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Le retour de l’astéroïde Huguenin

par Marc Lambron, de l’académie française

D 27 août 2022     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


C’est déjà la rentrée… littéraire : 490 romans attendus en librairie et Virginie Despentes en tête d’affiche. Mais également la résurrection de Jean-René Huguenin dans la collection Bouquins : des inédits de l’auteur de La Côte sauvage, mort à 26 ans, surgissent des années 1960. Extraits exclusifs.

Le retour de l’astéroïde Huguenin

par Marc Lambron, de l’académie française

25 août 2022


Solaire. Disparu en 1962 à 26 ans, Jean-René Huguenin, qui fut salué par Julien Gracq, François Mauriac et Louis Aragon, s’offre à une nouvelle génération de lecteurs.

Plus de 1000 pages pour restituer un passage stellaire, voici que la collection « Bouquins » redonne à Jean-René Huguenin, disparu en 1962dans un accident de voiture à l’âge de 26ans, la saveur et la stature d’une grande promesse foudroyée. Fils d’un éminent cancérologue parisien, le jeune homme aura vrombi au cœur d’une étonnante ruche littéraire. Élève du lycée Claude-Bernard avec Jean-Edern Hallier et Renaud Matignon, il y a pour maître d’histoire-géographie Julien Gracq, qui lui rendra hommage à sa disparition. Cofondateur avec ces jeunes amis et Philippe Sollers de la revue Tel Quel, il incarne par sa fragilité cambrée un certain romantisme d’époque, tel un René Crevel qui se souviendrait d’Alain-Fournier. Si ses débuts retinrent l’attention de Mauriac et Aragon, on connaissait de lui un unique roman, LaCôte sauvage, relatant un drame secret entre un frère et une sœur dans la brume et le soleil de vacances en Bretagne, ainsi qu’un fameux Journal courant de 1955à sa mort. Le don par sa sœur Jacqueline de ses manuscrits à la Bibliothèque nationale de France, en 2015, permet désormais d’embrasser le foisonnement d’une œuvre : quatre romans, dont trois inédits, et une multitude d’articles parus dans des revues telles qu’Arts ou Réalités. Ils sont là, réunis, devenus introuvables, certains même inédits (« Sur Boris Pasternak », écrit en 1958, ou un autre pour le Colloque international de psychanalyse, en 1960…), accompagnant ces romans qu’on ne connaissait pas, Le Voyage à Vérone, La Porte au bord de la mer, Arlequin pris dans les glaces, et ce Prochain Roman, sur lequel il travaillait au moment de l’accident qui lui ôta la vie et l’écriture. Jean-René Huguenin est un auteur de criques et de forêts, peuplant son œuvre de jeunes gens à mèches et de nymphes tentées, les sortilèges d’une Bretagne magique se conjuguant chez lui aux drames en chambre des appartements de l’Ouest parisien. En un âge où la ferveur prend des allures de manifeste vécu, il emblématise la dernière génération qui aura vu la révolte adolescente sertie dans les décors de la bourgeoisie, avant de prendre la rue. D’une noble véhémence dans l’essai, sa prose très cinématographique, sous influence Nouvelle Vague, ressuscite la façon dont les femmes furent alors regardées, mais plutôt côté Louis Malle que Truffaut. « Elle était vêtue d’un tailleur de laine bleu clair dont ses yeux avaient pris la couleur », écrit-il ainsi en un chromatisme moiré. Et l’inédit Voyage à Vérone aurait fait un beau scénario pour Zurlini. Quant au polémiste, il tire de réjouissantes flèches sur les conventions de l’époque, qui à certains égards restent les nôtres. Tout Huguenin par la grâce d’un volume : en balayage exhaustif, nous redevenons contemporains d’un fulgurant astéroïde littéraire§

Un journal culte

« Dans son Journal, il décrit l’intransigeante discipline qu’il s’imposait. Si, tel jour, telle semaine, il n’avait pas voué le nombre d’heures prévues à son roman, il se morigénait et se fustigeait. Il maudissait les sollicitations amicales et amoureuses, les invitations qu’il était incapable de décliner, les soirées aux plaisirs dérisoires et les retours honteux au petit matin. Jean-René Huguenin plaisait, mais il se haïssait de plaire. Il vivait tous ses succès comme une honteuse facilité parce qu’il avait mieux à faire : écrire. » (Extrait de la préface de Michka Assayas).


« La Côte sauvage, Journal, Le Feu à sa vie, suivis de romans et textes inédits », de Jean-René Huguenin. Édition établie par Olivier Wagner. Préface de Michka Assayas. (Bouquins, « La Collection », 1216p., 32€).

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EXTRAITS
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ROMAN SANS TITRE

Elle l’apprendrait par le journal du soir, ou par le coup de téléphone d’une amie trop zélée, trop heureuse. Elle ouvrirait les doigts, le journal tomberait avec une majesté d’automne, mais elle garderait les bras pliés, les mains tendues devant elle, le front penché sur son propre regard. Ou bien elle reposerait le récepteur où sa paume resterait pressée. Puis elle marcherait jusqu’à la fenêtre et regarderait Paris, Paris à cette heure du soir où les toits ont une couleur de pigeon, à cette heure où le soir était si souvent venu tomber devant eux. Les fenêtres s’allument. La cour est étroite. Dans la tiédeur de juin montent, mêlés, le bulletin d’informations, un parfum de linge qui sèche, un air de musique, des voix, des odeurs de fumée, de potage, de viande, un cri d’enfant, et des voix. En face, au même étage, dans une pièce dont la fenêtre est ouverte, le bras d’un fauteuil luit dans l’ombre. Une femme parle, s’interrompt, parle encore, et rit, et répond, solitaire.

Elle s’appuierait d’une main au battant de la fenêtre ; très vite, les pendeloques dorées de son bracelet cesseraient de tinter contre la vitre ; ses yeux bleus, immobiles, ses vastes yeux d’enfant, parlant à quelque chose de muet, d’invisible, comme la voix dans la maison d’en face, ses yeux bleus, immobiles, d’une pâleur, entre ses cheveux noirs coiffés à la grecque, aussi lumineuse que celle des myosotis quand la nuit tombe, ses yeux bleus, immobiles, brilleraient, se voileraient, trembleraient jusqu’à ce qu’elle leur donnât, d’un mouvement très las des paupières, la nuit.

(Extrait de Prochain Roman, inédit).

*

LA SCIENCE ET L’ORTHOGRAPHE

Lors d’un récent concours d’entrée à l’École des mines, les correcteurs du sujet de français ont eu le regret de constater que les candidats employaient plus d’imagination à modifier l’orthographe des mots qu’à composer une copie décente : le nom de Stendhal y fut écrit de douze manières différentes. Dans une autre grande école, un candidat parle de « fœtus de paille ». Aux Travaux publics, des élèves qui seront ingénieurs dans quelques mois font un rapport sur les « sous-bassements » d’une maison et y prévoient, avec un humour aussi involontaire que malencontreux, l’emplacement de la « fosse sceptique ». Voilà, comme l’écrivait un candidat à l’École des mines, un « raisonnement sans jambages ».

(Extrait de « En France, on ne méprise pas impunément la littérature », 1955, inédit).

*

LE MÉDIOCRE PASTERNAK

« La médiocrité méconnue,dit Bernanos,a aussi son calvaire. » C’est le calvaire de Boris Pasternak : il a reçu la plus haute récompense littéraire du monde ; il a dû, comble de gloire, la refuser. Le Docteur Jivago a été tiré à des centaines de milliers d’exemplaires ; épuisé pendant quelques jours, on l’a vendu au marché noir. Déchiré entre les calomnies de sa patrie et les louanges de l’étranger, Pasternak cristallise malgré lui la rivalité entre deux univers, il doit son succès, enfant innocent et martyr, à l’acharnement de ceux qui se le disputent.

On vient de publier coup sur coup un de ses recueils de poèmes, L’An 1905, un récit, Sauf-conduit, et une étude sur leur auteur, par Yves Berger. Voilà donc tout le maigre enjeu de cette lutte. Jivago avait au moins la valeur d’un « témoignage » historique. Sauf-conduit, récit autobiographique, illustre cruellement les limites de son auteur. Pasternak évoque son amour pour la musique, particulièrement du compositeur Scriabine, son adolescence à l’université, Marbourg, Venise, le suicide de Maïakovski, d’une façon touchante, honnête et médiocre. Sa manie poétique de la métaphore – souvent malheureuse – embrouille le récit. Ses passions, ses exaltations, sont tellement attendues, si moyennes… !

(« Sur Boris Pasternak », 1958, inédit).

Crédit : Le Point

Ce qu’en dit LIVRES HEBDO

Bouquins (Editis) dévoile jeudi 25 août l’essentiel des œuvres de Jean-René Huguenin dans un ouvrage unique qui comprend quatre romans inédits et 88 articles, 60 ans après la disparition subite de l’écrivain à l’âge de 26 ans.

Par Adriano Tiniscopa- ,
Créé le 25.08.2022

60 ans après la mort de Jean-René Huguenin, la maison d’édition fondée par Guy Schoeller, Bouquins, publie jeudi 25 août l’ensemble des ouvrages de l’écrivain compilés dans un volume unique, et complémentés par quatre autres romans inédits et 88 articles. L’édition est établie parOliver Wagner, conservateur au service moderne et contemporain du département des Manuscrits de la BNF et est préfacée par le journaliste Michka Assayas.

Décédé subitement à l’âge de 26 ans,Jean-René Hugueninn’a publié qu’un roman de son vivant,La Côte sauvageparu en 1960 au Seuil, avant que le public ne puisse le lire postmortem dans unJournal(Seuil, 1965),tenu de 1955 à l’avant-veille de sa mort et salué par les plus grands, deJulien GracqàFrançois Mauriac. 60 ans plus tard, l’auteur continue de faire parler de lui et de sa plume géniale et précoce. Bouquins republie également dans son volumeUne Autre jeunesse (Seuil, 1965) etLe Feu à sa vie (Seuil,1985), un recueil de textes et de lettres de l’auteur. Les quatre romans inédits, que Jean-René Huguenin n’avait pas voulu faire éditer,Le Voyage à Vérone,La Porte au bord de la mer,Arlequin pris dans les glaces,« Prochain roman », ainsi qu’une pièce radiophonique, La Dernière innocence, ont été retrouvés grâce à Jacqueline Huguenin-Bastide, la sœur de l’écrivain. La deuxième partie du récent ouvrage est consacrée à la vie de journaliste de Jean-René Huguenin, qui contribuait régulièrement à plusieurs revues, dans laquelle figurent 88 articles journalistiques dont huit jamais publiés.

Jacqueline Huguenin-Bastide a fait un don en 2015 à la BNF de l’ensemble des archives de son frère, dans lesquelles, notamment Olivier Wagner a pu retrouver« les versions manuscrites successives deLa Côte sauvage, les manuscrits et dactylographies des nombreux articles écrits pour plusieurs revues et tout particulièrement la désormais défunteArts[...]des boîtes entières de feuillets en vrac, qui correspondaient, selon la légende familiale, à des ébauches de romans que l’auteur avait rédigés avantLa Côte sauvage, et qu’il avait jugés d’une qualité trop insuffisante pour être publiés, autant de romans d’essai laissés à l’état de brouillon.[...]Avec la publication de ce volume, cette diffusion à bas bruit de l’œuvre de Jean-René Huguenin cessera, nous l’espérons, nécessairement. »

livreshebdo.fr

Ce qu’en dit TV5 Monde

Par Hugues HONORÉ, AFP

25 août 2022

Jean-René Huguenin, tué très jeune dans un accident de voiture, restait pour l’éternité l’écrivain d’un seul roman, "La Côte sauvage". Des inédits permettent aujourd’hui de découvrir la suite, 60 ans après sa mort.

Années dangereuses pour la littérature : Françoise Sagan, qui avait deux romans à son actif, est tout près de se tuer en 1957 dans son Aston Martin. Albert Camus, prix Nobel, meurt comme passager d’une Facel Vega en 1960.

En 1962, Roger Nimier, vedette des lettres et du groupe des "Hussards", périt sur l’autoroute, au volant d’une Aston Martin.

Six jours auparavant, Huguenin avait perdu le contrôle d’une Mercedes qu’il conduisait trop vite lui aussi. Une collision frontale signe, à 26 ans, la fin de sa trajectoire de surdoué, annoncé comme l’un des romanciers les plus prometteurs de sa génération.

"J’attendais énormément de lui", déplore François Mauriac, autre prix Nobel.

Toute son oeuvre est rassemblée dans un volume qui paraît jeudi aux éditions Bouquins : "La Côte sauvage - Journal - Le Feu à sa vie, suivis de romans et textes inédits".

Son éditeur, le Seuil, republiera le 2 septembre à la fois "La Côte sauvage" et le "Journal" (collection Points Signatures).

- Huis clos balnéaires -

C’était un jeune homme pressé d’écrire. "Vendredi prochain, départ pour l’armée. Il faut à tout prix que mon roman profite de cette sorte de solitude que je vais trouver là-bas", confie-t-il moins d’un an avant sa mort. Il n’aura pas le temps d’achever son service militaire.

Parce qu’il se déroule un été en bord de mer, parce que sous la superficialité apparente des journées de vacances se nouent des drames intimes, "La Côte sauvage" (1960) partage un point commun avec le "Bonjour tristesse" de Sagan (1954).

Si Sagan assume son insouciance, sa spontanéité dans l’écriture, Huguenin, catholique à la spiritualité tourmentée, s’astreint à un travail très lourd.

Ses archives le montrent, léguées à la Bibliothèque nationale de France par la soeur de l’écrivain, âgée aujourd’hui de 90 ans.

En examinant le manuscrit de "La Côte sauvage" et d’autres écrits, le conservateur de la BnF Olivier Wagner a perçu un potentiel inexploité.

"Il en a fait un roman court, mais le manuscrit est énorme. Son travail a consisté à couper, de manière très physique : il a supprimé des parties, il a barré des pages entières", dit-il.

- "Exigence morale" -

Le volume de Bouquins compte quatre romans inédits : trois rédigés avant "La Côte sauvage", et jugés peu dignes de publication ("Le Voyage à Vérone", "La Porte au bord de la mer" et "Arlequin pris dans les glaces"), et un écrit après.

Il a été intitulé "Prochain roman", "parce que c’était le titre inscrit sur la chemise dans lequel il est contenu", précise Olivier Wagner.

Ce texte bref, déroutant, aux personnages à peine esquissés, d’où ressortent quelques scènes intenses mais dont le contexte reste flou, est à l’évidence inachevé, mais intrigue d’autant plus.

"Il montre qu’il y avait encore toute une oeuvre à venir, incroyablement inventive, riche, sensible, chez cet auteur qui installe des ambiances très noires, et dont les personnages illustrent ses préoccupations personnelles, à savoir l’exigence morale, en n’ayant pas le beau rôle", commente le conservateur.

Sa génération, qui a connu l’Occupation dans son enfance, et qui découvre le rock and roll mais aussi qu’elle doit faire la guerre à son tour, dans les colonies, est marquée par la mort. "La vie parut à certains d’entre nous si fragile, si précaire, d’un si décevant usage", écrit Jean-René Huguenin dans la revue "Réalités" en 1961.

Hugues HONORÉ, AFP

TV5 Monde

Jean René Huguenin. Un extrait de « La côte sauvage » dit par l’auteur

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Quelques mois avant l’accident qui allait, à 26 ans, lui ôter la vie, Jean René Huguenin lit quelques mots de son unique roman : "La côte sauvage"

Jean-René Huguenin, romantique mal dompté – Correspondance (Morceaux choisis)

Par Irène de Palacio

31 mars 2021

"Nous ne sommes pas faits pour ces choses connues, étiquetées, classées. Il n’y a que l’inconnu qui soit à notre mesure. Créer, aimer, détruire... l’essentiel est d’épuiser sa force, toute sa force avant de mourir."

Lettre à Jean-Jacques Soleil, 1958

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Ces lettres sont réunies dans le recueil Le Feu à sa vie présenté par Michka Assayas, elles sont autant de touchants témoignages du sens de l’amitié chez Huguenin

Dense et riche, établie avec application, cette correspondance reflète aussi l’âme ardente d’un jeune écrivain plein de désirs et d’exaltations, partagé entre son amour absolu de la vie, et les affres de son tempérament mélancolique. Mais le spleen chez Huguenin se transforme rapidement en rage de vaincre, en fureur de vivre. Le style écrit est sûr, net, parfois acéré. Ambitieux sans arrogance, il est simultanément confiant et habité de doutes, tente parfois de se rassurer lui-même dans les conseils qu’il prodigue à ses amis, et se montre souvent à nu, conscient de ses faiblesses ("Plus nous perdons de sang, plus nous sommes forts.").

C’est à Jean-Jacques Soleil que sont dédiées la plupart des lettres recueillies dans le volume. Rencontré sur les bancs du lycée parisien Claude-Bernard, Soleil fut le fidèle allié de la courte vie d’écrivain de Huguenin, et le seul de ses amis de jeunesse qui ait pu fournir, pour l’élaboration du recueil, une copie de leur correspondance. Les lettres qui lui sont adressées sont tendres et prévenantes, le ton est protecteur. Assurément, Huguenin a spécialement réservé, à Jean-Jacques Soleil ainsi qu’à Jean Le Marchand, un accès intime aux recoins de son âme d’écrivain en devenir. Parfois complexe, contradictoire, celui qui recommandait "d’épuiser sa force" confie aussi "Je me voudrais ployé, tordu, déraciné ; mais je suis droit, calme, lymphatique.". Ou encore : "Hier, j’avais des élancements d’orgueil inouïs, je me sentais imprenable ! Aujourd’hui il me semble que je ne vaux rien que par ce que j’écris." Jean-René Huguenin a le goût de l’absolu, est impatient, tourmenté, orgueilleux, parfois capricieux, mais surtout authentique, fidèle aux valeurs qu’il a lui-même érigées dans la forteresse de son âme, et qui le porteront jusqu’au bout. La correspondance réunie dans Le Feu à sa vie offre tout cela à la lecture. D’émouvantes lettres, à lire comme des successions de pensées philosophiques, métaphysiques ou poétiques, qui apaisent autant qu’elles galvanisent..

La flamme frénétique de Jean-René Huguenin (1936-1962) ne le quittera jamais. En atteste cette dernière lettre retrouvée, datant du 11 juin 1962 et adressée à Jean-Jacques Soleil : "Écris-moi vite et dis-moi tes projets. Pour moi, j’en fais beaucoup, surtout à partir de mai 1963, date probable de ma libération [service militaire]. Je t’y associe. Je t’en parlerai. Mille choses à faire et à faire renaître ! (...) Jeunesse pas morte."

Il disparaissait quatre mois plus tard.

Huguenin tenant entre ses mains son unique roman, La Côte sauvage
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Correspondance (Morceaux choisis)
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A Jean-Jacques Soleil
Condisciple et ami proche

26 juillet 1953

"La grande erreur universelle est de différencier bonheur et malheur, de se réjouir de l’un et de s’attrister de l’autre. Il me semble avoir maintenant éloigné cette erreur. Je ne suis pas assez lâche pour continuer de vivre si la vie ne me plaît. Or si elle me plaît je dois l’accepter en bloc et m’en réjouir uniformément. J’aime vivre donc j’aime tout ce qui vit, tout ce qui compose la vie, soucis comme agréments. Ce qui compte dans cette doctrine c’est non de la construire mais de la penser, de la faire sienne."

Juillet 1957

"On me prend trop facilement pour "le jeune homme à qui tout réussit" et pourtant il y a peu de choses que je n’aie réussies jusqu’à présent sans beaucoup d’efforts. Je cache les épines de mes roses, et l’on s’imagine qu’elles n’en ont point."

"Le bonheur est le nom que donnent à l’espoir les gens qui n’ont jamais espéré. Nous suivons tous la même route, ce sont nos yeux qui la font laide ou belle."

Janvier 1958

"Adolescent, je croyais qu’il fallait avoir honte de souffrir. Rien ne m’aurait plus blessé que de laisser voir mes blessures. J’ai appris depuis que nous étions de drôles d’animaux : plus nous perdons de sang, plus nous sommes forts."

"Nous n’aimons la vie que si nous la domptons. Nos joies ne viennent pas des évènements, mais de notre manière de les prendre. J’ai connu des grands bonheurs dans les pires détresses : il me suffisait de relever la tête, de me sentir souffrir et lutter ; lutter de toutes mes forces, mais avec cette pointe de détachement infini, cette orgueilleuse petite voix qui me chantait : "Qu’importe ce qui arrive ? L’essentiel est de pouvoir rester fier de toi. L’essentiel est de ne pas trahir ce que tu aimes."

28 février 1958

"La mort non plus ne viendra pas à bout de nous ; la mort ne tuera jamais ce qu’on aime."

"Répétons ces vérités comme on les aime : les choses qui durent jusqu’à la mort durent encore après la mort. Et il n’y a pas besoin de paradis pour ça."

1958 ?

"Je crois de plus en plus qu’il y a des choses immuables contre lesquelles le temps ni la mort ne peuvent rien, que ce qui fut intense et grand un seul instant demeure à jamais vivant sur cette terre, et qu’enfin tout ce que nous faisons n’engage pas seulement notre vie, mais la destinée du monde."

19 novembre 1960

"(...) Il faut peindre, peindre, peindre, t’imposer une discipline cruelle, imbécile, obstinée, mais qui portera ses fruits je te le jure. Continuons (même dans le succès) à ne faire confiance qu’à ce qui nous coûte."

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A Jean Le Marchand
Secrétaire des éditions de la Table Ronde

6 janvier 1955

"Oui, comme il faut refuser ! Comme il faut tuer, briser, abandonner. Pour partir. Car la joie est un voyage. Et je ne sais pas ce qui nous exalte le plus dans ce voyage, de rompre ou de découvrir."

8 septembre 1955

"Je revendique mes erreurs et mes vides et c’est au fond une manière d’affirmer ma liberté (...)."

"La vie n’est pas une lutte contre le malheur, contre le drame, contre la souffrance, elle est une lutte contre l’absence. Et le bonheur que l’on recherche est justement la présence épaisse, individuelle, émouvante, de toute chose et de toute personne."

13 août 1956

"La rencontre d’un écrivain et de ses personnages contient mille fois plus de volupté qu’une étreinte amoureuse et elle dure mille fois plus longtemps. Cela ne justifie-t-il pas tous les sacrifices ?"

20 août 1956

"Ô, que souffle ma tempête ! Je me voudrais ployé, tordu, déraciné ; mais je suis droit, calme, lymphatique."

17 septembre 1956

"L’amour de soi n’existe pas. Ne croyez-vous pas que l’amour exclusif de soi dissimule une haine secrète, profonde, une haine dévorante pour soi-même ? Tout ce que l’on ne communique pas, tout ce que l’on garde (jalousie, avarice, maladresse ?) au fond de son coeur s’aigrit, rancit, et tourne en haine, jusqu’au désir d’aimer."

19 octobre 1956

"Parfois, en regardant la boue sur laquelle on marche, on s’y voit englouti tout entier à jamais. Un dégoût terrifié. Plutôt mourir ? Mais ces obsessions, ces fascinations dévorantes ne durent pas longtemps. Je crois que la première victoire sur le Mal est d’apprendre qu’il n’est jamais que médiocre, que rien n’est plus triste que le vice, le péché.

Je veux être de ceux qui ne tremblent pas devant le péché, qui lui rient au nez, mieux, qui passent devant lui (non en lui), en le reconnaissant à peine et poussent du coude leur joie, leur force, leur coeur, en disant "tiens, encore un péché, comme il a l’oeil jaune ! le pauvre" (tous les péchés sont malades du foie), de ceux qui ont autre chose à faire qu’à s’occuper du vice, d’autres choses à fouetter que le vice. Qui ne prennent même pas la peine de partir en guerre contre le Mal, qui reconnaissent tout juste en lui, non un monstre aux babines saignantes pendant sur des crocs redoutables, mais un simple petit roquet qu’on écarte d’un coup de pied, du bout d’un gros bâton noueux de vagabond solitaire."

16 avril 1957

"Le romancier, l’écrivain ne crée pas. Ou s’il crée, ce sont les petites choses, les détails extérieurs, les fioritures de style — du travail d’artisan, du petit travail manuel. Mais l’essentiel n’est pas créé. L’essentiel se reproduit seulement, se raconte avec une humble fidélité, se livre tout cru, presque avec maladresse — la maladresse de génie..."

23 avril 1957

"Ne croyez pas qu’on n’écrit que pour les autres. On écrit pour voir si ça tient. Pour que cela tienne, pour que cela demeure. Il est temps de faire le point, de mettre l’âme au net, noir sur blanc. Il faut être un rêveur lucide (...)."

26 août 1957

"J’apprends ici quelque chose de très difficile : la patience ; l’impatience a empêché Mauriac d’être un grand romancier. Il faut savoir écouter, attendre, courber la tête, il faut être assez humble pour consentir à s’ennuyer."

23 mars 1959

"Il paraît que vous avez du brouillard à Paris. Ici, une lumière raide, cliquetante, de tôle fraîchement repeinte, une pureté de néon. Des oiseaux qui s’éveillent, des fleurs qui s’ouvrent, un printemps propre et froid comme un laboratoire. Aussi ai-je peu de goût à me promener, préférant de tout mon coeur les saisons mourantes, l’éclat lugubre des soleils d’août, les brumeuses ivresses de septembre. Ah ! je suis un romantique, et un romantique mal dompté, ce qui risque souvent de me coûter cher. Moi aussi, je veux et aime vivre (...). Seulement, voilà : qu’appelons-nous vivre ? Pour vous c’est rester toujours libre, toujours ouvert à la passion. Pour moi ce serait plutôt de m’enchaîner à moi-même, de m’enivrer de ma solitude — une solitude que l’amour lui-même, par une capricieuse contradiction de mon coeur, rend plus âcre, plus déchirante et finalement plus voluptueuse... Ici, je profite merveilleusement de ce tête-à-tête infini."

1er avril 1959

"Quel amour plus exaltant que l’amour de sa solitude ? Je connais la route que vous avez prise, le bruit de cette route, le bruit de ce pas unique, ces fleurs qui passent, ces fumées, ces demeures où l’on ne s’arrête pas, ces nuits toutes sèches de lune, où l’on est seul à veiller, à marcher, étranger, hors-la-loi, vagabond familier aux chiens... O, miracle, nous avons des yeux de fée ! Mon regard est le père du monde. Qui comprendra, sauf vous, bien sûr, qu’il n’y a là nul égoïsme, c’est au contraire la seule expression intense, la seule possible, de notre pauvre amour d’infirmes ? Se retirer du monde pour pouvoir l’aimer à loisir..."

"Le monde ne nous pardonnera jamais de le refuser, l’imbécile, il ne comprendra jamais que c’était pour mieux le rêver..."

4 avril 1960

"Ah ! comme je suis bien dans ma solitude. Une gorgée de scotch, un peu de vent, un coin de ciel — les rêves pourvoient à tout le reste. (...) Je crois décidément que si je peux organiser ma vie comme je le souhaite, je passerai les trois quarts du temps à la campagne ou au bord de la mer. (...)"

"Les désillusions ne me font plus souffrir depuis le jour où j’ai compris que je leur devais mes rêves."

21 avril 1960

"Il y a dans ma vie — et il y aura encore, hélas — des jours où, paralysé, sans volonté, je tourne en rond, incapable de rien entreprendre parce que je me sens au-dessous de tout, indigne de tout. (...) Je ne suis pas protégé, non ! Je suis à vif, au contraire. Tout me sollicite, tout me blesse."

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A Philippe Sollers
Condisciple et ami

1959 (sans date)

"Pour un grand écrivain, se posséder, trouver son style, c’est parvenir à écrire à la façon dont il aime — et plus encore, peut-être, à la façon dont il voudrait être aimé. Quel amour plus déchirant que celui de l’enterrement — l’amour "réservé" ? Pour moi, cependant, merci de m’avoir donné la joie d’aimer quelque chose sans réserve."

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A Una Flett
Jeune anglaise avec qui Huguenin entretint une brève correspondance

15 septembre 1961

"Dieu merci, on ne perd pas si facilement ce que vous appelez "la vision". Je crois que ces jours de découragement et d’ennui dont vous parlez sont aussi, à leur façon, des jours précieux. On y fait, douloureusement, sa provision de bonheur. On y apprend surtout, de nouveau, à se battre, et c’est à cette lutte dont vous vous plaignez que vous devrez dans quelques temps, que vous devez peut-être déjà, le retour de la lumière."

Pas de meilleure conclusion à ce touchant florilège que ces mots de François Mauriac, tirés de Bloc-notes (III)  :

"Jean-René Huguenin finit comme Albert Camus, mais Camus avait eu le temps de nous dire pourquoi il était venu. De Jean-René il nous reste un seul livre, cette Côte sauvage

anthologiablog.com

A propos de l’auteur du livre de la collection Bouquins

Olivier Wagner est archiviste paléographe, conservateur au service moderne et contemporain du département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Spécialiste du XXe siècle, il a été l’éditeur des Lettres d’Amérique de Nathalie Sarraute (2016), de la Correspondance amoureuse de Natalie Clifford Barney et de Liane de Pougy (2017), d’une étude, " Nadja en silence " accompagnant la reproduction en fac similé du manuscrit de Nadja d’André Breton (2019), ainsi que de Nouveau roman, Correspondance 1946-1999 (2020). Il a également été commissaire de l’exposition L’invention du surréalisme à la BnF dont il a codirigé le catalogue (2020).
_ Michka Assayas est écrivain et journaliste. Il a été le maître d’oeuvre du Dictionnaire et du Nouveau Dictionnaire du rock chez Bouquins (2000 et 2014).

Création du Prix Jean-René Huguenin


Une comète de la littérature française

A l’occasion du soixantième anniversaire de la mort de l’auteur de La Côte sauvage (Seuil), un nouveau Prix célèbre sa mémoire. Les candidatures sont ouvertes.

Par Stanislas de Haldat,
05.05.2022

L’écrivain Jean-René Huguenin est mort dans un accident de voiture le 22 septembre 1962. Auteur d’un unique roman admiré, La Côte sauvage (Seuil), son nom revient dans l’actualité littéraire avec la création du Prix Jean-René Huguenin dont la première édition se tiendra en 2022. Il sera remis à un jeune écrivain français ou européen, auteur d’un roman paru dans l’année et dont la tonalité s’accorde à l’intransigeance, l’insolence et l’avant-gardisme de Jean-René Huguenin.

Le jury, parrainé par Jacqueline Huguenin, est composé de douze membres : Maxime Dalle, président du jury, Pierre Arditi, président d’honneur, Archibald Ney, secrétaire général, Michka Assayas, Christiane Rancé, Stéphane Barsacq, Philippe Delaroche, Jean-François Coulomb des Arts, Gilles Brochard, Vincent Petitet, Philippe Aubier et Bruno de Stabenrath. Le prix, dont la dotation s’élève à 1500 euros, sera décerné au lauréat le 22 septembre prochain par Pierre Arditi.

Les éditeurs peuvent adresser leurs suggestions à l’adresse électronique suivante : prixhuguenin@gmail.com


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