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Shakespeare. Questions d’amour et de pouvoir

Daniel Sibony. Paru le 31 août 2022. Suivi de : Le Roi Lear par Thomas Ostermeier

D 1er octobre 2022     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Il n’y a pas que la distribution des prix en cette la rentrée littéraire. Il n’y a pas que des romans. Après un premier essai Avec Shakespeare publié en 1988 [1], Daniel Sibony vient de publier Shakespeare. Questions d’amour et de pouvoir (Odile Jacob, 2022), tandis qu’à la Comédie Française on joue Le Roi Lear dans une adaptation mise en scène de Thomas Ostermeier, sur une nouvelle traduction d’Olivier Cadiot. Les pièces de Shakespeare, leurs interprétations et leurs traductions, un leitmotiv présent dans de nombreux écrits de Philippe Sollers au moins depuis Paradis — vous n’avez qu’à écouter La seconde vie de Shakespeare — Paradis (1979) — et Femmes (1983) et jusqu’à son roman Le Nouveau (2019) où Shakespeare — par-delà bien et mal ? — est omniprésent [2]. Dans Femmes, vous en souvenez, il est même question du roi Lear. King Lear dont Godard, en 1987, tournera, « sans avoir lu la pièce » au préalable (sic !), une version foutraque bien... godardienne qui ne sera visible sur les écrans français qu’en 2002.

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« Shakespeare est comme Dieu il fait ce qu’il veut »

Philippe Sollers, Féérie de Shakespeare.

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Du théâtre de Shakespeare, on retient des phrases cultes, et on ne connaît souvent que certaines grandes pièces. Or c’est un trésor inépuisable – que des lectures peuvent renouveler. Celle de Daniel Sibony le déploie ici intégralement, l’analyse pièce par pièce et révèle sa richesse percutante.

Étonnant Shakespeare, qui évoque si puissamment les questions d’amour et de pouvoir qui nous hantent, et qui récuse nos visions binaires de l’humain, du genre  : vrai ou faux, juste ou injuste, bon ou mauvais, homme ou femme, citoyen ou étranger. Il montre qu’entre les deux, c’est le jouable qui importe.

Pour Shakespeare, «  le monde entier est un théâtre  »  : la réalité, qu’il creuse avec des nuances infinies, ne vaut que si elle peut être jouée, de même pour nos vies. Il nous révèle toujours déjà engagés dans le jeu d’exister, face à l’infini des possibles.

À travers ses personnages d’un autre temps, nous retrouvons tous les thèmes qui nous occupent aujourd’hui, épurés, symbolisés. Et de revivre à distance, transfigurées dans le comique ou le tragique, les impasses où nous nous débattons, ne serait-ce pas un moyen d’y trouver une issue ?

Et si Shakespeare, poétiquement, nous aidait à trouver le chemin d’une libération ?

Daniel Sibony est philosophe, psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels, chez Odile Jacob, De l’identité à l’existence, Question d’être, et le dernier  : À la recherche de l’autre temps. Il a aussi écrit sur l’art, les religions, la clinique, le rire et la psychopathologie de l’actuel.

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Daniel Sibony : Présentation

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Daniel Sibony

Daniel Sibony : « Shakespeare est singulièrement universel »

« Avec Shakespeare, on se retrouve toujours autour d’une question simple et lancinante : par quoi est possédé cet être, qu’est-ce qui en lui le dépasse et par quoi il doit en passer ? Quel est son partenaire fantôme ou inconscient, avec lequel à son insu il est aux prises et joue la partie de sa vie ? », s’interroge Daniel Sibony dans son essai intitulé « Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir » (Odile Jacob), publié ces jours-ci.
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Le philosophe accomplit une psychanalyse des principaux personnages des 37 pièces de Shakespeare, des plus célèbres aux moins connues. Ce faisant, Sibony poursuit et approfondit le travail de réflexion accompli en 2003 dans son : « Avec Shakespeare » (Grasset). (« Etudiant sept pièces les plus illustres du répertoire — de Hamlet à Coriolan, de Cymbeline à Othello, de Lear à Jules César et Roméo et Juliette, Shakespeare a composé un théâtre des passion humaines dont aujourd’hui la psychanalyse post-lacanienne a besoin. (…) Très intelligent, très amusant aussi… »nous disait alors la quatrième de couverture. Toujours aussi pertinent, mais enrichissant son propos, Daniel Sibony réalise une prouesse littéraire. Il nous tend un miroir, et offre aux amateurs comme aux exégètes le décryptage des chefs-d’œuvres du plus grand dramaturge de tous les temps. « Shakespeare est multiple et unifié, nourri d’à peu près tous les problèmes qui nous agitent, — la violence et la guerre, la paix introuvable, l’amour sous tous ses angles, surtout le plus courant, l’amour-propre (le « narcissisme » dont il explore tant de facettes), (…) Il éclaire nos problèmes sur un mode singulièrement universel  ». Will (1564-1615) a le regard perçant : en examinant ses œuvres avec les outils intellectuels de l’analyse Freudienne et son expérience de la pensée de Lacan, Daniel Sibony nous rapproche de ce que nous chérissons — l’art, la littérature, celle de Shakespeare par exemple. « Le théâtre de Shakespeare concerne le dialogue entre un sujet et son destin », précise Sibony. Une grille de lecture pour toutes les époques et plus particulièrement la nôtre, entre barbarie à tous les étages et bien-pensance sévissant dans les discours de la « moraline » d’aujourd’hui. « Shakespeare raille ceux qui rêvent d’un monde sans différence, sans exclusion, sans conflit, un monde lisse où règnerait le tout amour qui n’est autre que le reflet de leur amour pour eux-mêmes. Sa texture est un travail émouvant et intense pour que les différences soient reconnues et non gommées, édulcorées ou déniées. Quand on entend sa passion de la différence sur fond de discours actuels fortement "universalistes" qui veulent prendre la voie directe du même "pour tous", en nous disant que la différence sexuelle est une pure construction, que la différence de dons entre deux individus est une pure injustice, que les différences de classes peuvent et doivent être effacées (…) on se dit qu’il y a une chute de la pensée, pour ne pas dire une déchéance, et l’on est tenté de relever le niveau avec Shakespeare » (Daniel Sibony, « Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir »).

Concernant les « questions d’amour », William Shakespeare vu par Daniel Sibony ne se berce d’aucune illusion, et comme s’il avait lu Barthes, « Belle du Seigneur » et Proust, le Grand Will a cette définition du sentiment amoureux : « L’amour fuit comme une ombre l’amour réel qui le poursuit, poursuivant qui le fuit, fuyant qui le poursuit. » (Falstaff) Un résumé de bien des dramaturgies fictionnelles et — malheureusement pour nous —, un condensé de la plupart des enjeux sentimentaux dans la vie. « Là encore, l’amour est un révélateur de vérité ; chacun ne peut connaître la sienne qu’à travers l’épreuve de l’amour. Mais comme l’amour l’occupe, il n’a pas le temps d’intégrer ce savoir ; et quand l’amour est perdu, la confusion qui s’ensuit l’empêche aussi d’y accéder ».

Daniel Sibony définit le « pitch » de son livre : «  J’analyse ici tout le théâtre de Shakespeare, pièce par pièce et globalement ; l’œuvre m’accompagne depuis longtemps, la sienne, avec celle-ci qui court depuis des décennies. C’est dire que, comme la Bible que je lis depuis l’enfance, elle est pour moi une source intarissable — d’écriture, de pensée et de vie ». « Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir » s’impose comme l’un des meilleurs essais de cette rentrée littéraire. Nos affects et notre inconscient — enrichis par les points de vue (esthétiques, philosophiques, politiques) du Maître de Stratford-on-Avon sont à l’œuvre. Rien n’est sûr en amour ?« Ceux qui ne veulent pas de dépendance n’ont qu’à ne pas aimer  » semble grommeler Shakespeare (du côté des pratiquants amoureux quant à lui ). Grâce à la grille de lecture de Daniel Sibony, nous voici avertis, informés : éclairés ; dans cette lumière,le mystère d’autrui et le nôtre s’atténuent. Daniel Sibony réussit la prouesse de nous offrir par son regard d’écrivain et sa science du sujet Shakespearien une radiographie de tous les humains de tous les temps. L’écriture est d’une clarté égale à la pertinence du propos. Il s’agit déjà d’un classique, ce genre d’ouvrage que nous lisons et relirons avec plaisir « Shakespeare est comme Dieu il fait ce qu’il veut » déclara Philippe Sollers (Le Nouvel Observateur (voir plus bas)).

«  Il est clair que ces trente-sept pièces intéressent quiconque aime les histoires mises en scène par une forte pensée. Et que faisons-nous, face aux histoires folles qui se jouent sur nos scènes planétaires ou locales, sinon tenter d’y déceler du sens, de suivre le jeu, de comprendre la mise en scène, et de voir s’il nous reste du jouable ? Ce en quoi la lanterne de Shakespeare, ce monstre théâtral de la pensée ne cessera jamais de nous guider ».

Annick Geille, Atlantico.

EXTRAITS

L’auteur & son livre

« Un mot sur la présentation. L’ordre canonique des pièces étant connu, j’ai préféré les ordonner en quatre parties dans une logique qui s’explicite progressivement.

D’abord « les jeux de l’amour », ce qui inclut les Comédies, dont c’est le thème essentiel, auxquelles j’ajoute trois pièces : Cymbeline, et deux tragédies, Roméo et Juliette et Antoine et Cléopâtre, parce qu’elles sont centrées sur l’amour.

Puis une petite deuxième partie, autour du don et de « la dette », thème crucial de Shakespeare, avec trois tragédies et une pièce intermédiaire, le Marchand de Venise.

Suit un groupe de tragédies « du symptôme et du destin ».

Enfin les Histoires, qui forment un bloc politique auxquelles s’ajoutent deux pièces majeures, Le roi Jean et Jules César. En somme, questions d’amour, de dette, de destin et de pouvoir. Autant de questions d’être.

Conclure le tout par La tempête est un signe à la tradition, et un choix qui fut aussi celui de Shakespeare : finir sur le pardon, sur ses méandres, sa folie, sa nécessité, et sur la création.

On trouvera nombre d’allusions à la Bible (Ancien Testament) ; le théâtre de Shakespeare en est très imbibé ;. Je ne développe pas cet aspect, mais je peux dire qu’en retour, il nous éclaire sur des enjeux essentiels de la Bible (A. T.), à prendre en compte qu’on soit athée ou religieux. Notamment sur les deux enjeux bibliques que sont la lutte contre l’abus et contre l’idolâtrie ; deux thèmes qui se déclinent amplement dans Shakespeare [3].

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Extrait 2

Question de pouvoir

« Shakespeare aide à penser l’événement : c’est quelque chose qui se met en travers de la route et qui par-là même interpelle ou fait appel. Dans Shakespeare, les personnages peuvent être ce qu’ils sont et leurs trajets se télescopent, d’où le conflit, mais ils peuvent aussi être atteints voire ciblées par le hasard et l’inconscient, il peut leur arriver des choses terribles venues à la fois de très loin et du fin fond d’eux-mêmes. Macbeth, il lui arrive la vision des sorcières qui est en soi un événement, au-delà de ce qu’elles annoncent ; il lui arrive une collision entre le réel et le fantasme, de sorte qu’il s’avance dans le fantasme et c’est pour lui du réel : ce serait bien que Banquo disparaisse, et il le fait disparaître ; ce serait pas mal non plus si Macduff, etc. ; et dès le début, ce serait bien que le roi disparaisse et il le tue dans un état semi hallucinatoire ; tout comme, plus tard, il hallucine le spectre de Banquo, cette fois après l’acte. À tous les deux, il arrive quelque chose de surnaturel dans cette collision visible entre réel et fantasme. Pour Hamlet, on ne retient que la mission ou plutôt son contenu : venge-moi.

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La Tempête : une rêverie repensant le politique

Enlevez à La Tempête sa féerie, et vous la mettez à plat : elle reste pleine de riches pensées mais sans attaches vraiment réelles. Rendez-lui sa féerie et le texte redevient réel, tendu, arc-bouté de toutes parts sur l’indicible à l’œuvre ; il s’allège, devient disponible, prêt à marcher avec vous, où vous voudrez ; prêt à vous porter sans cesse, à l’infini, tout en vous laissant libre. Le texte fait résonner vos pensées. Il y a des textes qu’il faut entendre en pensant à autre chose ; ils portent l’écoute des pensés inconscientes.

Rêve et réalité

La Tempête a l’étrangeté de certaines écritures qui jouent le va et vient entre rêve et réalité ; elle densifie cet entre-deux et Prospéro le dit : « nous sommes de l’étoffe dont sont faits nos rêves et notre petite vie est enveloppée dans un somme ». (…)

Dans la plupart des pièces de Shakespeare on a des anomalies, des points de crise ou de folie et, après tout, que fait la littérature sinon traquer l’anormal, l’anomalie du normal, qu’elle creuse plutôt qu’elle ne redresse ? Dans La Tempête, il n’y a pas de grand obsédé ni de symptôme déferlant ; même Caliban est conforme à ce qu’il représente, et les frères jouent leur rôle, ainsi qu’Ariel ou Sycorax ; seul Prospero est singulier, toujours en pleine magie, mais ça lui passera : Je vais rompre mes charmes, leur rendre la raison, et ils redeviendront eux-mêmes. À la fin, il abandonne sa magie et revient à l’humaine condition, dont la pièce a, entre-temps, revisité les points critiques. Sous forme théâtrale : un démiurge remonte en scène le monde, la genèse de l’amour, de la parole, des liens premiers. À sa façon ; ainsi l’apparition d’Eve est dûment inversée : ce n’est pas l’homme qui s’ébahit de voir la femme apparaître, mais la femme qui regarde avec des yeux ronds l’homme qui émerge.

Cette femme, Miranda, n’a jamais vu d’autre homme que son père. Elle ne peut qu’être amoureuse, la différence est si proche ; le familier soudain étrange. C’est tout juste si elle ne dit pas : voilà une chair de ma chair, comme Adam le dit d’Ève. Elle partait du couple unique père-fille, parfait mais un peu ennuyeux, et voilà l’émerveillement : cet homme a quelque chose du père, avec une sorte de jeunesse : ce sont des choses qu’elle voit pour la première fois, des choses qui sont la première fois, c’est la nouveauté de la rencontre qui fait l’amour ou qui le transfère.

Copyright Daniel Sibony : "Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir" ( Odile Jacob), 610 pages/ 28 euros.

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Shakespeare : adoucir le cœur de l’ennemi

14 février 2022

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Gorbatchev et Shakespeare, par Daniel Sibony

2 septembre 2022

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Daniel Sibony, Avec Shakespeare

Un nouvel essai sur Shakespeare ? par pudeur, par pitié... non. Bien que la pléthore des écrits sur lui prouve surtout qu’il est une source intarissable, d’écriture et d’autre chose ; une source de vie, disons. Que ces essais aient pullulé ne les amoindrit pas, sinon pour l’observateur hautain et distant qui se prévaut de sa distance pour déprécier un foisonnement qu’il s’épargne de connaître, et qui constitue une immense bibliothèque, un vaste "dépôt" du Livre... C’est dire que tel une Bible, il foisonne de traces vives qui se déposent et sédimentent à travers les folies du monde qu’il charrie... J’aime qu’il existe, ce dépôt, cette mémoire foisonnante, même si j’ai dû l’oublier. Et le moindre de ces volumes, s’il n’a servi qu’à son auteur à dialoguer avec Shakespeare, à se libérer du choc qu’a dû lui faire cet ouragan d’intelligence, à se brancher sur cet arbre de vie, à s’expliquer avec, un tel texte n’aura pas été vain ; même si à nous autres il parle peu, ou s’il nous exclut ...

Avec ses sept pièces les plus illustres (de Hamlet à Coriolan, de Cymbeline à Othello, de Lear à Jules César et à Roméo et Juliette), Shakespeare a composé un théâtre des passions humaines dont la psychanalyse a, aujourd’hui, besoin. Ainsi, Daniel Sibony se sert de Shakespeare comme d’un laboratoire pour expérimenter les thèses de Freud sur le désir, sur le narcissisme, sur la religion. Roméo, Hamlet ou Coriolan ne sont ici que des "cas", comme si ces êtres de légende avaient fréquenté le divan viennois. Très intelligent, très amusant aussi...ce livre renseigne sur les enjeux actuels de la psychanalyse post-lacanienne, et il le fait en s’appuyant sur un univers théâtral dont la richesse est infinie.

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Shakespeare

24 mars 2010

La pièce Cymbeline, où l’histoire d’amour se module sur une guerre d’indépendance, illustre bien la manie qu’ont les hommes de n’entendre que ce qu’ils ont déjà dans la tête, et non les choses neuves, dérangeantes et salvatrices.

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Féerie de Shakespeare


William Shakespeare
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Merveilleuse Pléiade : à gauche, le texte anglais de Shakespeare, à droite la traduction française. Vous entendez la musique d’une oreille, vous la déchiffrez de l’autre. Vous êtes au Théâtre du Globe, sur une autre planète. Les tragédies vous empoignent, les comédies vous tournent la tête. Shakespeare est comme Dieu : il fait ce qu’il veut.

Reste le problème des traductions, même si la plupart sont excellentes. Shakespeare accumule les répétitions, les allusions, les jeux de mots sexuels, les roulements de rythmes, les travestissements, les troubles d’identité, les équivoques. Fallait-il transformer La Mégère apprivoisée en Le Dressage de la rebelle ? « Mégère » est très péjoratif pour une jeune fille à marier, d’accord, mais « dressage » est trop animal. Cette Katherina, au caractère insupportable, deviendra moins mégère que les autres, douces et sensibles, et c’est la surprise de la pièce. Nous sommes en Italie (comme souvent chez Shakespeare), et cette « chatte sauvage » est une furie. Elle contredit tout le monde, à commencer par son père. C’est l’esprit de vengeance personnifié. Elle déteste les hommes, mais en voici un qui, par intérêt, relève le défi, et se montre plus fort qu’elle pour la réduire et la séduire. Il va dire le contraire de tout ce qu’elle dit. Elle voit le soleil, il voit la lune. Elle trouve qu’il fait chaud, il répond qu’il gèle, et ainsi de suite, négation de la négation. Inutile de préciser que cette démonstration délirante et drôle est d’une misogynie scandaleuse. Ailleurs, dans Peines d’amour perdues, les femmes prennent leur revanche : « Les langues des filles moqueuses sont aussi effilées que le tranchant invisible du rasoir. » Ecoutez cette princesse : « Il n’est de meilleur jeu que de se jouer du jeu des autres, en retournant leurs tours contre eux. » La guerre des sexes et la comédie des erreurs ne connaissent pas de trêve.


Rubens, Vénus et Adonis, 1635.
Huile sur toile, 197 x 243 cm. Metropolitan Museum of Art, New York.
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Shakespeare n’est pas comique comme le sera Molière (insurpassable sur ce point), mais divinement fou. Féerie noire (Macbeth). Féerie blanche (Le Songe d’une nuit d’été). Un homme qui tient le coup face à l’acrimonie féminine, ça ne se rencontre pas tous les jours, mais c’est encore plus impressionnant s’il s’agit de la reine des fées, Titania, elle « dont l’été est l’empire ». Obéron, le roi, pour se venger d’elle, lui fait administrer une drogue qui va perturber sa vue au point de la rendre éperdument amoureuse d’un homme transformé en âne, Bottom (on retrouve étrangement ce « Bottom » chez Rimbaud). Samuel Pepys écrit bêtement, en 1662 : « C’est la pièce la plus insipide et ridicule qu’il m’a été donné de voir dans ma vie. » Pauvre Pepys, débordé par la fantaisie des fées qui traversent les collines, les vallons, les ronces, les buissons, les parcs, les enclos, les flammes, les flots et dont les noms sont Fleur de Pois, Toile d’Araignée, Phalène, Grain de Moutarde ! Pauvre spectateur, ahuri par Puck, qui peut « enrouler une ceinture autour de la Terre en quarante minutes » ! Comment résister à la sublime musique de Purcell, The Fairy Queen ? Une reine amoureuse d’un âne ! Quel tableau ! Mais la musique est là pour « ensorceler le sommeil » [4].

Tout est musique chez Shakespeare, et c’est d’ailleurs la conclusion du Marchand de Venise, pièce qui n’en finit pas d’alimenter les commentaires et les controverses. Shakespeare était-il antisémite ? Son Shylock n’est-il pas l’incarnation du culte de l’argent, cruel et buté ? Ecoutons son intervention célèbre : « Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, un corps, des sens, des désirs, des émotions ? N’est-il pas nourri par la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par le même hiver et le même été qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourrons pas ? Et si vous nous outragez, ne nous vengerons-nous pas ? »... En réalité, ce Shylock a été insulté sans arrêt par ces patriciens vénitiens qui sont bien obligés de recourir à lui lorsqu’ils ont des dettes. Le mélancolique Antonio a besoin de lui ? Qu’il signe donc ce billet pour trois mille ducats : Shylock, s’il n’est pas remboursé, pourra prélever sur lui « une livre de chair blanche, à découper et à prendre dans la partie du corps qui lui plaira ». Personne n’a osé le dire, mais il est évident que Shylock est amoureux d’Antonio (beaucoup trop), de même, toujours à Venise, qu’Othello est trop sensible au charme du vénéneux Iago. Il veut de la chair, pas de l’argent, Shylock, erreur fatale, que sa propre fille, Jessica, éprouve comme un « enfer », au point de le trahir en lui volant ses bijoux, et en s’enfuyant avec un Vénitien de charme. Shylock sera condamné, mais sa légende traverse les siècles (on le retrouve dans Opération Shylock, le plus beau roman de Philip Roth). Son problème est simple : il est sourd, il n’entend pas la musique. Il persiste, contre toute raison, à réclamer sa livre de chair à découper sur le bel Antonio, mais, dit le tribunal, sans verser une goutte de sang, exploit impossible.

Bien entendu, Freud rôde dans les parages, car la pièce, extrêmement subtile, met en scène le thème des « trois coffrets », déjà repérable dans Le Roi Lear. Voyons ça : la belle Portia épousera le prétendant qui saura choisir le bon coffret. Le premier est d’or, et porte l’inscription « ce que beaucoup désirent ». Le deuxième est d’argent, et ce sera « selon son mérite ». Le troisième est de plomb, et prévient celui « qui risque tout ce qu’il a ». Les prétendants, y compris « le roi du Maroc », sont idiots. L’un choisit l’or, l’ouvre, et découvre à l’intérieur une tête de mort. Celui qui choisit l’argent tombe sur une tête d’idiot grimaçant. Mais voici Bassanio, aimé en secret de Portia, l’homme pour lequel Antonio a demandé trois mille ducats à Shylock. Il prend le coffret de plomb, bien joué, il gagne le portrait de la belle. Moralité : l’argent n’est rien, l’amour est tout.

Philippe Sollers. Publié sous le titre « Quel grand malade, ce Shakespeare ! »,
Le Nouvel Observateur du 24 octobre 2013.
Repris dans Complots, Gallimard, 2016.

William Shakespeare, Comédies (tome I), édition publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, Gallimard, 2013.

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« Invité permanent » du roman, « Shakespeare est une vitamine de choc »

« Une simple capsule, et tout se met en place », lit-on dans Le Nouveau (p. 90). Et plus loin (p. 94) :

« WILL I AM.
Je suis mon désir, je veux mon désir, le désir me veut, tous les désirs me veulent. J’ai la volonté de mon désir, je me consacre à mon seul désir, vous serez forcés de m’aimer, puisque mon nom est désir. Dans la corruption générale, et même si je pourris, anonyme, dans une tombe, "Lui, mon désir, est l’emblème que la Nature garde,/Pour montrer à l’art ce que la beauté fut". »

Mais, au fait... comment s’appelle le narrateur de Femmes ? Will. Entendez : « Will I am. »

Rien de plus nouveau que ce roman, aujourd’hui encore.

Souvenez-vous. Femmes, début du chapitre VIII. Le narrateur, Will, se trouve, avec sa femme et son fils, sur une île (la certitude d’une île), dans la maison de S. Supposons que je soit S... « Supposons maintenant que je sois Shakespeare... »

« La maison est cachée dans un renfoncement de l’île... A l’endroit le plus étroit, un isthme... D’un côté l’océan ; de l’autre, aussitôt, une série de lacs intérieurs, de lagunes, de marais salants comme un échiquier de miroirs... C’est l’un des arrière­ grands-pères de S., officier de marine à Bordeaux, qui est venu s’installer ici pour chasser... Vieille ferme isolée, rasée par les Allemands, en 1942... « Mur de l’Atlantique »... Ils foutaient en l’air tout ce qui gênait leurs canons vers le large... Reconstruction après la guerre... De nouveau un jardin, des arbres... On voit l’eau de partout, on a l’impression d’être constamment traversé par l’eau... L’île est plate, couverte de cupressus, de pins parasols bas et de vignes... Radeau comme un plancher de pont de bateau... Lumière bleu-blanc, nacrée, papillons dans l’air...
J’ai une grande pièce à l’écart du centre de la maison... Ma machine à écrire donne sur un laurier... Droit devant moi, je pourrai observer les marées monter, descendre, remonter lente­ment, souvent avec le vent, du fond de l’horizon vert... En route pour le mouvement immobile... Navigation des navigations... Il va falloir y aller, cette fois, jour et nuit, à l’envers de l’ombre...
On dîne joyeusement, Deb, Stephen, et moi...
J’ai emporté mes anciennes notes sur Shakespeare... Pour cet essai jamais rédigé... Travail de jeunesse... Je viens de les retrouver à Paris... Informations, actualités, massacres, commu­niqués ?... Je sais trop ce qui va se passer... Revenons au sujet des sujets... Je sens que c’est là, peut-être, dans ces papiers fiévreux, presque oubliés... Qu’est-ce que j’essayais de dire ?
D’abord, à propos des Sonnets, qu’il faut entendre le mot lui­ même, en anglais, avec le t final... Son, fils... Net, filet... Fils­ filets... Nappe de rimes conçue et cousue dans ses mailles les plus ténues, et jetée, tendue, pour prendre le fils dans la volonté du père, ou si l’on veut, mais ça revient au même, le jeune homme aimé dans le désir de celui qui revit par lui et en lui... Mélodie­ piège de la paternité déléguée... Technique et rythme de méditation enflammée sur le temps à la fois théâtre et mémoire... Platon renversé... Imitation des Psaumes ? Oui, à condition d’entendre là, tout à coup, inversé, un dieu souffrant qui cherche à rappeler son image à lui à travers l’erreur féminine... Homo­sexualité ? Trop simple... C’est surtout de lui, et de lui seul, de ses différentes incarnations qu’il s’agit...
La question père... Tout Shakespeare est là... L’inceste en plein jour... Périclès... Père-fille... L’énigme... The riddle... Et Hamlet, bien sûr, mais on se trompe trop sur Hamlet...
Supposons maintenant que je sois Shakespeare... Ça ne coûte rien... L’obscurité s’amasse pour livrer son mot, le vent souffle dans la fenêtre... Je me joue rapidement toutes les pièces à la fois ?
Appelons Sophocle :

J’invoque Bacchus, le compagnon des Ménades errantes,
qu’avec sa mitre d’or et sa face vineuse
il vienne à la lueur des torches...

Ou plutôt, ici même, Tirésias, parlant d’Œdipe :

On verra qu’il est père et frère de ses fils ;
qu’il est le fils et le mari de la femme dont il est né,
qu’il a la femme de son père et qu’il est le meurtrier de son père.

Prêts ? Pour la solution des siècles ?
Rideau... Je suis en désordre à la fois Coriolan, César, Antoine, Lear, Richard III, Nietzsche, Dionysos et le Crucifié, Othello, Timon, Prospero et Ariel, je suis théâtre, je suis rien, les atomes se dévoilent, la réalité s’évapore... Viens toi aussi, bien sûr, Cléopâtre : « Je suis feu et air, mes autres éléments je les renvoie en bas. »... Nous allons vérifier ce qu’est cette opération de renvoyer les éléments vers le bas... Distillation matérielle... Viens avec ton aspic sur le sein comme un enfant qui tète...
Entrent brusquement Hamlet et sa mère... Il lui fait le coup de la comparaison des portraits... « Have you eyes ? Have you eyes ? »... Elle y voit ou elle n’y voit pas ? Est-ce qu’elle peut contempler autre chose qu’elle-même ? Elle est aveugle... Elle est trop en vue, dans la vue... Il essaie de l’amener à le regarder, lui, le fils, à travers la figure du père assassiné... Poison dans l’oreille pendant la sieste... La torpeur... Comme Adam endormi par dieu, pour se faire tirer Ève de la côte... Avant le Paradis... Maintenant, mangé à moitié, les yeux vides, il revient, là, par le dessous de la scène...
Jure ! Swear !
Je jure. I swear. Sword, épée...
Vous pouvez imaginer l’éternel Polonius caché pour observer l’épisode sexuel qu’il soupçonne entre Hamlet et sa mère ?... Polonius a trop lu les Grecs... Cette obsession n’en finit d’ailleurs pas de dérégler Ophélie... Si le fils baise sa mère ? Ou du moins en meurt d’envie ? Pli obligatoire ? Sophocle le dit ? Shakespeare ne le dit pas... Il ne va pas du tout dans ce sens... Pas du tout... Au contraire... Ce que ne veulent pas admettre une seconde les légions de Polonius effarouchés dissimulés dans les tentures et teintures de leur maman-reine... Ils y croient de toutes leurs forces au désir du fils pour sa mère !... C’est ce qu’elle leur a dit... Ça expliquerait le meurtre... Mais non... C’est d’abord elle !... Bien elle !... C’est pour cela qu’elle ne sait pas faire la différence entre deux hommes, au fond...
Ah, black lady !
Il faudrait montrer comment tout se passe dans les jeux de mots... Pas un seul traité systématique sur les jeux de mots dans Shakespeare ? Pas plus que dans la Bible ? Mais à quoi donc passent leur temps les chercheurs ?
Quand l’acteur est à ce point l’auteur lui-même, vous avez le retournement complet de l’exhibition, la déroute des généralités, la panique de la communauté et du clan jusqu’à l’os... Matri­cide... Secret des secrets... Étouffé dans l’œuf... Temple de l’œuf... Lever la pierre ? Tombale ? Dire vraiment pourquoi ? Sans se laisser impressionner par ceux et celles qui sont capables de se tuer sous vos yeux plutôt que de le permettre ? Kamikazes du grand mystère ? Somnambules sacrificiels ? Impossible... Le spectacle s’éternise... Mais Shakespeare n’est pas dans le specta­cle, raison pour laquelle on le rejouera indéfiniment sur fond de stupeur... Ce qu’il est ? Point de fuite... Diablerie glissante ... Alchimie... Baguette d’hallucination... Musique ...
My spirit ! crie Prospero.
« Ali hail, great master ! Grave sir, hail ! », répond sur-Ie­-champ Ariel, le salut du souffle...
Est-ce que vous entendez bien grave, la tombe ? Et hell ?
L’enfer ? Le maître du tombeau d’enfer ?...
La Tempête... Sur l’île, comme un cercueil ouvert... Fracas et brise légère... Tout dans le son, la courbure du son...
Encore une affaire anti-mère... Sycorax, la sorcière, avait enfermé Ariel dans un pin... Bien entendu, tout cela n’a rien de mythologique... Réalisme... Description des chambres de la cité... Londres... Le spectateur comprend tout de suite... Main­ tenant, vous voulez savoir ce qu’est vraiment ce pin ? L’arbre de la vie et du mal ? Je vous le dis ? Allez !
« Sa racine est amère, ses branches mort, son ombre est haine, son feuillage mensonge, ses bourgeons sont la crème du vice, le fruit de la pourriture, la semence de l’envie, le germe des ténèbres. »
Vous trouverez ça quelque part dans Le Livre secret de Jean, vieux machin gnostique...
Brave Caliban, fils de sorcière... Son rêve, justement, comme par hasard, est de « peupler » la région... Le contraire du spirit  !... Chant de victoire éphémère sur le matriarcat, La Tempête ?... Oui, le temps d’une représentation, comme La Flûte enchantée... Sans autres armes que celles de la parole ... Magie et prononciation ...

O, how this mother swells up toward my heart !
Hysterica passio ! — down thou climbing sorrow,
thy element below. Where is this
daughter ?

Ici, c’est Lear qui se plaint... Mais c’est à désespérer des traductions... Comment voulez-vous comprendre l’esprit de Pros­pero, si vous n’entendez pas Ariel dans « Ali hail, great master Grave sir, bail ! »... Si vous n’avez pas le sens des lettres qui soufflent, des lettres volantes... Ça y est ? Vous y êtes ? Vous avez enfin l’oreille ? A ! RI ! EL ? Et comment voulez-vous vous y retrouver, dans le cri de cochon qu’on égorge de Lear, si vous lisez que le mot mother, qui s’étale devant vous en toutes lettres, est rendu pudiquement en français par « levain morbide » ?... Sans doute, sans doute, mais c’est bien de mère qu’il s’agit ! Membrane-vinaigre ! Amère remontée du fiel-bile coincé des bas-fonds !... Hysterica passio ! En plus, il vous met les points sur les i ! En latin ! Comme un médecin de l’époque ! Docteur Shakespeare !...

Oh, comme cette mère me remonte au cœur !
Passion hystérique ! — arrête ta marée soucieuse,
ton élément est en bas. Où est cette
fille ?

Le voilà, le roi fou, en train d’essayer de renvoyer sa mère sous ses pieds, alors qu’elle lui soulève le cœur... Aussitôt après, il cherche sa fille... Il n’est qu’un lieu de passage empoisonné entre mère et fille... Envers et endroit... Lear... Ear... Oreille et tympan... Cloison d’hymen !... C’est là qu’il vient vous parler, Shakespeare...
Pourquoi les Français traduisent-ils ça si mal ? Ils sauvent leur mère, ils la gardent pucelle... Jeanne d’Arc... Ils ne sentent pas l’action de l’intérieur ; ils ne prennent pas le risque membraneux, chauve-souris, vampire ; ils n’osent pas descendre dans la grotte ; ils ne jouent pas physiquement leur vie... Ça les laisse frigides... Sourds... Vierges... Regardez Gide transposant wretched queen par : « ô misérable mère ! »... Et « petit rat » au lieu, froide­ment, de mouse, pour Polonius... Polonius est une souris. Pas un rat. Point. Pas un petit rat ! Quant à la Reine, elle n’est pas du tout « misérable », l’adjectif est faible, mais tout simplement wretched... Coulée !...

Je suis mort, reine coulée, adieu !

Il meurt... II dit qu’il meurt... Elle sombre... Le reste est silence... C’est beaucoup mieux que la scène avec le Sphinx... La Sphinge... Ou que Jocaste allant se pendre en coulisses... Ici, vous voyez tout... Elle est comme un navire qui fait naufrage ... Le poison dans l’oreille, elle le boit... Il faut entendre ici de la coque et de la quille autour... Du bateau ivre !... Du remous ! Du tourbillon ! Du ressac ! Des algues ! De la méduse ! Du bouillon­nement ! Des coraux ! Des poulpes !... Elle est percée ! Elle coule ! Tout ça se passe sur mer... Danaîdes !... II faut être un peu marin pour lire Shakespeare... Sans quoi, pas la peine... Vent ... Cordages... Poulies... Taquets... Haubans... Bâbord et tribord... Les quarts... Les lanternes... Les apparitions... La suite à Melville ... A Céline sur la Baltique... J’ai vu sa maison d’exil, là-bas... Bicoque pour chien... Toit de chaume... Barque à l’ancre... Korsor... Klarksvogaard... Pommiers en fleur blanc-rose au-dessus d’une crique où nageait un cygne... Baltique, « mer muette »... Elseneur...
De même, Gide traduit « too, too solid flesh », par « chair massive » ... Chair massive ! Hamlet ! Alors qu’on entend dans les mots, qu’on voit dans la répétition même de too, l’action de se cogner littéralement à son propre corps... A son mur physique... Difficulté de passer dans le son...

Oh, si cette trop, trop solide chair
pouvait se dissoudre en rosée !

La rosée, chair des fées... Leur travail pendant la nuit, délicat, imperceptible...

Autre traducteur, autre exemple... La Tempête... Là, c’est encore plus grave... Art poétique, testament... Si Shakespeare écrit : « noises, sounds, sweet airs » (et vous êtes immédiate­ ment dans Dowland, Byrd, Purcell ; Fairy Queen dans l’enchan­tement contagieux, flexible), ce n’est pas pour qu’on traduise par : « résonances, accents, suaves mélodies »... Au lieu, sim­plement, de « bruits, sons, doux airs »... Qui indique une gradation dans le pouvoir musical... Une définition du tissu dont notre petite vie est faite, comme les rêves... Entourée, comme une île, précisément, par le zéro de l’eau noire du sommeil... Lui­ même bulle de néant... Lequel peut quand même être évoqué, convoqué, déplié un instant, par la science des bruits, des sons, des doux airs... Comment voulez-vous avoir prise sur les hallucinations que nous sommes si vous ne prenez pas les mots dans leur nombre, dans leur nerf et dans leur nervure, j’allais dire leur pavot ?...
Châtrage insidieux... Même pas volontaire... Martyre de l’homme sensuel, impulsif et noble... On n’écoute pas vraiment ce qu’il dit... Comment il le dit... Le père d’Hamlet, et Hamlet lui-même, Lear, Othello, Timon, Antoine... Domination fémi­nine, vieille, si vieille histoire... Lady Macbeth, les filles de Lear... C’est en 1603 qu’Elizabeth, reine d’Angleterre, cède la place à Jacques Ier... Shakespeare va pouvoir forcer la note... Les révélations sur la vraie monstruosité féminine datent de 1606...
Bon, récapitulons. 1564, naissance. 27 novembre 1582, il est épousé par Anne Hathaway... Elle a vingt-six ans, lui dix-huit. Elle est déjà enceinte de Susanna, qui naît six mois après le mariage... 1585 : naissance des jumeaux . Le fils : Hamnet ; la fille : Judith... Il n’a que vingt et un ans !... Elle a frappé vite, et fort... Le drame, la tragédie essentielle, c’est évidemment la mort de Hamnet à l’âge de onze ans, en 1596... Il n’a plus que deux filles... Dont l’une, donc, on l’oublie trop, ne peut être que le double hallucinant du garçon mort... Son père meurt en 1601... L’année de Hamlet... William a alors trente-sept ans...
Ce qui est le plus étonnant, c’est que personne n’a l’air vraiment à l’aise avec la transposition Hamnet/Hamlet... Soule­vée par Joyce dans Ulysse, pourtant... Pas lu... Comment ne pas voir, bon dieu, que Shakespeare est, à ce moment exact et métaphysique, entre son père et son fils, morts ? Qu’il est aussi bien par-delà la vie, au-delà du théâtre, spectre même des spectres, à la fois son père et son fils ? Qu’il peut se demander ce que c’est que d’être avec ces deux cadavres inégaux en mesure, cause et effet, en arrière de lui, en avant de lui ? Je suis vide, peut-il enfin penser, c’est pourquoi la nature a horreur de moi... Sa mère a eu raison de son père, sa femme de son fils... Et comme sa femme l’a épousé de force, rendu père de force, H rentre comme personne les yeux ouverts dans la plainte de son propre père assassiné comme lui dans la mécanique, pour la mécanique, reproduction des vivants et des morts et des vivants par les morts... La vie est un songe ? Pas seulement... Le songe est une vie plus profonde que la vie, puisqu’il permet aux morts de venir révéler comment ils ont été, par violence, en vie... Insémination artificielle... La mort d’Hamnet devenue la vie et la mort d’Hamlet, c’est la manière même dont Shakespeare nous parle de l’horreur du trafic matriciel... Perpétué en toute innocence naturelle ! Bien sûr !... L’horreur qui fait qu’il est là... A la place de ceux qui sont avec lui dans le lien mortel... Il se cache lui-même en spectre sous la scène et, depuis la mort, en vrai souffleur-régisseur , s’envoie régler ses comptes en surface... Il dégage son fils mort, Hamnet, des limbes où il est resté pris, il le délègue, mûri, l’épée à la main, exposer le crime de l’exis­tence... William n’a pas su sauver Hamnet ? Au point de lui préférer sa jumelle au prénom meurtrier, Judith ?... Net  ? Filet ? Voilà... II va l’armer, maintenant... D’un heaume... Helmlet ... Il efface une lettre... Ce n... II la remplace ... Par ce l... Histoire de golem... Reste de toute façon, le Ham, l’âme de la volonté de William... William H... Dédicataire des Sonnets... Le spectre est Shakespeare, Hamlet est Shakespeare, mais surtout Shakespeare est refermé sur Shakespeare... La généalogie est rectifiée, la naissance vaincue, remise à la verticale, théâtre dans le théâtre, donc crime dans le crime, mort passant du côté de la vérité, vérité dans la vérité, miroir brisé des ténèbres... Hamnet Shakespeare devenu Hamlet, William est réellement Shakespeare, il occupe son nom de part en part... En pure perte, d’ailleurs !... Disparaissons !... Noyons tout !... « I’ll drown my book ! »... Allons ! Let’s go ! I am ! Let !... D’une lettre, il a délivré de la mort ; d’une lettre il a laissé passer l’autre mort... II y en a deux... Abîme...
Livre tibétain... Excommunication d’Elizabeth en 1570... Massacre de la Saint-Barthélemy, 1572... Assomption du Greco, 1577... Jérusalem délivrée, 1581... Exécution de Marie Stuart, 1587... Destruction de l’invincible Armada, 1588... Mort de la mère de Shakespeare, 1609... Retraite à Stratford, 1610... Procès de Galilée, 1615... On ne peut pas dire que l’époque est terne... Elle hurle de tous les côtés... Toujours la guerre de Troie... Cafouilleuse, louche, inutile, grotesque... Voyez Troïlus et Cressida, dans la foulée d’Hamlet... II enfonce le clou, Shakespeare ; le clou anti-amour, anti-grec... Anti-héroïque et anti-olympique... L’Iliade ridiculisée ... L’Enéide sanglant vaudeville... La carte sexuelle en plein jour... Biblique... King James... Mélange de mensonges, de trahisons loufoques, de vanités ramifiées ... Comédie de la tragédie ... Avec la coquette automatique au centre... Oui, il peut se balader, l’œil clair, sur le champ de bataille, il connaît le ressort, le muscle invisible, l’astuce de l’excitation pour rien...
Magie, peut-être, mais ici, sur la scène, il faut bien subir l’enchaînement des causes et des effets, autrement dit le détour des générations, les péripéties du pouvoir... Encore heureux si, de fils confit de la mère, on peut s’élever, comme Prospero, au rôle détaché de père de fille, sans illusions... Lâcher sa fille, son mirage, sa Miranda, secret des États...
Après quoi, on peut tirer l’échelle de sa propre apparition physique... Dissoudre les formes... Enfouir ses calculs... Envoyer ses formules à vingt mille lieues sous les mers... Et dormir sans rêves... Revenir en somme à la condition qu’on n’aurait jamais dû quitter si les filles ne sortaient pas de leurs gonds pour devenir des mères produisant et assassinant des pères afin d’en obtenir des fils contraints de les saborder elles-mêmes... Le cirque... Not to be... N’avoir jamais souffert d’être... Adieu... Excusez-moi d’avoir été là...
Je lève les yeux... La tempête avec laquelle j’ai débarqué sur l’île vient de s’arrêter... Le laurier est immobile... » [5]

NOTE : sur La tempête : cf. Shakespeare/Purcell/Deller dans Illuminations
sur La tempête de Shakespeare et La tempête de Giorgione, lire aussi la belle lecture que propose Alice Granger de Un vrai roman Mémoires de Philippe Sollers.


Giorgione, La tempête, 1506-1508.
Photo A.G., Venise, 4 juin 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le roi Lear par Thomas Ostermeier.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Comédie Française. « Le Roi Lear » d’après William Shakespeare adaptation Thomas Ostermeier et Elisa Leroy traduction Olivier Cadiot mise en scène Thomas Ostermeier du 23 septembre 2022 au 26 février 2023, Salle Richelieu.

Le Roi Lear par Thomas Ostermeier

Le Roi Lear est souvent présenté comme une pièce sur la mort. Avant la mort viennent la vieillesse et la succession qui m’intéressent davantage et qui cristallisent le propos de cette œuvre extraordinaire et somme toute peu montée. Le roi sortant, vieillissant, ne cède pas le pouvoir à un autre roi ni même à un autre homme mais à ses trois filles Goneril, Regan et Cordelia. Le transfert de pouvoir est toutefois assorti d’une condition : une déclaration d’amour de chacune d’elles à leur père. Cette requête hors norme laisse entendre que Lear se projette en futur époux de ses filles. Si Regan et Goneril lui servent le discours qu’il espérait, Cordelia, sa préférée, ne cède pas à l’hypocrisie de ses aînées et affirme ne pas pouvoir assurer son père de tout son amour alors qu’elle s’apprête à prendre époux.
Lear est humilié. La peur paranoïaque que personne ne le prenne plus au sérieux le ronge et la folie le gagne. Non seulement il perd la gouvernance mais avec elle tout pouvoir de séduction tandis qu’alentour on s’impatiente de le voir encore aux commandes. Les malheurs des pays et civilisations modernes ne sont-ils pas essentiellement provoqués par ces femmes et ces hommes qui ont fait leur temps et pourtant s’accrochent au pouvoir ?Déshéritée, Cordelia part retrouver son époux le roi de France alors que Goneril et Regan se partagent le royaume.
Bientôt excédées par les humeurs d’un père qui fondamentalement n’est jamais parvenu à céder le pouvoir mais s’est plutôt attaché à recevoir des preuves d’amour réconfortantes, elles vont faillir à leur promesse. Chassé du château de Goneril, Lear se voit refuser l’accès au domaine de Regan et erre dans la lande, nu comme un bébé, au milieu d’une tempête. Il retrouve son état originel de créature. La tentative de Cordelia de reconquérir le pouvoir et de sauver son père se solde par un échec. Elle est jetée en prison avec lui.
Dans une réflexion sur la vieillesse, la richesse, l’héritage et la transmission de pouvoir, Shakespeare introduit par des scènes miroirs une histoire parallèle où Gloucester se fait ravir le pouvoir par Edmund, son fils illégitime, très jaloux des prétendus privilèges réservés au fils légitime Edgar. Le même Edmund qui représente précisément la puissance qui échappe à Lear, tente de séduire Goneril et Regan pour accéder au trône et ainsi au pouvoir absolu. La fin de la pièce montre la fille bien aimée et le père au cœur brisé réunis dans la mort... Dois-je prendre le parti de cette fin tragique, mais mélodramatique, ou bien imaginer, lorsqu’il est question de pouvoir, que tout bouge mais finalement tout demeure ? Si l’on s’interroge sur l’issue la plus tragique, je ne suis pas sûr que la première l’emporte sur la seconde.


Thomas Ostermeier et sa collaboratrice Elisa Leroy en répétition Salle Richelieu.
© Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Éclairage sur la traduction

C’est la deuxième fois que je traduis une pièce de Shakespeare pour Thomas Ostermeier. En 2018, il avait mis en scène, Salle Richelieu, La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez. J’ai employé la même méthode cette fois encore en traduisant cette pièce en prose (sauf les chansons). Il s’agissait d’abord de chercher la plus grande fluidité du texte pour que ce soit dicible sur scène ; clair et sans emphase. Mais aussi parce qu’une traduction en vers, s’inspirant de la métrique élisabéthaine, ne fonctionnerait pas. Il n’y a pas de vers français aujourd’hui capable d’accueillir le vers anglais de cette époque. Une forme fixe employée ici nous éloignerait du texte en le ramenant vers le XIXe siècle.
Mais c’est moins une question de versification que de syntaxe. Après avoir effectué ce travail de mise à plat en passant par la prose, il s’agissait ensuite de redonner une forme à ces paroles. La typographie m’a été d’une grande aide ; les grands tirets, par exemple, qui expriment et signalent des pensées quasi intempestives, ou les points de suspension qui indiquent qu’il s’agit d’avouer, de suggérer ou d’inventer un mot. Ce qui est passionnant dans ce travail très long et lent, c’est qu’il s’agit de comprendre ce que les formules de Shakespeare signifient profondément, et de chercher au milieu des ornements ce que les personnages veulent se dire et nous dire. Ensuite en bouleversant la syntaxe, il faut trouver le ton juste pour le rendre présent – il ne s’agit pour autant pas de moderniser la langue.
Comme le plus souvent chez Shakespeare, on assiste à une sorte de battle de mots, et Lear est au centre de toutes ces langues qui l’assaillent : cris et chuchotements de ses filles, humour noir de son fou professionnel, délire d’un faux fou, sentences des dieux, manipulation de sa cour, harcèlement de son propre cerveau... Et lui-même change de langage à plusieurs reprises : après avoir parlé comme un roi fou furieux il va divaguer sur la lande comme un enfant fou et utopique, puis finir par parler merveilleusement, comme guéri, juste avant de mourir. Il s’agit de traduire cette incroyable palette de langage qui va de l’extrême gravité au second degré ironique en passant par le lyrisme le plus sincère. À l’image de Lear, les autres personnages vivront des métamorphoses extraordinaires. Il faut traduire afin que le texte soit dicible sur scène tout en ne perdant pas son extrême complexité. Cette complexité n’est pas un ornement gratuit (même si on a quelquefois affaire à des pastiches maniéristes), il faut essayer de comprendre ce que disent ces personnages dans leurs monologues éperdus et trouver le rythme de chacun.

Olivier Cadiot
Traducteur

Le Roi Lear, William Shakespeare, traduit de l’anglais par Olivier Cadiot, Collection Fiction, P.O.L, 1er septembre 2022.

Éclairage sur la musique

Pour Le Roi Lear, Thomas et moi avions le souhait de travailler avec des cuivres sur scène. Les cuivres, avec la splendeur de leur son représentant le pouvoir royal.
Comme pour La Nuit des rois, nous voulions nous intéresser musicalement à l’époque de la création de la pièce de Shakespeare. Cette fois-ci, nous nous sommes placés un peu plus tard dans l’histoire de la musique que les contemporains du dramaturge anglais, à l’époque de la musique baroque des XVIIe et XVIIIe siècles, qui a vu naître et briller les premières œuvres pour cuivres.
Afin de réduire l’effectif des musiciens et de mettre à profit mon expérience de la trompette – mon instrument principal – j’ai décidé de faire appel à deux trompettistes, qui peuvent jouer sur scène, à différents endroits de la salle ou des coulisses tout un répertoire de compositions baroques et originales allant d’arrangements à deux voix, inspirés de compositions de Bach, Telemann, Biber ou Purcell, à des morceaux atonaux contemporains. Noé Nillni, Arthur Escriva et Henri Déleger connaissent aussi bien la musique historique que la musique contemporaine et expérimentale. Ils joueront en partie sur des trompettes baroques historiques.
Au cours de mes recherches, je me suis également intéressé à la musique pour cordes et clavecin. Il peut s’agir de brefs signaux de trompette annonçant des apparitions royales ou de passages musicaux servant de transition entre les scènes ou de musique d’accompagnement pendant les scènes. La trompette peut créer une atmosphère sonore avec des bruits d’air ou des techniques d’attaques percussives. Ainsi, elle sera amplifiée et sortie de son contexte d’origine. Enfin, des effets électroniques viendront altérer davantage le son original de l’instrument dans certains passages.Au lieu d’avoir recours à la diffusion par enceintes, j’aimerais produire sur scène la grande tempête de l’acte III exclusivement avec des bruits et des sons de trompette.

Nils Ostendorf,
Compositeur


Maquette de scénographie.
© Nina Wetzel. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Denis Podalydès dans Le roi Lear .
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le Book club Shakespeare

Olivia Gesbert. Vendredi 30 septembre 2022

Résumé

A l’occasion de la représentation du "Roi Lear" mis en scène par Thomas Ostermeier à La Comédie Française, Denis Podalydès et Olivier Cadiot nous parlent de leur amour pour l’œuvre du "Barde de Stratford.’"

avec : Denis Podalydès (Acteur, metteur en scène, scénariste et écrivain français, sociétaire de la Comédie-Française), Olivier Cadiot (Ecrivain), Pierre Krause (Responsable éditorial de Babelio).

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En savoir plus

Après la représentation de La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez de William Shakespeare, Thomas Ostermeier récidive à La Comédie Française avec sa mise en scène du Roi Lear. L’écrivain, poète et dramaturge Olivier Cadiot a réalisé une nouvelle traduction de la pièce chez l’éditeur P.O.L. En refusant sa versification, le traducteur nous explique que son objectif était de rendre claire l’intrigue pour le spectateur, tout en préservant le souffle poétique de l’œuvre.

Souffle que nous fait ressentir sur les planches de la Comédie Française Denis Podalydès, incarnant le Roi Lear dans la mise en scène de Thomas Ostermeier qui sera présentée jusqu’au 26 février. Il publie par ailleurs son sixième livre Célidan disparu aux éditions du Mercure de France.

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FOUTRAQUE

Bon. Pour terminer un petit hommage décalé à Jean-Luc Godard, plus fêlé que jamais.

Vous avez vu le King Lear de Godard ?

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Jean-Luc Godard, King Lear

1987 (sortie en France en 2002. Bide commercial)

Scénario : Jean-Luc Godard, Norman Mailer et Herschel Rubin

SYNOPSIS : L’écrivain Norman Mailer doit écrire une nouvelle version du "Roi Lear" de William Shakespeare — l’histoire se passe après Tchernobyl. Le monde est revenu à la normale, sauf l’art, qui a complètement disparu. William Shakespeare junior, cinquième du nom, part à la recherche d’œuvres disparues. Il découvre un ponte de la mafia, Don Learo, et sa fille, Cordélia, qui entretiennent des rapports conflictuels.


Peter Sellars, Shakespeare junior
Burgess Meredith, Don Learo
Molly Ringwald, Cordelia
Jean-Luc Godard, Le professeur Pluggy
Woody Allen, Mister Alien


Julie Delpy, Virginia
Leos Carax, Edgar
Norman Mailer, lui-même
Freddy Buache
Michèle Halberstadt

Version anglaise.

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Histoire orale du King Lear de Jean-Luc Godard

Hélène Lacolomberie - 26 mai 2021

C’est l’histoire d’un film maudit, au tournage chaotique, à la sortie balbutiante, et longtemps oublié sur des étagères. Retour sur l’aventure de King Lear de Jean-Luc Godard, racontée par Menahem Golan et Yoram Globus (producteurs), Norman Mailer (scénariste et interprète), Woody Allen (interprète), Julie Delpy (interprète), Molly Ringwald (interprète), Michèle Halberstadt (interprète), Hervé Duhamel (assistant réalisateur), Jean-Pierre Gardelli (distributeur). Et bien sûr, par JLG lui-même.

Jean-Luc Godard : L’idée de Norman Mailer était de moi. C’est quelqu’un que j’admire assez, dont j’aime certains des romans, et surtout certains des reportages. À l’époque, je voulais faire un document sur lui, sur lui et ses filles. Particulièrement sur l’une d’entre elles, qu’il préférait. C’était un peu du cinéma-vérité, un mélange en tout cas. Il était d’accord. Il devait en outre jouer dans le film, 250 000 dollars pour dix jours, ça n’était pas donné. Il jouerait, c’était spécifié dans le contrat, « son propre rôle ainsi que des membres de sa famille ». Il a accepté.

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Notman Mailer dans King Lear.

Mailer transpose le classique de Shakespeare dans l’univers de la mafia, fait de Lear un Don Learo. Il insiste pour tenir le rôle-titre, et sa propre fille jouera Cordelia. L’histoire se passe juste après Tchernobyl, le monde est contaminé, la culture est moribonde. Et les œuvres du dramaturge anglais ont disparu des bibliothèques.

Jean-Luc Godard : Il a été convenu qu’il écrirait « une modernisation » du Roi Lear, et il l’a fait – bien payé – sous le titre de Don Learo.

Norman Mailer : J’ai finalement décidé que la seule manière de faire un Lear moderne, et c’était ce que voulait Godard, était de le transformer en parrain de la mafia. Dans la sphère de ce que je peux concevoir, je ne voyais personne d’autre capable de déshériter sa fille parce qu’elle refuse de lui dire comment elle l’aime. J’ai donc écrit un scénario, intitulé Don Learo, qu’à ma connaissance Godard n’a jamais lu.

Jean-Luc Godard : Mailer n’y mettait pas beaucoup de cœur. Il me donnait des pages et des pages de la pièce originelle, annotées en marge d’une petite écriture « bad », « good »...

Norman Mailer : Godard restait assis là dans une forme de dépression si profonde qu’elle en était presque palpable. Et à la fin du déjeuner, il disait : « je retourne en France, je vous reverrai tous dans un mois environ, puis nous chercherons un endroit pour tourner le film. » etc...
LIRE LA SUITE : Cinémathèque française

LIRE : King Lear : un Godard sort du placard (Les InRocks, avril 2002)

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A Movie About No Thing

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Épilogue

Parodions Isidore Ducasse (Poésie I) :

« Philippe Sollers et Jean-Luc Godard ne feront jamais, au grand jamais, un discours de distribution des prix pour un lycée. Ils ne connaîssent pas ce que c’est que la morale. Elle ne transige pas. S’ils le faisaient, ils devraient auparavant biffer d’un trait de plume tout ce qu’ils ont écrit jusqu’ici, en commençant par leurs livres et leurs films absurdes. Réunissez un jury d’hommes compétents : je soutiens qu’un bon élève de seconde est plus fort qu’eux dans n’importe quoi... »


[1Réédité en 2003.

[2J’en profite pour dédier ces pages extraites du Nouveau, chapitre « MAL » à une internaute qui vient de me reprocher dans un message vertueux, indigné et finalement injurieux, de défendre le « complotisme » de Belhaj Kacem et d’Henric qui traitait comme par hasard du MAL RADICAL (c’est moi qui souligne) :

« Sylvia a bien repéré qu’Othello fourmille de déclarations misogynes et indirectement racistes, mais la difficulté, pour elle, est d’accepter l’existence d’un mal radical. Des fleurs du mal, pourquoi pas, mais pas de possédé infernal comme Iago, avec son histoire de mouchoir, utilisé pour déclencher la folie criminelle du Maure. La scène où Othello étouffe Desdémone dans son lit lui semble à la limite du ridicule. L’aveuglement des manipulés n’a d’égal que la lucidité froide et mensongère du manipulateur. C’est bien le Diable qui anime les marionnettes humaines et les fils qui les remuent, mais Sylvia ne croit ni au péché originel ni au Diable, et pas davantage en Dieu. Il ne lui viendrait pas à l’esprit, comme seul Shakespeare a su le dire, que le Diable s’est débarrassé de Dieu pour son propre compte.

Iago est donc, n’en déplaise à Sylvia, le grand héros énigmatique de la pièce. Il n’est entouré que de complices éberlués qui se précipitent vers sa domination mortelle :

« OTHELLO : Voulez-vous demander à ce demi-démon Pourquoi il a ainsi empiégé mon âme et mon corps ?
IAGO : Ne me demandez rien, ce que vous savez, vous le savez,
A partir de maintenant, je ne dirai plus un mot. »


Ce que vous savez, vous le savez, mais vous ne voulez pas le savoir, à moins qu’un spectre ne vienne vous réveiller en pleine nuit dans un rêve. Peine perdue, vous vous rendormez aussitôt. Le marché du Bien fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais le Diable est à la Caisse, il vend tout. C’est le Diable, chère Sylvia, qui surveille votre poids, votre peau, vos cheveux, vos vêtements, vos réflexes. Comment pourriez-vous discerner le Mal dans chaque déclaration du Bien ? Comment pourriez-vous parler du Bien sans être avertie du Mal ? Les deux se tiennent précisément dans un mouchoir. Vous ne voyez pas ce mouchoir, l’ombre de Shakespeare vous plaint. »
(Le Nouveau, Gallimard, 2019, p. 60-62).

[3On pourrait montrer, mais ce n’est pas ici le lieu, en quoi le théâtre de Shakespeare est, dans le champ littéraire, le rebond le plus génial de la Bible (AT), dans l’esprit de sa lettre.

[5Femmes, Gallimard, 1983, p. 461-369. Folio, p. 539-549.

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 13 décembre 2022 - 12:57 1

    Dans The New Yorker du 12 décembre 2022, l’actrice et écrivain Molly Ringwald se souvient de sa collaboration avec l’enfant terrible du cinéma français.

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    Nous étions en 1986, et je venais d’obtenir mon diplôme de fin d’études secondaires, aussi bien dans la vie réelle que dans les films de John Hughes. À l’écran, les lycées que je fréquentais étaient grands et du Midwest, situés pour la plupart dans la banlieue de Chicago. En réalité, si je ne tournais pas ou ne séchais pas les cours, j’allais dans une petite école française de l’ouest de Los Angeles, le Lycée Français, une institution que j’avais si rarement fréquentée en personne que lorsque j’ai pris l’avion de New York pour une journée afin de recevoir mon diplôme, ma mère l’a appelé mon "diplôme honorifique". À l’époque, j’étais sans doute l’un des lycéens les plus reconnaissables d’Amérique, mais cela faisait longtemps que je ne m’étais pas senti de mon âge. Lorsque j’ai quitté l’école quelques semaines plus tôt pour jouer dans "The Pick-up Artist" avec Robert Downey Jr. à New York, j’étais déjà incorporé - et pourtant je ne pouvais toujours pas commander légalement un verre dans un restaurant.
    Pendant ce tournage, mon agent m’a appelé pour me dire que le réalisateur franco-suisse Jean-Luc Godard - décédé en septembre dernier à l’âge de quatre-vingt-dix ans - souhaitait me rencontrer pour discuter de la possibilité que je joue le rôle de Cordélia dans une adaptation du "Roi Lear". Ma seule association avec Godard à ce moment-là était une affiche dans le magasin de vêtements français agnès b. Il s’agissait d’un collage d’images de certains de ses films les plus emblématiques - "Le mépris", "Alphaville", "Pierrot le Fou". J’étais attirée par le style, en particulier par la coupe pixie de Jean Seberg dans "À bout de souffle". J’ai acheté l’affiche mais je n’avais encore regardé aucun de ces films.
    La perspective d’interpréter Shakespeare était intimidante. Je ne l’avais jamais abordé dans sa forme originale, bien que, par coïncidence, mon premier rôle au cinéma ait été dans une autre adaptation moderne d’un classique de Shakespeare. À treize ans, je jouais Miranda, la fille du Prospero de John Cassavetes (rebaptisé Phillip), dans "La Tempête" de Paul Mazursky. Mon agent m’a dit que le "Roi Lear" valait la peine d’être envisagé, car Godard était un réalisateur important, bien qu’ésotérique, et elle savait que j’avais envie de quelque chose de moins grand public. Même si j’ai adoré travailler avec Hughes, je ne voulais pas être considérée comme une starlette adolescente, et je ne me suis jamais sentie à l’aise dans le rôle de porte-parole d’une génération alors que j’essayais encore de passer l’algèbre.

    Tourner Shakespeare avec Godard (la traduction intégrale) pdf

    Crédit : The New Yorker.