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Sollers : Autoportrait en dissident

Florence - New York, 1977

D 12 mai 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


J’ai exhumé cette archive le 9 mars. Sollers l’a reprise sur son site peu après sous l’intitulé « Sollers en Italie ». Lionel Dax, aussi fidèle lecteur de Pileface que je le suis de sa revue « Ironie », vient d’en établir la transcription. Pourquoi insister aujourd’hui, alors que quarante-cinq ans ont passé ? Peut-être parce que, comme le dit Sollers dans Illuminations, « l’avoir-été n’est pas le passé. Il se conjugue d’abord au futur, hier n’est que le seuil de toujours [1]. »

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3 avril 1977. Autoportrait. Filmé à Florence dans le cloître de Brunelleschi de Santa Croce.
Argument : l’intellectuel, l’écrivain et la dissidence. Musique : Monteverdi.
Extrait de l’émission « L’homme en question », animée par Gérard Guégan et Pierre-André Boutang.

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1977 - Sollers dans le cloître de Santa Croce à Florence

Qu’est-ce que c’est aujourd’hui faire son autoportrait ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Il n’y a plus de portrait. Les portraits ne veulent plus rien dire : les photos d’identité, les tableaux, les visages, les mensurations, les qualités, tout ce par quoi on peut définir un individu. Cet individu au fond sent bien que ce n’est pas lui.
Notre identité, elle n’est pas dans la photographie, dans le plan de cinéma, dans le dessin, dans le contrôle médical. C’est quelque chose qui est devenu de nos jours une question beaucoup plus dramatique parce que nous ne savons pas qui nous sommes, nous ne savons pas qu’elle est notre identité.
Nous sommes tous des personnes déplacées et nous ne voulons pas le savoir.
Pour un écrivain, qu’est-ce que ça peut bien être cette identité aujourd’hui ? Ça serait se relever d’une explosion, d’une catastrophe du XXe siècle qui s’appelle le fascisme et le stalinisme. Ça serait essayer de reprendre la parole dans cet effondrement de notre culture et de notre civilisation qui ont produit cette régression, cette double régression croisée, symétrique.
Nous sommes dans un endroit où nous pouvons parler librement et nous sommes ici à Florence au cœur de cette civilisation humaniste occidentale qui a produit par extension ces deux formidables régressions. Le cœur ici, c’est ce cloître de Brunelleschi à Florence, un des plus beaux cloîtres qu’ait jamais été pensé, comme de la musique, comme du vide, comme quelque chose qui signifie à cette fameuse identité que nous croyons être, qu’il faut qu’elle se traverse elle-même et qu’elle aille plus loin, qu’elle ose se dépasser et s’effacer pour éviter de produire des charniers ou simplement une sorte de barbotage débile dans l’ordure.
Ici, nous sommes dans le vide et le vide de la pensée, la pensée du vide. C’est quelque chose sur quoi il faut revenir pour réapprendre à parler, et réapprendre à parler dans la vérité, et réapprendre à écrire dans la vérité, c’est-à-dire contre la barbarie qui de toute part nous assiège.
Ce serait intéressant de se demander aujourd’hui qu’elle peut être la meilleure définition de l’intellectuel. Et je crois que c’est celle de dissident. Qu’est-ce que c’est qu’un dissident ? C’est quelqu’un qui ne veut pas rester assis avec les autres, c’est quelqu’un qui veut se séparer d’une certaine façon et ne pas être en état de communauté. Or un écrivain, c’est quelqu’un qui est en exil fondamentalement. Florence, ça évoque l’exil de Dante condamné à mort par les Florentins. Mais c’est une longue litanie, c’est une longue litanie de la séparation de l’écrivain à l’intérieur d’une communauté sociale, à l’intérieur de l’histoire.
Un écrivain est quelqu’un qui se sépare, qui se sépare de sa communauté, et qui la critique de l’intérieur, le plus intérieur, c’est-à-dire la langue elle-même, et de l’extérieur par le regard qu’il porte sur la société de son temps et sur l’espèce de freinage qui se passe au niveau de la communication globale. Dante exilé condamné à mort par les Florentins.
C’est aussi bien quelqu’un comme Hölderlin, cet allemand venu à Bordeaux, on ne sait pas trop pourquoi. Et qui, sur le chemin, commence, dit-on, disent les professeurs. à déraisonner, à devenir fou, mais en même temps à écrire la plus grande poésie de ce temps-là, ce temps où l’expérience de la littérature et l’expérience de la folie commencent à être des expériences absolument parallèles. C’est aussi bien Kafka, à Prague, entre deux langues, entre l’allemand, entre le ghetto, et cette espèce de pression annonciatrice d’un génocide qui va venir. C’est aussi bien Lautréamont qui meurt totalement inconnu pendant la Commune de Paris et qu’on va découvrir cinquante ans plus tard. C’est Joyce bien sûr qui commence, en quittant l’Irlande, à écrire dans toutes les langues, à détruire l’anglais, à intégrer dix-sept langues dans Finnegans Wake, Joyce qui est le plus grand écrivain du XXe siècle et qui a compris cette espèce d’hypnose dans laquelle vivent les hommes en société, les corps en société, ce sommeil permanent qui fait que nous croyons être éveillés alors que nous dormons dans nos phrases. C’est aussi bien Artaud, précisément parce qu’il commençait à parler de plus en plus de façon percutante, à pic sur la langue elle-même et dans le rythme. Artaud qui a été interné, qui a été décrété fou pour un temps, après coup, après quoi, on a décidé évidemment la gloire posthume. Il y a dans cette affaire du posthume de l’écrivain quelque chose de très étrange. On pourrait citer bien d’autres cas : Ezra Pound, Céline, Bataille. Désormais nous savons bien, et c’est impossible de nier ce fait, qu’un écrivain est pris dans une sorte de vie de la mort de la société où il vit. Ce n’est pas du tout ses prises de positions politiques qui peuvent être révolutionnaires, qui peuvent être extrêmement réactionnaires, qui peuvent être fascistes comme dans le cas de Céline ou de Pound, qui peuvent être complètement en dehors de l’action politique. Ce n’est pas ça qui est important. Ce n’est pas cette liaison à l’histoire et la politique. C’est ce rôle de séparation et de crise qui est joué par cette dissidence même qui se produit dans la langue. Voilà je crois l’un des sujets les plus importants de notre temps qui, petit à petit, s’impose car maintenant quelque chose qui compte dans l’écriture et dans le langage ne peut être que profondément dissident.

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Joyce disait : « L’histoire est un cauchemar dont j’essaye de m’éveiller ». Et tout le problème est là. Comment se réveiller ? Comment se réveiller de ce cauchemar qu’est l’histoire ? Alors que la plupart des idéologies veulent au contraire continuer à nous faire dormir ce rêve profond de l’histoire.
Qu’est-ce qui fait religion aujourd’hui ? Est-ce que c’est la religion que nous connaissons, la religion chrétienne ? Ou est-ce que c’est une religion qui ne s’avoue pas comme religion ? Et qui aujourd’hui est l’effet le plus religieux, c’est-à-dire la conception politique et exclusivement politique du monde, la conception finalement marxiste. Je crois que le marxisme est aujourd’hui la religion la plus répandue, la plus contraignante, que c’est elle qui fait le plus lien social, le plus nœud, que c’est elle qui veut forcer les hommes à se penser uniquement en tant que production et reproduction de l’espèce, sans aucun dégagement, sans aucune jouissance promise, beaucoup moins de jouissance encore que dans la promesse d’un au-delà. C’est ça aujourd’hui la religion de notre temps. Religion d’État, religion de l’État, auto-adoration de l’homme, masse massée pour faire masse, toujours produisant et se reproduisant avec comme seul horizon cette production et cette reproduction.
Et l’humanité, ce bétail surveillé, de plus en plus surveillé, de plus en plus sourdement surveillé dans sa biologie, dans ses rêves. au point que la moindre anomalie est déclarée immédiatement signe pathologique. L’humanité, ce bétail surveillé, et rien de plus surveillées en fait que les phrases, que ce qui se dit dans les phrases, que la façon même d’employer les phrases. C’est pour ça que le signe de l’anomalie est toujours à l’intérieur même du discours. Comment nous réveiller de cette surveillance du discours ? Comment nous réveiller de cette conception de l’homme réduit à n’être plus qu’un animal-homme pouvant à peine escompter, et encore pas toujours, avoir des droits qu’il est obligé de réclamer.

Regardons ce qui se passe ici, dans ce calme et cette transparence, dans ce mystère comme mathématiquement trouvé, d’un passage à travers l’animal justement, la nature, la géométrie, le son. Il faut écouter Florence comme on écoute un récit psalmodié, comme il faudrait sans doute écouter déjà New York, comme un pont suspendu, dressé vers le XXIe siècle. Et en somme, c’est de cela qu’il s’agit, savoir si nous sommes capables de penser ce saut entre le XIII-XIVe siècles et le XXIe siècle qui s’annonce, qui est là dans vingt ans. Est-ce que nous sommes capables de penser ça ? Au lieu de rester enfermé dans cette parenthèse de cinq siècles dont tout le monde sent bien que désormais elle s’achève et qu’elle nous maintient dans sa pourriture et sa décomposition.

On va vivre ce temps de la séparation à l’intérieur de ce qui fait communauté sociale où d’ailleurs les complicités politiques peuvent être extrêmement étranges. On peut voir par exemple aujourd’hui en Italie la démocratie chrétienne et le PCI manifester au coude à coude contre ce phénomène d’anomalie, de marginalité, de dissidence qui se produit en Italie. On peut voir les alliances les plus étranges entre gouvernements, entre états. On peut voir les alliances les plus étranges au niveau de la classe politique pour essayer d’empêcher, d’anesthésier cette espèce de monstruosité qui surgit en plein cœur des civilisations, monstruosité qui est le fait de ne pas parler comme tout le monde, de ne pas vouloir employer son corps comme tout le monde, de ne pas vouloir marcher au pas, de ne pas vouloir accepter les valeurs ou plus exactement la syntaxe qui est le code commun. Et là des gens qui peuvent être tout à fait de droite ou de gauche peuvent très bien s’entendre simplement sur le fait que le jeu soit respecté, que le jeu du code soit respecté. C’est ça que j’appelle la dictature politique, la dictature de la classe politique, la dictature de la représentation politique, du spectacle politique contre la monstruosité de quelque chose qui n’emploie plus le code ou qui ne joue plus le jeu dans le corps même du jeu social. Et c’est pour ça que la question de la représentation politique est une chose très importante aujourd’hui, car, au fur et à mesure, le plus possible de gens s’apercevront qu’il leur est désormais impossible de participer à cette représentation politique qui est une sorte d’exploitation de la représentation de certains corps sur d’autres, certains corps étant censés en représenter d’autres dans la politique.
Plus on ira dans cette notion au fond probablement anarchiste, d’une anarchie qui n’aura pas encore été pensée, qu’il n’y a que des singularités, que des différences, qu’il n ’y a pas deux sexualités pareilles, qu’il n’y a pas même des catégories de sexualité, qu’il n’y a pas deux corps pareils, pas plus qu’il n’y a deux empreintes digitales pareilles, et qu’en plus, il n’y a pas deux discours qui peuvent fournir une communauté, bref, que la notion même de communauté, de lien social, de lien religieux social, est en crise. Et plus ça va s’approfondir et plus nous allons probablement découvrir une mutation de civilisation et de culture très profonde qui sera probablement aussi impressionnante que celle qui s’est produite à la Renaissance et qui est déjà là, qui est déjà là dans tous les symptômes que nous pouvons apprécier. Dissidence plus que marginalité. Dissidence, ça veut dire séparer, se séparer, ne pas jouer le jeu du code régnant. Et encore une fois, la dictature de la conception religieuse du monde qui est désormais non plus la religion contrairement à ce que beaucoup croient encore, mais la conception de la politique comme explication nihiliste de toute chose, cette conception va être mise en crise par cette crise de la représentation. Et là, je crois que les écrivains de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui et pour longtemps, pensant encore à quelqu’un comme Soljénitsyne en URSS, auront joué un rôle fondamental, d’alerte fondamentale. Là où personne ne voyait la crise, ils l’auront dite écrite vécue soufferte et finalement gagnée, gagnée à titre posthume. Attention, c’est ça le problème.

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3 avril 1977. Autoportrait. Filmé à Florence et à New York.
Extrait de l’émission « L’homme en question »,
animée par Gérard Guégan et Pierre-André Boutang.
Merci au site Pileface.com d’avoir mis en ligne cette archive le 31 mars 2022.
Transcription : Lionel Dax.

NOTE : Le n°213 d’Ironie, reçu ce jour par le même courrier, publie des extraits d’un livre à paraître en mai 2022 : Dialogue où Lionel Dax a regroupé tous ses essais sur la littérature de Voltaire à Sollers.
Lecture et signature à la Galerie Le Passage le jeudi 2 juin 2022 de 18h à 20h.


[1Philippe Sollers, Illuminations, 2003, Folio, p.167.

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