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La guerre atomique et la fin de l’humanité

Giorgio Agamben lecteur de Jaspers et de Blanchot

D 12 octobre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« La bombe atomique tire son sens de son origine humaine : c’est la possibilité que les mains de l’homme suspendent délibérément sur l’avenir. Et c’est un moyen d’action : la peur que donnent les raz de marée, le volcan, n’a pas de sens car le raz de marée, le volcan ne font pas peur afin d’obliger à céder. Tandis que la fission de l’uranium est un projet dont le but est, par la peur, d’imposer la volonté de celui qui la provoque. En même temps, elle rend impossibles les projets de ceux qu’elle frappe. C’est comme représentation de projets possibles, destinés à rendre impossibles d’autres projets, qu’une bombe atomique reçoit un sens humain. Elle n’aurait sinon que le sens animal de la termitière enfumée. »

Georges Bataille, A propos de récits d’habitants d’Hiroshima, 1947.

« L’homme ne peut détacher sa pensée des suites que pourrait avoir l’explosion de la bombe atomique. L’homme ne voit pas ce qui, depuis déjà longtemps, est arrivé : ce qui s’est produit comme ce qui projette hors de soi la bombe atomique et son explosion, mais dont ce n’est encore là que la dernière éjection. Pour ne rien dire de cette unique bombe à hydrogène dont la détonation initiale, pensée dans ses possibilités les plus éloignées, pourrait suffire à éteindre toute vie sur terre. Qu’attend encore cette angoisse désemparée, alors que l’effroyable a déjà eu lieu ? »

Martin Heidegger, La chose, 1949.

« L’automne nucléaire de l’Europe » ; « Bombe atomique : "Nous avons tendance à nier la possibilité de frappes nucléaires non désirées" » ; « Russie-OTAN : la guerre nucléaire est-elle à craindre ? » ; « Guerre en Ukraine : "Je ne pense pas qu’il le fera", Biden doute que Poutine utilisera l’arme nucléaire » ; etc. Je prends au hasard quelques récents titres de quotidiens. Je pourrais citer aussi les émissions télévisées, ce « flot de l’uniformité sans distance », où « tout est emporté et confondu » [1] : il n’est à nouveau question que de cela : de la possibilité de la guerre nucléaire et de l’apocalypse à venir. Aussitôt une autre question vient à l’esprit : dans ce contexte, qu’appelle-t-on penser ? C’est, on le sait, le titre d’un ouvrage de Heidegger publié en Allemagne en 1954.
Refusant la pression de l’immédiateté, toujours plus ou moins terrorisante (c’est la fonction même du spectacle), Giorgio Agamben revient, dans la dernière chronique de son blog de Quodlibet en date du 4 octobre, sur la problématique que développait le philosophe libéral Karl Jaspers dans une conférence de 1956, La bombe atomique et l’avenir de l’humanité et, pour la critiquer, sur un texte de Blanchot de 1964, L’apocalypse déçoit, repris en 1971 dans L’amitié, que, comme lui, dans un second temps, je vous propose de relire [2].


« Une image vaut mille mots »,— « Une nervure du temps », Marcelin Pleynet.
Photogramme du film Vita Nova. ZOOM : cliquer sur l’image.
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La guerre atomique et la fin de l’humanité

Giorgio Agamben, 7 octobre 2022.

En 1958, Karl Jaspers a publié un livre intitulé La bombe atomique et l’avenir de l’humanité, dans lequel il a cherché à remettre radicalement en question — comme l’indique le sous-titre — la conscience politique de notre époque. La bombe atomique, commence-t-il dans l’introduction, a produit une situation absolument nouvelle dans l’histoire de l’humanité, la confrontant à l’alternative inéluctable : « soit l’humanité entière sera physiquement détruite, soit l’homme devra transformer sa condition éthico-politique ». Si dans le passé, comme aux débuts des communautés chrétiennes, les hommes se sont fait des « représentations irréelles » d’une fin du monde, aujourd’hui, pour la première fois de son histoire, l’humanité a la « possibilité réelle » de s’anéantir et d’anéantir toute vie sur terre. Cette possibilité, même si les hommes ne semblent pas en avoir pleinement conscience, ne peut que marquer un nouveau départ pour la conscience politique et impliquer « un tournant dans toute l’histoire de l’humanité ».
Près de soixante-dix ans plus tard, la « possibilité réelle » de l’autodestruction de l’humanité, qui semblait ébranler la conscience du philosophe et impliquer immédiatement ses lecteurs (le livre a été largement discuté), semble être devenue une évidence, que les journaux et les hommes politiques évoquent chaque jour comme une éventualité absolument normale. A force de parler d’urgence — où l’exception devient la règle telle que nous la connaissons — l’événement que Jaspers considérait comme sans précédent se présente comme un fait trop banal dont il appartient aux experts d’évaluer l’opportunité et l’imminence. Puisque la bombe a cessé d’être une « possibilité » décisive pour l’histoire de l’humanité et qu’elle nous concerne de près comme une « chance » parmi d’autres qui définissent une situation de guerre, il serait alors bon de reconsidérer à nouveau la question, qui n’avait peut-être pas été posée dans les termes appropriés.

Treize ans plus tard, dans un essai significativement intitulé L’Apocalypse déçoit, Maurice Blanchot revient sur le problème de la fin de l’humanité. Et il l’a fait en soumettant les thèses de Jaspers à une critique discrète mais non moins efficace. Si le thème du livre était la nécessité d’un changement d’époque, il est surprenant que « de la part de Jaspers, dans le livre qui est censé être la conscience, la reprise et le commentaire de ce changement, rien n’a changé — ni dans le langage, ni dans la pensée, ni dans les formules politiques, qui sont préservées et même enfermées autour de préjugés de toute une vie, certains très nobles, mais d’autres très étroits... Comment est-il possible qu’une question qui met en jeu le destin de l’humanité, et dont le traitement ne peut que supposer une pensée entièrement nouvelle, n’ait pas renouvelé le langage qui l’exprime et ne produise que des considérations partielles et partisanes dans l’ordre politique ou urgentes et passionnantes dans l’ordre spirituel, mais identiques à celles que l’on entend répéter en vain depuis deux mille ans ? ». L’objection est certainement pertinente, car non seulement le livre de Jaspers se présente comme une vaste monographie académique qui entend examiner le problème sous tous ses aspects, mais ce que l’auteur entend opposer à la destruction est le lieu commun d’« une paix universelle sans bombes atomiques, avec une nouvelle vie économiquement fondée sur l’énergie nucléaire ». Il n’est pas moins curieux que la bombe atomique soit juxtaposée, comme un danger tout aussi mortel, au régime totalitaire du bolchevisme, avec lequel il est impossible de composer.
Le fait est, semble suggérer Blanchot, qu’une telle perspective apocalyptique est nécessairement décevante, car elle présente comme un pouvoir entre les mains de l’humanité quelque chose qui, en vérité, n’est pas tel. Il s’agit, en effet, « d’une puissance qui n’est pas en notre pouvoir, qui renvoie à une possibilité dont nous ne sommes pas maîtres, une probabilité — appelons-la probable-improbable — qui n’exprimerait une puissance propre que si nous la maîtrisions sans risque ». Mais pour l’instant, nous sommes tout aussi incapables de la dominer que de la vouloir, et ce pour une raison évidente : nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes, car cette humanité, capable d’être totalement détruite, n’existe pas encore dans son ensemble. D’une part, il y a un pouvoir qui ne peut pas s’autonomiser, et d’autre part, comme sujet prétendu de ce pouvoir, une communauté humaine, « qui peut être supprimée, mais pas affirmée, ou qui ne pourrait être affirmée d’une certaine manière qu’après sa disparition, par le vide, impossible à saisir, de cette disparition, quelque chose, donc, qui ne peut même pas être détruit, parce qu’il n’existe pas. » (p. 124).

Si, comme cela semble indéniable, la destruction de l’humanité n’est pas une possibilité dont l’humanité dispose consciemment, mais reste confiée à la contingence des décisions et évaluations largement aléatoires de tel ou tel chef d’État, l’argument de Jaspers est alors détruit de fond en comble, car les hommes qui n’ont pas effectivement la faculté de se détruire eux-mêmes ne peuvent même pas prendre conscience de cette possibilité afin de transformer éthiquement et politiquement leur conscience. Jaspers semble répéter ici la même erreur que Husserl avait commise lorsque, dans une conférence de 1935 sur La philosophie et la crise de l’humanité européenne, bien qu’il ait identifié les « déviations du rationalisme » comme la cause de la crise, il avait néanmoins confié à une « raison » européenne indéfinie la tâche de guider l’humanité dans son interminable progression vers la maturité. L’alternative déjà clairement formulée ici entre « une disparition de l’Europe devenue de plus en plus étrangère à elle-même et à sa vocation rationnelle » et une « renaissance de l’Europe » en vertu d’un « héroïsme de la raison » trahit la conscience inavouable que là où il y a besoin d’« héroïsme », il n’y a plus de place pour cette« vocation rationnelle » (dont il est précisé qu’elle distingue l’humanité européenne « du sauvage Papou », au moins autant que ce dernier diffère d’une bête).
Ce qu’une raison bien pensante n’a pas le courage d’accepter, c’est que la fin de l’humanité européenne ou de l’humanité elle-même, livrée à des aspirations anodines et vaines qui laissent intact le principe qui en est responsable, finit par se renverser, comme l’avait deviné Blanchot, en « un simple fait dont il n’y a rien à dire, sinon qu’il est l’absence même de sens, quelque chose qui ne mérite ni exaltation ni désespoir et peut-être même pas d’attention ». Aucun événement historique — pas la guerre atomique (ou, pour Husserl, la Première Guerre mondiale), pas l’extermination des Juifs et certainement pas la pandémie — ne peut être hypostasié en un événement d’époque, si l’on ne veut pas qu’il devienne une idolum historiae incompréhensible et vide, que l’on ne peut plus penser ou traiter.
L’argument de Jaspers, qui discrédite l’incapacité de la raison occidentale à penser le problème d’une fin qu’elle a elle-même produite, mais qu’elle n’est en aucun cas capable de maîtriser, doit donc être abandonné sans réserve. Confronté à la réalité de sa propre fin, il tente de gagner du temps en transformant cette réalité en une possibilité qui pointe vers une réalisation future, vers une guerre atomique que la raison peut encore éviter. Peut-être aurait-il été plus cohérent de supposer qu’une humanité qui a produit la bombe est déjà spirituellement morte, et que c’est de la conscience de la réalité et non de la possibilité de cette mort qu’il faut commencer à penser. Si la pensée ne peut raisonnablement pas poser le problème de la fin du monde, c’est parce que la pensée est toujours dans la fin, elle fait toujours l’expérience de la réalité et non de la possibilité de la fin. La guerre que nous craignons est toujours en cours et n’est jamais terminée, tout comme les bombes larguées à Hiroshima et Nagasaki n’ont jamais cessé d’être larguées. Ce n’est qu’à partir de cette prise de conscience que la fin de l’humanité, la guerre atomique et les catastrophes climatiques cessent d’être des fantômes qui terrifient et paralysent une raison incapable de les affronter, pour apparaître pour ce qu’ils sont : des phénomènes politiques déjà présents dans leur contingence et leur absurdité, que, précisément pour cette raison, nous ne devons plus craindre comme une fatalité sans alternative, mais que nous pouvons affronter chaque fois en fonction des cas concrets dans lesquels ils se présentent et des forces dont nous disposons pour les contrer ou les fuir. C’est ce que nous avons appris au cours des deux années qui viennent de s’écouler et, face à des gouvernants qui se montrent de plus en plus incapables de gérer l’urgence qu’ils ont eux-mêmes produite, nous entendons en tirer le meilleur parti.

Quodlibet

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Le texte de Maurice Blanchot L’Apocalypse déçoit est paru dans le numéro 135 de la NRF (1er mars 1964). Il a été repris dans le volume L’amitié (Gallimard, 1971, p. 118-127).

L’Apocalypse déçoit

Un philosophe ou plutôt, comme il le disait lui-même avec modestie et fierté, un professeur de philosophie décide de se poser cette question : il y a aujourd’hui la bombe atomique ; l’humanité peut se détruire elle-même ; cette destruction serait radicale ; cette possibilité d’une destruction radicale de l’humanité par l’humanité inaugure dans l’histoire un commencement ; quoi qu’il arrive, quelles que soient les mesures de prudence, on ne reviendra pas en arrière. La science nous a rendus maîtres de l’anéantissement ; cela ne nous sera plus enlevé [3].
Allons tout de suite au dénouement. Ou bien l’homme disparaîtra ou bien il se transformera. Cette transformation ne sera pas seulement d’ordre institutionnel ou social, mais ce qui est requis par le changement, c’est la totalité de l’existence. Conversion profonde, par la profondeur, et telle que seule la philosophie — et non pas la religion avec ses dogmes et ses Églises, ni l’État avec ses plans et ses catégories — peut l’éclairer et la préparer. Conversion tout individuelle. L’existence qui doit être atteinte par le bouleversement ne peut être que mon existence. Je dois changer ma vie. Sans cette transformation, je ne deviendrai pas l’homme capable de répondre à la possibilité radicale que je porte. Je dois devenir celui à qui l’on peut se fier, lié à l’avenir par une fidélité sans réserve, comme je suis lié aux hommes par un désir de communication sans réticence. Par ce changement, par le sérieux avec lequel je m’y engagerai seul et absolument, j’éveillerai aussi les autres à la même exigence, car « si la transformation ne s’accomplit pas chez d’innombrables individus, il ne sera pas possible de sauver l’humanité ». De cette conclusion on pourrait brièvement conclure que si Jaspers dit juste, l’humanité est perdue. Mais répondre aussi vivement serait ne pas répondre à la gravité de l’interrogation, même si je suis frappé par la manière dont la pensée peut ici, sous prétexte de sérieux, se jouer d’elle-même avec une sorte de frivolité. Admettons les prémisses qui nous sont confiées. L’histoire tourne, et non pas secrètement, mais manifestement et en plein jour, puisque l’homme le plus ignorant ne le sait pas moins que l’homme le plus savant. Ce tournant, nous pouvons le caractériser ainsi : jusqu’à ces dernières années, l’homme individuellement et solitairement avait le pouvoir de se donner la mort ; maintenant, c’est l’humanité dans son ensemble qui a acquis, merveilleusement et effroyablement, ce pouvoir. Elle peut cela. Seulement ce qu’elle peut, elle ne peut pas le dominer avec certitude, en sorte qu’il revient à chacun de demander anxieusement : où en sommes-nous ? Que va-t-il arriver ? Y a-t-il une solution ? A quoi Jaspers répond deux fois : une première fois, il n’y a pas de solution ; une seconde fois : la solution sera possible, si l’homme accomplit une conversion radicale (c’est l’essentiel du livre).

*

Le thème est donc : nous devons changer. Mais aussitôt quelque chose nous étonne : du côté de Jaspers, dans le livre même qui devrait être la conscience, la reprise et le commentaire de ce changement, rien n’est changé — ni dans le langage, ni dans la pensée, ni dans les formulations politiques qui sont maintenues et même resserrées autour des partis pris de toute une vie, les uns fort nobles, d’autres fort étroits [4]. Contradic­tion saisissante. A la rigueur, un prophète peut dire : changeons, changeons, et rester le même. Mais un homme de réflexion, comment aurait-il autorité pour nous rendre attentifs à une menace si grande que, dit-il, elle doit ébranler de fond en comble notre existence et, plus encore, notre pensée, alors que, sans contestation ni altération, il persiste dans la même conception spéculative à laquelle il fut conduit, bien avant d’être conscient de l’événement unique, la possibilité imminente de la catastrophe universelle, l’effroyable innovation dont la conscience devrait nous modifier fondamentalement, et à partir de laquelle une autre histoire devrait commencer — ou les hommes finir ?
Il ne s’agit pas d’embarrasser, à la façon des sophistes, le dialogue qu’on nous propose, par quelque argument ad hominem. Nous nous demandons seulement : pourquoi une question aussi sérieuse puisqu’elle détient l’avenir de l’humanité, question telle qu’y répondre supposerait une pensée radicalement nouvelle, ne renouvelle-t-elle pas le langage qui la porte et ne donne-t-elle lieu qu’à des remarques, soit partiales et, en tout cas, partielles lorsqu’elles sont d’ordre politique, soit émouvantes et pressantes lorsqu’elles sont d’ordre spirituel, mais identiques à celles qu’on entend en vain depuis deux mille ans ? Il faut donc se demander : quelles difficultés nous empêchent d’approcher d’une telle question ? Est-ce parce qu’elle est trop grave, jusqu’à l’indiscrétion, et que la pensée aussitôt s’en détourne pour appeler à l’aide, — ou bien parce que, si considérable qu’elle soit, elle n’apporte cependant rien de nouveau, se bornant à rendre très visible et trop visible la vérité dangereuse qui est, à tous moments et à tous niveaux, la compagne de la liberté de l’homme, — ou bien parce qu’elle et loin d’être aussi importante qu’il ne le semble (il faudrait s’interroger aussi là-dessus), — ou enfin parce qu’elle ne sert que d’alibi ou de moyen de pression pour nous amener à des décisions spirituelles ou politiques déjà formulées depuis longtemps et indépendamment d’elle ?
C’est cette dernière réponse que suggère d’abord le livre de Jaspers. Ce qui le préoccupe, c’est la fin de l’humanité, mais plus encore l’avènement du communisme. Ainsi, il en vient à cette question pratique : faut-il dire non à la bombe, si ce non risque d’affaiblir la défense du « monde libre » ? Et la réponse est franche : de même qu’il donne tort aux dix-huit physiciens allemands de Goettingue, coupables de s’être prononcés contre l’attribution à l’Allemagne du pouvoir atomique, de même il voit dans la thèse de la coexistence un moyen d’illusion et dans le neutralisme une invention d’intellectuel irresponsables (« l’idée qu’on puisse en venir avec le bolchevisme à une polarisation fructueuse, fait bon marché de la morale politique »). A la fin, après nous avoir proposé ce dilemme : se sauver de l’extermination totale, se sauver de la domination totale, puis nous avoir persuadés que les deux tâches sont liées, il nous invite à choisir en considérant dans quelles circonstances le sacrifice suprême pourrait coïncider avec l’exigence et, si l’on peut dire, l’espoir de la raison.
Un tel choix est peut-être inévitable. C’est la plus vieille des pensées. La vie ne doit pas être préférée aux raisons de vivre. La bombe est un fait. La liberté est valeur et fondement de toute valeur. Chacun, invité à choisir, peut, au moment voulu, préférer la fin à l’oppression. Seulement, là où le philosophe libéral parle, sans examen ni critique, de totalitarisme et avec lui une bonne part des hommes, d’autres et avec eux une grande part des hommes parlent de libération et d’accomplissement de la communauté humaine dans son ensemble. Le dialogue est une fois de plus arrêté. L’événement, pivot de l’histoire, ne change rien aux options ni aux oppositions fondamentales. D’où ce soupçon que chacun peut nourrir contre l’autre : la réflexion sur la terreur atomique n’est qu’un faux­ semblant ; ce qu’on cherche, ce n’est pas une pensée nouvelle, mais à consolider les situations anciennes ; dès qu’on déclare : « en face de la bombe atomique considérée comme le problème de l’existence de l’humanité, il n’y a qu’un autre problème qui ait même valeur, le danger de la domination totalitaire », on a d’ores et déjà ruiné la thèse du tournant décisif, et il devient clair que l’humanité continuera de tourner autour des vieilles valeurs, fût-ce dans l’éternité.
Mais peut-être faut-il s’exprimer tout autrement. Si la pensée retombe dans ses affirmations traditionnelles, c’est qu’elle ne veut rien risquer d’elle-même en présence d’un événement ambigu dont elle ne réussit pas à décider ce qu’il signifie, avec sa face terrible, avec son apparence d’absolu — événement démesuré, mais démesurément vide, dont elle ne peut rien dire, sinon cette banalité : qu’il vaudrait mieux l’empêcher. D’un côté, ce qui arrive n’est nullement à mettre au compte de notre disgrâce ; les hommes veulent savoir ; leur savoir ne doit supporter aucune limite ; celui qui refuse les dernières conséquences de la technique, doit aussi en refuser les premiers signes, et alors c’est l’homme même, dans sa liberté, dans son devenir, dans son rapport risqué à lui-même, qu’il finira par refuser. Nietzsche l’a exprimé avec une force incomparable. La connaissance est dangereuse. La volonté de vérité est une volonté qui peut aller jusqu’à la mort. Hypocrite est le savant qui déplore la catastrophe, puisque celle-ci est l’une des issues possibles de la science. « Nous faisons une expérience sur la vérité. Peut-être l’humanité en périra-t-elle. Eh bien, soit ! » Comprendre le monde, c’est se donner la possibilité de le détruire [5] — et de même conduire l’homme hors de ses entraves, c’est le rendre conscient et possesseur de son inachèvement infini, qui est d’abord un pouvoir infini de négation. Le risque est donc immense. Mais, et ici je reprends une forte expression de Jaspers, si nous voulons être nous-mêmes, nous devons aussi vouloir que ce risque suprême soit couru ; « si nous ne pouvons pas supporter l’épreuve, c’est que l’homme aura montré qu’il n’est pas même digne de la survie ».

*

Que nous apprend l’événement problématique ? Ceci, que dans la mesure où il met en question l’espèce humaine dans sa totalité, c’est aussi, grâce à lui, l’idée de totalité qui surgit visiblement et pour la première fois à notre horizon, — soleil dont on ne sait s’il est à son Orient ou à son Occident ; puis, que cette totalité, nous la détenons, mai comme puissance négative. Voilà qui confirme singulièrement la préface à La Phénoménologie de l’esprit : le pouvoir de l’entendement est pouvoir absolu de négation ; l’entendement ne connaît que par la force de séparer, c’est-à-dire de détruire — l’analyse, la fission — et en même temps ne connaît que le destructible et n’est sûr que de ce qui pourrait être détruit. Par lui, nous savons très précisément ce qu’il faut faire pour que survienne l’anéantissement final, mais nous ne savons pas à quelles ressources faire appel pour l’empêcher de survenir. Ce qu’il nous donne, c’est le savoir de la catastrophe, et ce qu’il prédit, prévoit et saisit par une anticipation décisive, c’est la possibilité de la fin. L’homme tient donc d’abord au tout par la force de l’entendement, et l’entendement tient au tout par la négation. De là l’insécurité de toute connaissance — de la connaissance qui porte sur le tout.

Mais réfléchissons encore un peu. L’événement problématique dont nous devrions nous réjouir puisqu’il nous confirme dans nos rapports à la totalité — il est vrai, seulement d’une manière négative — et, aussi, dans notre pouvoir sur le tout — pouvoir, il est vrai, seulement de destruction —, pourquoi nous déçoit-il ? C’est un pouvoir, en effet, mais par rapport auquel nous restons eu défaut. Un pouvoir qui n’est pas en notre pouvoir, qui indique seulement une possibilité sans maîtrise, une probabilité — donnons-la pour probable-improbable — qui ne serait notre puissance, puissance en nous et puissance de nous, que si nous la dominions certainement. Or, pour l’instant, nous sommes aussi incapables de la dominer que de la vouloir, et pour une raison manifeste : c’est que nous ne nous dominons pas nous-mêmes, puisque cette humanité, capable d’être totalement détruite, n’existe pas encore comme un tout. D’un côté, un pouvoir qui ne se peut pas, de l’autre, une existence — la communauté humaine — qu’on peut supprimer, mais non pas affirmer ou qu’on ne pourrait affirmer en quelque sorte qu’après sa disparition et par le vide, impossible à ressaisir, de cette disparition, par conséquent quelque chose qu’on ne peut pas même détruire, puisque cela n’existe pas. II est fort probable que l’humanité ne craindrait nullement ce pouvoir de la fin, si elle pouvait y reconnaître une décision qui lui appartienne en propre, à condition, donc, d’en être vraiment le sujet et non pas seulement l’objet et sans avoir à s’en remettre à l’initiative hasardeuse de quelque chef d’État qui lui est aujourd’hui aussi étranger que pouvait l’être jadis à l’infortuné Eschyle la tortue tombant du ciel et lui écrasant la tête. Constamment on nous parle de suicide, on nous dit : vous voilà enfin maîtres et souverains de vous-mêmes, possédant non seulement votre mort, mais, en vous, la mort de tous. Étrange discours qui représente puérilement les milliards d’êtres humains divisés sous l’espèce d’un seul individu, suprême héros du négatif, délibérant, Hamlet final, sur les raisons de se donner la mort et mourant par soi-même pour garder jusqu’à la fin le pouvoir de mourir. A supposer que cette image du suicide commun eût le moindre sens, elle n’en aurait qu’en montrant aux hommes tout ce qui leur manque pour parvenir à cette décision d’une mort dite volontaire dont le sujet serait le monde.

*

Résumons-nous. L’apocalypse déçoit. Le pouvoir de détruire dont la science nous a investis est encore très faible. Nous pourrions, à la rigueur, anéantir la vie terrestre, nous ne pouvons rien sur l’univers. Que cette débilité nous rende patients. Et il n’est pas même vrai que la destruction radicale de l’humanité soit possible ; pour qu’elle le soit, il faudrait que fussent réunies les conditions de la possibilité : la liberté réelle, l’accomplissement de la communauté humaine, la raison comme principe d’unité, en d’autres termes, la totalité qu’on doit dire — en un sens plénier — communiste.
Cependant, l’entendement a confirmé la force qui lui est propre. L’entendement nous a placés auprès d’un horizon mortel qui est celui de la compréhension et, par là, il nous aide à concevoir à quoi nous sommes exposés : non pas à mourir universellement, mais à éluder le savoir de cette mort universelle pour échouer dans la platitude d’une fin dénuée d’importance. L’entendement nous laisse choisir. Ou bien accueillir dès main­ tenant cette fin pour ce qu’elle sera quand elle aura eu lieu : un simple fait dont il n’y a rien à dire, sinon qu’il est !’insignifiance même — quelque chose qui ne mérite ni exaltation ni désespoir ni même attention. Ou bien travailler à élever le fait au concept et la négation vide à la négativité. C’est en ce sens que l’entendement adresse — il est vrai, d’une manière indirecte, car le choix ne lui appartient pas et lui est même indifférent — un appel à la raison. La raison est la totalité elle-même au travail, mais comme elle s’accomplit non par l’effet de quelque bonne volonté tranquille, mais par l’antagonisme, la lutte et la violence, elle risque, en se réalisant, de provoquer l’événement déraisonnable contre lequel et aussi, en quelque façon, à l’aide duquel elle s’édifie. De là le trouble que cette perspective introduit dans les vieilles pensées : on ne sait encore qu’en dire. Si, par exemple, Jaspers, s’étant donné pour tâche de réfléchir sur le péril atomique, ne cesse en réalité de réfléchir aussi sur le « péril » communiste, c’est qu’il pressent bien que, par l’approche de cette totalité destructrice, l’humanité risque de se voir éveillée à l’idée du tout et comme pressée d’en prendre conscience en lui donnant forme, c’est-à-dire en s’organisant et en s’unifiant. Ainsi, pour mieux nous en détourner, conclut-il que la bombe atomique et ce qu’il appelle le totalitarisme explosif ne sont qu’une même chose : « ce sont, dit-il, les deux formes finales de l’anéantissement ». Mais, d’autre part, comment ne pas être frappé par le désarroi de « la réflexion marxiste », face à cet avatar de la totalité dont elle ne s’approche qu’avec un pénible défaut de pensée, tantôt s’exposant à l’accusation de réformisme en paraissant remettre en cause jusqu’à la nécessité de la violence soupçonnée de porter en elle les prémices du désastre (de même que d’autres seraient prêts à condamner la science coupable de nous mettre en un si grand péril), tantôt écartant, comme s’il s’agissait d’une mouche importune, l’ombre abstraite de cette apocalypse et s’obstinant dans les habitudes d’une tradition et d’un langage auxquels on ne voit rien à changer.
Finalement, ce qui se passe est à la fois décevant et instructif. La raison, en attente d’elle-même et immobilisée par cette attente, semble ne vouloir que gagner du temps et, pour en gagner, se décharge sur l’entendement de la tâche qu’elle n’est pas encore capable de dominer. (En sorte que la légende qui illustrerait le mieux le noir tableau de notre époque pourrait être celle-ci : Attente de la raison qui s’humilie devant l’entendement.) L’entendement est froid et sans crainte. Il ne méconnaît pas l’importance de la menace atomique, mais il l’analyse, la soumet à ses mesures et, examinant les nouveaux problèmes que, par ses paradoxes, celle-ci pose à la stratégie guerrière, il cherche dans quelles conditions elle peut se concilier, dans notre monde divisé, avec une existence viable. Ce travail est utile, même pour la pensée. Il démystifie l’apocalypse. Il montre que l’alternative du tout ou rien qui transforme en un pouvoir quasi mystique l’arme de l’atome, n’est nullement la seule vérité de notre situation. Il montre que quelques bombes ne donnent pas la puissance et que seuls des chefs d’Etat naïfs et faibles peuvent, par la nostalgie de la force qui leur manque, souhaiter en appeler à cette compensation magique, comme au Moyen Age les petits princes de peu de ressources faisaient appel aux alchimistes qui, sous prétexte de leur faire de l’or, achevaient de les ruiner. Oui, cette leçon de l’entendement est sage. Elle l’est seulement presque trop, parce qu’elle nous expose à perdre la peur, celle qui égare, mais aussi celle qui avertit [6].

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Maurice Blanchot. Manuscrit autographe de 4 pages et demie in-8
publié dans le numéro du 3 novembre 1943 du Journal des Débats.

ZOOM : cliquer sur l’image.
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Une étude sur l’Apocalypse

Faisant quelques recherches sur internet, j’ai découvert que Maurice Blanchot, écrivain avec lequel j’ai toujours eu quelques difficultés [7], avait publié, dans le numéro du 3 novembre 1943 du Journal des Débats, Une étude sur l’Apocalypse. Chronique parue à l’occasion de la publication de L’Apocalypse de St Jean, vision chrétienne de l’histoire du Père H.M. Féret dans laquelle il écrivait :

« Dans les périodes troublées, les esprits qui ne supportent pas l’incertitude de l’avenir ont besoin de prophètes. Mais ces prophètes, ils les demandent au passé, et plus l’oracle est ancien – et redoutable —, plus ils y voient des correspondances avec l’histoire qu’ils voudraient connaître. L’Apocalypse de St Jean doit, en partie à la sublimité du langage, à l’autorité de l’écrivain, à l’étendue de la révélation, une curiosité que des siècles d’étude n’ont pas réussi à épuiser. Mais elle doit aussi son prestige auprès d’esprits qui ne sont pas toujours pieux, à l’antiquité de la réponse et à son caractère terrifiant. Qui n’est pas prêt à croire que la fin des temps est proche et que le pire va être vécu ? Chacun a le désir secret d’associer sa propre fin qu’il entrevoie à celle du monde dont il est moins sûr. »

Avec ce commentaire :

« Le texte biblique éveille donc son intérêt pour ses qualités littéraires et mythologiques mais aussi, dans une approche presque politique, pour son sens de l’Histoire. Par ailleurs, si la religion ne se pose bien sûr pas en termes de croyance pour Blanchot, elle révèle cependant son attention à la question de Dieu (particulièrement sensible au travers du judaïsme notamment) et rejoint celle, déterminante à ses yeux, de l’expérience intérieure de l’écrivain.
Enfin, l’analyse de L’Apocalypse que livre ici Blanchot constitue une première réflexion approfondie sur la question du Mal : « […] ce qui est propre au message inspiré, c’est le rôle qu’il fait jouer au démon dans la vie collective et le mouvement de l’histoire. Saint Jean ne dévoile pas l’action du mal dans les âmes ; il se borne à montrer quelle maîtrise les puissances démoniaques peuvent exercer sur les réalités collectives, par quelles voies elles agissent […] et quelle défaite mettra un terme à leur empire. » Ces liens entre l’Apocalypse, l’Histoire et le Mal seront de nouveau interrogés par Blanchot dans « L’Apocalypse déçoit » (1964) et « Penser l’Apocalypse » (1988).

Premier texte fondateur de Blanchot sur le Mal et l’Histoire.

Entre avril 1941 et août 1944, Maurice Blanchot publia dans la "Chronique de la vie intellectuelle" du Journal des Débats 173 articles sur les livres récemment parus. Dans une demi-page de journal (soit environ sept pages in-8), le jeune auteur de "Thomas l’obscur" fait ses premiers pas dans le domaine de la critique littéraire et inaugure ainsi une oeuvre théorique qu’il développera plus tard dans ces nombreux essais, de "La Part du feu" à "L’Entretien infini" et "L’Écriture du désastre". Dès les premiers articles, Blanchot fait preuve d’une acuité d’analyse dépassant largement l’actualité littéraire qui en motive l’écriture. Oscillant entre classiques et modernes, écrivains de premier ordre et romanciers mineurs, il pose, dans ses chroniques, les fondements d’une pensée critique qui marquera la seconde partie du XXe. Transformé par l’écriture et par la guerre, Blanchot rompt, au fil d’une pensée exercée "au nom de l’autre", avec les violentes certitudes maurassiennes de sa jeunesse. Non sans paradoxe, il transforme alors la critique littéraire en acte philosophique de résistance intellectuelle à la barbarie au cœur même d’un journal "ouvertement maréchaliste" : "Brûler un livre, en écrire, sont les deux actes entre lesquels la culture inscrit ses oscillations contraires" (Le Livre, In Journal des Débats, 20 janvier 1943). En 2007, les Cahiers de la NRF réunissent sous la direction de Christophe Bident toutes les chroniques littéraires non encore publiées en volumes avec cette pertinente analyse du travail critique de Blanchot : "romans, poèmes, essais donnent lieu à une réflexion singulière, toujours plus sûre de sa propre rhétorique, livrée davantage à l’écho de l’impossible ou aux sirènes de la disparition. (...) Non sans contradictions ni pas de côté, et dans la certitude fiévreuse d’une œuvre qui commence (...) ces articles révèlent la généalogie d’un critique qui a transformé l’occasion de la chronique en nécessité de la pensée." (C. Bident). Les manuscrits autographes de Maurice Blanchot sont d’une grande rareté. »

Crédit : Edition originale


[1Heidegger, op. cit.

[2Cet article en prolonge un autre : La puissance cachée de la technique à l’âge atomique.

[3En 1956, Jaspers prononça, sur le péril atomique, une conférence diffusée ensuite pour la radio. Elle eut un grand retentissement. Jaspers jugea nécessaire de reprendre la question et même de reprendre l’examen de tous les problèmes par rapport à celui-là. Il en résulta un livre presque démesuré qui, publié en allemand en 1958, l’est aujourd’hui en français par les soins de M. Edmond Saget et des éditions Buchet-Chastel (La Bombe atomique et l’avenir de l’homme : conscience politique de notre temps). De la préface écrite par Jaspers après la première édition, je citerai ce passage qui montrait l’ampleur de son dessein : « La matière de ce livre est à proprement parler : La conscience politique de notre temps. Que la menace de la bombe atomique donne nécessairement pour tout l’avenir une autre structure à la conscience politique, tel est le fait qui a déterminé le titre principal. »

[4Avec une simplicité qui a une valeur de modèle, Karl Jaspers, dans son autobiographie, décrit le devenir de sa formation et particulièrement de sa formation politique : c’est de Max Weber qu’il tient un libéralisme qui ne fut jamais en défaut (Autobiographie philosophique, traduite par Pierre Boudot, Aubier).

[5Pour saisir ce qu’il y a de juste — de partiellement juste — dans cette idée, que l’on pense à ce que signifierait la certitude de pouvoir détruire l’univers même. Ce serait exactement être sûr de son existence déterminée et en quelque sorte la créer.

[6Je renvoie ici au livre d’André Glucksmann : Le Discours de la guerre (L’Herne).

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