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Yannick Haenel : Le sable magique

Un amour de Proust et Bataille

D 23 novembre 2022     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Voici un beau texte d’un fou de Bataille et Proust, Yannick Haenel. En écho de l’article que vient de leur consacrer AG, Bataille lecteur de Proust, et qui souligne, à juste titre, que « Georges Bataille, en 1943, a consacré de très belles pages à Marcel Proust. Ces pages se trouvent dans L’expérience intérieure. »
« …Des textes essentiels » à lire en complément du texte de Haenel : Le sable magique, un texte d’écrivain avec une plume inspirée.

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« Car l’existence n’a guère d’intérêt que dans les journées
où la poussière des réalités est mêlée de sable magique. »

MARCEL PROUST, À l’ombre des jeunes filles en fleurs

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C’est un été, en 1985. Je viens d’avoir le bac. Je suis parti avec un ami en Bretagne, à Cancale ; il a hérité d’un moulin, et dans la chambre toute ronde que j’occupe sous le toit, il y a des livres qui traînent, dont Albertine disparue. À cette époque, Proust n’est pas mon genre, j’aime Lautréamont, le punk, Joy Division ; je viens de découvrir Nietzsche et j’en suis fou.

Là, j’ouvre Albertine disparue au hasard - je vois encore la lumière d’août venue de la mer, le prisme bleuté sur le bord de la fenêtre, le dessus-de-lit rouge, le volume couleur crème, vieilli et pelucheux et voici que je tombe sur le passage où les petites blanchisseuses se baignent avec Albertine. Je lis ces mots : « toute la palpitation spécifique du plaisir féminin », et un peu plus loin : « elle lui faisait des caresses avec sa langue », et enfin cette phrase qui, pour moi, va devenir un mot de passe : « Ah ! tu me mets aux anges. »

J’ai dévoré le livre. Albertine m’a passionné. Sa vie secrète, les ambiguïtés de son plaisir, les aventures intérieures du narrateur qui enquête sur elle, tout me semblait crucial. C’était ça la vraie grande chose : l’objet de la littérature consistait dans l’énigme de la jouissance ; et je suis fidèle à cette première lecture : je pense toujours, trente-sept ans après, que les phrases cherchent un tel trésor.

Deux ans plus tard, je suis en khâgne à Rennes ; mon existence est tracée d’avance, je lui obéis. Et puis d’un coup, durant l’hiver, je n’en peux plus de cette vie régulière ; mes nuits prennent une tournure féroce : un mélange d’ivresse et de mélancolie, l’envie de tout foutre en l’air.

J’arrête de préparer le concours, j’accumule des lumières plus intenses et voici que malade, chez mes parents, à Saint-Malo, pendant les vacances de février, je m’enferme dans ma chambre et découvre Georges Bataille en lisant Madame Edwarda, Le Mort, Histoire de l’oeil, qui sont rassemblés en un petit volume bleu de la collection 10/18.

Ces trois récits ouvrent une brèche dans mon existence. Avec eux, je vois le feu ; la littérature me comble d’une manière jusque-là inconnue ; tout se mélange, joie, horreur, sexe, divinité. Ce trouble m’apparaît l’extrême du savoir : l’illumination sexuelle ouvre à la pensée.

J’ai donc accédé à l’énigme, je suis dans la chambre où s’accomplissent les choses cruciales, il ne me reste qu’à les déchiffrer – mieux : à les vivre. Qu’un texte de débauche puisse s’écrire sur un ciel d’étoiles pures, suscitant, comme l’écrit Bataille, une « incandescence géométrique (coïncidence, entre autres de la vie et de la mort, de l’être et du néant) et parfaitement fulgurante », ce me semble un prodige - c’est ce que j’attends de la littérature. « Marquez le jour où vous lisez d’un caillou de flamme, vous qui avez pâli sur les textes de philosophes ! » écrit encore Bataille. La philosophie défaille justement à ce point où érotisme et mystique ne sont plus contradictoires.

Je file acheter d’autres livres de Georges Bataille, dont L’Expérience intérieure que je déchiffre patiemment. Et voici que dans ce livre insensé où l’on perd complètement ses repères, il y a de longs développements sur Proust : un nuit, dans cette petite chambre qui, sous les combles, ressemble à une cabine de cargo, fumant des cigarettes sur ma couchette, je tombe ainsi sur ces pages où Bataille voit dans La Recherche « le chemin par où la poésie touche à "l’extrême" ».

Bataille parle de Proust comme s’il parlait de Rimbaud : il voit en lui un poète de l’impossible ( c’est-à-dire de l’extrême du possible). Cet « extrême va me sortir de ma vie si réduite, il sera ma révolution. Qu’il n’y ait plus de limite, qu’on puisse franchir la cage du temps et toucher par des extases cette contrée libre où le passé, le présent et l’avenir, en tournoyant, ouvrent sur une jouissance qui vous donne la lumière du temps, cela m’exalte : en lisant Bataille et Proust, je me rapproche de l’expérience.

J’ai longtemps cru que l’essentiel avait lieu loin de moi, mais en me penchant cette nuit-là par le hublot de ma chambre, les arbres mouillés dans le jardin me renvoient une obscurité dont l’éclat semble une aventure. « L’extrême est la fenêtre », écrit Bataille avec une simplicité que je comprends personnellement  : il me faut déchirer l’angoisse et ne plus renvoyer l’existence à plus tard.

Le lendemain, je me procure À l’ombre des jeunes filles en fleurs, tout mon argent de poche du mois y passe. Les trois volumes sont vendus en lot, entourés d’un élastique ; c’est la même édition dans laquelle j’ai lu Albertine disparue (l’édition petit format de la Blanche, chez Gallimard, dont on me dira plus tard qu’on l’appelle « Couronne »).

Je retrouve Albertine, et j’y mêle mes désirs, mes élans contrariés, mon érotisme. Je la vois avec les yeux de Bataille, je devine en elle des turpitudes que peut-être, comme le narrateur, j’exagère avec convoitise (il parle en effet de « dévergondages »). Cette jeune fille m’ouvre à la multiplicité qu’il y a dans une femme, à ce pays obscur, tourmentant, désirable qui, en s’imposant dans ma vie comme le lieu de toutes mes attentions, va me donner une direction d’écriture : aimer une femme et écrire seront une même chose. À Balbec, alors qu’il ne parvient pas à embrasser Albertine, le narrateur confie : « Je me disais que c’était avec elle que j’aurais mon roman. »

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C’est donc Bataille qui m’a donné Proust — et j’ai donc lu Proust à travers Bataille - d’abord parce que son Histoire de l’oeil est obsédée par le « monde inhumain du plaisir » comme l’appelle le narrateur de La Recherche (dont l’obsession sexuelle et les infinies nuances du désir sont aussi le grand sujet) — même si la fantaisie de Bataille est plus déclarative, plus scabreuse, plus « sale ».

Bataille ne désirait-il pas, dès 1922 - l’année même de la mort de Proust, et alors que l’ensemble de La Recherche n’est pas encore publié -, écrire un roman « à peu près dans le style de Proust » ? N’est-il pas, en 1927, sous le choc de la publication posthume du Temps retrouvé  ? Ne fait-il pas, suite à sa lecture, une expérience extatique sous une « étroite véranda blanche » et avec la « tendresse des arbres mouillés », expérience « devant l’inconnu vide » qu’il retracera, en un style très proustien, dans L’Expérience intérieure . N’est-il pas obsédé par l’histoire des rats que Proust, étendu sous une « couverture de dentelles », fait supplicier au bordel, et qui inspirera une page de L’Impossible, où il décrit un certain « X. (il est mort depuis vingt ans, le seul écrivain de nos jours qui rêva d’égaler les richesses des Mille et une nuits) » ? Et plus profondément encore, n’a-t-il pas reconnu chez Proust cette tendance abyssale, qui est aussi la sienne, à profaner dans l’écriture la mère qui le hante ?

Il y a une fraternité psycho-extatique qui lie Bataille à Proust, et qui s’est condensée dans la transmission de leur lecture commune. Quand je lis Proust, je devine Bataille en filigrane ; et quand je lis Bataille, j’entends le ruissellement proustien au fond des phrases.

Ainsi Histoire de l’oeil m’apparait-il comme une version folle, obscène et débauchée d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs  : on accède, grâce à Bataille, aux coulisses gothiques et débridées de la petite bande proustienne. La jeune fille qui, dans le récit de Bataille, déclenche la furie orgiaque ne se nomme-t-elle pas Marcelle ? Après avoir uriné dans l’armoire normande, n’est-elle pas enfermée dans une « maison de santé », comme le narrateur de La Recherche ?

Et puis, la bicyclette enfourchée une nuit d’orage par Simone, qui pédale entièrement nue, à peine habillée d’une ceinture à jarretelles ( et dont la chute appellera une étreinte sanguinolente) me rappelle celle que pousse Albertine le long de la plage à Balbec.

Les jeunes filles, les bicyclettes, la jouissance et la mort composent une séquence extatique qui désormais s’allume en rouge dans l’histoire de mes désirs. « Les romanciers, écrit Proust, devinent derrière les murs. » Parfois ils vont jusqu’à déshabiller salement le réel, comme les phares d’une voiture terrifient en pleine nuit un lièvre paralysé au milieu de la route. Le réel, c’est la trame sexuelle, que la mauvaise littérature refoule soi-disant par pudeur ( de quoi parle-t-elle, alors ?).

Ce qui a lieu à travers cette phrase d’Albertine disparue s’ ouvre à la plus grande délicatesse : « Je revoyais Albertine s’asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte, dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l’intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d’une pénétration. »

J’imagine que vous voyez de quoi il s’agit. Seule la littérature est capable d’une telle subtilité : le monde qui s’ouvre à travers son registre de nuances rejoint précisément le feu des gestes qui se déploie dans l’amour sexuel.

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Au retour de ces vacances de février et de sa pluie continuelle, je sais que je vais rater le Concours. Je sens monter en moi un désir plus vaste, je suis devenu secrètement le héros d’une expérience qui requiert de ma part des forces que je dois à la fois inventer et dépenser. Il me faut de la nuit, il me faut entrer à mon tour dans cette « enluminure intérieure » dont parle Proust dans Le Temps retrouvé et qui recèle le stock de nos voluptés.

Et puis j’ai commencé à vivre, à aimer, à écrire, à me perdre, à jouir et à faire des erreurs, à découvrir des féeries, à m’obstiner dans l’impasse et à trouver ma voie. J’ai eu vingt ans, trente ans, quarante ans, cinquante ans, et Proust a pris toujours plus d’importance dans ma vie, dans mes pensées, dans mes passons.

J’ai lu plusieurs fois entièrement La Recherche, jamais dans l’ordre, mais toujours avec intensité, et en soulignant de plus en plus de phrases. Ainsi mon amour pour Proust — pour la lecture de Proust — n’a-t-il fait qu’augmenter avec le temps : je n’ai cessé d’y revenir au gré de ce que j’écrivais, pensais, aimais ; mais ce n’est que ces dernières années que ma lecture en a rejoint la substance, d’abord en s’approchant plus intimement de la coulée sensuelle qu’il y a dans chaque phrase, puis en écoutant mieux le chagrin et la joie qui s’y mêlent comme un lierre ironique, enfin en me tramant dans cette architecture de phrases comme si je les écrivais.

En lisant Proust, je cherche à connaître ce qu’il appelle ces « voies souterraines qui nous mènent à la vérité et à la mort ». Il écrit souvent qu’à travers la lecture nous ne cessons de nous déchiffrer nous-mêmes, et il me semble que, comme Marguerite Duras l’avait remarqué : « Quand on lit Proust, on l’écrit. » Et c’est vrai qu’une telle lecture possède une puissance magnétique : on est invité par la marée obstinée de ses phrases à écouter à son tour les infinies nuances que recèle chaque instant de notre existence, on se met à écrire en silence.

Ainsi l’usage que j’ai de Proust relève-t-il d’une opération spirituelle. Je lis autant Proust que la Bible, autant La Recherche que les Évangiles et Le Cantique des Cantiques. Tout ce qui s’écrit sous le nom de Proust — et aussi de Bataille et Kafka est « sacré », car s’y prodigue la littérature elle-même ; et comme la littérature est tout, Proust figure à mes yeux l’absolu.

J’ai écrit récemment un long roman, Le Trésorier- payeur, qui a nécessité, pour des raisons poétiques, que je relise Proust. J’ai ainsi entamé une nouvelle lecture intégrale de La Recherche (elle est encore en cours tandis que j’écris ce texte) — lecture lente, sinueuse, enchantée : en glanant des lueurs, des éclats — tout ce stock de matière sensuelle où palpite la vérité du temps — j’ai laissé s’infuser en moi cet élargissement océanique qui ouvre les phrases à leur propre illumination.

Je me suis littéralement branché sur Proust, dont j’attendais une provision de relance, et des lumières à venir. Et de fait, en fréquentant chaque jour les sinuosités féeriques de La Recherche, j’ai pu m’imprégner de leur substance au point d’en bénéficier : il y a une libre étendue au cœur du langage, et c’est là, dans cette dimension intérieure gorgée de sensualité, que j’ai installé l’extase qui anime mon roman. Dans Le Trésorier-payeur, au milieu de l’horreur économique, il y a une oasis qu’on rejoint par un tunnel : c’est une maison. Elle contient du temps ; je l’ai conçue, grâce à Proust, comme une clairière de l’être (elle recèle un jardin érotique).

Je lis Proust de plus en plus car je veux m’occuper du moindre poudroiement de ma vie et de celle des autres ; je veux tout faire entendre en féerie : l’aventure des couleurs et les pensées qui s’ajustent, les voix qu’on aime, les étreintes, la volubilité de l’amour et la générosité des nuances, la beauté des nuits, la fruition des rencontres ; mais aussi la trame ensorcelée des vies : les conflits, les deuils, la connerie qui n’épargne personne, la pesanteur de la société, l’enfer de l’argent ; et de nouveau cette clairière qui s’ouvre à l’ivresse, disponible comme une musique, comme les noms qui seuls connaissent la fraîcheur. Et pour qui a enduré les grimaces contemporaines et leur douleur infernale, pour qui est allé au plus loin de cette horreur et a su s’en extraire et en rire, revient la possibilité d’une abondance lumineuse : « Je dois rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et persistants lilas », écrit Proust. La littérature invente à chaque époque une nouvelle manière de respirer : « rester seul en extase » en humant l’invisible est la clé de l’ écriture.

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Je lis désormais La Recherche comme une catabase enchantée. Je parcours l’étendue de cet immense roman initiatique comme on traverse une enfilade de chambres où se joue un mystère. C’est une aventure nocturne, où le sommeil et la mémoire se confondent, et où chaque station prend figure d’épreuve révélatrice : nous nous dirigeons entre la vie et la mort, le profane et le sacré, l’enfer et le paradis, et chaque instant nous transmet à l’esprit, c’est-à-dire à nous-mêmes.

La société voit la littérature comme une persistance du vieux monde, alors qu’à une époque de désensibilisation planétaire organisée, elle s’affirme au contraire comme le seul langage qui résiste à la platitude communicationnelle. Après avoir été pendant un siècle et demi l’expression dominante de la culture, la littérature est devenue socialement mineure ; elle est entrée dans une très grande solitude. Cette solitude est sa chance : elle manifeste ainsi son innocence politique. Elle ne fait pas partie de ce qu’on pourrait appeler, en termes gnostiques, la machine du monde. Le dispositif sacrificiel en cours, qui met à mort le langage dans toutes les dimensions, n’atteint pas celle où la littérature s’équivaut à l’esprit. Grâce à cette part irréductible, la littérature (celle que Roberto Calasso nomme la « littérature absolue ») se donne comme le seul langage indemne - non damné - car là où la société intégrale coupe tout rapport avec les invisibles, la littérature ouvre sur l’invisible. Elle possède les deux qualités qui manquent à la machine du monde (et qui seront primordiales à l’avenir si l’on veut survivre) : elle est innocente et fait revenir les morts. Deux qualités qui, en se croisant, inventent un nouvel amour.

Les véritables métamorphoses sont invisibles : de quelle déesse le narrateur de La Recherche, déguisé en jeune génie snob, est-il le prêtre-servant ? Proust ne cesse de le dire : se sauve qui a vu. Il raconte une suite de cérémonies initiatiques qui le mènent à travers ses barques-phrases jusqu’au cœur du mystère ; tout ce qu’il voit, aussi bien dans les salons qu’au bordel ou à la plage, le consacre.

Seul celui qui a vu reçoit et donne à la fois, en dehors de toute comptabilité morale. L’expérience de la parole le soustrait à l’alternative entre le bien et le mal (d’où la perversité et l’innocence qui, chez Proust, s’égalent) : on est au coeur d’un acte de dévoilement. Le sacré s’écrit ici en lettres profanes et le profane en lettres sacrées.

Les Mystères, on le sait, doivent être tus ; on sait aussi qu’ils disent tout ; on sait moins qu’ils peuvent être écrits.

Il y a dans les phrases une substance ensorcelante qui tout à la fois la protège et suscite sa propre exégèse. Proust, comme Dante, comme Baudelaire, Melville ou Kafka, est entré dans les arcanes de la formulation à partir de laquelle tout se déchiffre en termes mystériques. La densité rituelle de La Recherche est telle que la moindre scène s’y donne comme une initiation : le narrateur est cet adepte enfantin, ébloui, scrupuleux et fantasque qui ne cesse de pousser des portes dont le franchissement fera de lui, par l’écriture, un initié, cette doublure d’Orphée qui parle secrètement dans toute expérience poétique.

J’avais oublié depuis longtemps une scène qui, lors de cette troisième lecture, m’a sauté aux yeux. Il faut parfois des années pour que la simplicité parvienne jusqu’à votre esprit ; alors, l’évidence s’ajuste comme une révélation, et des phrases négligées vous trouvent enfin, comme si elles n’avaient été écrites que pour vous. C’est dans Le Côté de Guermantes, lors du séjour du narrateur auprès de son ami Saint-Loup, qui est en garnison à Doncières. Le « rêve d’égaler les richesses des Mille et une nuits » que Bataille attribue à Proust réussit : dans un silence de conte, où le bruit du monde s’est soudain suspendu, le narrateur pénètre en effet dans une dimension intérieure du langage et reçoit des révélations à travers une extase ralentie : le prodige a lieu d’abord dans la « chambre magique » de Saint-Loup, où, privé de repères sonores, le narrateur évolue dans l’espace comme un « roi de féerie ». Le temps, alors, s’anime tout seul : « Les pages se tournent silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un dieu. »

Puis l’extase revient dans une chambre d’hôtel, qu’il qualifie de « féerique domaine », où il découvre une « enivrante royauté ». Le voici, en pleine nuit, qui explore une longue galerie qui donne sur « une matinée mauve et dorée », laquelle l’ouvre à « ce jardin où nous avons été enfant » : « II n’y a pas besoin de voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. »

Entre le lit, le couloir, le silence et l’enfance se disposent ainsi, tournées l’une vers l’autre, les facettes de la « résurrection », car tel est le mot qui arrive sous la plume de Proust pour signer cette expérience. Quand l’invisible s’illumine, il nous est révélé que le monde appartient à quelque chose qui le précède.

Que s’est-il passé au juste ? Proust a eu accès à la doublure du temps ; il s’est introduit dans l’intervalle : le fil de soie qui entoure le jardin interdit s’est rompu. Il y est entré ; et en est revenu pour nous le dire.

L’écriture, comme le sommeil, opère au-delà de la mémoire : c’est le sens du mystère.

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La littérature est du côté des mystères, c’est-à-dire d’une recherche brûlante sur le sens de l’existence. Elle aura toujours à voir avec ce que Nietzsche appelle « l’éternelle blessure de l’existence ». Dans les chambres proustiennes, comme autrefois à Éleusis, on ne cesse de s’initier à la vie elle-même, et à cette matière énigmatique, sensuelle et déchirante qui la sauve à chaque instant de la mort.

Être sauvé ? C’est le geste radical de Proust : il ose écrire un livre-salut. Je crois qu’on n’a rien saisi si l’on se contente de jouir de l’apparence charmante de La Recherche et si l’on n’y perçoit pas, filigranée en chacune de ses phrases, cette disponibilité ténébreuse, ardente, liturgique et presque insensée à la résurrection laquelle, comme chez Dante, signale et accomplit l’aventure initiatique d’un écrivain.

Si La Recherche raconte l’emprise de la sexualité sur les humains, et son imprégnation sur Charlus, Swann et les autres comme une malédiction, si aucun autre livre ne dit à ce point la vérité sur l’empêtrement de l’espèce humaine, une lumière d’innocence se déploie pourtant en chacune de ces phrases : dévoiler la perversion fondamentale de la société vous accorde à une sainteté spéciale.

C’est l’humour, c’est-à-dire une manière d’aimer, qui sauve. Rien de plus énigmatique que la drôlerie : elle touche au royaume. Dans l’atelier du peintre Elstir, à Balbec, une comédie pleine de sous-entendus se joue autour du portrait de Miss Sacripant et voici qu’Albertine passe à ce moment-là à la fenêtre : en lisant Proust, on devine à chaque instant une trame secrète, malicieuse, féroce, où palpite une orgie dissimulée. Des sinuosités de couleurs splendides donnent sur des arrière-fonds scabreux et cocasses : il y a une tendresse généreuse envers les frasques sexuelles qui dit tout de l’amour de Proust. L’obsession, l’humour et la féerie vont ensemble : c’est la vraie vie des phrases. Proust est un poète drôle.

Aujourd’hui, lisant Proust, il m’arrive de rire en me répétant des phrases à voix haute. La joie ouvre le royaume. J’ai souligné des minuties, et trente ans plus tard les soulignages sont toujours là, inscrits au crayon de papier sur ces pages aimées, témoins d’une émotion qui se cherchait, se cherche encore à travers des détails sensuels : par exemple « espace transparent et azuré », « une brune au teint éclatant », « flocon d’écume », « ma vie à venir », « un couloir bleuâtre et or », « le secret de volupté », « une ciselure précieuse et un écrin de velours ».

Ce sont des vues furtives, étincelantes, du royaume. Elles agissent comme ce temps qui vient à vous depuis le hublot de l’arche de Noé - un temps qui traverse votre cabine, depuis la Création du monde jusqu’à ce matin de juin 2022 où, désespéré par la dévastation politique et le cœur pourtant plein de féerie, j’écris ces phrases dans un jardin de Montreuil, en relisant La Recherche, une fois de plus, entièrement, et cette fois-ci dans l’ordre.

Lisant Proust et écrivant avec lui, je « pénètre » moi aussi, à ma manière, les jours et les nuits « comme au milieu d’une pluie de perles » ; j’entends l’« appel rouge et mystérieux » que provoque la petite phrase de la sonate ; je vis l’expérience des nuances comme une initiation continuelle ; je me baigne dans un océan de détails soyeux et ne cesse de me répéter, comme le narrateur, à la fin de La Recherche, arrivant en retard à la matinée chez le prince de Guermantes, et patientant dans la bibliothèque où tout lui revient :« même au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude ».

Réserver ma solitude, c’est mon éthique : le feu qui me traverse implique le secret, et la littérature est ma manière de vivre cet enchantement. Quand on pénètre dans la « chambre magique » de la littérature, on se consacre à la vie des phrases. Leurs aventures font de nous un « roi de féerie ». La littérature est la langue du royaume.

YANNICK HAENEL. Il est l’auteur, entre autres, de Tiens ferme ta couronne (prix Médicis 2017) et de Jan Karski (prix Interallié 2009). II publie aussi des livres sur l’art, dont La solitude Caravage (Fayard, 2019). Artiste associé au Théâtre national de Bretagne et chroniqueur à Charlie Hebdo, il a suivi pour ce journal le procès des attentats de janvier 2015.

Crédit : La Nouvelle Revue Française, Automne 2022, p 59-68

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