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À vendredi, Robinson, le film de Mitra Farahani (en ligne)

avec Jean-Luc Godard et Ebrahim Golestan

D 10 octobre 2022     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


À vendredi, Robinson (le film complet ICI) ou sur arte, mardi 11 octobre à 00:50 (pour les insomniaques)

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On a appris ce mardi 13 septembre la mort de Jean-Luc Godard à l’âge de 91 ans. Sa dernière apparition au cinéma sera visible dès demain en salle dans le film de Mitra Farahani. En attendant pour ceux qui l’ont aimé, le silence est préférable [1].

SILENZIO !

Le Mépris
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Elle est retrouvée.
Quoi ? — L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Pierrot le fou
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La réalisatrice iranienne Mitra Farahani a filmé vendredis après vendredis, la correspondance visuelle, sonore, écrite, entre deux artistes : le cinéaste Jean-Luc Godard et le réalisateur écrivain iranien Ebrahim Golestan [2]. A vendredi, Robinson est une œuvre unique, un jeu de surgissements imprévisibles et inoubliables. Le documentaire a été programmé à la Berlinale de février 2022 (Prix Spécial du Jury, section Encounters) et au Festival international du cinéma (FID) de Marseille en juillet. Il sera visible le 14 septembre en salle (au Reflets Médicis et MK2 Beaubourg), puis diffusée sur la chaîne franco-allemande Arte le 10 octobre.

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À vendredi, Robinson

See You Friday, Robinson

Mitra Farahani
France, Suisse, Liban, Iran | 2022 | 96 min
Première suisse
Langues : français, anglais, Farsi
Sous-titres : français, anglais

Son : Fabrice Aragno, Daniel Zafer
Montage : Fabrice Aragno, Mitra Farahani
Production : Jean-Paul Battaggia, Mitra Farahani

À défaut de pouvoir les réunir, Mitra Farahani instigue une correspondance visuelle, sonore et écrite entre deux artistes : l’écrivain et cinéaste Ebrahim Golestan, figure essentielle de la culture iranienne, et Jean-Luc Godard, cinéaste légendaire résidant à Rolle. Durant 29 semaines, chaque vendredi, on se met en scène, non sans humour et clairvoyance.

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Intimités

La rencontre des deux géants, tant attendue par Mitra Farahani, n’adviendra jamais. Godard en a probablement l’intuition, joignant à ses missives numériques des photos, des vidéos, des sons, offrant à la réalisatrice, mine de rien, la matière pour fabriquer un autre film que celui qu’elle avait imaginé – un film potentiellement plus original que la simple captation d’un dialogue "en présence"… Golestan et Godard ne se connaissent pas, et ne parlent pas la même langue. L’un vit dans un manoir dans la campagne anglaise, l’autre dans une maison aux volets clos, au cœur d’une petite ville suisse. On sourit à chaque fois que Golestan ouvre un e-mail de Godard, s’efforçant de percer les énigmes visuelles et sonores que lui envoie son facétieux correspondant. Un échange est-il seulement possible ? "Ma solitude reconnaît la vôtre", confiait Godard, récemment disparu, à son alter ego. À partir de l’absence, ce film crée du plein, avec humour et gravité, dévoilant deux artistes dans l’intimité de leur pensée, à l’épreuve du monde et du temps qui passe.

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Extrait 1 [fr st en]

"Nous devrions commencer par une correspondance. Ebrahim peut m’envoyer une lettre ce vendredi, et je lui répondrai vendredi prochain. Donc, à vendredi, Robinson !" Jean-Luc Godard se met en scène dans sa pensée quotidienne. Dans son manoir du Sussex, Ebrahim Golestan tente de décoder ces messages-ovnis.

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Extrait 2 [ov st en]

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Extrait 3 [ov st en]

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"À vendredi, Robinson" - Rencontre avec Mitra Farahani

Berlinale 2022

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Entretien avec Mitra Farahani


Ebrahim Golestan et Jean-Luc Godard dans « A vendredi, Robinson », documentaire de Mitra Farahani.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Vous indiquez en ouverture que le désir de ce film vient d’une rencontre prévue mais qui n’eut jamais lieu entre Jean-Luc Godard et Ebrahim Golestan, écrivain qui fut un temps cinéaste des années 60 aux années 70, jusqu’à son exil politique en Angleterre en 1975. Pourquoi cette tentative de rencontre en 2014 ?

Pour créer une archive réelle à partir d’une archive imaginaire. Deux parallèles qui pourraient se croiser et se rencontrer. Ebrahim Golestan s’inscrit en parallèle de Jean-Luc Godard, et son chemin propre se fait dans la continuité de Saadi, de Hafez mais aussi de la Renaissance.

D’un domicile à l’autre, entre Rolle où vous n’êtes pas, et la somptueuse demeure de Golestan dans le Sussex, À vendredi, Robinson se construit selon le principe de lettres vidéo. Comment ont été pensées l’une et l’autre partie ?

Le film est écrit chez Golestan. Il est ancré dans le lieu du château et son potentiel expressif. Godard y apparaît dans une mise en scène. Il y a une mise en scène dans la mise en scène. Tantôt dans la distance des moyens de communication moderne, comme un personnage situé ailleurs mais dont la présence a une justification matérielle, tantôt sur un mode plus énigmatique, quand sa voix, son corps, font des apparitions presque fantomatiques.

Par ailleurs, vous insistez sur la nature différente des deux espaces. Pourquoi ?

Ce sont deux quotidiens de pensée. Le corps pensant vit dans ces espaces. Ce sont des couloirs dans lesquels on pense, devant un lavabo, on pense tant à l’horizontal qu’à la verticale… Ce sont des espaces dans lesquels flotte la pensée !

Dans cette histoire de rendez-vous, vous n’hésitez pas à jouer avec les ratages et les malentendus. «  Pourquoi pas ? » dit Godard qui ajoute, non sans malice : « Peut-être que ça ne correspondra pas ». En quoi cet aspect vous intéressait-il ?

Parce que tout travail, peinture, film, musique, théâtre, etc., tout est une confrontation avec l’impossibilité. Tout l’impossible peut devenir possible. Le ratage est là en permanence. Donc soit c’est un sujet raté, soit c’est le film qui rate le sujet… Mais il est aussi fréquent que le spectateur ou le lecteur rate le film et le sujet !

Vous intervenez en voix off ou hors-champ lors d’échanges avec Golestan, jouant des langues, passant de l’anglais au français ou au farsi. Pourquoi cette présence et ce jeu de langues ?

L’une des premières règles imposées au film était de lever les frontières des langues courantes. Pensez à la deuxième lettre de Godard où il fait un montage des courbes des lettres et insère le collage de Matisse. Ce n’est qu’oublier ces frontières, donc votre sentiment est bien fidèle et naturel au langage du film. Une sorte d’abandon de la langue. Vous semblez correspondre !

De Goya à Piero della Francesca, et bien sûr Beethoven qui rythme le film, nombreuses sont les figures familières de Godard. Comment cela s’est-il imposé ?

En réalité, il s’agit d’images familières de Golestan dans le film. La peinture de Piero della Francesca, c’est un cadeau pour le Nouvel An envoyé par Golestan avec son magnifique texte sur l’image. C’est lui qui décrit le tableau Tres de mayo de Goya et le donne le fil conducteur de sa lettre. Quant à Beethoven, il a pris sa place tout seul dans le film car Golestan écoute en permanence Beethoven. Sa musique est le son en prise directe du film. Donc même leur familiarité est en quelque sorte parallèle.

Pouvez-vous nous éclairer sur votre travail de montage et sur la riche et complexe matière sonore de À vendredi, Robinson ?

C’est un long champ-contrechamp. Tout le film est construit sur des échanges qui ne sont que des fragments hachés et des discussions rompues. J’ai tenté de garder ce format fragmenté, dans le son et aussi dans l’image. Mais il était important de garder une chronologie du temps basée sur les échanges. Une sorte d’échange littéraire qui devient filmique. Et le film feuillette des pages. Le spectateur est toujours mis en position de témoin de ces fragments de correspondance et il est toujours clair que ces fragments ont été assemblés. Les connexions, ou les oppositions, se font dans la tête, et chacun est libre face au film de faire les siennes.

Cette « rencontre » ne se fera finalement que par écrans interposés. Est-ce un préalable au projet ?

J’ai vite compris que le film n’allait pas être une observation d’une rencontre qui aurait lieu sous mes yeux et il a fallu opérer la transmutation d’une archive filmée en matière de cinéma. Le film est très clair sur l’échec des deux personnages à trouver un langage commun. Mais il fallait trouver un moyen pour que Golestan et Godard se rencontrent dans la proximité des images, dans la proximité de leurs intimités, dans la résonance de leurs solitudes, l’une à côté de l’autre, dans leurs marques d’affection l’un pour l’autre aussi. En rapprochant une image et l’autre dans le film et pas seulement dans le montage.

Propos recueillis par Olivier Pierre, FID.

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Critiques

David Katz

21/02/2022 - BERLINALE 2022 : Dans cet amusant documentaire par la collaboratrice de Jean-Luc Godard Mitra Farahani, le cinéaste de la Nouvelle Vague et son homologue iranien Ibrahim Golestan échangent des emails.

Si vous êtes ressorti des récents films de Jean-Luc Godard Adieu au langage et Le Livre d’image sans être sûr d’avoir tout compris, À vendredi, Robinson va soulager un peu ce sentiment d’insécurité. Mitra Farahani, une des productrices principales de Godard sur le second de ces films, a conçu ce documentaire minimaliste à partir de conversations : l’artiste parfois désigné par les initiales JLG y échange des messages électroniques avec un autre réalisateur au tempérament similaire, Ebrahim Golestan, qui a fait partie de la Nouvelle Vague iranienne dans les années 1960. Dans le film, Golestan, devenu romancier, est nonagénaire et toujours aussi vif, mais même lui est déboussolé par la loufoquerie décalée de son homologue. Donc il y a de l’espoir pour nous tous. Le film a gagné le Prix spécial du jury après sa projection dans la section Encounters de Berlin, réservée aux travaux innovants, parfois inclassables.

Farahani, dont la voix intervient fugitivement tout du long du film, en grande partie pour faire des remarques cryptiques sur Beethoven, s’est dit que ces deux cinéastes devraient interagir et que cela ferait une belle base pour un film. Elle voyait comme une étrange coïncidence le fait qu’ils ne se soient jamais rencontrés au fil de leurs carrières politiquement et artistiquement assez scabreuses, Golestan ayant quitté l’Iran pour le Royaume-Uni à la fin des années 1960 et Godard ayant entamé la partie plus internationale de son parcours avec le Groupe Dziga Vertov à peu près au même moment. Ainsi, dans un geste artistique curieux, et tout à elle, un dialogue est mis en place qui repose sur un envoi de courriel par chaque vétéran du cinéma tous les vendredis, et des équipes de tournage filment leurs remarques et réactions respectives, à Rolle (Suisse) dans le cas de Godard, dans le Sussex dans celui de Golestan.

L’échange est, sans surprise, dominé par les messages de Godard, qui ne sont pas tant des messages que le genre de pêle-mêle dont il est coutumier, réunissant des aphorismes, des références visuelles et un commentaires oblique. La caméra de Farahani zoome lentement sur la boîte de réception de Golestan et on sent son hésitation avant de cliquer sur "ouvrir", comme s’il recevait un colis d’un expéditeur inconnu. Typiquement, un message de Godard peut contenir des dessins de Matisse, une page de Finnegan’s Wake de James Joyce en version ebook tournée à 90° en diagonale, et une capture de l’écriture de Golestan lui-même. Pour ce dernier, Godard est "prétentieux" mais clairement brillant, et un authentique héritier de Joyce pour les différents langages et registres qu’il incorpore dans son travail, qu’aucun lecteur ne pourrait parfaitement interpréter seul.

Quand d’autres documentaires pourraient prudemment fournir un résumé façon Wikipédia sur ces deux visionnaires, pour s’assurer que le public ne soit jamais largué, Farahani sait que l’absence d’ancrage peut être libératrice – ce n’est pas pour rien qu’elle invoque Robinson Crusoé dans le titre. Dans les scènes montrant Golestan, les images sont comme des photographies d’art : la caméra est laissée dans un recoin sombre, sauf quand la réalisatrice la traîne d’un côté à l’autre de la demeure gothique anglaise du cinéaste. Elle ne soigne pas non plus trop son image – un segment le montre en train de faire des commentaires sexistes sur la compagne d’un collègue : "Elle est belle, mais est-ce qu’elle a une opinion ?".

Godard, de son côté, est cadré de manière plus factuelle, aspirant d’énormes cigares et assis, l’air sombre, à la table de sa cuisine, très dépouillée. Quoique le film ait été tourné en 2014, comme l’indique la réalisatrice sur l’écran, À vendredi, Robinson a une forte résonance pandémique. C’est un travail que les godardiens purs et durs ne voudront pas manquer, à l’instar de son apparition live récente sur Instagram (couverte sur Cineuropa), étrangement similaire. Farahani immortalise le crépuscule artistique de deux géants, ces simples courriels comptant certainement parmi les derniers travaux qu’ils pourront créer, libérés comme ils le sont d’avoir à diluer leurs envolées poétiques dans des formats adaptés à une plus vaste consommation.

À vendredi, Robinson est une coproduction entre la France, la Suisse, l’Iran et le Liban pilotée par Mitra Farahani.

(Traduit de l’anglais) cineuropa.

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Jean-Luc Godard dans « A vendredi, Robinson », documentaire de Mitra Farahani.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Diego Batlle

Le Franco-Suisse Jean-Luc Godard a 91 ans et n’a pas besoin d’être présenté ; l’Iranien Ebrahim Golestan est une légende de la poésie et du cinéma iraniens et, pendant le film, il fête son 99e anniversaire ("J’ai commencé ma 100e année de vie", dit-il). Les deux hommes étaient sur le point de se rencontrer à plusieurs reprises, il y a plusieurs décennies, mais la rencontre n’a jamais eu lieu. Jusqu’à ce que Mitra Farahani, collaboratrice de longue date de Godard, propose d’unir ces deux éminences par le biais du cinéma, en utilisant des lettres écrites et filmiques.

JLG propose que les lettres soient envoyées tous les vendredis afin que l’échange ait quelque chose de cérémonieux, et que les courriels, les photos, les citations et les réflexions se succèdent pendant 29 semaines consécutives. Si celle de Golestan est plus émotionnelle, celle du patriarche de la Nouvelle Vague est plus cryptique, comme s’il interpellait constamment son interlocuteur.

Mais il y a aussi des images de l’intimité des deux artistes : Golestan vit dans un manoir anglais dans l’Essex ; Godard, dans sa modeste maison suisse à Rolle. L’un traite avec un ordinateur de bureau, l’autre avec son iPhone. Et ils sont unis par leur amour du cinéma en particulier et de l’art en général, leur vision désenchantée du monde contemporain et leur proximité avec la mort (à certains moments, ils s’envoient des photos depuis les lits des sanatoriums où ils sont hospitalisés pour quelques jours).

Heureusement, Farahani — qui fait office de coordinatrice, d’intermédiaire, de traductrice et de bonne fée entre les deux protagonistes - n’exacerbe pas le ton mélancolique, nostalgique, festif, d’hommage ou d’adieu que ce film déconcertant et finalement fascinant aurait pu avoir. Au contraire, le film prend par moments un caractère intime et ludique. Le long plan final de JLG buvant (un peu) de vin avec (beaucoup) d’eau tout en souriant et en essuyant les miettes de la table avec son T-shirt est un véritable cadeau (héritage) cinéphile.

(Traduit de l’espagnol), otroscines.

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Cinéma : Jean-Luc Godard-Ebrahim Golestan, la rencontre de deux solitudes

Dans « A vendredi, Robinson », présenté au Festival international du cinéma de Marseille (FID), Mitra Farahani fait dialoguer par écran interposé les deux cinéastes nonagénaires.

Par Jacques Mandelbaum

Publié le 07 juillet 2022


Jean-Luc Godard dans « A vendredi, Robinson », documentaire de Mitra Farahani.
ECRAN NOIR PRODUCTIONS. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Selon l’adage, il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas. Encore pourrait-on ajouter que certains hommes n’ont rien à envier aux montagnes, assimilables par la hauteur de leurs vues ou de leur création à des sommets solitaires. C’est ce que l’on voit dans A vendredi, Robinson, le nouveau documentaire de Mitra Farahani, qui tente, un peu follement, d’aménager la rencontre entre ces deux pics abrupts que sont le Franco-Suisse Jean-Luc Godard, et l’Iranien Ebrahim Golestan, cinéaste, poète, essayiste, immense figure de la culture persane.

Découvert à la Berlinale en février, le film est cette semaine marseillais, triplement programmé (jeudi 7 juillet, à 15 h 30 ; vendredi 8, à 18 h 30, samedi 9, à 14 heures) au Festival international du documentaire (FID, du 5 au 11 juillet). Une étape parmi d’autres dans la vie discrète de cette œuvre drôle et grave à la fois, qui sera visible le 14 septembre en salle, puis diffusée sur la chaîne franco-allemande Arte le 10 octobre.

Image manquante

Un mot, au préalable, sur l’autrice, si singulière en sa matière. Née en 1975 à Téhéran, parisienne d’adoption depuis vingt ans, elle est tour à tour peintre, cinéaste, productrice. Tempo lento. Son premier documentaire est consacré à une femme trans de Téhéran (Juste une femme, 2001) ; son deuxième s’attache à la sexualité d’une population iranienne ficelée par la théocratie (Tabous, 2004) ; on la retrouve encore, en 2013, avec Fifi hurle de joie, consacré au peintre iranien exilé à Rome, Bahman Mohassess, magnifique imprécateur oublié de ses contemporains, lequel lui fit le tragique honneur de quitter le monde alors que la réalisatrice filmait ses tableaux dans la pièce d’à côté, la caméra enregistrant à distance son ultime cri de colère. Peu de cinéastes peuvent saisir ainsi la mort en direct, moment par essence imprévu, unique.

LIRE : "Fifi hurle de joie" : la mort en direct d’un peintre iranien

Ainsi, de même que la mort, imprimée sur la seule bande-son, est l’image manquante de Fifi hurle de joie, la rencontre entre Godard et Golestan demeurera l’image manquante d’A vendredi, Robinson. C’est pourtant l’idée d’une sorte de réparation historique qui aura poussé Mitra Farahani à se lancer dans ce projet : « Dans les années 1960, Godard et Golestan ont semblablement bouleversé le langage du cinéma. Ils ne s’étaient jamais rencontrés, j’ai voulu forcer le destin. » Les deux hommes acquiescent, tant le pouvoir de persuasion de Mitra Farahani est puissant. L’idée d’une correspondance numérique est suggérée par Godard, chacun devant à tour de rôle écrire à l’autre le vendredi avant minuit. L’affaire dure huit mois et compte une trentaine d’échanges.

Il en ressort un exercice d’admiration impertinent dont le projet annoncé prend l’eau de toutes parts. En même temps qu’un film tendre et émouvant, dont on veut croire que la cinéaste, fine mouche, a davantage maîtrisé la cohérence qu’elle ne le prétend. C’est que chacun – les deux auteurs comme la réalisatrice – y joue sa partition contre les deux autres. Rien ne semble en effet plus éloigné que les deux hommes. Golestan, esprit rationnel et amateur de clarté, attend une discussion au sommet sur « l’avenir de l’humanité ». Godard semble davantage tenté par une joute poétique et intellectuelle. Le résultat est que l’un mitraille des rébus sons et images (soit, par exemple, un fragment de l’écriture de Golestan + un fragment de Finnegans Wake de James Joyce + des ouvriers en train de combler les crevasses d’une route), tandis que l’autre s’arrache les cheveux pour tenter d’en percer le mystère, tout en se faisant un devoir d’y répondre par une écriture soignée, et aussi clairement que possible.

Le hiatus peut être creusé. La passion de l’image chez Godard contre la passion de la langue chez Golestan. La gravité sépulcrale de l’un contre l’humour bravache de l’autre. La bicoque suisse du premier contre le manoir anglais du second. Ici, les chemises qui sèchent sur les chaises et les chaussettes repassées avec les pieds, là, les boiseries grand style, les salles où l’on se perd, le feu de cheminée, le parc à perte de vue. Et puis, surtout, Godard croit au film, qu’il fabrique pour partie, davantage sans doute qu’à la correspondance, tandis que Golestan croit à la correspondance, mais doute fortement du film.

Ombre imminente de la mort

Entre celui-là qui ne tient pas plus que cela à être compris, et celui-ci qui se refuse à comprendre ce qui pourrait l’être, Mitra Farahani joue avec intelligence sa propre partition, qui consiste à les faire se rencontrer contre leur gré. Ce qu’elle nomme joliment la «  proximité de leur solitude  » apparaît fortement dans le film. Disons les choses : à 91 ans pour Godard et à 99 pour Golestan, c’est quelque chose comme l’ombre imminente de la mort qui traverse le film. Les deux hommes partageront d’ailleurs, durant la durée du film, un très inquiétant séjour à l’hôpital. Filmant chez Golestan, la réalisatrice privilégie ainsi les clairs-obscurs, la maison hantée, les fantômes de la nuit. Godard s’occupe de lui-même, ludion avançant à pas lent, dans le murmure d’outre-tombe de quelque sentence définitive.

Nonobstant, le film de Mitra Farahani est là, précisément, pour conjurer la mort, du moins, par son existence même, pour y surseoir. Il pétille donc de vie, tout en luttant pied à pied contre les deux grands totems pour leur redonner chair. A cet égard, le plus beau plan restera celui de Jean-Luc Godard qui, laissant l’espace de quelques instants tomber la cuirasse, s’abandonne silencieusement face à la caméra de Mitra, tel qu’on ne l’avait encore jamais vu. Plan bouleversant d’un artiste saturé d’ans et de gloire, qui laisse soudain toute l’enfance, toute la tendresse revenir, s’exposer et sourire. Voilà bien la récompense, inopinée, de la belle invocation sous laquelle se plaçait le film : « Ne va-t-il pas de soi qu’il faille, tel un mendiant, extorquer la parole des dieux en fuite ? »

Festival international du documentaire (FID), 14, allée Léon-Gambetta à Marseille, du 5 au 11 juillet. fidmarseille.org

Jacques Mandelbaum, Le Monde, 7 juillet 2022.

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A Shape of Film to Come #4 : Mitra Farahani e Matías Piñeiro in dialogo

Lago Film Fest, 22-30 juillet. 18ème festival du cinéma indépendant.
Mis en ligne le 2 août 2022.
Mitra Farahani s’exprime en français sur sa manière de faire un film.
Matías Piñeiro, réalisateur et scénariste argentin, s’exprime en anglais.

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Pour les besoins spécifiques de cet article, j’ai rassemblé les différentes interventions de Mitra Farahani.

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3 Messages

  • Albert Gauvin | 19 octobre 2022 - 00:41 1

    La question est posée à la lecture de cet article publié sur World of Reel.

    "Scénario", le dernier film de Jean-Luc Godard, pourrait sortir sur les écrans.

    Mitra Farahani était au MOMA pour présenter son dernier projet. Elle est également la productrice de ce qui était censé être le dernier film de Godard, "Le Livre d’images". Cependant, le MOMA a écrit qu’elle est également créditée en tant que productrice du "#prochain film" de Godard, intitulé "Scénario".

    Réjouissez-vous ! Un nouveau Godard est peut-être en train d’arriver, très probablement à Cannes ? Même si vous n’êtes pas un fan des dernières œuvres de Godard, ce que je suis en partie, vous devez être excité par la perspective d’un film posthume du maître français.

    Le 23.09.22, j’ai écrit sur la possibilité qu’un ou deux films sur lesquels Godard travaillait puissent voir le jour.

    Nous savons, selon le plus proche collaborateur de Godard, le directeur de la photographie Fabrice Aragno, que les films en question s’intitulent "Funny Wars" et "Scénario".

    "Funny Wars" a été tourné en 35 mm, 16 mm et Super 8 — le 35 mm a été tourné en noir et blanc, les deux autres en couleur — tandis que "Scénario" apparaît "plutôt dans un style vidéo classique avec quelques images Super 8, pas en 35 mm".

    Aragno a en outre déclaré que Godard voulait spécifiquement revenir à ses origines. "Il m’a dit : vous connaissez ce film de Chris Marker, "La Jetée"  ? Peut-être qu’on peut faire quelque chose comme ça".

    Cela fait longtemps que les "films" traditionnels ou même vaguement conventionnels n’ont pas intéressé le légendaire cinéaste. Au contraire, les films qu’il a réalisés au cours des vingt dernières années sont des collages audiovisuels expérimentaux qui s’intéressent davantage aux images, aux sons, aux coupures et à la dé-saturation, un barrage exaspérant de déclarations dadaïstes. C’est pourquoi, si Godard n’a pas terminé "Funny Wars" et "Scénario", personne ne sera probablement capable de les terminer.

    Cependant, il semble que "Scénario" pourrait être terminé. Quoi que Godard ait voulu dire en revenant à ses "origines", nous pourrions finalement penser qu’il nous réserve une surprise posthume à Cannes l’année prochaine. Il pourrait s’agir de son dernier tour dans une œuvre historique de tricksterisme.


  • Albert Gauvin | 11 octobre 2022 - 10:55 2

    Morts à crédit

    À la faveur d’une proposition de la documentariste Mitra Farahani, Jean-Luc Godard et l’écrivain iranien Ebrahim Golestan ont entamé une correspondance entre 2014 et 2021. Tourné à distance (une équipe à Rolle, l’autre dans le Sussex), le film qui en découle avance par tâtonnements discrets, le tempérament de loups solitaires des deux interlocuteurs confinant à une forme de réserve farouche qui interdit entre eux toute discussion à bâtons rompus. C’est peut-être le lot des rencontres au sommet : une anecdote [1] veut qu’à l’époque de la traduction française de Finnegan’s Wake, James Joyce et Samuel Beckett se soient retrouvés tous les après-midi sur les quais de Seine, sans mot dire, de peur que le génie de l’un ne réduisit l’autre au silence à la première parole échangée. De message en message, Golestan et Godard finissent eux aussi par anéantir leurs efforts mutuels, l’un par excès d’érudition, l’autre péchant par solipsisme. À ne pas vouloir comprendre immédiatement la part de jeu au cœur de l’écriture cryptique du Suisse, l’Iranien se trouve vite paralysé, au risque d’éclairer les lettres qu’il reçoit en multipliant les hypothèses souvent érudites, mais toujours stériles. Ainsi d’un quiproquo après un long message manuscrit de Golestan, rédigé en farsi : pour toute réponse, Godard envoie un mail en forme de court poème auquel sont jointes deux photographies, une capture d’écran zoomée et retournée de la lettre de Golestan et un collage de Matisse. En inversant le sens de lecture des graphèmes, Godard sépare signifiant et signifié afin que se révèle le jeu harmonieux des lignes dessinées par la plume de l’épistolier, et leur ressemblance frappante avec le tableau de Matisse. Si l’aveuglement de Golestan face à ce rapprochement foudroyant (il voit là une marque du mépris pour sa propre langue) n’est pas sans évoquer l’hébétude qui touche un jour tout spectateur godardien, ce rendez-vous manqué montre aussi la distance qui sépare l’écrivain, épris de clarté, d’un cinéaste qui a déjà fait ses adieux au langage.

    Les deux spectres

    L’éventualité d’un échec pousse assez vite Farahani à se défaire de ses ambitions initiales. Petit à petit, ce sont les points de discordance entre les deux interlocuteurs qui donnent sa structure au film. En s’attachant à montrer les apories de l’exercice, À vendredi, Robinson parvient à rendre d’autant plus bouleversants ces rares moments de complicité où quelque chose « passe » entre les deux hommes. C’est le cas notamment lorsque une grave hémorragie envoie l’Iranien à l’hôpital. Pour toute réponse à l’annonce de ce drame, Godard fait parvenir un mail contenant un montage juxtaposant deux images mortifères : celle de Golestan entubé et entouré par ses proches et celle de Godard alité, la mine défaite, après une lourde opération du dos. Le sujet réel du film se dévoile alors en même temps que naît une amitié : l’imminence de la mort fait raccord entre ces deux hommes plongés dans le purgatoire de la vieillesse. Solitude et fatigue constituent le quotidien de ces artistes dépouillés de toute mythologie romantique ; filmés comme des spectres, Golestan et Godard déambulent dans leurs appartements vides de toute présence, monstres sacrés dont le corps finit par se dissoudre peu à peu dans la nuit des contre-jours. Dès le premier plan, Golestan est ainsi séparé de sa silhouette qui se projette, immense, sur les murs de son château comme celle de Dracula dans l’adaptation de Coppola. Godard, de son côté, resplendit par son absence. Filmé dans l’ombre de sa bicoque par Fabrice Aragno (qui cosigne également le montage), il se dévoile d’abord par sa voix d’outre-tombe, comme un codicille tardif à l’esthétique des autoportraits clairs-obscurs qu’il a tournés à partir des années 1980.

    Cette mystique du reclus finit par teinter À vendredi, Robinson d’une aura mortifère. Les dernières minutes dessinent ainsi une ligne de partage entre l’infléchissement de la santé de Golestan (qui multiplie les séjours à l’hôpital) et une sorte de dernier retour en enfance de la part de Godard, encore habité par une énergie gamine que Farahani filme avec beaucoup de tendresse. Les selfies burlesques qu’il envoie à son interlocuteur, mais aussi ce moment suspendu où il joue avec un chat dans les rues de Rolle, sont autant de preuves qu’une étincelle de vie rayonnait encore chez le cinéaste à la fin de sa vie. Davantage qu’un homme perdu dans les limbes entre vie et trépas, c’est une figure tenant de l’extrême vieillesse et de la jeunesse fringante qui se dévoile ici, comme le montre le tout dernier plan – déchirant – du film. Attablé face caméra, le bras allongé et presque inerte, Godard répond à une question de Golestan, puis se sert à boire en silence. Au bout d’un long moment, un sourire enjôleur finit par se dessiner sur son visage. S’efface alors, le temps de ces précieuses secondes, la fatigue de son corps éteint. D’un seul tenant, le plan donne alors à voir, en une antiphrase magnifique, l’union de ce corps tout au bout de la vieillesse et d’un esprit frappeur de jeune rimbaldien, pour l’éternité.


    Jean-Luc Godard (l’un des derniers plans du film).
    ZOOM : cliquer sur l’image.
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    Thomas Grignon, critikat.

    Notes 1 Histoire partiellement racontée par l’écrivain François Bon, dans l’épisode 69 de sa série « Histoire de la littérature », sur sa chaîne Youtube Tiers livre.


  • Albert Gauvin | 20 septembre 2022 - 16:55 3

    « À vendredi, Robinson », une jeune brise et deux vagues longues

    Jean-Michel Frodon, 14 septembre 2022

    Entre Jean-Luc Godard et le patriarche du cinéma iranien Ebrahim Golestan, Mitra Farahani déclenche une circulation de signes ludiques et mélancoliques, aux bifurcations et rebondissements imprévisibles, émouvants et savoureux.


    Dans l’ombre portée de deux mémoires qui s’ignorent et pourtant se répondent, des clés ouvrent sur d’improbables et fécondes correspondances.
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    Cette critique a été écrite avant la mort de Jean-Luc Godard. Nous n’avons pas jugé nécessaire de la modifier après l’annonce de son décès.

    Cela semble d’abord un projet absurde, cet échange de messages entre un vieil aristocrate persan exilé dans un palais de la campagne anglaise et l’ermite helvète le plus célèbre du cinéma mondial.

    Dans son manoir qui semble un décor sorti de La Belle et la Bête, Ebrahim Golestan aujourd’hui centenaire, qui fut une figure majeure de la production en Iran à l’époque du Shah et a signé plusieurs films importants de cette période, accède à la sollicitation de sa jeune compatriote, elle aussi exilée en Europe, Mitra Farahani, de dialoguer avec Jean-Luc Godard.

    Lequel, aussi singulier que cela puisse paraître (on doute qu’il ait jamais entendu parler de Golestan auparavant), répond : « Pourquoi pas ? » Et fait illico ce qu’il sait si bien faire : il invente un protocole cadrant leur échange de mails hebdomadaire, et y associe un jeu sur les mots, dont le titre garde la trace. Cela durera sept ans.

    La caméra est souvent dans le château anglais, plus rarement dans le petit logis suisse. Godard envoie des énigmes, des images, des aphorismes. Golestan commente, digresse, s’occupe de sa santé, joue à se disputer avec sa femme, évoque des souvenirs.

    Ce n’est ni un dialogue, ni un double portrait, encore moins une comparaison. Alors quoi ?

    La dérègle du je

    Disons, comme approximation à propos d’une proposition vigoureusement inclassable : un jeu étrange dont chacun.e des trois cinéastes, celle à qui on doit Fifi hurle de joie, l’auteur de La Brique et le miroir qui fut en 1964 une des prémices du nouveau cinéma iranien, et le signataire du récent Le Livre d’image invente les règles qui lui agréent, trace son chemin grâce à ce que montrent et cachent les deux autres, grâce à ce qu’ils et elle disent et taisent.


    Ebrahim Golestan, artiste et châtelain de droit divin, prompt à cultiver son personnage.
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    Déroutant de prime abord, À vendredi, Robinson se déploie peu à peu de manière ludique et mélancolique, méditation à trois voix, chacune dans son registre, où la réalisatrice détient bien sûr quelques bribes du dernier mot –mais où il apparaît que ce n’est franchement pas la question.

    La « question », le jeu mystérieux et farceur où rôdent de multiples ombres, dont celles de la vieillesse et de la mort de ces deux messieurs nonagénaires qui ont bien voulu de cette partie avec la jeune femme, est justement du côté des, ou du langage.

    Ce langage auquel, toujours pas à bout de souffle, JLG entreprenait de dire adieu il y a huit ans. C’était juste au moment où il commençait à dialoguer à distance avec Robinson Golestan.


    Jean-Luc Godard, chercheur d’ombres et lumières.
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    Mais on ne se débarrasse pas si facilement du langage. Dans le film, il est là, multiple et plein de résonances, langage des images et langages de la mémoire, langage des corps et langages des idiomes, langage de la musique et langages des mythes, langage du montage et langage des variations sonores. Les signes sont toujours parmi nous, qu’on le veuille ou pas.

    Et voilà que le palais gothique dans le Surrey, la petite maison à Rolle (celle qu’on entrevoyait dans le dernier film d’Agnès Varda) et les circuits innombrables d’internet deviennent les composants d’un édifice baroque, édifice dont Mitra Farahani est l’architecte malicieuse et sensible, tout en étant aussi une de ses occupantes.


    Le palais de Golestan en Angleterre, hanté par la mémoire des films et le désir de quêtes toujours à reprendre.
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    La réalisatrice fait ainsi surgir une maison-film en forme de musée des rêves enfuis, de baraque de train fantôme et de palais des glaces, pour s’amuser et s’inquiéter, et réfléchir et s’étonner.

    One + One = 3, ou beaucoup plus

    Qui y mettra les pieds, et l’œil et l’oreille, sera bientôt transformé de témoin d’une expérimentation un peu étrange en participant d’une sorte de quête, safari calibré par une lointaine arrière-petite-nièce de James Joyce pour qui les mots ne seraient qu’une composante du labyrinthe.

    D’un coin à l’autre de l’Europe, deux solitaires s’envoient des signaux selon des codes différents. Golestan cultive les fleurs de son immense culture, Godard sirote à petite gorgée l’omniprésence de sa relation à un deuil (de la jeunesse ? de l’amour ? de la révolution ? du cinéma ?) dont il a fait depuis quelque quarante ans la pierre philosophale de son alchimie sensitive, hypnotique.

    Chez l’un, avec l’autre, Mitra Farahani compose, assemble, capte des échos. La nuit vient. Le sourire reste.

    Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l’émission « Affinités culturelles » de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.

    Slate

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    « A vendredi, Robinson » : Godard et Golestan pêle-mails

    L’Iranienne Mitra Farahani filme la correspondance entre les deux cinéastes nonagénaires. Un documentaire sur la solitude d’une force déchirante.

    par Camille Nevers
    publié le 14 septembre 2022 à 10h51

    En France, depuis 1972, les films sortent en salle le mercredi, jour des écoliers officiellement buissonnier, et pas le vendredi comme ce fut l’usage aux débuts du cinéma, lorsque seul le dimanche était chômé. La coutume en est restée aux Etats-Unis. Vendredi est alors logiquement devenu jour des plateformes, le jour où Netflix ou Amazon publient leurs contenus, alignés sur le jour des sorties de films en première exclusivité outre-Atlantique. Le vendredi 2.0, on met en ligne, comme on met à disposition, un film, un flux, tout de suite, instantanément, à volonté.

    Il existe dans le film en robinsonnade de Mitra Farahani d’autres vendredis, une autre règle de jeu édictée, des rendez-vous différés, un échange de mails hebdomadaires. Chaque vendredi — pas saint, « vivo ! » — devient rituel d’un tournage au temps long, d’île à île et d’enclave à enclave (Suisse-Sussex), pour un documentaire qui met en relation deux Vendredis érudits, sages, sauvages ou fous, qui ne sont même pas sûrs, comme un amour de Swann, de « se correspondre » : Jean-Luc Godard, Ebrahim Golestan. Long courrier entre eux par mails, mise en correspondance comme on met alors en disponibilité, en jeu, et comme on garde ses distances, pour se garder soi-même — distance géographique, physique, respectueuse, d’esprit et de préoccupations. L’un travaille à un film, l’autre est travaillé par le beau film de Mitra Farahani. La cinéaste est la gardienne, non des hommes donc, mais de leur parole. Film flamme.

    Chacun campe sur son île

    A vendredi, Robinson, qui sort mercredi en salle et sera diffusé sur Arte en octobre, se voue à des vendredis tout contraires aux plateformes : la mise en absence (du courrier) plutôt que la mise à disposition, l’échange à régularité de métronome au lieu du flux de contenu sans teneur, avec échos, attente, scepticisme des commentaires et relances insatisfaisantes – « unsatisfactory » : « “That may be”, Nora said, “but it’s all pretty unsatisfactory.” » La phrase du roman de Dashiell Hammett revient avec insistance à la fin d’A vendredi Robinson, entre les deux correspondants qui sont moitié des joueurs de go moitié des « gogos » lettrés : Godard-Golestan.

    Tous deux parlent plusieurs langues, celle d’Hammett et d’Hamlet est celle avec laquelle ils communiquent, « correspondent ». L’un est cinéaste suisse, revenu de France et de presque tout, à Rolle œuvrant, au début de l’échange, cette année 2015, au Livre d’image. L’autre est écrivain persan, réalisateur de films de la Nouvelle Vague iranienne des années 60, exilé en Angleterre depuis 1975. L’un a aujourd’hui 91 ans, l’autre 99. Qui est Robinson, qui est Vendredi ? Chacun campe sur son île également déserte. Godard se tient plus fantomatique, envoyant des bouteilles à la mer, profil de Mabuse projeté sur l’écran langien du rétroprojecteur dressé dans la demeure somptueuse de l’Iranien (on se croit parfois chez Duras, dans India Song), de ce côté lointain de l’échange épistolaire. Golestan est plus proche, ombre à la Nosferatu longeant le dédale de sa maison, du côté où se tient et filme la réalisatrice.

    Possible qu’entre ces deux-là ait primé l’insatisfaction de l’échange, son faux rythme, le dialogue à l’aveugle peut-être, mais pas sourd. Les méditations sont étanches : l’un cherche l’histoire, le peuple dans un tableau de Goya, l’autre fait l’esthète, montre le rouge sang des lèvres de Joan Crawford. Mais il ne faut pas voir dans cet « un-satisfactory » le mouvement contrarié du film même. A vendredi, Robinson ne déçoit rien, au contraire, éminent et bouffon chant du cygne, oratorio des solitudes et document précieux, puisque c’est l’occasion de revoir Godard acteur, grand acteur, et dans une mise en scène à ras de sa quotidienneté, qu’il filme en saynètes triviales — le linge qui sèche, les chaussettes de laine en mire éparpillée, le match à la télé et des sourires.

    De cette mise en rapport sans rapport, de cette correspondance qui ne correspond pas, naît comme par effraction une solidarité plus profonde, solidarité des solitaires et des mal portants, qui vaquent lentement, sous le poids des années, marchent et, souffle court, gravissent des escaliers. La force déchirante d’A vendredi, Robinson est ainsi attestée par la fraternité d’une réponse d’un lit d’hôpital à un autre lit d’hôpital, JLG monte, se montre, appose en noir et blanc son selfie alité : génie d’humour noir et geste poignant. « Nul espoir nul souvenir, dans les forges du moment » (Jean Tardieu, via JLG).

    « Film-Janus »

    Coproductrice du Livre d’image, Farahani a eu accès à deux hommes hors du commun et au commun des hommes : l’un, esprit brillant dans sa bâtisse grandiose, tâchant de comprendre Godard et le jugeant parfois effrontément (comme Pierre Bourdieu lisant une lettre de JLG dans une vidéo fameuse), l’autre d’abord absenté, de plus en plus là, apparition sans « pourquoi », que l’on voit aller et venir dans son logis de Rolle. L’écrivain iranien pose sa parole, ses mots persans calligraphiés, et dialogue avec ce que l’adversaire de jeu lui renvoie, entre vague irritation d’être pris dans la mise en scène de cet autre et vague amusement de devoir en répondre. Le cinéaste travaille à son film, et ce qu’il envoie, ce n’est pas tant joué pour l’échange que pour le Livre en cours.

    La rencontre est par avance condamnée, puisqu’aucun des deux ne fera le déplacement, trop las, trop solitaire, et qu’au lieu de tenter le « direct » (en FaceTime, comme JLG à Cannes), le choix se porte donc sur le distant, le délai et le passage, le « film-Janus », dans un refus clair de la simultanéité connectée, du monde de la (sur)veille permanente. A la surveillance planétaire, il oppose de se tenir au contraire veilleur au chevet solitaire : « Au chevet de chaque agonie », dit Godard. « Il faut inventer un monde. Et réinventer l’homme », répond Golestan. Cela finit par se répondre. Dans l’acception du principe du film, son jeu de « double messieurs », la peur dont il est question recule, et l’on veut implorer ces hommes de lutter, comme au chevet d’une dame du bois de Boulogne (le film de Bresson sur lequel Godard écrivit), ne pas abandonner la vie, la résistance : « La rose est sans pourquoi. » A vendre, dit Robinson. Je lutte, répond la rose.

    Libération