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Le rouge et le noir : Anish Kapoor à Venise

Gallerie dell’Accademia (19 juin) / Palazzo Manfrin (24 juin)

D 29 juin 2022     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Venise, 19 juin 2022. Malgré une légère brise marine, la chaleur est éprouvante. La Gallerie dell’Accademia est à deux pas de notre appartement, nous décidons de nous y rendre. Il y a peu de monde. Certaines salles sont inaccessibles, d’autres ont été restructurées, mieux : repensées. Tiepolo. Véronèse. Giovanni Bellini et ses Vierges. Les Giorgione ont été regroupés dans une petite salle. A côté de La Tempête, tableau toujours aussi mystérieux, on peut y revoir La Vieille, le Concert et un saisissant Portrait d’un Jeune homme, tableau en provenance du musée de Budapest. Plusieurs Tintoret ont aussi été regroupés au milieu desquels est également exposée la Pietà du Titien qui plaisait tant au regretté Frédéric Badré et que je considère comme l’un des plus beaux Titien.
Dans un espace du musée figure une partie de l’exposition consacrée à Anish Kapoor où explosent les réalisations du plasticien. Le rouge : explosante-fixe. « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle, ou ne sera pas » écrit Breton dans L’Amour fou. C’est l’expression qui m’est venue à l’esprit même si je reconnais qu’il s’agit là d’un rapprochement discutable. Shooting in the corner, cette oeuvre monumentale de 2008-2009, visible sous différents angles, terrifie et, là, j’ai pensé à... l’Ukraine et aux destructions infligées par l’armée russe de Poutine... Julia Kristeva écrivait déjà dans art press, en 2015, à propos d’une précédente exposition (article repris sur pileface) :

« Shooting lnto the Corner, installé dans la salle du Jeu de paume, où naquit la démocratie française, révèle l’intention historique de Kapoor : rendre palpables l’assassinat, la mise à mort, la diffusion de la mort dans la vie. Sans jugement politique ou moral. Révolution, Terreur, guerres nationales, puis mondiales, génocides, Shoah, massacres interreligieux, interethniques, la modernité n’arrête pas de saigner... Cela mérite d’être rappelé, ça fait mal... au refoulement. Entre deux murs blancs, la matière granulée du sang qui éclabousse un coin bouillonne comme une hémorragie qu’aucune politique ne parvient à stopper. A moins que ce ne soit une chair vivante qui palpite, un pli écorché, vuIve violée, charogne, placentas, menstrues, des fleurs... »

Le sang nous gicle au visage. C’était le titre du chronique de Yannick Haenel en mars dernier :

« Si la dévastation guerrière a repris la main en Europe, c’est avant tout parce que la place était libre pour elle. Plus rien, aucune pensée, aucun projet, aucune espérance politique n’abreuve et ne nourrit les habitants du monde occidental. »

Le rouge et le noir.
Le noir d’Anisk Kapoor. Ce noir si particulier que Kapoor travaille depuis longtemps et dont il s’est assuré depuis 2016 (fait exceptionnel qui fit beaucoup jaser [1]) « la concession exclusive des droits d’utilisation de cette matière pour un usage artistique » avec le fameux Vantablack, « juxtaposition de l’acronyme anglais Vanta, pour Vertically Aligned NanoTube Array ("réseau de nanotubes alignés verticalement"), et du mot black ("noir") ». C’est là l’événement. L’événement de la Biennale [2]. Un événement double ou dédoublé dont Kapoor nous propose l’autre face au Palazzo Priuli Manfrin dans le quartier de Cannaregio, futur siège de sa fondation d’art.
L’exposition a débuté le 22 avril 2022 et devrait s’achever le 9 octobre. Voici quelques-unes des photographies que j’ai pu réaliser dans ces deux lieux, l’un « académique » si l’on veut, l’autre peu académique, désaffecté, puisqu’il n’a pas encore été restauré (d’où l’émotion étrange, elle aussi redoublée, où domine la sensation que tout est ruine et, que, pourtant, des ruines, peut naître une improbable résurrection).
J’ai retrouvé un entretien récent avec Anish Kapoor particulièrement éclairant dans lequel l’artiste s’explique sur sa « longue histoire avec Venise ». Julia Kristeva, de son côté, dans La chair visible, est revenue récemment sur l’« étrange compagnonnage » qui la lie à Kapoor depuis de longues années.

A la Gallerie dell’Accademia


Shooting in the corner, 2008-2009.
Photo A.G., Gallerie dell’Accademia, 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Shooting in the corner, 2008-2009.
Photo A.G., Gallerie dell’Accademia, 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Shooting in the corner, 2008-2009.
Photo A.G., Gallerie dell’Accademia, 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Photo A.G., Gallerie dell’Accademia, 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Photo A.G., Gallerie dell’Accademia, 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Mother as a Mountain, 1985.
Photo A.G., Gallerie dell’Accademia, 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Pregnant White Within Me, 2022.
Photo A.G., Gallerie dell’Accademia, 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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au Palazzo Priuli Manfrin

Ici, il faut rappeler que, de l’autre côté du canal, par un passage à peine visible, on accède au ghetto juif de Venise (voir sur le plan ici).


Le palazzo Manfin d’Anih Kapoor.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Mount Moriah at the gate of the ghetto.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Mount Moriah at the gate of the ghetto.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Destierro, 2017.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Turning Water into Mirror, Blood into Sky.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Symphony for a Beloved Sun, 2013.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Symphony for a Beloved Sun, 2013.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Portrait of Pink, tryptique, 2019.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Non object, 2018.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Non object (Oval), 2022.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Three , 1990.
Photo A.G., 24 juin 2022. Zoom : cliquez sur l’image.

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Mirror, 2017.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Mirror, 2017.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Sacrifice, 2019 et Between the No longer et the Not yet, 2022.
Photo A.G., 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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What about blood ?

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Rencontre avec Anish Kapoor : l’artiste star prend d’assaut Venise


Numéro art, 25 mai 2022.
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Couverture du nouveau Numéro art, l’artiste britannique investit Venise avec une double exposition à la Gallerie dell’Accademia et au Palazzo Manfrin, siège de sa future fondation. Nouvelles œuvres d’un noir si intense que leur forme semble disparaître, et installations sanglantes et viscérales... Anish Kapoor s’amuse plus que jamais à nous plonger dans les entrailles du monde jusqu’à l’abject, et à bouleverser notre perception.

Interview : Thibaut Wychowanok.
Portrait par Simon Thiselton.


Anish Kapoor photographié dans son atelier à Londres par Simon Thiselton.
Crédit : Simon Thiselton.ZOOM : cliquer sur l’image.
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"The Dark" (2021). Anish Kapoor. Huile sur toile. 213 X 274 cm. Photo : Dave Morgan.
© Anish Kapoor. All rights reserved SIAE, 2021. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Numéro art : Comment décririez-vous l’exposition qui a ouvert ses portes à Venise le 19 avril ?

Anish Kapoor : Elle se compose de deux parties : la première se trouve à la Gallerie dell’Accademia, un musée connu pour ses chefs- d’œuvre de la peinture vénitienne, et l’autre au Palazzo Manfrin, que je viens d’acquérir. Le premier espace à l’Accademia réunit cinq ou six peintures avec, au centre de la pièce, une sculpture énorme, viscérale, sanglante, extrêmement physique. Cet espace – très rouge – forme un lieu rituel et sacrificiel, et porte un regard vers l’intériorité. La salle suivante montre certaines de mes pièces des années 90, des œuvres très sombres, comme des espaces intérieurs, ainsi que Shooting Into the Corner [un canon créé par l’artiste, qui projette des masses de cire rouge sur les murs]. Un gigantesque chaos, j’y tiens beaucoup. La troisième salle présente mes nouvelles œuvres noires [Anish Kapoor a développé un noir si noir que l’objet semble perdre sa forme, disparaître et laisser place au vide]. Elles jouent sur l’idée de ce qui est présent et de ce qui n’est pas présent, de ce qui fait forme et de ce qui ne fait pas forme, de ce qui est objet et de ce qui n’est qu’illusion d’objet. C’est ce que, depuis plusieurs années, j’ai appelé des “non-objets”. Ainsi, l’ensemble de l’exposition s’intéresse à l’idée de la présence physique de ce qui est à l’intérieur, et d’objets entre deux états, entre le ciel et la terre par exemple.

Quel rôle joue le contexte de Venise dans l’exposition ? Les œuvres y prennent-elles un nouveau sens ?

Tout à fait. J’ai une longue histoire avec Venise. J’en distinguerai deux éléments. Le premier est lié à l’histoire de l’art. Venise est la ville de la couleur. Je pense à son ciel, à son rôle de pont entre l’Est et l’Ouest, et avec le monde islamique... Le second est plus mystérieux. Venise est la cité de l’eau et des ténèbres. L’eau n’y est jamais seulement de l’eau. L’eau y est maternelle et profondément mystérieuse : quelle est son pouvoir ? Que peut-elle faire ? Quelle est sa profondeur ? Jusqu’où s’étend-elle ? Il y a quelque chose de troublant à voir toutes ces bâtisses sortir des eaux. Le point précis où elles émergent ressemble à un endroit où tout commence et tout finit. J’ai toujours trouvé cela très fort. À la manière de Visconti [réalisateur de Mort à Venise, 1971], j’en perçois la beauté, et la mort qui se tient juste derrière votre épaule. De plus, exposer à l’Accademia impose évidemment de devoir “toucher” au plus près le grand art du monde occidental qui y est montré, de Bellini à Giorgione, et de se confronter à ses thèmes. Au sein de la Renaissance italienne, on trouve au moins deux grands moments. Le premier est en rapport avec la perspective, dont on entend toujours parler. Après son avènement, l’être humain se trouve au centre du monde. Désormais tout ce qui est vu l’est selon une perspective humaine. Le second concerne le drapé et le vêtement. C’est l’idée, très présente au début de la Renaissance, selon laquelle les grandes peintures jouent avec le tissu et le vêtement comme des signes d’un être. Le vêtement dit le corps et la présence humaine. Or, ce matériau noir que j’utilise depuis plusieurs années, si vous le mettez sur le pli d’un tissu, le pli devient invisible. Vous ne distinguez plus le drapé. Avec ce matériau, ma proposition à pour ambition d’explorer au-delà du corps, au-delà des possibilités de la forme, au-delà de l’être. C’est, en quelque sorte, amener le carré noir de Malevitch encore plus loin, en faisant d’un objet en trois dimensions un objet en quatre dimensions. L’objet “fait” quelque chose d’autre. Il s’agit de questionner ce qui est de l’ordre du physique et du transcendantal. C’est, au fond, ce que font tous les artistes. C’est le but méthodologique et central de l’art.


Anish Kapoor photographié dans son atelier à Londres par Simon Thiselton.
Crédit : Simon Thiselton. ZOOM : cliquer sur l’image.
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"Shooting into the corner" (2008-2009). Anish Kapoor. Médias mixtes. Dimensions variables. Photo : Dave Morgan.
© Anish Kapoor. All rights reserved SIAE, 2021. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Vous avez mentionné la perspective. Une notion intéressante au regard de votre travail qui use très souvent de stratégies de renversement, d’éviscération. Le haut devient le bas, l’intérieur est mis à l’extérieur, la terre est retournée...

L’histoire de la peinture est l’histoire de la manière dont on fait apparaître les choses. Mon projet semble être l’exact opposé. Comment faire disparaître les choses ? Bien sûr, au cours des années j’ai travaillé différents matériaux. Le noir est l’un d’entre eux, avant lui, il y avait le bleu ou encore le pigment, les œuvres blanches et bien sûr le miroir. Le miroir produit un étrange effet, particulièrement lorsqu’il est concave comme dans certaines de mes œuvres. Quand il est convexe, cela rend toutes les images plus petites sur la surface. Le miroir recueille toute la pièce qui lui fait face. Lorsqu’il est concave, tout est sens dessus dessous. L’espace de l’objet n’est plus présent. Ce n’est plus l’espace traditionnel de la peinture. On a l’impression qu’on va tomber. Ce qui m’intéresse ici, c’est la manière dont des questions phénoménologiques peuvent devenir des questions poétiques ou psychologiques. Alors je m’interroge : d’où vient le sens ? Est-ce qu’il se trouve dans ce moment d’interaction entre le regardeur et l’objet, le regardeur et le matériau ? Le regardeur demeure toujours au centre, et certaines des interactions qu’il a avec ces objets peuvent être violentes et parfois déroutantes. Mais, pour autant, est-ce simplement un trompe-l’œil ? Une illusion ? À un certain niveau, certainement. Mais qu’y a-t-il après le trompe-l’œil ?

Vous avez mentionné Shooting into the Corner, une œuvre viscérale et violente. De la même manière, certaines de vos autres pièces révèlent ce que l’on ne veut pas voir, l’abject par exemple. Elles invitent à regarder autrement le monde, la nature, ce qui se trouve sous terre, ce qui n’est pas très attirant.

La notion d’abjection me fait immédiatement penser à Julia Kristeva [dans son essai Pouvoirs de l’horreur – Essai sur l’abjection, la psychanalyste avance que la mère et l’enfant se constituent dans les périodes précoces de l’existence du bébé comme des “ab-jects” : ni sujets ni objets, mais pôles d’attraction et de rejet. L’interaction des “ab-jects” se matérialise dans les échanges préverbaux qu’elle appelle “sémiotique”, des pulsions empruntant la voie sensorielle et le prélangage s’articulant en intensités, rythmes et intonations]. Fondamentalement, cela nous amène à penser en termes de langage intérieur. Est-ce que notre langage intérieur permet un “soi perturbateur” ? Nous passons notre vie à mettre de côté cette part de nous- mêmes. Nous éduquons nos enfants afin qu’ils l’oublient. Ce qui n’est pas “bien”, difficile ou abject, nous n’en voulons pas. Nous ne voulons pas le voir. Et je crois que c’est une terrible erreur. Le rôle de l’artiste consiste peut-être à renverser ça justement, et à dire qu’en vérité les Sex Pistols avait raison ! Anarchy in the UK ! Notre soi poétique réside dans l’indiscipline et le dérèglement. Lorsque le regardeur se trouve face à une œuvre, il y est avec son propre bagage d’affects et d’émotions. Il peut la regarder avec amour, haine, désir... Et c’est à l’artiste de jouer avec ça, et une part de tout ça est abjecte.


"Symphony for a Beloved Sun" (2013). Anish Kapoor. Acier inoxydable, cire et bandes transporteuses, Dimensions variables. Photo : Dave Morgan.
© Anish Kapoor. All rights reserved SIAE, 2021. ZOOM : cliquer sur l’image.
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L’atelier d’Anish Kapoor à Londres photographié par Simon Thiselton.
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Mais il demeure une grande part de jeu dans cette abjection. Je pense à la manière dont il se déploie dans vos œuvres, par exemple. Lors d’un précédent entretien, vous m’expliquiez que vous vous considériez comme un artiste d’atelier qui aime particulièrement jouer avec les matériaux...

Absolument. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui. Quand vous êtes chef d’un restaurant, par exemple, vous êtes obligé de plaire à vos clients. Vos plats doivent être bons. Quand on est artiste, on n’a pas à plaire à ses clients. Ce qu’on crée peut être dégoûtant, et il n’y a aucun problème. Le langage visuel permet l’abject. Et qu’est-ce que l’abject ? C’est la conscience de la mort. La conscience de la fin. Une grande œuvre d’art est toujours un remède contre la mort.

Vous évoquiez plus tôt le concept de “non-objet” à propos d’œuvres qui seront exposées à Venise. De quoi s’agit-il ?

Tout a commencé dans mon atelier. Je travaillais sur mes pièces autour du pigment, et, sans trop savoir comment l’idée m’est venue, j’ai réalisé une grande boule, une sorte de forme vide. Je l’ai accrochée sur un mur, puis je l’ai peinte en bleu, mais d’un bleu très sombre. Et soudain, cette forme est devenue une non-forme. Ce n’était plus un objet mais un trou. Pourtant ce n’était pas un trou puisque c’était accroché sur un mur ! Et c’est ainsi que, pendant plusieurs années et selon des modalités très différentes, j’ai travaillé sur ces “non-objets”. De nombreux psychanalystes ont joué avec l’idée du “connu que l’on ne peut voir” [en 1919, Sigmund Freud use pour la première fois du terme Unheimlich, traduit en français par “inquiétante familiarité” ou “étrangeté”]. Quelque chose qui ne peut être vu mais qui nous est pourtant familier. Quelque chose de caché. La manière dont les objets fonctionnent dépend de notre perception. Leurs possibilités méthodologiques d’être réels, ou de ne pas être réels, dépend d’elle. Le “non-objet” occupe une place très conceptuelle : un objet qui ne devient pas objet mais espace. C’est exactement ce qui se passe avec les carrés noirs de Malevitch. Si vous les regardez, ils vous paraissent très ordinaires. Et pourtant ! Méthodologiquement, quel tour de force de faire qu’un objet – un carré noir – ne soit pas seulement un objet mais un espace !

Vous avez fait référence à la psychanalyse. Elle a participé au développement d’un regard sceptique ou suspicieux sur le monde. Il y aurait quelque chose de caché derrière la réalité apparente...

Vraiment ? Je ne crois pas. Je vois les choses différemment. Dans la peinture médiévale, avant Martin Luther, l’objet religieux avait toujours été chamanique, ou magique, si vous préférez. Après Luther, cette magie chamanique a disparu. Elle s’est dissoute. L’objet est devenu un texte, une chose que vous deviez lire. Ce que nous cherchons aujourd’hui, c’est à retrouver cet objet chamanique. Cette chose qui dit que notre monde psychique est complexe. Et c’est ce que fait la psychanalyse. Elle pointe la possibilité pré-luthérienne d’un monde magique où les choses sont une chose et sont également une autre chose. Vous dites détester quelqu’un, mais en réalité vous l’aimez. Il y a toujours un renversement à l’œuvre. L’objet est aussi l’opposé de lui-même, le déni de lui-même. C’est pour cette raison que même si la psychanalyse affirme être une science, elle est aussi poétique.


Untitled (1992). Anish Kapoor. Grès et pigment. 230 X 122 X 103 cm. Photo : Michel Zabé.
© Anish Kapoor. All rights reserved SIAE, 2021. ZOOM : cliquer sur l’image.
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"Black within me" (2021). Anish Kapoor. Huile sur toile 244 X 305 cm. Photo : Dave Morgan.
© Anish Kapoor. All rights reserved SIAE, 2021. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Appelez-vous à un réenchantement du monde après le “désenchantement du monde” dont parlait le philosophe français Marcel Gauchet ?

Oui.

Et qu’en est-il du romantisme ? Vous considérez-vous comme un artiste romantique ?

Possiblement, oui. Pourquoi ? Parce que si le romantisme correspond à l’idée que l’esprit humain peut aspirer à des idéaux utopiques, alors ma réponse est oui. Nous vivons dans un triste monde dystopique. Nous avons perdu le contact avec la part utopique de nous-mêmes, cette part qui dit que nous sommes capables d’un meilleur futur, plus égalitaire. C’est une aspiration que nous devons poursuivre. D’une certaine manière, nous devons reconstruire une vision romantique du futur. Est-ce que l’art est le bon lieu pour cela ? Je dirais que oui. Même s’il reconnaît la destruction et la violence, il peut aussi se connecter au matériel et au non-matériel, à ce qui est physique et à ce qui est éthéré. Classiquement romantique.

Je faisais référence au romantisme pour son rapport si particulier au sublime. Cette idée que l’être humain fait face à une nature plus vaste que lui, violente et terrifiante. Vos œuvres jouent également avec ces notions.

Le sublime est en effet une notion très importante. L’idée inhérente au sublime, c’est que la beauté nous emporte hors de nous-mêmes, au-delà de nous-mêmes, et qu’immédiatement survient la peur. Les deux choses – la beauté et la terreur – vont de pair. Qu’est-ce que la peur ? C’est la peur de la perte de soi. Et qu’est-ce que cela, si ce n’est la terreur face à la mort ? Au plus profond de notre être, nous sommes en constante

Anish Kapoor à la Gallerie dell’Accademia et au Palazzo Manfrin, Venise. Jusqu’au 9 octobre.


Détail du triptyque "Diana Blackened Reddened" (2021). Anish Kapoor. Huile sur toile. 244 X 183 cm, chaque panneau. Photo : Dave Morgan.
© Anish Kapoor. All rights reserved SIAE, 2021. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Crédit Numéro Art 10, printemps-été 2022.

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Les illustrations auxquelles renvoie le texte de Kristeva sont dans le texte anglais The Visible Flesh.

La chair visible

Cher Anish,

Vous avez raison, depuis une trentaine d’années déjà, nous avons été des « compagnons constants », comme vous me l’écrivez dans votre dernier mail. Etrange compagnonnage, distanciel et présentiel dit-on aujourd’hui. Rares et intenses rencontres à l’occasion de vos expositions à Paris ou Versailles, stimulantes résonnances réciproques de nos deux manières de vivre, de penser et de créer, si différentes et qui pourtant se croisent, stimulation réciproque.

Vous m’avez lu (Pouvoir de l’horreur, 1983, Etrangers à nous-même 1988). J’avais remarqué vos premières œuvres, sombres cavité et épices colorées de votre Inde natale, et, depuis la fin des années 1990, les installations gigantesques du plasticien que vous êtes : Tarantara 1999 et Marsyas (2002). Est-ce lui l’écorché dont la flûte défia Apollon, qui se perpétue et se métamorphose dans ces « more or less two dimentiel », « parts of [yours] activity », chairs saignantes dont vous m’envoyez les scans ?

Nous nous sommes rencontrés quand le public français vous a découvert à l’occasion de Monumenta en 2011 au Grand Palais. Votre Léviathan n’avait rien d’un monstrueux « chaos primitif » (signification de ce terme en hébreu). Trois immenses boutons roses, gouttes de sang liées, ou membranes translucides d’un utérus gonflé, je fus engloutie par un de ces satellites. Vide ou infini ?


Dirty corner.
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Puis ce fut Dirty Corner à Versailles 2015. Votre appropriation hideuse, effrayante et orgasmique, mais aussi féérique de cet espace du ravissement réfléchi était-elle une recherche de sacré ? Sa réhabilitation aux yeux des modernes désabusés ? Dans la Salle du Jeu de Paume, le coin de mur saigne tout seul devant le canon béant, comme devant un œil de caméra de nos yeux voyeurs. L’Histoire affluait dans votre Shooting in the corner, telle une hémorragie qui ne parvient pas à cicatriser ses plaies permanentes.

M’ayant souvent plu à suivre le devenir espace de la couleur (chez Giotto d’abord, chez Jackson Pollock d’une autre manière) j’ai constaté que ce sont les pigments qui sculptent vos « in-betwen ». C’est à force de couleurs que vos objets incertains ne jugent pas mais s’insinuent à l’intérieur de nos corps de spectateurs jouisseurs ou affolés. Le rouge irise les vibrations des muscles et des muqueuses. Les os, les nerfs, les ovules, le sperme se reconnaissent dans les grains compactés des menhirs géants, aux pâles nuances gris crème, qui affinent le noir et le jaune. Pour bouger vers « l’intérieur » et atteindre l’intime, vous avez vos couleurs préférées : le bleu, le noir, le rouge, le jaune.

Evidemment, ce corps « problématique », cet état de l’être, comme vous le dites, qui n’est pas « expressif » mais aspire à un « au-delà de l’expression », c’était le corps d’Anish. Et vous me l’avez dit, avec votre générosité d’artiste qui « has nothing to say » depuis son « little space between vagibal, void, blood and eart », mais plutôt « refuse refuse refuse ». Vous me révélez comme une surprise : « what you have done to me : « You ab-jected me ». Avant de préciser que, depuis, le monde « has fell into pieces » et vous-même « once whole », « look at me, I smell », « you see, I can be female » insistez-vous [3].

Cette incorporation de vos topologies de plasticien (visible/invisible, histoire/présent, lumière/obscurité, mâle/femelle) dans l’intimité de l’homme plasticien s’opéraient, pendant que – dans mon expérience clinique de psychanalyste et dans mon écriture d’essayiste et de romancière – je découvrais ce que j’appelle la chair des mots : entrelacs des pulsions, des affects et du langage, qui spécifie l’être parlant. « Intense profondeur des mots » avait averti le jésuite espagnol Baltazar Gracian (1601-1658) ; « état préréflexif de la pensé », armature en deçà du visible, sous-jacente à la peau, « creux » et « plis » entre l’homme et l’univers, « incorporéité », « enroulement du visible sur le corps » selon le philosophe français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), qui fait écho à Paul Cézanne (1839-1906) : « Ce qui j’essaie de vous traduire est plus mystérieux, s’enchevêtre même aux racines de l’être, à la source impalpable de la sensation  ».

La chair des mots : je l’entends, je la perçois, je la palpe, je la vis et je la revis dans les mouvements de grâce des séances psychanalytiques, où le mot et le silence révèlent et partagent le trauma et le plus-de-jouir. C’est elle, la chair des mots qui me saisit aussi dans la phrase chargée de métaphores, qui ne sont pas des « comparaisons » mais des « transsubstantiations » (le sentant basculant dans le senti, comme le veut la messe catholique) chez Baudelaire repris par Proust. La chair des mots aussi dans le sexe hanté du carnaval chez Dostoïevski [4]. L’art de l’Occident, et peut-être tous ce que les humains de partout appellent art, vise cette réflexivité préréflexive et préobjectale du corps qu’est la chair. [5]

Implicitement ou inconsciemment, la modernité sécularisée hérite de ces catégories et de ce débat en y inscrivant les problématiques du troisième millénaire : les risques de la liberté et la recomposition de la différence sexuelle ; la démocratie postrévolutionnaire et l’irruption du féminin dans le multivers psycho-sexuel de l’internaute confiné.

La parole transférentielle entre l’analyste et l’analysant ne se justifie qu’à condition d’accéder à ce carrefour de déhiscence du désir, interpénétration et réversibilité de la vie et de la mort, pour mettre en mouvement ses renaissance et ses survies. Tandis que la civilisation de l’image, qui est en train de noyer celle du langage, jouit d’attiser, d’aplatir et de virtualiser les sensations, les émotions et les passions. Il fallait incurver les yeux et les écrans pour atteindre, en dessous du spectacle, ce ressort du vivant parlant qu’est la chair des mots, la chair du monde. Et la rendre visible dans sa nudité crue. Vous l’avez fait.

***

Vous vous êtes immergé dans le rouge et vous l’avez sculpté en vibrant avec toutes ses nuances, en le prolongeant au-delà de ses limites dans le blanc et dans le noir (fig. 2). Avant de le livrer au jaune du soleil (fig. 10), car seule la lumière – qui en a vue de toutes les couleurs – peut éclairer le relief tactile de l’informe.

C’est ainsi que vous tirez le rideau de la peau (fig. 1), quand vous ne l’arrachez pas, et sous la forme du corps vous rendez la chair visible. Ni organes, ni muscles, ni nerfs, ni vaisseaux, ni intestins, ni zones érogènes diverses et variées. Mais, avec tous ces matériaux et constituant du corps présents et suggérés, c’est l’informe éclosion du vivant que vous ressentez et pétrissez. En invitant vos spectateurs à imaginer épreuves et postures, sensations physiques et scènes sexuelles. Les zones érogènes s’ouvrent et se ferment, se contaminent et se consument en jets de feu (fig. 3, 6, 10) en écoulement visqueux, en trous noirs (fig. 14, 1).


« soleils noirs de nos mélancolies ».
Photo A.G., Venise, Palazzo Manfrin, 24 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le féminin en moi observe et découvre vulves, vagins et anus, vases communiquant et soleils noirs de nos mélancolies, quand nous voulons regarder le fond des choses, aller cœur au de la possession. Féminin de la femme, de l’homme, de l’artiste. C’est de vous qu’il s’agit, vous en êtes, du féminin et de la chair. Avec vos œuvres dites « bidimensionnelles », c’est votre portrait bidimensionnel que vous nous léguez. LA condition de l’Art, du votre forcément, et de celui qui existe déjà dans les grottes préhistoriques, cela va de soi.

J’y vois la mort aussi, obsession masculine par excellence, sur laquelle les femmes savent pleurer, mais dans laquelle l’homme s’explose. Carnage, guillotine, décapitation, torture et mises en pièces des muscles et des orifices. Érections ensanglantées, déchiquetées (fig. 4) ou aiguisées en serpes (fig. 3, 14). Escaliers montant dans le vide embrassé ou dégoulinant de sang (fig. 7) : brulant souvenir de l’échelle de Jacob ? D’un pont de soupir amoureux ? Le pont de l’Académie de Venise, capitale de l’art !

Impossible de mettre la chair saignante en boite, de l’emboiter dans une forme ou un scénario. La chair s’échappe du cadre, elle s’arrange à fendre, à pourfendre le volume et les coutures, elle s’évade de la géométrie des cubes et des surfaces, elle arrose ou souille les échafauds ou la guillotine. Oui, je vois le vide lacéré par la lame du couperet dans ce cercueil béant, sans tête, débordant des entrailles hachées que vous êtes allé glaner chez tous les torturés de la terre (fig. 5).

La chair s’attache aussi à l’os, côte, dent et corne (fig. 9), disruptive danse du squelette et des muscles, cruelle délicatesse tauromachique sous le voile de la peau. Les dégoûtants boyaux eux-mêmes (fig. 13), grouillant amas marron violacé, finissent par se livrer sans gêne au regard devenu charnel ; et forcent le rouge de voir la vie en rose.

***

Je les regarde, je les retourne en haut, en bas, à droite, à gauche. Les pigments sculptés et leurs installations se laissent faire, ils résistent, je les érotise, je les sublime. Ce sont des gestes en couleur, ce sont des jouissances et des ab-jections….


Painting.
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Mon œuvre préférée, que j’aimerais placer en couverture d’un prochain recueil intitulé Prélude pour une éthique du féminin [6] (si mon éditeur ne la trouve pas trop osée, pas assez ou au contraire trop markéting, trop chère, inaccessible, inacceptable ?), comment l’intitulez-vous (fig. 1) ? Je vais la poser droite, le soleil noir en haut au centre, et la fente en diagonale, comme une embrasse de draperie, qui se confond avec les lèvres du vagin, si je bascule l’image. Le rideau tiré dévoile la jouissance féminine, qui emporte le trou noir encastré au centre. Ainsi seulement vous pouvez entrer à l’intérieur de la chair. Vous n’y voyez que du feu : le rouge de l’orgasme, la toison noire des illusions cramées (fig. 11) et le jaune étincelant (fig. 12) de l’aurore recommencée, renaissante.

Julia Kristeva

VOIR AUSSI : Julia Kristeva Anish Kapoor : Dans les entrailles de Versailles La face interne du jardin

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Anish Kapoor, Descent into Limbo.
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Quand Anish Kapoor ouvre une faille dans notre vision du monde

Joël Chevrier
Professeur de physique, Université Grenoble Alpes (UGA)

En 2016, l’artiste plasticien britannique Anish Kapoor s’est emparé du Vantablack, l’une des matières réputées parmi les plus noires jamais produites par l’humanité, pour son usage artistique exclusif. Produire des matériaux noirs est l’objet de recherches scientifiques et technologiques permanentes. On peut se demander quels enjeux se cachent derrière cette quête sans fin de nouveaux matériaux toujours plus noirs, et pourquoi le plasticien britannique Anish Kapoor s’en est saisi.

Noir, lumière et infini, trois interrogations universelles

Le noir, la lumière et l’infini, pour les scientifiques, sont des questions permanentes. Si dans la station spatiale internationale, Thomas Pesquet tourne la tête à l’opposé de la Terre, il ne reste plus que l’espace, infini, noir et parcouru par des lumières dont le rayonnement fossile issu tout droit du big bang, imperceptible pour ses yeux.

LIRE AUSSI : « C’est comme un marshmallow noir » : décrire l’infini de l’espace, un défi extraterrestre

On l’a vu précédemment, l’astronaute américain Story Musgrave s’est tourné de ce côté-là et a fait part de son expérience de l’espace, du noir, de ces lumières et de cet infini. Il a magnifiquement décrit comment sa perception mise à mal se trouvait transformée dans ces moments uniques.

Le corps noir, un idéal en physique

En physique, l’interaction entre la lumière et la matière est au cœur de multiples recherches fondamentales. Deux des prix Nobel français, Serge Haroche et Claude Cohen-Tannoudji, ont passé leur vie scientifique à étudier cette question. Elle est au centre de l’information quantique dont on attend des applications nouvelles étonnantes. La « théorie quantique du corps noir » due à Max Planck révolutionne au début du XXe siècle la compréhension de l’interaction entre la lumière et la matière. En physique, un corps noir désigne un objet idéal qui absorbe parfaitement toute la lumière qu’il reçoit. L’absorption de cette énergie électromagnétique conduit à son échauffement et à la réémission d’une lumière dont les longueurs d’onde sont déterminées par la seule température de ce corps noir.


Le Vantalblack, plus noir que noir.
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Sur Terre, la lumière reçue est essentiellement de la lumière visible. Celle réémise à la température ambiante est de la lumière infrarouge, laquelle est invisible pour nos yeux. D’un tel objet noir suivant cette définition, il ne provient alors rien de visible pour nos yeux. Si l’environnement de l’objet qui réfléchit la lumière est visible, seul le contraste permet de situer le corps noir dans l’espace. Il est une faille, une sorte de trou noir dans notre réalité. Au demeurant nos yeux sont des détecteurs avec des performances limitées, et un objet noir même sans l’être idéalement peut nous apparaître comme ce trou noir. C’est avec cette limite de notre perception que joue Anish Kapoor depuis des années et plus récemment en utilisant le Vantablack.

Des projets comme la mise au point du matériau Vantablack ont des motivations très claires dans les domaines, spatial, scientifique ou militaire. Faire des écrans pour absorber la lumière parasite en est une.

Le Vantablack rassemble des forêts de nanotubes de carbone qui piègent la lumière et joue sur tous les mécanismes d’absorption en même temps. Résultat, 99,965% de la lumière incidente est absorbée. C’est extraordinaire mais un simple petit pointeur laser rouge envoie une énorme quantité de photons par seconde. Le Vantablack en renvoie quand même beaucoup. 99,965% ce n’est pas 100%. Et cette différence, ce n’est pas rien pour certaines applications ! Le MIT a annoncé 99,995% en 2019. La course continue.

Noir, lumière et infini préoccupent aussi les artistes

Le peintre qui, dans son œuvre, a peut-être le plus exploré la lumière dans l’espace est Pierre Soulages. Sa préoccupation pour le noir est connue et au centre de son œuvre, mais celle-ci n’a rien à voir avec le corps noir idéal.

Il s’intéresse au contraire à des surfaces noires bien réelles qui présentent des interactions très sophistiquées avec la lumière. Il suffit de regarder autour de soi pour le rejoindre : la plupart des surfaces noires réfléchissent la lumière rasante. Certaines réfléchissent d’ailleurs beaucoup de lumière dans ces conditions.

Pierre Soulages joue de la lumière sur le noir dans toutes ces variations. J’ai passé de nombreuses heures à tous les moments de la journée et des saisons devant le grand Outrenoir du Musée de Grenoble exceptionnellement éclairé. Pierre Soulages peint le premier Outrenoir en 1969. Il continue encore aujourd’hui sur ce chemin pour notre bonheur.

LIRE AUSSI : Quand les « Outrenoirs » de Pierre Soulages dialoguent avec la science

Mais il ne s’agit pas d’une recherche des effets du noir absolu en peinture. Il n’y a, je crois, aucun lien entre la démarche artistique de Anish Kapoor et celle de Pierre Soulages. Anish Kapoor se rapproche ici bien plus de l’astronaute Story Musgrave que de Pierre Soulages. Story Musgrave insiste sur l’expérience de ce noir absolu qu’il a « vu » dans l’espace par le hublot de la navette spatiale : des zones de l’espace, infinies et noires, face à lui, ne lui renvoient aucune lumière. En scientifique, il les sait vides. Mais sa perception ne le sait pas…

L’œuvre Descente dans les limbes, un trou noir pour notre perception

Le bruit médiatique autour du Vantablack pointe alors un cas fascinant. L’impression s’installe qu’une avancée scientifique et technologique a radicalement ouvert de nouvelles possibilités pour la création artistique. Peut-être fallait-il cette combinaison arts et sciences, pour regarder ainsi ces « noirs » ?

Pourtant Anish Kapoor n’a pas attendu le Vantablack pour créer et exposer des œuvres d’art fascinantes qui travaillent ces questions, et qui fonctionnent. Que voit-on quand, pour notre perception, aucune lumière n’est là ? Qu’est-ce qui existe devant nous dans ce cas ?

Anish Kapoor crée l’installation Descente dans les limbes (peut-être en référence à la peinture Mantegna) en 1992, bien avant le noir Vantablack, principe qu’il reprendra ensuite dans de nombreuses œuvres. Le dispositif de cette œuvre est très simple : un trou de 2,5 m de profondeur avec un diamètre d’environ 1,5 m. Son revêtement ne réfléchit que très peu la lumière visible, et rend ce trou irréel en égarant la perception.

LIRE AUSSI : « Cloud Gate » d’Anish Kapoor, la sculpture-miroir qui reflète la finitude du monde

Dans le recueil d’entretiens au titre ironique Je n’ai rien à dire publié en 2011, là aussi avant l’invention du Vantablack, Anish Kapoor parle d’ailleurs d’une peinture bleue très foncée et ajoute : « Il se trouve, tout simplement, que le bleu produit une obscurité beaucoup plus dense que le noir parce que nous ne voyons pas la couleur entièrement avec les yeux. Les yeux sont des instruments de l’intellect si bien que nous percevons même les couleurs avec notre esprit.  »

Il se disait heureux de la colère d’un visiteur qui au lieu d’un trou finalement bleu très sombre n’avait vu qu’un tapis noir… et était tombé dedans.

Le corps noir idéal et notre humanité

Finalement, le croisement entre arts et sciences est ici remarquable. Le corps noir idéal en physique est parfait. Toute la lumière incidente est absorbée par la matière. Ce corps noir idéal des physiciens n’existe pas.

Pour nos yeux, si. Anish Kapoor crée ces situations dans lesquelles, pour l’œil, tout est absorbé et rien n’est apparemment réémis. C’est une situation idéale à l’aune de notre perception, mais évidemment pas pour la physique. Anish Kapoor en explore alors les potentialités pour nous. Toujours dans le même recueil, il déclare : «  C’est une vision de l’obscurité. La peur est une obscurité dans laquelle l’œil se perd, vers laquelle la main se tend dans l’espoir d’un contact, et d’où seule l’imagination peut s’échapper. » Et Story Musgrave d’ajouter dans le film de Dana Rana, devant le noir de l’espace : « Ce serait quelque chose avec les mains, vous savez, quelque chose que vous pouvez sentir avec les mains. Quelque chose que vous pouvez sentir couler à travers vous, quelque chose qui pourrait être un peu spongieux. » Tous deux nous disent que le « noir » absolu est un choc. Extraterrestre, il nous déroute jusqu’à nous perdre.

The conversation, 24 mai 2022.

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Pour mieux comprendre ce qui est en jeu...

Anish Kapoor, conversation avec Jean de Loisy

Le grand artiste plasticien britannique Anish Kapoor ouvre le cycle des grandes conférences du Collège de France, le jeudi 23 juin 2016.

Il s’entretient avec Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo.

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Anish Kapoor : "Les artistes ne produisent pas des objets mais des propositions idéologiques"

L’artiste contemporain mondialement renommé était la semaine dernière l’invité du collège de France. C’est en artiste européen que s’est présenté l’artiste britannique au moment de prononcer sa conférence. Quelle vision porte-t-il sur le Brexit ?

L’invité des matins, 1 juillet 2016.

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Anish Kapoor sur pileface


[2Il en est d’autres dont je reparlerai, notamment l’exposition consacrée à Marlene Dumas « open-end » au Palazzo Grassi de Venise.

[3Beardsworth S.G. (dir.), The Philosophy of Julia Kristeva, Chicago, Illinois, Cricket Books, a division of Carus Publishing Co, coll. « Library of living philosophers », 2020, p. 345-355.

[4Kristeva Julia, Dostoïevski, Buchet/Chastel, coll. « Les auteurs de ma vie », 2020.

[5« Pour la tradition grecque, la chair, sarx, est liée aux sensations : Sextus Empiricus (Contre les savants, VII, 290) pose que la « masse charnelle » est le siège des sensations, selon Alexandre d’Aphrodisie la chair (ou bien quelque chose en elle) éprouve les sensations. Si Platon attribue le désir au corps, soma (Phédon, 82 c), c’est à Epicure que remonte l’idée du « plaisir selon la chair » (hè kata sarka hédonè) : la chair aspire à un « plaisir infini » que la raison (dianoia) seule peut limiter.

Le judaïsme ne semble pas tout à fait étranger à cette association épicurienne qu’il explore cependant à sa manière propre. La chair, basar ou sherr, représente dans la Bible la nature mortelle de l’homme susceptible de péché, sans pour autant que l’idée d’une lutte entre la chair et l’esprit soit développée.

C’est le Nouveau Testament qui nous lègue, à travers l’héritage grec et juif nouvellement interprété, une notion ambigüe de la chair imprègne toute la culture moderne. Corps malade, faiblesse de la connaissance, souillure éventuelle, la chair selon Paul est toutefois la condition corporelle indispensable à assumer. […] L’homme soumis à la sarx, […] ne [peut pas] choisir librement entre esprit et chair : la chair pour lui est une puissance génératrice de vices qui certes fait partie de l’homme mais aussi l’éloigne de Dieu (Ga 5 : 13, 17). Le croyant ne vit pas dans la chair, il l’a crucifiée (Rm 7 : 5 ; 8 :8 ; Ga 5 :24). Le scandale de Jésus consiste précisément en ce qu’il a été crucifié en tant qu’homme de la chair. En développant une idée toute différente de la chair, Jean complique encore plus la notion. Selon lui, le Père donne au Fils tous les pouvoirs sur la chair, et l’idée paulienne de péché n’y est pas associée. « Le Verbe a été fait chair » (sarx égénéto, Jn I : 14) signifie que Dieu descende dans l’incarnation afin de témoigner (marturéin) de son existence. L’Eucharistie, où le croyant mange la chair de Jésus, confirme la venue du Christ dans la chair des hommes et du monde, ainsi que l’acceptation par le fidèle de ce don.

Par-delà la dialectique et les vicissitudes, les conceptions néotestamentaires imposent un dualisme (chair versus esprit) cependant très subtil. […] Il est question de l’« esprit de la chair » (nous tès sarkos ; Co 2 : 18), et l’homme de foi se dévêt de son « corps de chair »par la circoncision du Christ qui « n’a pas été faite de main d’homme » (He 10 :20), il faut l’entendre non pas comme un obstacle mais comme un pli entre le monde céleste et le monde terrestre, une voie d’accès à une nouvelle expérience. »

Voir, Kristeva Julia, Le temps sensible : Proust et l’expérience littéraire, Paris, France, Gallimard, 1994, p. 330-335.

[6Publié dans L’Infini 148.

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