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État et anomie. Considérations sur l’antichrist

Giorgio Agamben, 19 octobre 2022

D 20 octobre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



El Greco, San Juan Evangelista, 1605.
Madrid, Museo del Prado. ZOOM : cliquer sur l’image.
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État et anomie. Considérations sur l’antichrist

Le terme "antichrist" (antichristos [1]) n’apparaît dans le Nouveau Testament que dans la première [2] et la deuxième lettre de Jean [3]. Le contexte est certainement eschatologique (paidia, eschate hora estin, vulg. filioli, novissima hora est, "petits enfants, c’est la dernière heure"), et le terme apparaît aussi significativement au pluriel : "comme vous avez entendu dire que l’antichrist vient et que maintenant beaucoup sont devenus antichrists". Non moins décisif est le fait que l’apôtre définit la dernière heure comme le "maintenant (nyn)" dans lequel il se trouve lui-même : "l’antichrist vient (erchetai, indicatif présent)". Peu après, il est précisé, si besoin est, que l’antichrist "est maintenant dans le monde (nyn en to kosmoi estin)". Il est bon de ne pas oublier ce contexte eschatologique de l’antichrist, s’il est vrai — comme Peterson, et Barth avant lui, ne se lassent pas de le rappeler — que le dernier moment de l’histoire humaine est inséparable du christianisme ("un christianisme — écrit Barth — qui n’est pas entièrement et sans résidu eschatologique, n’a entièrement et sans résidu rien à voir avec le Christ"). Pour Jean, l’antichrist est celui qui, à la dernière heure, "nie que Jésus est le Christ" (c’est-à-dire le messie) et les antichrists sont donc les "nombreux" qui, comme lui, "sont sortis de nous, mais ne sont pas de nous", ce qui suggère, non sans ambiguïté, que l’antichrist sort du sein de l’ekklesia, mais ne lui appartient pas vraiment. À ce titre, il est désigné à plusieurs reprises comme un "trompeur" (planos, littéralement "celui qui égare", vulg. séducteur).

Le lieu sur lequel s’est concentrée pendant des siècles l’exégèse des Pères et des théologiens sur l’antichrist ne se trouve cependant pas dans les lettres de Jean, mais dans la deuxième lettre de Paul aux Thessaloniciens. Bien que le terme n’y figure pas, le personnage énigmatique que la lettre présente comme "l’homme de l’anomie" (ho anthropos tes anomias) et le "fils de la perdition" (ho uios tes apoleias) a déjà été identifié par Hippolyte, Irénée et Tertullien, puis par Augustin, comme l’antichrist. En effet, Paul dit de lui, qu’il définit également comme "sans loi" (anomos), qu’"il s’élève contre tout ce qui est appelé Dieu ou objet de vénération, au point de s’asseoir dans le temple de Dieu, se proclamant lui-même Dieu". L’antichrist est une puissance mondaine (une tradition l’a identifié à un Néron ressuscité) qui cherche à imiter et à contrefaire au temps de la fin le règne du Christ.


Luca Signorelli, Les Histoires de l’Antichrist : L’Antichrist et le diable (détail).
Chapelle San Brizio. Orvieto. ZOOM : cliquer sur l’image pour voir la fresque.
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Dans la lettre aux Thessaloniciens, cependant, l’homme sans loi est placé en étroite relation avec une autre figure énigmatique, le catechon, ce qui tient (également au masculin : "celui qui tient"). Ce qui est retenu, c’est "la parousie de notre Seigneur Jésus-Christ et notre réunion avec lui" : le contexte de la lettre est donc, exactement comme dans la lettre de Jean, eschatologique (juste avant, l’apôtre évoque "le juste jugement de Dieu... dans la révélation du Seigneur Jésus avec les anges de sa puissance"). Déjà à l’époque d’Augustin, cette puissance qui retarde l’avènement final du Christ était identifiée à l’empire romain (que Paul, selon Augustin, aurait omis de nommer explicitement "de peur d’être accusé de diffamation, en souhaitant le malheur de l’empire que tous considéraient comme éternel") ou à l’église romaine elle-même, comme la lettre de Jean semblait le suggérer, en mentionnant les antichrists qui "sortiront de nous". D’une manière ou d’une autre, qu’il s’agisse de l’empire romain ou de l’Église, le pouvoir qu’elle conserve est celui d’une institution fondée sur une loi ou une constitution stable (anticipant notre "État" nation, Tertullien dit : status romanus, qui signifiait à son époque "l’état stable de l’empire romain").

Il est décisif de comprendre la relation entre la puissance qui tient et "l’homme de l’illégalité". Il a parfois été interprété comme un conflit entre deux puissances, dans lequel le hors-la-loi ou l’antichrist "se débarrasse" du pouvoir qu’il détient. L’expression ek mesou genetai ("jusqu’à ce que celui qui retient soit écarté") n’implique nullement que ce soit l’homme de l’anomie qui fasse cela : comme le suggère la traduction de la Vulgate (donec de medio fiat), c’est le pouvoir qui retient lui-même (que ce soit l’empire ou l’église) qui est écarté. Le texte qui suit immédiatement est en ce sens parfaitement clair : "et alors le sans loi sera révélé". La relation entre le pouvoir institutionnel du catéchiste et l’homme de l’illégalité est la succession entre deux pouvoirs mondains, dont l’un est enlevé et remplacé — ou passe — dans l’autre. Il s’agit, selon les termes de Paul, du "mystère de l’anomie qui est déjà en place" et qui trouve son dévoilement à la fin, comme si, comme semble le suggérer le terme "mystère", le "sans loi" exposait enfin en pleine lumière la vérité de la puissance qui le précède.

Si cela est vrai, alors la lettre contient une doctrine sur le sort de tout pouvoir institutionnel qu’il ne faut pas négliger. Selon cette doctrine, le pouvoir institutionnel établi de manière stable finit nécessairement par céder la place à une condition d’anomie, dans laquelle le souverain établi par la constitution est remplacé par un souverain "sans foi ni loi" qui exerce arbitrairement son pouvoir. La lettre contient ensuite un message qui nous concerne de près, car c’est précisément un tel "mystère d’anomie" que nous vivons. Le pouvoir de l’État fondé sur des lois et des constitutions dites démocratiques s’est transformé — par un processus imparable qui a commencé il y a longtemps mais qui atteint seulement maintenant sa crise finale — en une condition anomique, dans laquelle la loi est remplacée par des décrets et des mesures du pouvoir exécutif et l’état d’urgence devient la forme normale de gouvernement. Il n’en reste pas moins — il ne faut pas l’oublier — que la lettre précise qu’une fois le pouvoir des "sans-loi" dévoilé, "le Seigneur la supprimera par le souffle de sa bouche et la désarmera par l’apparition de sa présence". Ce qui signifie que ce qui nous reste à penser dans la condition apparemment sans issue que nous traversons actuellement, c’est la forme d’une communauté humaine qui évite à la fois le "pouvoir de retenue" avec son apparente stabilité institutionnelle et l’anomie émergente dans laquelle il se convertit fatalement.

Giorgio Agamben, Quodlibet, 19 octobre 2022.


Poussin, Le Ravissement de saint Paul (détail).
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Les reproductions des peintures du Greco et de Poussin que j’ai choisies pour illustrer cet article figurent dans le film de G.K. Galabov et Sophie Zhang, Philippe Sollers, Graal. (A.G.)

Chronique précédente d’Agamben : La guerre atomique et la fin de l’humanité

VOIR : Antéchrist sur wikipedia
Joël Schnapp, Antichrist, qui a vu la Bête ?


[1Le préfixe grec anti (ἀντί) signifie contre, et non avant. En italien, on écrit "antichrist" (en espagnol, "antichristo"). J’ai donc choisi, après réflexion, de reprendre ce terme plutôt que celui d’"antéchrist" qu’on utilise habituellement en français. J’avais déjà préféré ce choix de traduire Der Antichrist de Nietzsche par L’Antichrist (voir ICI). A.G.

[2Jean I, 2 19-27 :

« Petits enfants, c’est la dernière heure, et comme vous avez appris qu’un antichrist vient, il y a maintenant plusieurs antichrists : par là nous connaissons que c’est la dernière heure. Ils sont sortis du milieu de nous, mais ils n’étaient pas des nôtres ; car s’ils eussent été des nôtres, ils seraient demeurés avec nous, mais cela est arrivé afin qu’il fût manifeste que tous ne sont pas des nôtres. Pour vous, vous avez reçu l’onction de la part de celui qui est saint, et vous avez tous de la connaissance. Je vous ai écrit, non que vous ne connaissiez pas la vérité, mais parce que vous la connaissez, et parce qu’aucun mensonge ne vient de la vérité. Qui est menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le Christ ? Celui-là est l’antichrist, qui nie le Père et le Fils. Quiconque nie le Fils n’a pas non plus le Père ; quiconque confesse le Fils a aussi le Père. Que ce que vous avez entendu dès le commencement demeure en vous. Si ce que vous avez entendu dès le commencement demeure en vous, vous demeurerez aussi dans le Fils et dans le Père. Et la promesse qu’il nous a faite, c’est la vie éternelle. Je vous ai écrit ces choses au sujet de ceux qui vous égarent. Pour vous, l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne ; mais comme son onction vous enseigne toutes choses, et qu’elle est véritable et qu’elle n’est point un mensonge, demeurez en lui selon les enseignements qu’elle vous a donnés. » (A.G.)

[3Jean II, 7-13 :

« Beaucoup d’imposteurs se sont répandus dans le monde, ils refusent de proclamer que Jésus Christ est venu dans la chair ; celui qui agit ainsi est l’imposteur et l’anti-Christ. Prenez garde à vous-mêmes, pour ne pas perdre le fruit de notre travail, mais pour recevoir intégralement votre salaire. Quiconque va trop loin et ne se tient pas à l’enseignement du Christ, celui-là se sépare de Dieu. Mais celui qui se tient à cet enseignement, celui-là reste attaché au Père et au Fils. Si quelqu’un vient chez vous sans apporter cet enseignement, ne le recevez pas dans votre maison et ne lui adressez pas votre salutation, car celui qui le salue participe à ses œuvres mauvaises. J’ai bien des choses à vous écrire ; je n’ai pas voulu le faire avec du papier et de l’encre, mais j’espère me rendre chez vous et vous parler de vive voix, pour que notre joie soit parfaite. Les enfants de ta sœur, la communauté élue de Dieu, te saluent. » (A.G.)

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