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Bataille lecteur de Proust

L’expérience intérieure (1943)

D 22 novembre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Georges Bataille vers 1943.

Proust est mort le 18 novembre 1922. Sa tombe, en cette année commémorative, est couverte de fleurs. Au milieu de ce que Cécile Guilbert, dans un article récent, appelait plaisamment la « proustomania » (peu de jeunes filles en fleurs, quelques Norpois [1]), il est bon de revenir à des textes essentiels.
Qui se souvient que Georges Bataille, en 1943, a consacré de très belles pages à Marcel Proust ? Ces pages se trouvent dans L’expérience intérieure. Philippe Sollers y faisait allusion dès 1963 dans une émission de la RTF à l’occasion du cinquantième anniversaire de la publication de Du côté de chez Swann — avant d’écrire trente ans plus tard, dans Le Monde, un article, repris dans La guerre du goût, qu’il intitulera, précisément, Proust et l’expérience intérieure [2]. Dans l’entretien de 1963 avec Robert Valette, Sollers déclarait :

« Je crois que ce qui reste le plus inquiétant, le plus vivant pour moi dans l’œuvre de Proust maintenant que je connais à peu près bien, c’est tout de même ce que Georges Bataille dans un texte que je considère comme le texte le plus important qu’on ait écrit sur Proust et qui s’appelle "digression sur la poésie de [sic] Marcel Proust" dans l’Expérience intérieure, ce que Georges Bataille appelle justement l’expérience intérieure de Proust, c’est à dire que si vous voulez, pour dégager la leçon de Proust, j’aurais volontiers tendance à laisser de côté tout l’aspect romanesque, pourtant extrêmement important de son œuvre, j’aurais tendance à m’en tenir à une sorte de trame beaucoup plus secrète, à une sorte de ligne qui se dégage en définitive le plus au fond de cette œuvre et qui consiste dans ce que Bataille appelle l’expérience intérieure et qui je crois est une excellente formule. Qu’est-ce que c’est que cette expérience intérieure de Proust ? Eh bien, ce sont justement à intervalle régulier, non pas les morceaux même très connus sur la résurrection du passé et ce qui entraîne ces longues digressions sur la mémoire affective que tout le monde connaît très bien, mais c’est au contraire, comme dans le passage des trois arbres n’est-ce-pas qui est bien connu, c’est au contraire une espèce de milieu atteint par Proust qui est bien au-delà de ces questions extrêmement débattues de l’espace et du temps proustien. [...] Je fais toujours allusion à cet épisode des trois arbres qui est pour moi capital, comme il était capital pour Bataille, je m’appuie si vous voulez sur Bataille parce qu’il me semble que c’est le point peut-être le plus au fond lorsqu’il s’agit de Proust, mais enfin, tout de même, par rapport à cette expérience intérieure et sans négliger l’ampleur de l’œuvre de Proust qui se développe, avec beaucoup de niveaux différents, il me semble alors que là, il y a quelque chose de très important aujourd’hui comme leçon à tirer de cet engagement littéraire de Proust, complet et absolu comme vous savez, et qui même rend quelque chose d’héroïque lorsque on lit avec l’émotion évidemment qu’on ne peut pas ne pas ressentir devant ce combat qui s’achève dans la mort [3]. »

Bataille lecteur de Proust ? Oui. Et plus encore que ce l’on croit. Car Bataille publie encore après la guerre plusieurs articles sur Proust : « Marcel Proust et la mère profanée » (Critique, n°7, décembre 1946), « Marcel Proust » (Critique, n°31, novembre 1948), et « Proust » (La littérature et le mal, 1957). J’y reviendrai.
J’ouvre au hasard le tome V des Oeuvres Complètes qui contient L’expérience intérieure et Le coupable, et — c’est comme si l’appel venait du livre lui-même —, je tombe juste sur le passage que je cherchais. Il s’appelle donc « Digression sur la poésie et Marcel Proust ». Il se trouve dans le « chapitre » VI du « Post-scriptum au supplice » titré « Nietzsche ». Dans la réédition (« revue et corrigée », épuisée) chez Gallimard, en 1954, de L’expérience intérieure que je me suis procurée en mars 2001, à prix fort (mais ça n’avait pas de prix pour moi), dans une librairie parisienne de la rue de Vaugirard aujourd’hui fermée, c’est aux pages 172-195.
Avant sa « digression », Bataille écrit :

« Chaque jour un peu plus, j’ai compris des notions tirées de livres savants — comme sont le totémisme, le sacrifice — qu’elles engagent dans une servitude intellectuelle : je puis de moins en moins évoquer un fait historique sans être désarmé par l’abus qu’il y a d’en parler comme de choses appropriées ou digérées. Non que je sois frappé de la part d’erreur : elle est inévitable. Mais j’ai d’autant moins peur d’errer que je l’accepte. Je suis humble et n’éveille pas sans malaise un passé depuis longtemps mort. Les vivants, quelque science qu’ils en aient, ne possèdent pas le passé comme ils le croient : celui-ci, s’ils croient le tenir, leur échappe. Je me donne ces excuses : bâtissant ma théorie, je n’oubliais pas qu’elle mène à un mouvement qui se dérobe ; je ne pouvais situer qu’ainsi le sacrifice qui nous incombe.

En raison de la servilité croissante en nous des formes intellectuelles, il nous revient d’accomplir un sacrifice plus profond que ceux des hommes qui nous précédaient. Nous n’avons plus à compenser par des offrandes l’abus que l’homme a fait des espèces végétales, animales, humaines. La réduction des hommes eux-mêmes à la servitude reçoit maintenant (d’ailleurs depuis longtemps) des conséquences dans l’ordre politique (il est bon, au lieu d’en tirer des conséquences religieuses d’abolir les abus). Mais le suprême abus que l’homme fait tardivement de sa raison demande un dernier sacrifice : la raison, l’intelligibilité, le sol même sur lequel il se tient, l’homme les doit rejeter, en lui Dieu doit mourir, c’est le fond de l’effroi, l’extrême où il succombe. L’homme ne se peut trouver qu’à la condition, sans relâche, de se dérober lui-même à l’avarice qui l’étreint. »

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DIGRESSION SUR LA POÉSIE
ET MARCEL PROUST

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Si je ressens le poids dont j’ai parlé, c’est d’habitude aveuglément — ce n’est pas rare. Je veux me dégager, déjà la poésie... mais à la mesure d’une absorption achevée, la poésie ?

II est vrai que l’effet, fût-il du sacrifice d’un roi, n’est jamais que poétique : on met à mort un homme, on ne libère aucune esclave. On aggrave même l’état des choses en ajoutant un meurtre aux servitudes. Ce fut assez vite le sentiment commun, le sacrifice humain loin d’alléger fit horreur : il fallait d’autres solutions que le christianisme apporta. Une fois pour toutes consommé sur la croix, le sacrifice fut de tous les crimes le plus noir : s’il est renouvelé, c’est en image. Puis le christianisme amorça la négation réelle de la servitude : il mit Dieu — servitude consentie — en place du maître — servitude subie.
Mais pour finir nous ne pouvons imaginer d’amendement réel d’abus qui ne sont jamais qu’inévitables (ils le sont d’abord, on ne peut concevoir le développement de l’homme s’il n’y avait eu l’esclavage — par la suite, mais quand à la longue il cessa d’être ce qu’il fut d’abord, inévitable, on y remédia, et ce fut davantage le vieillissement d’une institution qu’un changement volontaire). Le sens du sacrifice est de maintenir tolérable — vivante une vie que l’avarice nécessaire sans cesse ramène à la mort. On ne peut supprimer l’avarice (qu’on le tente, on accroît l’hypocrisie). Mais si le sacrifice n’est pas la suppression du mal, il n’en diffère pas moins de la poésie en ce qu’il n’est pas, d’habitude, limité au domaine des mots. S’il faut que l’homme arrive à l’extrême, que sa raison défaille, que Dieu meure, les mots, leurs jeux les plus malades, n’y peuvent suffire.

De la poésie, je dirai maintenant qu’elle est, je crois, le sacrifice où les mots sont victimes. Les mots, nous les utilisons, nous faisons d’eux les instruments d’actes utiles. Nous n’aurions rien d’humain si le langage en nous devait être en entier servile. Nous ne pouvons non plus nous passer des rapports efficaces qu’introduisent les mots entre les hommes et les choses. Mais nous les arrachons à ces rapports dans un délire.
Que des mots comme cheval ou beurre entrent dans un poème, c’est détachés des soucis intéressés. Pour autant de fois que ces mots : beurre, cheval, sont appliqués à des fins pratiques, l’usage qu’en fait la poésie libère la vie humaine de ces fins. Quand la fille de ferme dit le beurre ou le garçon d’écurie le cheval, ils connaissent le beurre, Ie cheval. La connaissance qu’ils en ont épuise même en un sens l’idée de connaître, car ils peuvent à volonté faire du beurre, amener un cheval. La fabrication, l’élevage, l’emploi parachèvent et même fondent la connaissance (les liens essentiels de connaissance sont des rapports d’efficacité pratique ; connaître un objet, c’est, selon Janet, savoir comment on s’y prend pour le faire). Mais au contraire la poésie mène du connu à l’inconnu. Elle peut ce que ne peuvent le garçon ou la fille, introduire un cheval de beurre. Elle place, de cette façon, devant l’inconnaissable. Sans doute ai-je à peine énoncé les mots que les images familières des chevaux et des beurres se présentent, mais elles ne sont sollicitées que pour mourir. En quoi la poésie est sacrifice, mais le plus accessible. Car si l’usage ou l’abus des mots, auquel les opérations du travail nous obligent, a lieu sur le plan idéal, irréel du langage, il en est de même du sacrifice de mots qu’est la poésie.

Si je dis honnêtement, naïvement, de l’inconnu qui m’entoure, d’où je viens, où je vais, qu’il est bien tel, que, de sa nuit, je ne sais ni ne puis rien savoir, à supposer de cet inconnu qu’il s’occupe ou se fâche du sentiment qu’on a de lui, j’imagine que personne n’est plus que moi d’accord avec le souci qu’il exige. Je l’imagine non que j’aie besoin de me dire : « j’ai tout fait, maintenant je peux me reposer », mais on ne peut subir d’exigence plus grande. Je ne puis d’aucune façon me figurer l’inconnu occupé de moi (j’ai dit à supposer : même si c’est vrai, c’est absurde, mais enfin : je ne sais rien), il est à mon sens impie d’y songer. De même, en présence de l’inconnu, il est impie d’être moral (honteux, comme un pêcheur, d’appâter l’inconnu). La morale est le frein qu’un homme inséré dans un ordre connu s’impose (ce qu’il connaît, ce sont les conséquences de ses actes), l’inconnu casse le frein, abandonne aux suites funestes.

Sans doute afin de mieux ruiner la connaissance, je l’ai portée plus loin qu’un autre, et de même l’exigence à laquelle me conduit l’horreur de la morale n’est qu’une hypertrophie de la morale. (S’il faut renoncer au salut, quelque forme qu’on lui prête. La morale n’aurait-elle été qu’intéressée ?) Mais serais-je où je suis si j’ignorais les tours du plus pauvre dédale ? (Et dans la vie de tous les jours, la loyauté, la pureté du cœur, en un mot les véritables lois morales ne sont enfreintes véritablement que par de petits hommes.)

Le plan de la morale est le plan du projet. Le contraire du projet est le sacrifice. Le sacrifice tombe dans les formes du projet, mais en apparence seulement (ou dans la mesure de sa décadence). Un rite est la divination d’une nécessité cachée (à jamais demeurant obscure). Et quand le résultat compte seul dans le projet, c’est l’acte même qui, dans le sacrifice, concentre en soi la valeur. Rien dans le sacrifice n’est remis à plus tard, il a le pouvoir de tout mettre en cause à l’instant qu’il a lieu, d’assigner tout, de tout rendre présent. L’instant crucial est celui de la mort, pourtant dès que l’action commence, tout est en cause, tout est présent.

Le sacrifice est immoral, la poésie est immorale [4].

Ceci encore : dans le désir d’un inconnu inacces­sible, qu’à tout prix nous devons situer hors d’at­teinte, j’en arrive à cette fiévreuse contestation de la poésie — où, je crois, je me contesterai moi-même avec les autres. Mais de la poésie, je n’ai d’abord allégué qu ’une forme étroite — le simple holocauste de mots. Je lui donnerai maintenant un horizon plus vaste, et plus vague : celui des modernes Mille et une nuits que sont les livres de Marcel Proust.
Je n’ai qu’un intérêt essoufflé pour les philosophies du temps — donnant d’apparentes réponses sous forme d’analyse du temps. Je trouve plus naïf de dire : dans la mesure où les choses illusoirement connues sont cependant les proies sans défense du temps, elles sont rendues à l’obscurité de l’inconnu. Non seulement le temps les altère, les anéantit (à la rigueur, la connaissance les pourrait suivre un peu dans ces altérations), mais le mal qu’est en elles le temps, qui les domine de haut, les brise, les nie, est l’inconnaissable même, qui, à chaque succession d’instant, s’ouvre en elles, comme il s’ouvre en nous qui le vivrions si nous ne nous efforcions de le fuir en de faux semblants de connaissance. Et pour autant que l’œuvre de Proust est un effort de lier le temps, de le connaître — en d’autres mots qu’elle n’est pas, selon le désir de l’auteur, poésie — je me sens loin d’elle.

Mais Proust écrit de l’amour qu’il est « le temps rendu sensible au cœur » et l’amour qu’il vit, cependant, n’est qu ’un supplice, un leurre où ce qu’il aime se dérobe sans fin à son étreinte.

D’Albertine, qui fut peut-être Albert, Proust s’est avancé jusqu’à dire qu’elle était « comme une grande déesse du Temps » (La Prisonnière, II, 250) ; ce qu’il voulait dire est, il me semble, qu’elle lui demeura, quoi qu’il fit, inaccessible, inconnue, qu’elle allait lui échap­per. A tout prix, cependant, il la voulait enfermer, pos­séder, « connaître », et c’est trop peu de dire qu’il voulait : à tel point le désir était fort, excédant, qu’il devint le gage de la perte. Satisfait, le désir mourait : cessait-elle d’être l’inconnu, Proust cessait d’être altéré de connaître, il cessait d’aimer. L’amour revenait avec le soupçon d’un mensonge, par lequel Albertine se déro­bait à la connaissance, à la volonté de possession. Et la définitive détresse de l’amour — quand de l’amour elle ne l’est pas, mais seulement de la possession —­ Proust imagina la saisir en écrivant :

« L’image que je cher­chais, où je me reposais, contre laquelle j’aurais voulu mourir, ce n’était plus d’Albertine ayant une vie incon­nue, c’était une Albertine aussi connue de moi qu’il était possible (et c’est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de rester malheureux, car, par définition, il ne contentait pas le besoin de mystère), c’était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain, mais ne désirant rien d’autre — il y avait des ins­tants où, en effet, cela semblait ainsi — qu’être avec moi, toute pareille à moi, une Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l’inconnu » (La Prisonnière, I, 100).

Mais l’épuisant effort s’étant révélé vain :

« ... cette beauté qu’en pensant aux années successives où j’avais connu Albertine soit sur la place de Balbec, soit à Paris, je lui avais trouvée depuis peu et qui consistait en ce que mon amie se développait sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, celte beauté prenait pour moi quelque chose de déchirant. Alors sous ce visage rosissant, je sentais se creuser comme un gouffre l’inexhaustible espace des soirs où je n’avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains ; je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j’eusse manié une pierre qui enferme la saline des océans immémoriaux ou le rayon d’une étoile, je sentais que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui, par l’intérieur, accède à l’infini. Combien je souffrais de cette position où nous a réduit l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’nterpéné­tration des âmes (car si son corps était au pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée). Et je me rendais compte qu’Albertine n’était pas même, pour moi, la merveilleuse captive dont j’avais cru enri­chir ma demeure, tout en y cachant aussi parfaitement sa présence, mème à ceux qui venaient me voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu’il tenait enfermé dans une bouteille la princesse de la Chine ; m’invitant sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. » (La Prisonnière, II, 250).

La jeune fille en ce jeu n’est-elle pas ce que l’avidité de l’homme, de temps immémorial, devait saisir, la jalousie, la voie étroite qui ne mène qu’à la fin qu’à l’inconnu.

Il est d’autres voies menant au même point ; l’in­connu qu’en définitive la vie révèle, que le monde est, à tout instant, s’incarne en quelque objet nouveau. C’est en chacun d’eux la part d’inconnu qui donne le pou­voir de séduire. Mais l’inconnu (la séduction) se dérobe si je veux posséder, si je tente de connaître l’objet : quand Proust jamais ne se lassa de vouloir user, abuser des objets que la vie propose. Si bien que de l’amour il ne connut guère que la jalousie impossible non la communication où mollit le sentiment de soi, où dans l’excès du désir nous nous donnons. Si la vérité qu’une femme propose à qui l’aime est l’inconnu (l’inaccessible), il ne peut la connaître ni l’atteindre, mais elle peut le briser : s’il est brisé, que devient-il lui-même, sinon ce qui dormait en lui d’inconnu, d’inac­cessible ? Mais d’un tel jeu, ni l’amant, ni l’amante jamais ne pourront rien saisir, ni fixer, ni rendre à volonté durable. Ce qui communique (est pénétré en chacun d’eux par l’autre) est la part aveugle qui ne se connaît ni ne connaît. Et sans doute il n’est pas d’amants qu’on ne trouve occupés, acharnés à tuer l’amour, tâchant de le borner, de se l’approprier, de lui donner des murs. Mais rarement l’obsession de posséder, de connaître, décompose au degré que Proust décrivit dans La Prisonnière ; rarement elle se lie à tant de lucidité désagrégeante.

La lucidité qui le déchirait devant l’être aimé dut pourtant lui manquer quand, avec une angoisse tout aussi grande, il crut appréhender, à jamais capter des « impressions » fugitives : ne dit-il pas avoir saisi l’insaisissable ?

« Tant de fois, dit-il, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce que, au moment où je la percevais, mon imagination qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer quece qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation — bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés — à la fois dans le passé ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence — et grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser — la durée d’un éclair — ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur » (Le Temps retrouvé, II, 15).

J’imagine que l’avidité de jouissance prononcée de Marcel Proust se liait à ce fait qu’il ne pouvait jouir d’un objet qu’en ayant la possession assurée. Mais ces moments d’intense communication que nous avons avec ce qui nous entoure — qu’il s’agisse d’une rangée d’ar­bres, d’une salle ensoleillée — sont en eux-mêmes insaisissables. Nous n’en jouissons que dans la mesure où nous communiquons, où nous sommes perdus, inattentifs. Si nous cessons d’être perdus, si notre attention se concentre, nous cessons pour autant de communiquer. Nous cherchons à comprendre, à capter le plaisir : il nous échappe.

La difficulté (que j’ai tenté de montrer dans l’intro­duction) tient principalement à ce qu’en voulant saisir, il ne nous reste en main que l’objet nu, sans l’impression qui l’accompagnait. Le dégagement intense de vie qui s’était fait, comme dans l’amour, allant à l’objet, se perdant en lui, nous échappe, parce que pour l’appréhender, notre attention se tourne naturellement vers l’objet, non vers nous-mêmes. Etant le plus souvent discursive, sa démarche est réductible à des enchaînements de mots, et le discours, les mots qui nous permettent d’atteindre aisément des objets, atteignent mal les états intérieurs, qui nous demeurent bizarrement inconnaissables. Ces états, nous en avons conscience, mis de façon fugitive, et vouloir nous y arrêter, les faire entrer dans le champ de l’attention, c’est dans le premier mouvement vouloir les connaître et nous n’en prenons conscience que dans la mesure où se relâche en nous la manie discursive de connaître ! Même animés de bonne volonté, nous n’y pouvons rien, voulant donner l’attention à l’intérieur, elle glisse cependant à l’objet. Nous n’en sortons qu’à partir d’états procédant d’objets eux-mêmes peu saisissables (le silence, le souffle). La mémoire — surtout celle non volontaire, non expressément suscitée — joua pour ramener l’attention de Proust à l’intérieur un rôle rappelant celui du souffle, dans cette attention suspendue qu’un moine de l’Inde se prête à lui-même.

Si l’impression n’est pas actuelle et ressort dans la mémoire — ou , si l’on veut, dans l’imagination — elle est la même communication, la même perte de soi, le même état intérieur que la première fois. Mais cet état, nous le pouvons saisir, arrêter un instant car il est devenu lui-même « objet » dans la mémoire. Nous pouvons le connaître — au moins le reconnaitre — partant le posséder, sans l’altérer.
Cette félicité des réminiscences s’opposant à l’insaisissable vide des impressions premières, il me semble qu’elle tint au caractère de l’auteur. Proust se figura découvrant une manière d’issue : mais l’issue qui valut pour lui n’eut de sens, je le crois, pour aucun autre. Elle tient en tout cas à ceci : que la reconnaissance, qui n’est pas discursive — et ne détruit rien — donnait à la volonté de possession de Proust un apaisement suffisant, analogue à celui de la connaissance, qui, elle, est discursive et détruit.

Cette opposition entre connaissance et reconnaissance est d’ailleurs celle de l’intelligence et de la mémoire. Et si l’une s’ouvre à l’avenir, même quand l’objet de son analyse est passé, si l’intelligence n’est rien de plus que la faculté de projet, et par là négation du temps, l’autre, consistant dans l’union du passé et du présent, la mémoire est en nous le temps lui-même. Ce que je dois indiquer néanmoins est que paresseusement Proust ne connut l’opposition qu’à moitié, car à peine dit-il que l’« expédient merveilleux » de la mémoire a permis à son être « d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser — la durée d’un éclair — ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur » qu’il ajoute :

« L’être qui était rené en moi quand avec un tel frémissement de bon­heur j’avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l’observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d’un passé que l’intelligence lui dessèche, dans l’attente d’un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité ne conservant d’eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine qu’elle leur assigne. Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu et respirée jadis le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois, depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, on comprend que le mot de mort n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? » (Le Temps retrouvé, II, 15-16).

Ainsi le « temps à l’état pur » est, à la page suivante, « affranchi de l’ordre du temps ». Tel est le trompe-l’œil de la mémoire que l’inconnu insondable du temps — que, profondément, elle avoue — est confondu en elle avec son contraire, la connaissance, par où nous avons quelquefois l’illusion d’échapper au temps, d’accéder à l’éternel. La mémoire est d’habitude liée à la faculté de projet, à l’intelligence, qui n’opère jamais sans elle, mais le souvenir évoqué par le bruit, le contact, était de la mémoire pure, libre de tout projet. Cette pure mémoire où s’inscrit notre « vrai moi », ipse différent du « je » du projet, ne libère nulle « essence permanente et habituellement cachée des choses », sinon la communication, état où nous sommes jetés quand arrachés au connu nous ne saisissons plus des choses que l’inconnu dérobé d’habitude en elles.

Le connu — idéal, affranchi du temps — appartient si peu aux moments de félicité qu’au sujet d’une phrase du Septuor de Vinteuil (se situant près d’une autre dont il dit : « Cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser — comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible — ces impressions qu’à des intervalles éloignés je retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la construction d’une vie véritable : l’impression éprouvée devant les clochers de Martinville, devant une rangée d’arbres près de Balbec... ») il dit ceci :

« Je (la) vis repasser jusqu ’à cinq et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si caressante, si différente... de ce qu’aucune femme m’avait jamais fait désirer, que cette phrase-là, qui m’offrait, d’une voix si douce, un bonheur qu’il eût vraiment valu la peine d’obtenir, c’est peut-être — cette créature invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si bien — la seule Incon­nue qu’il m’ait été jamais donné de rencontrer » (La Prisonnière, II, 78).

Ce qu’une femme avait de désirable, il le dit de vingt façons, était, aux yeux de Proust, la part en elle de l’inconnu (si la chose eût été possible, en jouir eût été extraire d’elle « comme la racine carrée de son inconnu »). Mais toujours la connaissance tuait le désir détruisant l’inconnu (qui « ne résistait pas souvent à une simple présentation »). Dans le domaine des « impressions », du moins la connaissance ne pou­vait rien réduire, rien dissoudre. Et l’inconnu en compo­sait l’attrait comme celui des êtres désirables. Une phrase d’un septuor, un rayon de soleil d’été, dérobent à la volonté de savoir un secret que nulle réminiscence jamais ne fera pénétrable.

Mais dans l’« impression » ramenée à la mémoire, comme dans l’image poétique demeure une équivoque tenant à la possibilité de saisir ce qui par essence se dérobe. Dans le débat que mènent en s opposant la volonté de prendre et celle de perdre — le désir de s’approprier et celui contraire de communiquer — la poésie est au même niveau que les états de « consolation », que les visions, les paroles des mystiques. Les « consolations » traduisent un élément inaccessible (impossible) en des formes à la rigueur familières. Dans les « consolations », l’âme dévote jouissant du divin le possède. Qu’elle pousse des cris ou se pâme, elle n’a pas la langue coupée, n’atteint pas le fond, le vide obscur. Les images de la poésie la plus intérieure — et la plus perdante — les « impressions » dont Proust a pu dire « si bien que j’étais resté en extase sur le pavé inégal... » ou « si le lieu actuel n ’avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j’aurais perdu connaissance... » ou « elles forcent... notre volonté... à trébucher... dans l’étourdissement d’une incertitude pareille à celle qu’on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s’endormir... » — les images poétiques ou les « impressions » réservent, même alors qu’elles le débor­dent, un sentiment de propriétaire, la persistance d’un « je » rapportant tout à lui.

La part d’inaccessible dans les « impressions » — la sorte d ’insatiable faim qui les précède — ressort mieux de ces pages de l’Ombre des jeunes filles en fleur (II, 18-21) que des commentaires du Temps retrouvé :

« Tout d ’un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois ; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement trans­porté.
« Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m’eût fallu être seul. Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m’isolais de mes parents. Il me semblait même que j’aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui semblent bien médiocres. Ce plaisir dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à sa seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s’en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pen­sée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je ne pus ramener à moi. Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés ? Il n’y avait aucun lieu autour de Combray, où une allée s’ouvrît ainsi. Le site qu’ils me rappelaient il n’y avait pas de place pour lui davantage, dans la campagne allemande où j’étais allé une année avec ma grand’mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu’ils venaient d’années si déjà lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entière­ment aboli dans ma mémoire et que comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu, ils surna­geaient seuls du livre oublié de ma première enfance ? N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l’appa­rence duquel je le pressentais, comme cela m ’était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j’avais désiré connaître et qui du jour où je l’avais connu m’avait paru tout superficiel, comme Balbec ? N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle, détachée d’un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin ? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d ’herbes que j’avais vus du côté de Guermantes un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir ? Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensées et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quel­que fois double dans l’espace ? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt, à un croisement de routes, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.
« Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir — trop tard, mais pour toujours — je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes en revanche je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter, où je les avais vus. Et quand la voiture ayant bifurqué je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis, me demandait pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un Dieu. »

L’absence de satisfaction n’est-elle pas plus profonde que le sentiment de triomphe de la fin de l’œuvre ?

Mais Proust, sans le sentiment de triomphe, eût manqué de raison d’écrire... Ce qu’il dit longuement, dans le Temps retrouvé  : le fait d ’écrire regardé comme une répercussion infinie de réminiscences, d’impressions...

Mais à la part de satisfaction, de triomphe, s’oppose une part contraire. Ce que l’œuvre essaye de traduire n’est pas moins que les instants de félicité, l’inépuisable souffrance de l’amour. Autrement quel sens auraient ces affirmations : « Quant au bonheur, il n’a presque qu’une seule utilité, rendre le malheur possible » ; ou : « On peut presque dire que les œuvres comme dans les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur » (Le Temps retrouvé, II, 65 et 66). Je crois même que l’absence dernière de satisfaction fut, plus qu’une satisfaction momentanée, ressort et raison d’être de l’œuvre. Il y a dans le dernier volume comme un équilibre entre la vie et la mort — entre les impressions retrouvées, « affranchies du temps », et les personnages vieillis qui figurent, dans le salon Guermantes, un troupeau de passives victimes de ce même temps. L’intention visible était que ressorte d’autant le triomphe du temps retrouvé. Mais parfois un mouvement plus fort excède l’intention : ce mouvement déborde l’œuvre entière, en assure l’unité diffuse. Les spectres retrouvés dans le salon Guermantes, après de longues années décatis et vieillis, étaient déjà comme ces objets rongés au dedans, qui s’en vont en poussière dès qu’on les touche. Jeunes même ils n’apparurent jamais que ruinés, victimes des menées sournoises de l’auteur — d ’autant plus intimement corruptrices que conduites avec sympathie. Par là les êtres mêmes auxquels nous prêtons d’habitude l’existence qu’ils s’imaginent — de possesseurs d’eux­ mêmes et d’une part des autres — n’en avaient plus qu’une poétique, de champ où s’exerçaient de capricieux ravages. Car de ce mouvement, qu’achèvent la mise à mort de la Berma par ses enfants, puis celle de l’auteur par son œuvre, le plus étrange est qu’il contient le secret de la poésie. La poésie n’est qu’un ravage réparateur. Elle rend au temps qui ronge ce qu’une hébétude vaniteuse lui arrache, dissipe les faux semblants d’un monde rangé.

Je n’ai pas voulu dire que la Recherche du temps perdu soit une expression de la poésie plus pure ou plus belle qu’une autre. On y trouve même les éléments de la poésie décomposés. Le désir de connaître y est sans cesse mêlé au désir contraire, de tirer de chaque chose la part d’inconnu qu’elle contient. Mais la poésie n’est pas réductible au simple « holocauste de mots ». De même il serait puéril de conclure que nous n’échappons à l’hébétude (à la sottise) que passivement — si nous sommes ridicules. Car à ce temps qui nous défait, qui ne peut que défaire ce que nous voulons affermir, nous avons le recours de porter nous-mêmes un « coœur à dévorer ». Oreste ou Phèdre ravagés sont à la poésie ce que la victime est au sacrifice.
Le triomphe des réminiscences a moins de sens qu’on l’imagine. C’est, liée à l’inconnu, au non­ savoir, l’extase se dégageant d’une grande angoisse. A la faveur d’une concession faite au besoin de posséder, de connaître (abusé, si l’on veut, par la reconnaissance), un équilibre s’établit. Souvent l’inconnu nous donne de l’angoisse, mais il est la condition de l’extase. L’angoisse est peur de perdre, expression du désir de posséder. C ’est un arrêt devant la communication qui excite le désir mais qui fait peur. Donnons le change au besoin de posséder, l’angoisse, tout aussitôt, tourne à l’extase.

L’apaisement donné au besoin de posséder doit encore être assez grand pour couper entre nous et l’objet inconnu toute possibilité de liens discursifs (l’étrangeté — l’inconnu — de l ’objet révélé à l’attente ne doit être résolue par aucune enquête). Dans le cas des réminiscences, la volonté de posséder, de savoir, reçoit une réponse suffisante. « La vision éblouissante et indistincte me frôla et comme si elle m’avait dit : "Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose." Et presque tout de suite je le reconnus, c’était Venise... » (Le Temps retrouvé, II, 8).

Si la poésie est la voie qu’en tous temps suivit le désir ressenti par l’homme de réparer l’abus fait par lui du langage, elle a lieu comme j’ai dit sur le mème plan. Ou sur ceux, parallèles, de l’expression.
Elle diffère en cela des réminiscences dont les jeux occupent en nous le domaine des images — qui assaillent l’esprit avant qu’il les exprime (sans qu ’elles deviennent pour autant des expressions). S’il entre dans ces jeux quelque élément de sacrifice, l’objet en est plus irréel encore que celui de la poésie. A la vérité, les réminiscences sont si proches de la poésie que l’auteur lui­ mème les lie à leur expression, qu’il n’aurait pu ne pas leur donner qu’en principe. On rapprochera le domaine des images de celui de l’expérience intérieure, mais entendue comme je l’ai dit, l’expérience met tout en cause, en quoi elle atteint des divers objets le moins irréel (et s’il paraît pourtant si peu réel c’est qu’elle ne l’atteint pas en dehors du sujet avec lequel elle l’unit). Au surplus, comme la poésie tend elle-même à le faire, les réminiscences (moins âprement) tendent à mettre tout en cause, mais l’évitent en même temps qu’elles y tendent — et toujours pour la même raison. Comme la poésie, les réminiscences n’impliquent pas le refus de posséder, elles maintiennent le désir au contraire et ne peuvent, en conséquence, avoir d’objet que particulier. Même un poète maudit s’acharne à posséder le monde mouvant d’images qu ’il exprime et par lequel il enrichit l’héritage des hommes.

L’image poétique, si elle mène du connu à l’inconnu, s’attache cependant au connu qui lui donne corps, et bien qu’elle le déchire et déchire la vie dans ce déchirement, se maintient à lui. D’où il s’ensuit que la poésie est presque en entier poésie déchue, jouissance d’images il est vrai retirées du domaine servile (poétiques comme nobles, solennelles) mais refusées à la ruine intérieure qu’est l’accès à l’inconnu. Même les images profondément ruinées sont domaine de possession. Il est malheureux de ne plus posséder que des ruines, mais ce n’est pas ne plus rien posséder, c’est retenir d’une main ce que l’autre donne.

Même des esprits simples sentirent obscurément que Rimbaud recula le possible de la poésie en l’abandonnant, en faisant le sacrifice achevé, sans équivoque, sans réserve. Qu’il n’aboutît qu’à une absurdité lassante (son existence africaine), est ce qui fut d’importance secondaire à leurs yeux (en quoi ils n’eurent pas tort, un sacrifice se paie, c’est tout). Mais ces esprits ne pouvaient suivre Rimbaud : ils ne pouvaient que l’admirer, Rimbaud par sa fuite ayant, en même temps que reculé le possible pour lui-même, supprimé ce possible pour les autres. Du fait qu’ils n’admiraient Rim­baud que par amour de la poésie, les uns continuèrent de jouir de la poésie ou d’écrire, mais avec une mauvaise conscience ; les autres s’enfermèrent dans un chaos d’inconséquences où ils se complurent et, se laissant aller, n’hésitèrent devant aucune affirmation tranchée. Et comme il arrive souvent, « les uns et les autres » réunis — à de nombreux exemplaires, chaque fois sous une forme différente — en une seule personne, composèrent un type d’existence défini. La mauvaise conscience pouvait tout à coup se traduire en attitude humble, puérile même, mais sur un autre plan que celui de l’art, le plan social. Dans le monde de la littérature — ou de la peinture — à la condition d’observer certaines règles de malséance, on revint à des habitudes où l’abus (l’exploitation) fut difficile à distinguer de la réserve des meilleurs. Je ne veux rien dire d’hostile mais seulement que rien ne resta, ou presque, de la contestation sans phrase de Rimbaud.

Le sens d’un au-delà est loin d’échapper à ceux-là mêmes qui désignent la poésie comme une « terre de trésors ». Breton (dans le Second manifeste) écrivit :
« Il est clair que le surréalisme n’est pas intéressé à tenir grand compte de tout ce qui se produit à côté de lui sous prétexte d’art, voire d’anti-art, de philosophie ou d’anti-philosophie, en un mot de tout ce qui n’a pas pur fin l ’anéantissement de l’être en un brillant inté­rieur et aveugle, qui ne soit pas plus l’âme de la glace que celle du feu. » L’« anéantissement » avait dès les premiers mots « belle » allure, et il n’était que faire d’en parler, faute de contester les moyens apportés à cette fin.

Si j’ai voulu parler longuement de Marcel Proust, c’est qu’il eut une expérience intérieure limitée peut-être (combien attachante, cependant, par tant de frivo­lité mêlée, tant d’heureuse nonchalance), mais dégagée d’entraves dogmatiques. J’ajouterai l’amitié pour sa façon d’oublier, de souffrir, un sentiment de compli­cité souveraine. Encore ceci : le mouvement poétique de son oeuvre et quelle qu’en soit l’infirmité, prend le chemin par où la poésie touche à l’« extrême » (ce qu’on verra plus loin) .

Des divers sacrifices, la poésie est le seul dont nous puissions entretenir, renouveler le feu. Mais la misère en est plus sensible encore que celles des autres sacri­fices (si nous envisageons la part laissée à la possession personnelle, à l’ambition). L’essentiel est qu’à lui seul, le désir de la poésie rende intolérable notre misère : certains de l’impuissance où les sacrifices d’ob­jets sont de nous libérer vraiment, nous éprouvons souvent la nécessité d’aller plus loin, jusqu’au sacrifice du sujet. Ce qui peut n’avoir pas de conséquences, mais s’il succombe, le sujet lève le poids de l’avidité, sa vie échappe à l’avarice. Le sacrificateur, le poète, ayant sans relâche à porter la ruine dans le monde insaisissable des mots, se fatigue vite d’enrichir un trésor littéraire. Il y est condamné : s’il perdait le goût du trésor, il cesserait d’être poète. Mais il ne peut manquer de voir l’abus, l’exploitation faite du génie personnel (de la gloire). Disposant d’une parcelle de génie, un homme en vient à croire qu’elle est ce « à lui » comme à l’agriculteur une parcelle de terre. Mais comme nos aïeux, plus timides, sentirent devant les récoltes, les troupeaux — qu’il leur fallait exploiter pour vivre — qu’il était dans ces récoltes, ces troupeaux un élément (que chacun reconnaît dans un homme ou dans un enfant), qu’on ne peut « utiliser » sans scrupule, de même il répugna, d’abord à quelques-uns, qu’on « uti­lise » le génie poétique. Et quand la répugnance est ressentie, tout s’assombrit, il faut vomir le mal, il le faut « expier ».
Si l’on pouvait, ce qu’on voudrait, sans aucun doute, c’est supprimer le mal. Mais le désir de supprimer n’eut pour effet (le génie demeure obstinément personnel) que I’expression du désir. Témoin ces phrases dont les retentissements intimes tiennent lieu d’une efficacité extérieure qu’elles n’ont pas : « Tous les hommes, a dit Blake, sont semblables par le génie poétique. » Et Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous, non pas un. » Je veux bien qu’on essaye, honnêtement, comme on peut, de donner à ces intentions des consé­quences : la poésie en est-elle moins le fait de quelques-uns que le génie visite ? ·
Le génie poétique n’est pas le don verbal (le don verbal est nécessaire, puisque il s’agit de mots, mais il égare souvent) : c’est la divination des ruines secrètement attendues, afin que tant de choses figés se défassent, se perdent, communiquent. Rien n’est plus rare. Cet instinct qui devine et le fait à coup sûr exige même, de qui le détient, le silence, la solitude : et plus il inspire, d’autant plus cruellement il isole. Mais comme il est instinct de destructions exigées, si l’exploitation que de plus pauvres font de leur génie veut être « expiée », un sentiment obscur guide soudain le plus inspiré vers la mort. Un autre, ne sachant, ne pouvant mourir, faute de se détruire en entier, en lui détruit du moins la poésie.
(Ce qu ’on ne saisit pas : que la littérature n’étant rien si elle n’est poésie, la poésie étant le contraire de son nom, le langage littéraire — expression des désirs cachés, de la vie obscure — est la perversion du langage un peu plus même que l’érotisme n’est celle des fonctions sexuelles. D’où la « terreur » sévissant à la fin « dans les lettres », comme la recherche de vices, d’excitations nouvelles, à la fin de la vie d’un débauché.)

L ’idée — qui abuse les uns, leur permet d’abuser les autres — d’une existence unanime retrouvée qu’agirait la séduction intérieure de la poésie, me surprend d’autant que :
Personne plus que Hegel ne donna d’importance à la séparation des hommes entre eux. A cette fatale déchirure, il fut le seul à donner sa place — toute la place — dans le domaine de la spéculation philosophique. Mais ce n’est pas la poésie romantique, c’est le « service militaire obligatoire » qui lui parut garan­tir le retour à cette vie commune, sans laquelle il n’était pas, selon lui, de savoir possible (il y vit le signe des temps, la preuve que l’histoire s’achevait).
J’ai vu Hegel souvent cité — comme au hasard — souvent par ceux que hante la fatalité d’un « Age d’or » poétique, mais on néglige ce fait, que les pensées de Hegel sont solidaires, au point qu’on n’en peut saisir le sens, sinon dans la nécessité du mouvement qui en est la cohérence.
Et cette image cruelle d’un « Age d’or » dissimulé sous l’apparence d’un « Age de fer », j’ai quelques raisons tout au moins de la proposer à la méditation d’esprits mobiles. Pourquoi continuer de nous jouer nous-mêmes ? conduit par un instinct aveugle, le poète sent qu’il s’éloigne lentement des autres. Plus il entre dans les secrets qui sont ceux des autres comme les siens et plus il se sépare, plus il est seul. Sa solitude au fond de lui recommence le monde, mais ne le recommence que pou lui seul. Le poète, emporte trop loin, triomphe de son angoisse, mais non de celle des autres. Il ne peut être détourné d’un destin qui l’absorbe, loin duquel il dépérirait. Il lui faut s’en aller toujours un peu plus loin, c’est là son seul pays. Nul ne peut le guérir de n’être pas la foule.

Etre connu ! comment pourrait-il ignorer qu’il est lui, l’inconnu, sous le masque d’un homme entre autres.

Mise à mort de l’auteur par son oeuvre. — « Le bon­heur est salutaire pour le corps, mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au
sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n ’est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. A chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puis­que notre sourde douleur au oœur peut élever au-dessus d’elle comme un pavillon — la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin — acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spiri­tuelle qu’il nous apporte : laissons se désagréger notre corps puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en détache, vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, ajouter à notre œuvre. »
Les dieux à qui nous sacri­fions sont eux-mêmes sacrifice, larmes pleurées jusqu’à mourir. Cette Recherche du temps perdu que l’auteur n’aurait pas écrite, s’il n’avait, brisé de peines, cédé à ces peines, disant : « Laissons se désagréger notre corps... » qu’est-elle sinon le fleuve à l’avance allant à l’estuaire qu’est la phrase elle-même : « Laissons... » ? et le large où s’ouvre l’estuaire est la mort. Si bien que l’œuvre ne fut pas seulement ce qui conduisit l’au­teur au tombeau, mais la façon dont il mourut ; elle fut écrite au lit de mort... L’auteur lui-même voulut que nous le devinions mourant à chaque ligne un peu plus. Et c’est lui qu’il dépeint parlant de tous ceux, invités, « qui n’étaient pas là, parce qu’ils ne le pouvaient pas, que leur secrétaire cherchant à donner l’illusion de leur survie avait excusés par une de ces dépêches qu’on remettait de temps à autre à la Princesse ». A peine faut-il substituer un manuscrit au chapelet de « ces malades depuis des années mourants, qui ne se lèvent plus, ne bougent plus, et, même au milieu l’assiduité frivole de visiteurs attirés par une curiosité de touristes ou une confiance de pèlerins, les yeux clos, tenant leur chapelet, rejetant à demi leur drap déjà mortuaire, sont pareils à des gisants que le mal a sculptés jusqu’au squelette dans une chair rigide et blanche comme le marbre, et étendus sur leur tombeau ».

Georges Bataille, L’expérience intérieure,
Gallimard, OC, tome V, p. 156-175.
p. 172-195 de L’expérience intérieure, édition de 1954.

PS : « D’Albertine, qui fut peut-être Albert, Proust s’est avancé jusqu’à dire qu’elle était "comme une grande déesse du Temps". » Cette phrase de Bataille, lue très tôt, m’a toujours troublé. J’oubliais Albertine et me disais : Albert pourrait-il être « un dieu du Temps » ?

LIRE : Michel Demangeat, Le mal comme un des ressorts fondamentaux de la recherche du temps perdu


[1Cf. Proustomania.

[4C’est si peu paradoxal que le sacrifice de la messe est dans son essence le plus grand de tous les crimes. Les Hindous, les Grecs anciens connaissaient la profonde immoralité du sacrifice.

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