en 1987, il s’était assis dans un train, épuisé, avec un petit livre dont lui avait fait cadeau le libraire, après une séance de signature aux Cahiers de Colette. Il n’avait jamais entendu parler de Christian Bobin et encore moins de cet ouvrage, Le Huitième Jour de la semaine, publié par une maison connue des initiés, Lettres vives. Il s’apprêtait à s’endormir…

"C’est l’un des plus beaux livres que j’aie lus. J’ai eu le sentiment très rare de découvrir un chef-d’oeuvre absolu, écrit par un écrivain contemporain dont j’ignorais tout", se rappelle-t-il. Après le texte qu’André Comte-Sponville publie, à l’époque, dans Libération pour rendre hommage au "poète qui ne ment pas", l’intéressé lui envoie des fleurs – c’est tout lui. Certains louent la bonté et le talent de Bobin, d’autres fustigent sa mièvrerie, il en va ainsi depuis des années. Claire Tiévant, cofondatrice de Lettres vives, amie et soutien infaillible, déplore que "cet être merveilleux ait souffert qu’on cherche à l’abattre".

L’être merveilleux ne semble pas si abattu. Dans la cheminée, il attise un feu de tous les diables. Voilà cinq ans qu’il vit dans cet endroit, planté sous le jupon du Morvan, une terre passablement rude, voisine campagnarde du Creusot. Avant, l’écrivain n’avait guère quitté cette ville de canons et de locomotives, où il est né, en 1951. "J’ai très, très peu bougé. C’est le plus grand voyage que j’ai fait", dit-il d’une voix douce. Un milieu modeste, des études de philosophie, une brève expérience d’infirmier psychiatrique et l’écriture qui s’est imposée à lui, chaque jour, "sous la dictée du monde, du réel".

25 000 EXEMPLAIRES VENDUS

Plus de quarante livres en trente-cinq ans, souvent très courts, attendus par un public fidèle. Il n’est qu’à voir les lecteurs repartir bouleversés, serrant contre eux leur livre dédicacé par Bobin, raconte un écrivain qui a un jour signé son propre ouvrage à ses côtés. De façon plus prosaïque, les chiffres démontrent leur attachement à ce poète singulier : Christian Bobin vend en moyenne 15 000 exemplaires de ses livres en grand format et 15 000 en poche. Le dernier, paru fin août, a déjà été réimprimé trois fois, et vendu à 25 000 exemplaires, selon la maison d’édition.

Où est la source ? Dans L’Homme-joie, composé de quinze récits, Christian Bobin raconte la soif, un jour de grande chaleur, pendant une promenade harassante en colonie de vacances, ce "bagne joyeux". Une fontaine apparaît soudain et l’enfant se jette sous la gueule du lion d’où jaillit l’eau fraîche. "L’eau fila dans mon corps jusqu’au coeur, où elle éteignit le feu de l’abandon qui le ravageait", écrit-il. Ainsi va-t-il, droit à l’essentiel, par le chemin le plus simple qui mène à l’âme. "Il y a un style Bobin, une façon de prendre la littérature par la joie que dégagent les mots, par la lumière qu’ils portent", dit Guy Goffette qui a édité ses quatre derniers livres parus chez Gallimard.
"Il est l’écriture même", renvoie comme en écho Sophie de Sivry, directrice de L’Iconoclaste, qui entretient une correspondance avec lui depuis cinq ans. Christian Bobin a laissé aussi à l’éditrice quelques carnets, couverts de cette grande écriture penchée, hors du siècle, comme à l’école des hussards, où se trouve cette exhortation personnelle à l’ascèse : "Pour que le livre soit habitable, supprimer tous les meubles." L’auteur l’avoue avec simplicité : "Il y a toujours trop de monde quand j’écris, un moi trop sentimental, trop explicite." Il ne sait comment brider cet être débordant, qu’il laisse alors galoper sur la page. "Je nettoie le texte après !", dit-il dans un grand rire.

PETITE PIÈCE MONACALE

Longtemps, il a martyrisé une vieille machine à écrire. Les ordinateurs arrivant, l’édentée fut mise au rancart. "Je ne saurai jamais pourquoi, à ce moment j’ai régressé, dit-il. J’ai pris le chemin de campagne d’un feutre noir et d’un paquet de feuilles blanches, cela m’a donné un bonheur incomparable." Il montre cette petite pièce monacale, une table de bois devant une fenêtre ouverte sur les arbres. Peu de livres, pas de bruit. Christian Bobin se fiche bien d’être de ce temps. Il abhorre "les ordres de la vie moderne : acheter, envier, triompher. Ecraser", comme il l’écrit dans L’Homme-joie.

"J’aime le bruit sec de la page qu’on tourne, j’aime le froissement du journal. Dans la fluidité de l’électronique, on ne meurt plus jamais. Mais on ne vit plus non plus", observe-t-il, devant le feu qui crépite. C’est cette place qu’il préfère, loin du monde. Il est si peu attaché aux choses qu’il a un jour donné les trois quarts de sa bibliothèque à Amnesty International. Reste "une armoire à confitures", où se côtoient des écrivains et des poètes oubliés, Jean Grosjean, André Dhôtel, Jean Follain. De Grosjean, il a retenu une leçon d’humilité : "L’auteur prend un morceau de vie et en fait un livre. Le lecteur prend un livre et en fait un morceau de vie. C’est un travail de résurrection", résume ce voyageur immobile.

Un fait divers peu banal lui inspira Isabelle Bruges (Le temps qu’il fait, 1992), un récit qui commence par l’abandon de trois enfants dans un restaurant d’autoroute, tandis que le père et la mère s’en vont se suicider. Dans la réalité, les parents d’une famille du Nord, tenaillés par le désir irrépressible de se rendre au Festival d’Avignon, entassèrent leur progéniture dans la voiture, avant de s’apercevoir qu’ils n’auraient jamais les moyens de cette expédition. Ils plantèrent les trois enfants sur une aire d’autoroute, en leur demandant d’attendre leur retour.

"LES OMBRES CHANGENT"

On n’a pas retrouvé trace dans les journaux de cet avatar moderne du Petit Poucet, mais dans le roman figurent bien les thèmes chers à Bobin, parmi lesquels l’enfance et l’abandon. "Dans l’écriture, on tourne toujours autour du même feu central, admet-il. Mais comme on tourne, les ombres changent." Ainsi dans La Présence pure (Le temps qu’il fait, 1999) évoque-t-il déjà son père, décédé après une maladie d’Alzheimer. Le même récit revient dans L’Homme-joie, mais débarrassé des circonstances, allégé du chagrin, épuré, transcendé. Ces malades, constate la médecine, ne reconnaissent plus personne, pas même leurs très proches. Pourtant, ce que l’on éprouve est plus fort que les évidences de la science, assure l’écrivain. "Reconnaître c’est aimer, et aimer c’est sauvage, indicible. Quand mon père ne savait plus rien de moi, il savait encore qui j’étais", écrit-il. Impossible pour cet esprit qui s’échappait malgré lui de nommer "Christian". Mais alors le vieil homme rusait et désignait son fils comme "celui qu’on n’oublie pas". Sa femme était "la meilleure".

La mère de l’écrivain a aujourd’hui 102 ans et vit non loin de là, dans une maison de retraite. "Elle pourrait suivre notre conversation et sans doute me contredire", assure son fils. Il réfléchit, un rire bref le secoue. "Elle me contredirait, c’est le principe maternel qui veut ça." Christian Bobin a beaucoup écrit sur les mères, sur les femmes, sur les enfants. Il a lui-même un frère, ancien professeur d’anglais, et une soeur qui dirigea le personnel d’un hôpital, dont il est le benjamin. "Je suis à la place rêvée ! Le dernier", dit-il.

Il a cerné en quelques phrases admirables la jalousie, bien qu’il ne l’ait éprouvée que deux semaines. "Kill your darlings", recommandait Faulkner aux écrivains, éliminez vos marottes, vos facilités. "Kill your baby, conseille Bobin, tuez le bébé tout-puissant qui est en vous, le petit tyran qui réclame et qui a peur", celui qui fait tourner sans fin la toupie infernale de la jalousie. Il sourit, comme un homme apaisé.

Le feu s’assagit enfin, on est à point. La fée délaisse son écritoire et remplit un chaudron aussitôt transformé en déjeuner. On mangera sur la terrasse. Domptée, la pluie attend. Christian Bobin a écrit un livre, La Folle Allure (Gallimard, 1995), où une petite fille née dans un cirque aimait un vieux loup aux dents jaunes. Cette enfant perspicace avait remarqué très tôt : "Les gens, on les aime tout de suite ou jamais." Comme dans La Foudre, où un prince de la sciure roule des baisers de tigre royal. Mais c’est une autre histoire qui doit tout au hasard.

Béatrice Gurrey et Béatrice Gurrey

Christian Bobin : Son ultime entretien le 2 octobre 2022

Christian Bobin dans le jardin du Musée Rodin à Paris ©Radio France - Vincent Josse
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Le poète, décédé vendredi 25 novembre, était l’invité du "Grand atelier" (France Inter) pour son nouveau livre, "Le Muguet rouge", paru en octobre chez Gallimard, ainsi qu’un recueil de ses œuvres, "Les différentes régions du ciel", qui inaugure la collection Quarto/Voix contemporaines.

L’écrivain était l’invité du "Grand atelier" de Vincent Josse

Avec

• Christian Bobin Ecrivain
• Clotilde Courau Comédienne
• Arthur Teboul Chanteur

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Photo © Christophe Abramowitz, Radio France

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Vidéos


Invité à la Grande Librairie (2017)

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Rencontre à la Librairie Mollat (2017)


CHRONO

1951 Naissance au Creusot.
1977 Publie son premier ouvrage, « « Lettre pourpre ».
1991 Premier gros succès littéraire avec <« Une petite robe de fête » (270 000 exemplaires).
1992 « Le Très-Bas », prix des Deux Magots, se vend à 400 000 exemplaires.
2016 Prix de l’Académie française
pour l’ensemble de son œuvre.
2022 Parution le 6 octobre en « Quarto » d’un volume de 1000 pages de ses Euvres choisies.

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Christian Bobin
Œuvres choisies
Quarto Gallimard

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Christian Bobin sur le site Gallimard
Christian Bobin site officiel

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