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Bataille, Proust, la littérature et le mal

1946-1957

D 25 novembre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


C’est dans L’expérience intérieure qu’il publie en 1943 que Bataille s’exprime le plus longuement sur Proust. C’est dans la fameuse « Digression sur la poésie et Marcel Proust » dont j’ai dit l’importance qu’elle eut dès 1963 pour Philippe Sollers (cf. Bataille lecteur de Proust) et dont Yannick Haenel vient de nous révéler que ce fut aussi le cas pour lui (cf. Le sable magique). Mais Bataille n’a pas découvert Proust en 1943 et il n’a pas cessé d’y revenir après la guerre. Trois textes, plus ou moins de circonstance pour deux d’entre eux, en témoignent.
Le premier s’intitule Marcel Proust et la mère profanée. Il est publié en décembre 1946 dans le n°7 de la revue que Bataille vient de fonder Critique. Bataille s’en prend à la lecture qu’un certain Dr Fretet, psychiatre de son état, fait de deux poètes, Rimbaud et Mallarmé, et de Marcel Proust, dans un livre au titre éloquent L’Aliénation poétique. Il y en a un exemplaire sur le site dédié à André Breton [1]. Bataille cite Fretet :

« De même que l’absence mallarméenne est l’expression d’une expérience mélancolique par un schizoïde, de même l’inquiète interrogation proustienne traduit des tendances psychasthéniques, de même le sténogramme de Rimbaud et le silence consécutif témoignent d’une maladie : le délire hallucinatoire désagrégatif. »

Ne riez pas ! Il y a et il y aura toujours des docteurs qui, au nom de la science — d’une « pseudo-science », écrit Bataille — s’empresseront de diagnostiquer chez les poètes et les écrivains (et, d’une manière générale, chez tous les artistes) leur « névrose », leur « schizophénie », leur « folie » (voire, comme aujourd’hui, leur « complotisme », symptôme évident de paranoïa). Dès 1925, Antonin Artaud écrivait une « Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous » publiée dans La Révolution Surréaliste, n˚ 3 :

« Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l’esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c’est avec votre entendement que vous l’exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernants pare la psychiatrie d’on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d’avance. Nous n’entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l’existence douteuse des maladies mentales. Mais pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaine la confusion de la matière et de l’esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les seules utilisables, combine de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers   ? Combien êtes-vous, par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu’une salade de mots ? »

Dans Malades et médecins, en 1946, Artaud dira : « la maladie est un état, la santé n’en est qu’un autre, plus moche. Je veux dire plus lâche et plus mesquin. Pas de malade qui n’ait grandi. Pas de bien portant qui n’ait un jour trahi, pour n’avoir pas voulu être malade, comme tels médecins que j’ai subis », puis, en 1947, ce sera, dans un style étincelant, le génial Van Gogh, le suicidé de la société. Bataille, quant à lui, s’en prendra à nouveau au Dr Fretet en 1957 dans La littérature et le mal. C’est pourquoi son texte garde tout son intérêt face à tous les Fretet frelatés d’hier et d’aujourd’hui [2].
Le deuxième article de Bataille est aussi une note de lecture. Il est plus court. Publié en novembre 1948, toujours dans Critique, il rend compte de deux livres de Correspondances de Marcel Proust, du livre de François Mauriac Du côté de chez Proust, publié en 1947, et de quelques essais. Bataille en rend compte, mais c’est plutôt pour développer sa propre pensée. S’il pense que « Proust était un philosophe malhabile », c’est pour mieux en souligner « l’expérience parfaite », « expérience sans doute à laquelle est appelée sans mesure l’humanité », mais à l’appel duquel « l’humanité ne peut pas répondre ».
Le troisième texte, sans doute d’abord écrit vers 1952 à l’occasion de la publication de Jean Santeuil, se trouve dans La littérature et le mal, recueil d’essais publié en 1957 autour de noms propres (Emily Brontë, Baudelaire, Michelet, Blake, Sade, Proust, Kafka, Genet). Comme c’est ce texte « Proust » que Bataille a choisi de reprendre dans cet essai fondamental, on peut supposer qu’il lui accordât une importance particulière. S’il n’a pas, à mon sens, l’intensité du texte de L’expérience intérieure (mais ce dernier livre venait d’être réédité chez Gallimard), on y découvre cependant, dans la première partie, un Proust peu connu, défenseur de Jaurès, « socialiste ». Bataille, lisant Proust, y développe les thèmes qui lui sont chers : sur le mal, l’interdit, la transgression et l’érotisme. Qu’on ne se méprenne pas : dans l’avant-propos du livre, Bataille dit bien :

« La littérature est l’essentiel ou n’est rien. Le Mal — une forme aigüe du Mal — dont elle est l’expression, a pour nous, je le crois, la valeur souveraine. Mais cette conception ne commande pas l’absence de morale, elle exige une "hypermorale" ».

C’est en ce sens que Bataille peut parler dans son texte sur Proust de « la morale liée à la transgression de la loi morale » [3]).
Du dernier chapitre « Justice, vérité, passion », il me semble bien de retenir aujourd’hui (c’est en tout cas ce que je fais) :

« La morale avare fonde l’entente de la justice et de la police. Si je préfère la jouissance, je déteste la répression. Le paradoxe de la justice est que la morale avare la lie à l’étroitesse de la répression ; la morale généreuse y voit le premier mouvement de celui qui veut que chacun ait son dû, qui accourt à l’aide de la victime de l’injustice. Sans cette générosité, la justice pourrait-elle palpiter ? et qui pourrait la dire prête à chanter ?
De même, la vérité serait-elle ce qu’elle est si elle ne s’affirmait généreusement contre le mensonge ? Souvent, la passion de la vérité et de la justice s’éloigne des positions où son cri est celui de la foule politique, car la foule que parfois la générosité soulève, parfois reçoit l’inclination contraire. Toujours en nous la générosité s’oppose au mouvement de l’avarice, comme au calcul raisonné la passion. Nous ne pouvons nous en remettre aveuglément à la passion, qui couvre aussi bien l’avarice, mais la générosité dépasse la raison, et elle est toujours passionnée. Quelque chose est en nous de passionné, de généreux et de sacré qui excède les représentations de l’intelligence : c’est par cet excès que nous sommes humains. Nous ne pourrions que vainement parler de justice et de vérité dans un monde d’automates intelligents. »

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Marcel Proust

Marcel Proust et la mère profanée

Critique n°7, décembre 1946

Dr ANDRÉ FRETET, L’Aliénation poétique. Rimbaud - Mallarmé - Proust, J .-B. Janin, 1946, in-8°, 333 p. (couverture ornée d’un dessin original de D. Galanis).
DENIS SAURAT, Tendances. Idées françaises : De Molière à Proust, La Colombe (Éd. du Vieux Colombier), 1946, in-16, 152 p.

Je ne suis pas de ceux qui pensent : « le monde est mal fait ». Cela veut dire : « le monde est différent de moi... » ou « il n’est pas fait à mon goût... » ; et je sais qu’au point où se jouent ces sortes d’idées, il n’est nulle pensée qui soit plus qu ’un signe de l’impuissance de la pensée. Toutefois, des multiples et petites misères qui vulgairement m’engagent à gémir de ce qui est, il en est peu qui m’élancent davantage que le parti pris du « spécialiste ». Si l’intelligence — sans fin, sans éveil imaginables — demeure à la merci de problèmes d’intérêt clairement subordonné, s’y enferme et ne voit plus rien, c’est qu’il est en elle un principe de servilité. La spécialisation révèle, inhérente à la pensée, une sorte de docilité qui abaisse d’abord un homme qui pense (qui du moins s’en remet à la pensée). Mais il est des spécialistes discrets, connaissant les bornes de leur domaine, sachant qu’il est dans le monde des objets d’intérêt par-delà le leur, gardant, pour ce qui les dépasse, un respect ambigu. Le comble est le spécialiste heureux, qui nanti du bout de science qui lui échut, l’utilise à de vastes explications.
Rapporter comme l’essaye le Dr André Fretet la littérature aux catégories de la psychiatrie a sans doute l’intérêt le plus limité. L’auteur de l’Aliénation poétique insiste sur le caractère clinique de ces catégories. Avec raison : la psychiatrie est faite d’une nomenclature assez rudimentaire de maladies ou d’ensembles de symptômes ; cette nomenclature est fondée sur une expérience très riche et sur des observations méthodiques. Mais si l’expérience a permis aux praticiens de reconnaître des états distincts, d’envisager leur évolution possibilité et, dans des cas bien définis, d’intervenir efficacement, les notions qu’elle introduit n’expliquent rien. (La psychanalyse, il est vrai, tenta de rendre compte à partir d’une psychologie théorique, mais fonderait-on sa théorie en vérité qu’elle introduirait de bien faibles lueurs dans la nuit demeurée presqu’entière.) Et si un médecin s’époumone en vue d’expliquer par une « schizoïdie » fondamentale et quelques crises de « mélancolie » (s’entend au sens savant qu’a le mot dans le vocabulaire de l’asile) l’œuvre de Mallarmé, nul ne s’étonnera reconnaissant le style de Molière ...
Mais laissons parler le docteur lui-même :
« Ainsi le Néant, dit le Dr André Fretet, qui fascine également Mallarmé et Rimbaud, terme de leur tendance vers l’absolu, de leur inadaptation, le Néant témoigne chez Mallarmé d’un épisode de dépression stuporeuse, et chez Rimbaud d’un état de quiétude, au sens mystique du mot, c’est à-dire d’abêtissement. Ainsi le besoin masochiste d’expiation qui fait se taire Rimbaud, fait que Proust se plaindra et s’accusera. Ici réticence, là prolixité.
« De même que l’absence mallarméenne est l’expression d’une expérience mélancolique par un schizoïde, de même l’inquiète interrogation proustienne traduit des tendances psychasthéniques, de même le sténogramme de Rimbaud et le silence consécutif témoignent d’une maladie : le délire hallucinatoire désagrégatif » (l’Aliénation poétique, p. 183).
On le voit : ce sont les malades « S. Mallarmé, A. Rimbaud et M. Proust » qui servent au docteur d’« exemples cliniques ». Les dire malades en effet a paru insuffisant ; le mot « clinique » se rapporte à l’expérience qu’a d’une maladie traitée le médecin : glissement de sens auquel nous habituent les auteurs comiques, qui, sous forme outrancière, ont représenté des ridicules de « spécialistes » (avares, femmes savant es, médecins [4]...). Il est remarquable toutefois que le Dr Fretet borne aux morts ces « exemples cliniques ». Il ne peut ignorer qu’il est contestable de traiter en chose un être humain, comme le clinicien, qui enseigne au pied du lit, doit faire à l’hôpital du malade (mais alors l’enseignement n’est pas public, ou si l’on publie l’observation, le nom n’est pas donné). « Nombreux, nous dit-il, sont les maîtres, voire les très grands maîtres, impressionnistes, intimistes, cubistes, surréalistes, dont la vision suggère un diagnostic précis. Mais ce sont des contemporains. Ou bien ils ont une fille, un petit-fils, des neveux. Ils nous sauront gré de nous refuser la consultation publique que réclament pourtant les œuvres » (ibid., p. 21). Le docteur qua­lifie Rimbaud de « lâche » (ibid., p. 140-146), mais, par délicatesse, il n’épingle que des morts.
Je ne vois d’ailleurs pas l’inconvénient de nommer les misères, s’il le faut la lâcheté, de ceux que les limites humaines, auxquelles se heurtait leur témérité, brisèrent. La brutalité de l’Aliénation poétique est même à mes yeux le seul intérêt du livre. Mais ceci n’excuse pas un ton de rage un peu folle, qui ne prouve rien, sinon la vulgarité du docteur. Rien ne nous éloigne des rigueurs de la science — dont l’auteur s’autorise pour nous accabler — autant qu’un certain désordre de cris :
« De l’argent ! Ce n’était donc que cela ! C’est le prix de la trahison de Rimbaud, de son renoncement à l’absolu et de son silence. Dieu d’un côté, huit kilos d’or de l’autre, et le fléau si longtemps affolé de l’âme de Rimbaud s’immobilise enfin ... » (ibid., p. 140). Mais ceci résume assez bien l’intention du docteur. L’interprétation matérialiste s’ajoute au hasard à la psychiatrique afin d’expliquer entièrement (afin d’égaler à rien, de mettre au niveau d’une intelligence rudimentaire, qui réduit en chose, en objet ce qu’elle touche) ce que nous n’atteignons qu’en cessant d’expliquer. C’est en effet une vertu de la littérature de « donner à voir ». La critique scien­tifique — ou pseudo-scientifique — lui tourne le dos et il est peu surprenant qu’à le faire on bêtifie, voire avec rage, abandonnant tout souci d’objectivité.

Mais l’on n’est pas débarrassé par une affirmation rapide d’une tendance inhérente à l’esprit humain et dont seuls les excès sont ridicules. L’on ne saurait nier de toute façon que les littérateurs cités n’aient été psychologiquement des anormaux. L’état des connaissances touchant les anomalies mentales ne permet pas le diagnostic sûr de maladies qui n’ont pas été observées directement ; et les notions actuelles de psychiatrie permettraient au mieux de rapprocher les traits psychologiques d’écrivains d’autres généralement observés en clinique et non expliqués. Mais l’explication impossible aujourd’hui pourrait être demain possible. Et dès maintenant demeure indéniable un fait : que Mallarmé, Rimbaud, Proust — et faut-il dire un grand nombre d’écrivains — furent de véritables névrosés (l’on n’a pas attendu Fretet pour le savoir). Ne devrions-nous pas, s’il en est ainsi, douter de la valeur significative d’œuvres qui sont l’expression d’états déficients, d’états qui se soignent, qu’il faut supprimer, s’il se peut, sitôt décelés ?

*

Dans un recueil d’essais en majeure partie consacré à Proust, un esprit aussi loin de la vulgarité que Denis Saurat s’arrête à ce doute. À ses yeux, Meredith aurait sur Proust, génie malade, la supériorité de la santé. Le génie de Proust a séduit Saurat, mais il hésite ; à tout le moins nous met-il en garde contre le caractère vicié de son expérience amoureuse. Il éprouve à la fin quelque gêne : « Et c’est à nous, dit-il soudain et comme sous le coup d’une émotion, de retirer des accusations de maladie, de vice, d’anormalité... dont nous l’avons assailli à l’occasion. » II n’empêche : il tient haut le parti de la santé contre un « détraquement » de sens négatif. À ses yeux « si l’on n’a pas fait l’expérience prolongée du mariage », on demeure à côté de la vérité commune de l’amour. « Et même le mariage sans enfant est une expérience insuffisante... » (Tendances, p. 102). II cite deux fois le « vieux Tol­stoï » disant : « L’homme qui connaît sa femme en sait plus sur la femme et sur l’amour que l’homme qui connaît cent maîtresses. » Et l’auteur qu’en tête du livre il met au sommet est Molière (Shakespeare à la rigueur serait plus grand, mais « Shakespeare n’a pas l’élégance suprême dans le rire, la finesse d’intelligence dans la critique légère de l’humanité... »). Cette profession me paraît pleine de raison. Si nous condamnons l’expression littéraire d’états déficients, nous mettons Molière au sommet. Mais nous devons faire avec Saurat le procès de la littérature tout entière. Car affirme Tendances (p. 13-14), « la littérature a quelque peu trompé l’humanité. Nous n’oublions pas qu’elle a commencé par célébrer les dieux, et ces demi-dieux fils des hommes. Elle a donc placé dès les débuts de l’intelligence humaine une admiration pour l’héroïsme, pour la grandeur, pour le tragique, qui a joué de mauvais tours à l’humanité. Le taureau furieux qui est en l’homme n’a été que trop flatté et exalté par la « grande » littérature. En réa­lité, il y a trop d’héroïsme, trop de grandeur, trop de force, de même qu’en sens inverse, il y a trop de vice, trop de petitesse. Ce qui manque plus qu’autre chose, c’est le bon sens, l’homme moyen, le bourgeois si vous voulez. Le bourgeois de Molière, Ariste, Clitandre, Philinte. L’homme qui ne se prend pas trop au sérieux et qui pourtant sait faire au moment nécessaire les gestes voulus, Socrate, qui était l’ironie même, et qui était bon soldat. C’est que cet équilibre de l’âme dans le bon sens souriant, qui est l’idéal de Molière, n’est pas chose si facile à atteindre. Il faut, au fond, plus de volonté, plus de force durable pour se tenir dans ce milieu raisonnable que pour se laisser aller à la tentation extrême de l’âme, que ce soit dans la violence — et le sublime n’est au fond que la violence — ou dans le vice. Ce n’est pas par convention littéraire que les tragédies finissent mal ; c’est parce que cette tension extraordinaire de l’âme humaine heurte trop les choses, va contre la façon dont le monde est fait ». En vérité, rien de ce qui séduit n’est sain et c’est, mis à part la grossièreté et l’excès, une réaction du même goût qui fait dire au Dr Fretet (de l’intérêt qu’accordait Mallarmé au choix de meubles et de tentures, signe évident de déséquilibre !) : « Rare souci en France où la première et sûre indication de la santé mentale d’un homme est la laideur de sa maison, livrée au goût de sa femme et au vandalisme de ses enfants ? Le contraire inquiète et annonce quelque tare » (l’Aliénation poétique, p. 77).
À ce point l’on s’étonnera peu de me voir renverser le doute : si la santé de l’âme est contraire au tragique, au sublime, au vice et en général à ces mouvements de rapt qui nous élèvent — ou simplement nous portent — hors de nos limites, n’y aurait-il pas quelque antinomie entre l’art, qui ne veut qu’émouvoir et séduire, et la santé ? En vérité nous savons que les poètes ne sont pas seuls à répondre au tableau connu de la « pathologie mentale ». Les dieux, les demi-dieux, selon les mythes, les héros et les saints, et tous ceux dont la vie malsaine enivra des foules lasses de santé ont bien des traits communs avec les clients des psychiatres. C’est que la santé mentale est le fonctionnement satisfaisant d’une machine dont l’activité efficace est la fin, mais à laquelle il est humain de ne pas être réduit. Et sans doute ce qui arrête ce fonctionnement ou le gêne est un danger : la machine détruite emporte avec elle la possibilité de vivre. Mais la réduction de l’homme au rouage aboutit à l’état domestique et borné dont un Dr Fretet, comme un ilote ivre, a voulu nous donner le triste exemple. Ce qui séduit, émeut, enivre les sens, le vin, la sensualité, la poésie, et par-delà la poésie cette souveraine disposition de soi qui touche à la limite de la folie sont des dangers : nous ne pouvons savoir en les risquant si nous n’allons pas briser la machine. Mais l’on n’est libre et fier qu’à la condition d’être séduit. Les états déficients que dénombre la psychiatrie sont, il est vrai, de nature diverse, mais toujours la machine y est détraquée. Il en est de purement négatifs et les troubles positifs de l’affectivité qui faussent la machine n’ont le plus souvent de valeur que pour le malade. Mais ces derniers ne se distinguent pas clairement de ceux qui troublent la plupart des hommes. Il est peu d’obsessions, peu d’angoisses maladives que la poésie ou le roman ne puissent exprimer. Même la simple rupture des limites imposées par le fonctionnement, l’impuissance, sans valeur définie, d’un soudain délire exerce d’elle-même une sorte de séduction angoissante. Un conflit incessant oppose de façon fondamentale le domaine de l’instant — de l’esthétique, de la séduction immédiate — au domaine du lendemain — de l’éthique et des règles de l’action : si bien que l’un de nous rejetant soudain et sans raison sensible les règles, il nous semble, en dépit de notre peur, entrer dans l’empire de la séduction infinie.
Ce qui lie essentiellement l’art à la déraison (à la « pathologie mentale ») est que l’un et l’autre nous rendent à la puissance de l’instant, et que la déraison, étant Ie danger que court l’art, n’en est pas seulement une contrepartie manquée, elle est aussi le signe d’une rigueur et d’une nécessité qui tranchent. De là le sens intime, accablant, de victoire démesurée que figure la folie de Hölderlin, ou celles de Van Gogh ou de Nietzsche. Et il faut bien de ce point de vue donner une valeur de même ordre au silence vide, à l ’abêtissement définitif de Rimbaud. L’abîme pathologique de Proust est moins noir : même, la raison demeurée intangible en lui, il semble être entré dans la mort avec le sentiment de l’emporter. L’on ne peut sous-estimer néanmoins la gravité d’anomalies qui sans doute ne lui ont laissé jusqu’à la fin qu’une vie déjetée. Sans parler de la respectueuse réserve de Denis Saurat, la brutalité du Dr Fretet pourrait sur ce point demeurer en dessous de la vérité. Hors un ton toujours odieux, son exposé, dans L’Aliénation poétique, des vices de l’auteur d’À la recherche du temps perdu est d’ailleurs admissible à la limite (s’il pêche c’est par omission [5] mais de l’essentiel). C’est fort justement, me semble-t-il, que les anomalies du comportement de Proust sont rapportées à l’adoration qu’il eut pour sa mère. Mais nous subissons une loi : croyant vouloir « ce qui nous plaît », nous cherchons en vérité ce qui frappe le plus fortement notre sensibilité. Dans la mesure où nous pouvons l’endurer, nous provoquons en nous les émotions les plus vives — les plus péniblement intolérables. À ce prix nous cessons d’appartenir au souci servile des lendemains. À ce prix nous vivons sans attendre, et le temps, l’instant, ne nous fuit plus. Ainsi l ’impuissance et la peur apportent-elles seules une limite au désir de souiller ce que nous aimons : l’amour au contraire nous incite, et l’émotion d’un sacrilège est d’autant pl us forte que nous aimons plus. Nous ne saurions, il est vrai, atténuer le rôle de la peur, d’autant plus grande elle-même que l’amour est grand : ainsi s’imposent ces terribles compromis, où le fidèle entre en extase d’imaginer les douleurs de la Croix, où l’amant pleure en dénudant celle qu’il aime. Il en est quelquefois de la peur dans la quête de l’émotion comme de l’angoisse dans le rire : quand s’affirme l’idée qu’absolument le rire est insensé, indécent, impossible — au moment même il redouble et devient fou. Bien entendu la santé se situe à l’encontre d’une recherche aussi étrange (non seulement la santé mentale mais la morale). On tient pour « malades » ceux qui faute d’être calmés par la peur (dissimulée sous le nom des divers « sentiments moraux ») cèdent, et ne peuvent que céder, à la sollicitation du « mal ». Nous ne pouvons évidemment nous étonner si le Dr Fretet voit le signe d’un dérangement pathologique dans l’association, par l’esprit de Proust, de l’image absolument sainte de la mère et de celles de meurtre ou de profanation. « Tandis que le plaisir me tenait de plus en plus, nous dit le narrateur d’À la recherche, je sentais s’éveiller au fond de mon cœur une tristesse et une désolation infinies ; il me semblait que je faisais pleurer l’âme de ma mère... » En un certain point, la mère du récit disparaît sans qu’il soit question désormais de sa mort ni d’elle ; et seule est racontée la mort de la grand-mère. Comme si la mort de la mère elle-même avait conservé pour l’auteur u ne signification trop lourde, c’est seulement de sa grand-mère qu’il nous dit : « Rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassi­nat. » Je ne puis guère douter qu’à cette idée d’assassinat moral n’ait été liée celle de profanation. Et le Dr Fretet a raison (l’Aliénation poétique, p. 239) de s’arrêter au passage de Sodome et Gomorrhe où il est dit que « les fils n’ayant pas toujours la ressemblance paternelle consomment dans leur visage la profanation de leur mère », et le narrateur ajoute : « Laissons ici ce qui mériterait un chapitre à part : Les mères profanées. » Comment ne pas voir en effet la clé de ces termes de tragédie dans l’épisode où la fille de Vinteuil, dont la conduite avait fait mourir son père de chagrin, peu de jours après jouit, en grand deuil, des caresses d’une amante homosexuelle, qui crache sur la photographie du mort (Swann, t. 1). Ce que ne dit pas le Dr Fretet, c’est que, d’autre part, l’installation dans la maison, du vivant du père, de l’amante est le parallèle exact de celle d’Albertine (ou d’Albert) dans l’appartement des parents du narrateur. Rien n’est dit, ce qui laisse suspendu, des réactions de la mère à la présence de l’intruse (ou de l’intrus) (de même que sa mort est non moins bizarrement passée sous silence). Il n’est pas de lecteur, j’imagine, qui n’ait aperçu qu’à ce point le récit laisse un blanc. La souffrance et la mort de Vinteuil, au contraire, nous sont dites avec insistance. Mais si l’on admet la possibilité qui nous aurait été donnée, d’emplir ainsi le vide laissé, il est déchirant de lire (Swann, t. 1) : « Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter les personnes qu’il connaissait, se détourner quand il les apercevait , vieillir en quelques mois, s’absorber dans un chagrin, devenir incapable de tout effort qui n’avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des journées entières devant la tombe de sa femme — il eût été difficile de ne pas comprendre qu’il était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne se rendait pas compte des propos qui couraient. li les connaissait, peut-être même y ajoutait-il foi. li n’est peut-être pas une personne, si grande que soit sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus formellement — sans qu’elle le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits particuliers qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir : paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du monde de la bohème : elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et la sécurité qui lui sont nécessaires u n vice que la nature elle-même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en mêlant les vertus de son père et de sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n ’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. » Ce qui est ici le plus digne d’étonnement est que la place est retirée au désespoir. Ni la mère n’a douté, ni le fils ne succombe à la crainte du doute de la mère. Et la certitude a transfiguré l’abjection inévitable. Cette volonté d’horreur illimitée se révèle à la fin ce qu’elle est : la mesure de l’amour. Et il n’est guère douteux qu’un peu plus loin, Proust n’ait dit de lui-même (Swann, t. 1) : « Mais, au-delà de l’apparence, dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature entière­ ment mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d’elle ; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme elle n ’en aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de l’espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils concèdent à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à avoir eu un moment l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. » Il ajoute dans le Temps retrouvé : « ... Il y a d’ailleurs chez le sadique — si bon qu’il puisse être, bien plus, d’autant meilleur qu’il est — une soif de mal que les méchants agissant dans d’autres buts (s’ils sont méchants pour quelque avouable raison) ne peuvent contenter. » Ainsi, comme l’horreur est la mesure de l’amour, la soif du mal est la mesure du bien. Et sans doute au fond de cette conscience apaisée persiste une douleur virile, lancinante et voisine du désespoir, mais dans l’abîme du mal où il descendit, il est clair qu’ouvrant inexorablement les yeux il se trouvait digne d’être aimé.
Aimé de sa mère et de ceux qui, plus tard, le lisant devineraient quel degré d’horreur il atteignit. En quoi il eut raison sans mesure. Car peu d’œuvres écrites ouvrent aussi loin à leurs lecteurs le domaine inaccessible de l’instant. Le profond dérangement d’esprit que nous entrevoyons n’est que le signe avertisseur. Et sans doute la machine aurait pu en être brisée, mais le contraire eut lieu : le don qui nous est fait dans un sacrifice incomparable n"est nullement l’abandon de la raison, ce n’est pas la maladie, c’est la guérison, au moins la justification du mal. La recherche menée à travers le vice -qui devait l’être à travers lui dans la mesure où le souci du lendemain paraissait méprisable — mène au triomphe exact du Temps retrouvé. Rien ne s’éloigne davantage de la pathologie (car en ce point se scelle l’accord : la raison n’est plus en danger, nulle profanation n’est nécessaire à l’intense sentiment du présent). Rien non plus ne s’éloigne davantage des réponses serviles aux nécessités du lendemain. Il est curieux que Denis Saurat rapproche les éclairs du Temps retrouvé de l’illumination platonicienne. « Ces moments intenses d’une joie particulière, dit-il (Tendances, p. 113), accompagnés d’illumination intellectuelle, soit de tout un passé perdu, soit de tout un passé perdu, soit d’une grande intuition métaphysique, ce sont les Idées. » Mais hors la notion de souverain bien et l’extase que liait Platon à l’idée (Platon fut peut-être initié à quelque expérience voisine du yoga) et le sentiment d’éternité, dans le Temps retrouvé, de l’instant, ces extrêmes du possible humain ne se touchent pas. S’il est vrai que Proust, afin de saisir le présent, eut recours, lui donnant ainsi la valeur éternelle... au passé, l’opération a lieu dans le monde sensible, non dans l’intelligible. Si nous nous représentons l’émotion que nous donne la vue d’une ville du passé, nous voyons facilement qu’elle est différente du sentiment que nous avons de la ville moderne, en ce que la dernière est devant nous disséquée, suivant les possibilités d’avenir que ses éléments nous désignent (bureaux, magasins, itinéraires...), tandis que nous voyons la cité du Moyen Âge comme en principe l’aurait pu regarder, en son temps, quiconque n’au­rait eu rien à y faire, et le temps suspendu pou r lui. Si bien que c’est surtout dans la mémoire, analogue à ces moments qui témoignent du passé, dont la beauté est libérée de sens utile, que nous vivons au temps présent. Mais ainsi, ce que la mémoire dégage du monde intelligible est le sensible pur, revivant sans devoir déranger la machine.

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Marcel Proust

Critique n°31, novembre 1948

Si le monde non chrétien définit quelque jour les formes de sa vie spirituelle (au sens religieux du mot), s’il arrive, en d’autres termes, à l’humanité qui n’a plus l’aide du christianisme, de s’accomplir, de reconnaître son visage et de ne plus s’garer dans une multiplicité de formes liées à des représen­tions mal définies, mensongères, fondées sur un désir d’être aveugle — sur la peur — ce visage spirituel, dont les traits se fermeraient, pourrait ressembler à celui de Proust. Je n’en doute pas : cette proposition est paradoxale. La tradition qui remonte, à travers Lautréamont et Rimbaud, au romantisme, à travers le romantisme, à l’ésotérisme de tous les temps est bien plus vivante et seule a pris conscience de soi. D’autre part, s’il est vrai que la vérité spirituelle exige un accomplissement de la pensée, Nietzsche seul a donné la mesure de l’intense effort — de l’effort épuisant — qui incombe à celui que l’assurance chrétienne abandonne. Comparée à ces deux voies — poétique et nietzschéenne — l’expérience de Marcel Proust semble fragile, incertaine, associée à de pauvres soucis.
Je reconnaîtrai volontiers du visage qu’elle a laissé que les traits en demeurent flous, au point qu’ils ne s’imposent nullement à la réflexion dès l’abord. Mais précisément le caractère volontaire, affirmé et clairement lisible qu’on pourrait lui opposer d’autre part ne signifie-t-il pas la trahison de ce qui est ainsi voulu, affirmé et, peut-être, un peu vite lu ? Ce qui se donne à l’enseignement de Proust un caractère privilégié est sans nul doute la rigueur avec laquelle il réduit l’objet de sa recherche à la trouvaille involontaire. Ce qui déçoit dans les autres voies est au contraire la décision, la mise en oeuvre, le discours résolu, qui prolongent en nous l’attitude chrétienne. L’objet de la recherche de Proust est si bien défini par l’immanence qu’une méthode limitée à la recherche d’objets transcendants y perd tout sens. Si l’on abandonne en effet cet emploi de nos ressources qui tend à la recherche du salut, nous n’avons plus rien à trouver qui soit au-delà de l’instant présent et nous ne pouvons plus mêler à notre recherche cette mise en œuvre, cette mobilisation des ressources, cette pénible imitation d’un travail (dont la raison d’être est future) qui permettent de parler discursivement. Il est vrai que Proust ne cessa pas de discourir, et il n’est pas sûr que la part du discours, en son oeuvre, n’y soit pas comme un corps étranger, à la rigueur elle désigne maladroitement, à la manière de malades qui ne savent plus se faire comprendre, ce qui importe. Ce qui importe est du moins placé hors de l’atteinte de la volonté. Car il ne s’agit plus de changer le monde mais de le saisir (ou peut-être de laisser librement le monde nous saisir). Dès lors les spectacles de la vie cessent d’être pour nous l’objet d’un souci moral. Ce monde-ci n’est plus donné comme répondant mal à quelque vérité donnée au-delà de son ici­ bas, de son temps présent. On a mal vu que cessant d’être proposé à l’oubli de qui cherche plus loin — à la pitié du réformateur — au mépris du révolutionnaire — le monde tel qu’il est se propose à qui en veut saisir, dans l’instant, l’indélébile vérité, comme l’écran à travers lequel nous devons voir, auquel notre passion donnera soudain la transparence. Ainsi la vie spirituelle est-elle pleinement retirée des cieux et des arrière-mondes : son champ de force est la pauvreté d’ici­ bas, de la rue, de l’alcôve, du salon. Nous ne pouvons plus nous éloigner et nous purifier dans la solitude, nous sommes là, entourés d’hommes tels qu’ils sont plus pleinement qu’un poisson est entouré d’eau : comme si l’eau où le poisson baigne était un immense prolongement de l’être du poisson. Nous vivons dans un jeu infini de désirs cachés et de réticences, dans un jeu où sans cesse nous percions puisque le temps ne cesse pas de nous dérober à nous-mêmes. Mais nous ne pou­vons que transfigurer le vaste naufrage auquel nous appartenons tout entiers. Ce n’est pas le hasard si le tome II du Temps retrouvé a changé le spectacle des salons en une lente mise au tombeau. Mais dans cette misérable, inutile dissolution dans la brume, subsiste (mais Proust était un philosophe malhabile et sans doute a-t-il tort d’imaginer que cela dure : ce n’est rien de vraiment saisissable) comme un son infime écouté en tremblant, ce qui est plus vrai que l’objet dont nous nous servons.
Sans doute la faiblesse de Proust est le mépris dans lequel il tint cet objet. Ce fut en même temps sa force, mais ce mépris s’appuyait sur la richesse qu’il avait reçue par chance. Ainsi y a-t-il dans cette expérience parfaite on ne sait quoi de prématuré, de péniblement privilégié. C’est l’expérience sans doute à laquelle est appelée sans mesure l’humanité, mais l’humanité ne peut pas répondre à cet appel. Elle donne nécessairement le pas à l’action et ne peut avoir généralement le privilège de Proust, la détresse au sommet du possible, sans laquelle la vérité dernière nous échappe, puisque ayant quelque moyen de lutter contre la détresse, nous n’avons aucune chance de faire transparaître l’opacité des choses.

MARCEL PROUST, À un ami. Correspondance inédite, 1903-1922. Pré­face de Georges de Lauris, Amiot, Dumont, 1948, in-8°, 270 p.

Ce sont des lettres à Georges de Lauris. Voici un passage d’une lettre datée de 1908, probablement : « Moi je n’aime guère (en ce moment je n’aime rien comme vous pouvez penser) que les jeunes filles... Vous me direz qu’on a inventé pour cela le mariage, mais ce n’est plus une jeune fille. Je comprends Barbe-Bleue, c’était un homme qui aimait les jeunes filles. »

MARCEL PROUST, Lettres à Madame C. (Préface de Lucien Daudet) .
Illustré de huit planches hors-texte, J.B.Janin, 1947, in-8°, 215 p.

Madame C. fut l’amie de la mère de Proust. Cette correspondance commence vers 1885 par une lettre de l’auteur à sa grand-mère et se poursuit de 1899 à 1921. Elle est en particulier importante pen­dant la guerre.

FRANCOIS MAURIAC, Du côté de chez Proust, La Table Ronde, 1947, in-8° - 155 p.

Autour de deux lettres de Proust à lui adressées, ces souvenirs se composent à partir d’une première rencontre, en 1910, chez la duchesse de Rohan. Mauriac eut la révélation de Proust dès la lecture de la préface à la traduction de Ruskin. « Dès lors je ne cessai d’in­terroger les gens sur Proust et l’on me conta son étrange vie recluse où je n’espérais pas que je pusse jamais pénétrer. Si je possède un exemplaire du premier tirage de Du côté de chez Swann, c’est qu’à peine eus-je déchiffré le nom de Proust dans les vitrines d’un libraire, je me hâtai d’acquérir le livre. »

ÉLISABETH DE GRAMONT, Marcel Proust, Flammarion, 1948, in-16, 286 p.

E. de Gramont, qui a déjà consacré un premier et précieux ouvrage à Robert de Montesquiou et Marcel Proust, rapporte ici tous les souvenirs qu’elle a gardés d’une vie passée en partie dans son propre milieu. Ce livre ajoute à la Recherche du temps perdu la vision du même monde, des mêmes faits par d’autres yeux. Ainsi le paysage que transfigura l’œuvre de Proust, nous est-il donné, comme par surcroît, dans la plus simple lumière.

FLORIS DEL.ATTRE, Bergson et Proust. Accords et dissonances, dans Les Etudes bergsoniennes (Albin Michel), vol. l, 1948, p. 7-127.

Bergson épousa en 1891 Mlle Neuburger, cousine de Mme Proust. Marcel Proust fut garçon d’honneur à son mariage. Proust admira Bergson, le lut peu et nia son influence. Le rapprochement nécessaire, fondé sur l’importance donnée à la mémoire, se heurte à cette opposition majeure, peut-être insuffisamment marquée par l’auteur : Bergson subordonnait la vérité de la mémoire à l’action, Proust insistant sur la mémoire involontaire n’eut pour objet qu’une saisie inutile de ce qui est.

JEAN MOUTON, Le Style de Marcel Proust, Corréa, 1948, in-8’’, 240 p.

Analyse en profondeur, trouvant l’homme (sa vérité intérieure), à travers le style. Elle insiste sur la préciosité de ses métaphores et en marque la valeur démoniaque, par laquelle il est voisin de l’écri­ture automatique.

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Georges Bataille vers 1960.

PROUST

L’AMOUR DE LA VÉRITÉ ET DE LA JUSTICE
ET LE SOCIALISME DE MARCEL PROUST

La passion de la vérité et de la justice donne souvent à ceux qui l’éprouvent un sursaut.
Ceux qui l’éprouvent ?
Mais n’est-ce pas une même chose d’être un homme et de vouloir la vérité et la justice. Une telle passion est inégalement répartie entre les personnes, mais elle marque en effet la mesure dans laquelle chacune d’elles est humaine, dans laquelle la dignité d’homme lui revient. Marcel Proust a écrit dans Jean Santeuil : « C’est toujours avec une émotion joyeuse et virile qu’on entend sortir des paroles singulières et audacieuses de la bouche d’hommes de science qui par une pure question d’honneur professionnel viennent dire la vérité, une vérité dont ils se soucient seulement parce qu’elle est la vérité, qu’ils ont à chérir dans leur art sans aucune espèce d’hésitation à mécontenter ceux pour qui elle se présente de tout autre façon comme faisant partie d’un ensemble de considérations dont ils se soucient fort peu [6]. » Le style et le contenu de la phrase s’éloignent de La Recherche... Dans le même livre cependant, le style change, mais non la pensée : « C’est ce... qui nous émeut tant dans Phédon, quand en suivant le raisonnement de Socrate nous avons tout à coup le sentiment extraordinaire d’entendre un raisonnement dont aucun désir personnel n’est venu altérer la pureté, comme si la vérité était supérieure à tout : car en effet nous nous apercevons que la conclusion que Socrate va tirer de ce raisonnement, c’est qu’il faut qu’il meure [7]. »
Marcel Proust écrivait à propos de l’affaire Dreyfus, aux environs de 1900. Ses sentiments dreyfusards sont connus, mais dès la Recherche, écrite dix ans plus tard, ils avaient perdu cette naïveté agressive. Nous avons nous-mêmes aujourd’hui perdu cette simplicité. La même passion nous soulève parfois, mais nous sommes las. L’affaire Dreyfus, en notre temps, ferait peut-être peu de bruit...

A lire Jean Santeuil, nous nous étonnons de l’importance que la politique eut alors dans l’esprit de Proust : il avait trente ans. Bien des lecteurs seront saisis d’apercevoir le jeune Marcel bouillant de colère, parce qu’assistant à la séance de la Chambre, il ne pouvait applaudir les paroles de Jaurès. Dans Jean Santeuil, le nom de Jaurès est Couzon. Ses cheveux noirs sont crépus, mais le doute n’est pas laissé : c’est le « chef du parti socialiste à la Chambre..., le seul grand orateur aujourd’hui, égal aux plus grands d’autrefois ». Proust évoque à son sujet « ce sentiment de la justice qui le prenait parfois tout entier comme une sorte d’inspiration [8] » ; il dépeint « les odieux imbéciles » — les députés de la majorité — « ironiques, usant de leur supériorité numérique et de la force de leur bêtise pour tâcher d’étouffer la voix de la Justice palpitante et prête à chanter [9] ». L’expression de ces sentiments étonne d’autant qu’elle émane d’un homme qui devait, sur le plan politique, être à la fin d’apparence tiède. L’indifférence où il sombra tenait à plusieurs raisons : sans parler de ses obsessions sexuelles, la bourgeoisie, à laquelle il appartenait, était menacée par l’agitation ouvrière, mais la lucidité joua son rôle dans l’essoufflement de la générosité révolutionnaire.
Disons d’abord que cette générosité se fonda sur des humeurs étrangères à la politique : c’est « l’hostilité de ses qui le jette dans l’enthousiasme total sur les actions (Jaurès) [10] ». Il est vrai, celui qui parle est Jean Santeuil, mais son caractère est celui de l’auteur de la Recherche. Nous savons maintenant ce que, sans la publication de Jean Santeuil, nous ne cesserions pas d’ignorer, que Proust, dans sa jeunesse, eut un sentiment socialiste. Il n’allait pas sans réticences : « Seul, quand il réfléchit, Jean s’étonne que (Jaurès) tolère dans ses journaux, énonce dans ses interruptions des attaques aussi violentes, peut-être calomnieuses, presque cruelles, contre certains membres de la majorité. » Ce ne sont pas les obstacles majeurs auxquels se heurte la vérité dans la politique courante. Mais ces obstacles étaient eux-mêmes connus depuis longtemps. L’expression, dans le langage de Proust, serait même banale si elle n’était empreinte de tant de gaucherie : « La vie et surtout la politique n’est-elle pas une lutte et puisque les méchants sont armés de toutes les manières, il est du devoir des justes de l’être aussi, quand ce ne serait que pour ne pas laisser périr la justice. On pourrait peut-être dire... que sa manière de périr, c’est précisément d’être armée sans s’occuper de quelle manière. Mais on vous répondra que si les grands révolutionnaires y avaient tant regardé, jamais la justice n’aurait remporté de victoire [11]. »

L’hésitation le ronge dès l’abord. Nous n’en pouvons d’ailleurs douter, ces préoccupations n’eurent pas en lui de consistance. Elles le troublèrent seulement. S’il put les oublier, ce ne fut pas sans en avoir mesuré le sens, sans avoir donné ses raisons. Dans la cinquième partie de Jean Santeuil, Jaurès, qui tout d’abord « aurait rougi de mettre sa main dans la main d’un malhonnête homme [12]. », lui qui, dans le corps du récit, « avait été pour Jean (le héros du livre) la mesure de la justice », ne pouvait le jour venu « s’empêcher de pleurer en pensant à tout ce que son devoir de chef de parti le forçait à sacrifier [13]. » L’affabulation du livre voulait qu’en principe, Jaurès-Couzon pût s’opposer à une campagne de calomnie dirigée contre le père de Jean. Mais l’homme politique n’aurait pu, quelle que fût l’affection que l’auteur lui prête, « tourner contre lui tous ceux qui se battirent pour lui, ruiner l’œuvre de sa vie et compromettre le triomphe de ses idées, pour essayer, tâche bien inutile, puisque seul il y échouerait fatalement, de réhabiliter un modéré injustement soupçonné ». (La passion de l’honnêteté, les difficultés de la faire triompher l’avaient forcé à identifier sa conduite avec celle d’un parti plus fort et auquel en échange de secours qu’il lui fournissait, il était obligé d’abandonner des distinctions personnelles. » La voix de Jean, cette voix qui émane d’un temps où ces oppositions avaient leur sens, conclut avec une simplicité étrange de nos jours : « Vous sacrifiez, dit-elle, le bien de tous, non à une amitié particulière, mais à un intérêt particulier, votre situation politique. Oui, le bien de tous. Parce qu’étant injustes pour mon père, les journalistes ne sont pas seulement injustes. Ils rendent ceux qui les lisent injustes. Ils les rendent méchants. Ils leur donnent envie de dire le lendemain qu’un de leurs prochains qu’on croyait bon est méchant... Je crois bien qu’ils régneront un jour. Et ce règne sera le règne de l’Injustice. En attendant que le gouvernement devienne injuste, que les lois deviennent injustes et que l’injustice existe en fait, ils préparent ce jour-là en faisant régner par la calomnie, le goût du scandale et de la cruauté dans tous les cœurs. »

LA MORALE LIÉE A LA TRANSGRESSION DE LA LOI MORALE

Cet accent naïf surprend d’un auteur qui le fut si peu. Mais pourrions-nous nous laisser prendre à ce qui semble avoir, au moment, été le fond de sa pensée ? Il nous reste l’aveu d’un premier mouvement... Personne ne s’étonnera de lire cette phrase, dans le tome III de Jean Santeuil : « ... combien écrivons-nous de lettres où nous disons : "Il n’y a qu’une chose vraiment infâme, qui déshonore la créature que Dieu a faite à son image, le mensonge", ce qui veut dire que, ce que nous désirons le plus, c’est qu’elle ne nous mente pas, et non pas que nous pensons cela. » Proust écrit à la suite : « Jean n’avoue pas (à sa maîtresse) qu’il a regardé sa lettre à travers l’enveloppe, et comme il ne se tient pas de lui dire qu’un homme est venu la voir, il lui dit le savoir par telle personne qui l’a vue : mensonge. Ce qui n’empêche pas qu’il a les larmes aux en lui disant que la seule chose atroce est le mensonge. » Sous le coup de la jalousie, celui qui accusait Jaurès est cynique. La naïve honnêteté première n’en est pas moins digne d’attention. La Recherche accumule les témoignages du cynisme de Marcel, que la jalousie entraînait à des manœuvres tortueuses. Mais ces conduites si opposées, qui d’abord nous semblaient s’exclure, s’assemblent en un jeu. Sans scrupules — si nous n’avions le souci d’observer de lourds interdits — nous ne serions pas des êtres humains. Mais ces interdits, nous ne saurions non plus les observer toujours - si parfois nous n’avions le courage de les enfreindre, nous n’aurions plus d’issue. Il s’ajoute que nous ne serions pas humains si jamais nous n’avions menti, si nous n’avions pas, une fois, eu le cœur d’être injuste. Nous nous gaussons de la contradiction de la guerre et de l’universel interdit qui condamne le meurtre, mais, comme l’interdit, la guerre est universelle. Le meurtre est partout chargé d’horreur et partout les actes de guerre sont valeureux. Il en est de même du mensonge et de l’injustice. Il est vrai qu’en certains lieux des interdits furent rigoureusement observés, mais le timide, qui jamais n’ose enfreindre la loi, qui détourne les yeux, est partout l’objet du mépris. Dans l’idée de virilité, il y a toujours l’image de l’homme, qui, dans ses limites, à bon escient, mais sans peur et sans y penser, sait se mettre au-dessus des lois. Jaurès cédant à la justice n’aurait pas seulement nui à ses partisans : ceux-ci l’auraient alors tenu pour incapable. Un côté sourd de la virilité oblige à ne jamais répondre, à refuser l’explication. Nous devons être loyaux, scrupuleux, désintéressés, mais au-delà de ces scrupules, de cette loyauté et de ce désintéressement, nous devons être souverains.

La nécessité d’enfreindre une fois l’interdit, fût-il saint, est loin de réduire à néant son principe. Celui qui mentait lourdement, qui, mentant, prétendait que « la seule chose atroce » était « le mensonge », eut jusqu’à la mort la passion de la vérité. Emmanuel Berl a dit le saisissement qu’il en eut. « Une nuit, dit-il, sortant de chez Proust, vers 3 heures du matin (c’était pendant la guerre), plus harassé encore que d’habitude par une conversation qui excédait mes ressources physiques, autant que mes ressources intellectuelles, totalement désemparé, j’eus en me retrouvant seul boulevard Haussmann l’impression d’être à l’extrême bout de moi-même. Aussi hagard, je crois, qu’après l’éboulement de mon abri au Bois-le-Prêtre. ne pouvais plus rien supporter, à commencer par moi, épuisé, honteux de mon épuisement, je pensais à cet homme qui mangeait à peine, que l’asthme étouffait, que le sommeil fuyait, et qui n’en continuait pas moins sa lutte contre le mensonge en même temps que contre la mort, sans renâcler jamais, ni devant l’analyse, ni devant la difficulté d’en formuler les résultats, et qui consentait même un effort supplémentaire pour tâcher de diminuer un peu la confusion lâche de mes idées. Mon désarroi me répugnait moins encore que ma veulerie à le souffrir... » Cette avidité ne s’oppose pas, au contraire, à la transgression sur un point du principe qu’elle sert. Elle est trop grande pour que le principe soit menacé, même l’hésitation serait une faiblesse. A la base d’une vertu est le pouvoir que nous avons d’en briser la chaîne. L’enseignement traditionnel a méconnu ce ressort secret de la morale : l’idée de morale en est affadie. Du côté de la vertu, la vie morale a l’aspect d’un conformisme peureux ; de l’autre, le dédain de la fadeur est tenu pour immoralité. L’enseignement traditionnel exige en vain une rigueur de surface, faite de formalisme logique : il tourne le dos à l’esprit de la rigueur. Nietzsche dénonçant la morale enseignée pensait ne pas survivre à un crime qu’il aurait commis. S’il y a morale authentique, son existence est toujours en jeu. La véritable haine du mensonge admet, non sans une horreur surmontée, le risque pris dans un mensonge donné. L’indifférence devant le risque en est l’apparente légèreté. C’est l’envers de l’érotisme admettant la condamnation sans laquelle il serait fade. L’idée d’intangibles lois retire de la force à une vérité morale à laquelle nous devons adhérer sans nous enchaîner. Nous vénérons, dans l’excès érotique, la règle que nous violons. Un jeu d’oppositions rebondissantes est à la base d’un mouvement alterné de fidélité et de révolte, qui est l’essence de l’homme. En dehors de ce jeu, nous étouffons dans la logique des lois.

LA JOUISSANCE FONDÉE
SUR LE SENS CRIMINEL DE L’ÉROTISME

D’un tel jeu d’oppositions fascinantes, Proust, nous communiquant son expérience de la vie érotique, a donné un aspect intelligible.
Quelqu’un [14] a vu, arbitrairement, le signe d’un état pathologique dans l’association au meurtre et au sacrilège de l’image absolument sainte de la mère. « Tandis que le plaisir me tenait de plus en plus, écrit le narrateur de la Recherche, je sentais s’éveiller au fond de mon cœur une tristesse et une désolations infinies ; il me semblait que je faisais pleurer l’âme de ma mère... » La volupté dépendait de cette horreur. En un point de la Recherche, la mère de MarceI disparaît, sans que par la suite, il soit parlé de sa mort : seule la mort de la grand-mère est rapportée. Comme si la mort de la mère elle-même avait pris pour l’auteur un sens trop fort : c’est de sa grand-mère qu’il nous dit : « Rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat. « A la souillure de l’assassinat, une autre, plus profonde s’ajoutait, celle de la profanation. Il y a quelque raison de s’arrêter au passage de Sodome et Gomorrhe où il est dit que « les fils n’ayant pas toujours la ressemblance paternelle consomment dans leur visage la profanation de leur mère ». Il faut s’y arrêter parce que l’auteur conclut : « Laissons ici ce qui mériterait un chapitre à part : « Les mères profanées . » En effet, la clé de ce titre de tragédie est dans l’épisode où la fille de Vinteuil, dont l’inconduite venait de faire mourir son père de chagrin, jouit peu de jours après, dans ses vêtements de deuil, des caresses d’une amante homosexuelle, qui crache sur la photographie du
mort [15]. La fille de Vinteuil personnifie MarceI et Vinteuil est la mère de Marcel [16]. L’installation dans la maison, du vivant de son père, de l’amante de Mlle Vinteuil est parallèle à celle d’Albertine dans l’appartement du narrateur (Albertine, en réalité le chauffeur Albert Agostinelli). Rien n’est dit, ce qui laisse dans l’embarras, des réactions de la mère à la présence de l’intruse (ou de l’intrus). Il n’est pas de lecteur, j’imagine, qui n’ait vu qu’à ce point le récit est imparfait. Au contraire, la souffrance et la mort de Vinteuil sont dites avec insistance. Proust a laissé en blanc ce que restituent des passages sur Vinteuil qu’il est déchirant de lire en modifiant les noms : « Pour ceux qui comme nous virent à cette époque (la mère de Marcel) éviter les personnes qu’ (elle) connaissait, se détourner quand (elle) les apercevait, vieillie en quelques mois, s’absorber dans un chagrin, devenir incapable de tout effort qui n’avait pas directement le bonheur de (son fils) pour but, passer des journées entières devant la tombe de (son mari) — il eût été difficile de ne pas comprendre qu’(elle) était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu’(elle) ne se rendait pas compte des propos qui couraient. (Elle) les connaissait, peut-être même y ajoutait-(elle) foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande que soit sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus formellement — sans qu’elle le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits particuliers qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir : paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour (une femme) comme (la mère de Marcel) il devait entrer bien plus de souffrance que pour (une) autre dans la. résignation à une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du monde de la bohème : elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et la sécurité qui lui sont nécessaires un vice que la nature elle-même fait épanouir chez un enfant... Mais de ce que (la mère de Marcel) connaissait peut-être la conduite de (son fils), il ne s’ensuit pas que son culte pour (lui) en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances ; ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas... » Nous devons relire de la même façon, le prêtant à Marcel, ce que la Recherche prête à Mlle Vinteuil : « ... dans le coeur de (Marcel), le mal, au début du moins, ne fut pas sans mélange. (Un) sadique comme (lui) est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas de lui ; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme (il) n’en aurait pas le culte (il) ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de l’espèce de (Marcel) sont des êtres purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à avoir en un moment l’illusion de s’être évadé de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. » Proust dit encore dans Le Temps retrouvé : « ... Il y a d’ailleurs chez le sadique — si bon qu’il puisse être, bien plus, d’autant meilleur qu’il est — une soif de mal que les méchants agissant dans d’autres buts (s’ils sont méchants pour quelque avouable raison) ne peuvent contenter. » De même que l’horreur est la mesure de l’amour, la soif du Mal est la mesure du Bien.

La lisibilité de ce tableau est fascinante. Ce qui sombre en elle est la possibilité de saisir un aspect sans l’aspect complémentaire.
Le Mal semble saisissable, mais c’est dans la mesure où le Bien en est la clé. Si l’intensité lumineuse du Bien ne donnait sa noirceur à la nuit du Mal, le Mal n’aurait plus son attrait. Cette vérité est difficile. Quelque chose se cabre en celui qui l’entend. Nous savons cependant que les atteintes les plus fortes de la sensibilité découlent de contrastes. Dans son mouvement, la vie sensuelle est fondée sur la peur que le mâle inspire à la femelle, et sur le brutal déchirement qu’est la pariade (c’est moins une harmonie qu’une violence, qui peut-être aboutit à l’harmonie, mais par excès). En premier, il est nécessaire de briser, l’union se trouve à l’issue de combats dont la mort est l’enjeu. Sous quelque forme, un aspect déchirant de l’amour ressort de ses avatars multiples. Si l’amour est parfois rose, le rose s’accorde avec le noir, sans lequel il serait le signe de l’insipide. Sans le noir, le rose aurait-il la valeur qui atteint la sensibilité ? Sans le malheur à lui lié comme l’ombre à la lumière, une prompte indifférence répondrait au bonheur. C’est si vrai que les romans décrivent indéfiniment la souffrance, à peu près jamais la satisfaction. A la fin, la vertu du bonheur est faite de sa rareté. Facile, il serait dédaigné, associé à l’ennui. La transgression de la règle a seule l’irrésistible attrait qui manque à la félicité durable.
La scène la plus forte de la Recherche (qui l’égale à la tragédie la plus noire) n’aurait pas le sens profond que nous lui prêtons si le premier aspect n’avait une contrepartie. Si, pour suggérer le désir, la couleur rose a besoin d’un contraste noir, ce noir serait-il assez noir si nous n’avions d’abord eu soif de pureté ? s’il n’avait terni malgré nous notre rêve ? L’impureté n’est connue que par contraste, de ceux qui pensaient ne pouvoir se passer de son contraire, de la pureté. Le désir absolu d’impureté, qu’artificiellement Sade a conçu, le menait à l’état rassasié où toute sensation émoussée, la possibilité même du plaisir se dérobait. La ressource infinie que la littérature (les scènes imaginaires des romans) lui offrait ne pouvait elle-même le satisfaire, le délice dernier du sentiment moral lui manquait qui donne aux forfaits la saveur criminelle sans laquelle· ils semblent naturels, sans laquelle ils sont naturels. Plus habile que Sade, Proust, avide de jouir, laissait au vice la couleur haïssable du vice, la condamnation de la vertu. Mais s’il fut vertueux, ce ne fut pas pour atteindre le plaisir, et s’il atteignit le plaisir, c’est qu’auparavant, il avait voulu atteindre la vertu. Les méchants ne connaissent du Mal que le bénéfice matériel. S’ils cherchent le mal d’autrui, ce mal n’est à la fin que leur bien égoïste. Nous ne sortons de l’imbroglio où le Mal se dissimule qu’apercevant le lien des contraires, qui ne peuvent se passer l’un de l’autre. J’ai d’abord montré que le bonheur seul n’est pas en lui-même désirable, et que l’ennui en découlerait si l’épreuve du malheur, ou du Mal, ne nous en donnait pas l’avidité. La réciproque est vraie : si nous n’avions, comme l’eut Proust (et, comme peut-être au fond l’eut Sade lui-même), l’avidité du Bien, le Mal nous proposerait une suite de sensations indifférentes.

JUSTICE, VÉRITÉ ET PASSION

De cet ensemble inattendu. ce qui ressort est la rectification du jugement commun, qui, opposant le Bien au Mal, le fait sans attention. Si le Bien et le Mal sont complémentaires, il n’en résulte pas d’équivalence. Ce n’est pas à tort que nous distinguons des conduites humainement pleines de sens, de sens odieux. Mais l’opposition de ces conduites n’est pas celle qui oppose en théorie le Bien au Mal.
La misère de la tradition est de s’appuyer sur la faiblesse, qui engage souci de l’avenir. Le souci de l’avenir exalte l’avarice ; il condamne l’imprévoyance, qui gaspille. La faiblesse prévoyante s’oppose au principe de la jouissance de l’instant présent. La morale traditionnelle s’accorde avec l’avarice, elle voit dans la préférence pour la jouissance immédiate la racine du Mal. La morale avare fonde l’entente de la justice et de la police. Si je préfère la jouissance, je déteste la répression. Le paradoxe de la justice est que la morale avare la lie à l’étroitesse de la répression ; la morale généreuse y voit le premier mouvement de celui qui veut que chacun ait son dû, qui accourt à l’aide de la victime de l’injustice. Sans cette générosité, la justice pourrait-elle palpiter ? et qui pourrait la dire prête à chanter ?
De même, la vérité serait-elle ce qu’elle est si elle ne s’affirmait généreusement contre le mensonge ? Souvent, la passion de la vérité et de la justice s’éloigne des positions où son cri est celui de la foule politique, car la foule que parfois la générosité soulève, parfois reçoit l’inclination contraire. Toujours en nous la générosité s’oppose au mouvement de l’avarice, comme au calcul raisonné la passion. Nous ne pouvons nous en remettre aveuglément à la passion, qui couvre aussi bien l’avarice, mais la générosité dépasse la raison, et elle est toujours passionnée. Quelque chose est en nous de passionné, de généreux et de sacré qui excède les représentations de l’intelligence : c’est par cet excès que nous sommes humains. Nous ne pourrions que vainement parler de justice et de vérité dans un monde d’automates intelligents.
C’est seulement parce qu’il en attendit quelque chose de sacré que la vérité souleva en Marcel Proust la colère qui effraya Emmanuel Berl. Berl a décrit en termes saisissants [17] la scène où Proust le chassa de chez lui, criant : « Sortez ! Sortez ! ». Berl, ayant fait le projet de se marier, lui sembla perdu pour la vérité. C’était là du délire ? Peut-être, mais la vérité se donnerait-elle à qui ne l’aimerait pas jusqu’au délire ? Je reprends la peinture de cette passion : « Sa figure déjà blême, écrit Berl, blêmit encore. Ses yeux étincelaient de fureur. Il se leva et il s’habilla dans son cabinet de toilette. Il devait sortir. Je remarquai la vigueur de ce malade. qu’à ce moment je n’y avais pas fait attention. Ses cheveux étaient beaucoup plus noirs et plus épais que les miens, ses dents plus solides, sa mâchoire lourde paraissait capable de beaucoup bouger, sa poitrine, bombée par l’asthme sans doute, faisait ressortir la largeur de ses épaules [18]. S’il fallait en venir aux mains, comme je le crus une seconde, je n’étais pas sûr de parier pour moi. » La vérité — et la justice — exigent le calme et pourtant n’appartiennent qu’aux violents.
Nos moments de passions nous éloignent, il est vrai, des données — plus grossières — du combat politique, mais comment oublier que parfois, à la base une colère généreuse anime le peuple. C’est inattendu, mais significatif : Proust a lui-même marqué un caractère inconciliable de la police et de la générosité du peuple. Proust, qui eut la rage de la vérité, exprima la rage de justice qui, une fois, le saisit : sur le coup, il se représenta « rendant de tout son cœur par sa colère les coups que reçoit le plus faible comme au jour où il apprenait qu’un voleur venait d’être dénoncé, puis cerné, et après une résistance désespérée, garrotté par les agents, il aurait voulu qu’il eût été assez fort et eût massacré les agents... [19] ». Ce mouvement de révolte, inattendu de la part de Proust, m’a ému. J’y vois le rapprochement de la colère, qu’étouffe la réflexion prolongée, et de la sagesse, sans laquelle la colère est vaine. Si la nuit de la colère et la lucidité de la sagesse ne coïncident enfin !, comment nous reconnaître en ce monde ? Mais les fragments se retrouvent au sommet : nous saisissons la vérité, que les contraires, que le Bien et le Mal composent.

LIRE : Georges Bataille, La littérature et le mal

BATAILLE SUR PILEFACE
PROUST SUR PILEFACE


[1Me signale Dominique Brouttelande ce matin du 25 novembre 2022.

[2C’est bien entendu volontairement que je rapproche ici, sans les confondre, Bataille et Artaud comme cela fut fait dans un célèbre colloque en 1972.

[3La pensée de Bataille est complexe. Elle ne se laisse pas réduire aux catégories communément admises du Bien et du Mal. « Il n’est pas de morale possible à vouloir ignorer les vertus du mal » écrivait-il dans un autre article de Critique, en 1949. A propos de Jean Genet. Cf. D’un caractère sacré des criminel.

[4Mais évidemment le Dr Fretet ne représente pas une déformation propre en général aux médecins. Bien au contraire, à l’exception du Dr Laforgue, auteur d’un Baudelaire de fâcheuse mémoire, les psychiatres que j’ai rencontrés montraient de la méfiance à l’égard d’études sur des morts qui ne furent l’objet d’aucune observation « clinique ». (lls n’ont pas toujours raison : sans parler du Léonard de Vinci de Freud, sans doute exagérément ingénieux, le beau travail consacré à Poe par la princesse Marie Bonaparte montre que la psychiatrie, du moins la psychanalyse, permet d’approfondir une critique fondée sur la biographie.) Les manies d’un Dr Fretet guettent les « spécialistes » de toutes professions ; réciproquement, l’activité spécialisée ne lie pas toujours et rien n’empêche un « homme entier » d’avoir à ses heures une occupation bornée.

[5Le Dr Fretet ne semble pas s’intéresser au fait que Proust, en accord avec le pire, surmonte, qu’il élève une forme de santé mentale, au niveau de la compréhension
de son contraire.

[6Marcel Proust, Jean Santeuil (Gallimard, 1952), t. II, p. 156.

[7Marcel Proust, Jean Santeuil, t. II, p. 145.

[8Ibid., t. II, p. 316-317.

[9Ibid., p. 316-317.

[10 Ibid., p. 318.

[11Ibid., p. 322 -323.

[12Ibid., p. 94.

[13Ibid., p. 94.

[14André Fretet, L’Aliénation poétique. Rimbaud, Mallarmé, Proust (Janin, 1946).

[15Swann, t, 1.

[16Depuis longtemps, Marie-Anne Cochet et Henri Massis ont proposé cette identification, qui peut être tenue pour établie.

[17Dans Sylvia, p. 152.

[18Une des plus récentes photographies de Marcel Proust me semble bien répondre à cette description déconcertante. Voir Georges Cattaui, Marcel Proust (Julliard, 1952), p. 177.

[19Jean Santeuil, t. l, p. 318.

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