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Yannick Haenel, chroniques de mars 2022

Charlie Hebdo

D 30 mars 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle. » Isidore Ducasse, Poésies I.

Des nouvelles de Boucq

Yannick Haenel

Paru dans l’édition 1545 du 2 mars

L’Histoire ne cesse de nous rappeler qu’en elle gît une chose plus terrible encore que la mort : la connerie. L’horreur naît des immensités abyssales qui habitent la bêtise, laquelle ne cesse de provoquer et de nourrir, siècle après siècle, ce délire ordinaire du monde qui prend les formes les plus effarantes. C’est ce qu’on ressent depuis des mois en assistant au spectacle pathétique d’une campagne présidentielle qui ne fait, de jour en jour, qu’aggraver la décomposition de la politique, en la réduisant à ses ficelles les plus vulgaires. La bassesse, la veulerie, la nullité de la pensée rivalisent d’obscénité en orchestrant une faillite interminable du système de représentation : qui peut encore aujourd’hui apporter sincèrement sa confiance à ces lamentables sous-politicards, grevés de narcissisme, qui ont l’outrecuidance de s’autoproclamer candidats  ?

Ce n’est pas seulement leur défaillance personnelle, ou celle de leur parti qui est en cause, mais la minable idée qu’ils se font de la politique, c’est-à-dire de la pensée pour tous. Je rêve qu’on ne vote plus, en France, pour des personnes, mais pour des assemblées de citoyens  ; et que soient écartés de la sphère des décisions tous ceux qui s’illustrent dans la dimension du profit. Bref, j’attends impatiemment qu’on change la Constitution et qu’on passe enfin à la VIe République – une République où le pouvoir ne se réduirait ni à la rapacité d’une volonté unique ni à son fantasme.

C’est pourquoi la nouvelle et extraordinaire bande dessinée de notre ami Boucq – Un général, des généraux (éd. Le Lombard) – tombe à pic : elle raconte, sur un palpitant scénario de Nicolas Juncker, la naissance de cette Ve République, dont nous ne cessons de vivre la déliquescence.

Elle nous détaille, avec ce sens inégalé de la farce que possède Boucq – à travers la tendre et féroce moquerie qu’il met à croquer la débilité crasse des hommes –, comment un système au bout du rouleau (en l’occurrence, la confusion des gouvernements de coalition sous Coty) ne produit que sa propre connerie et rend inéluctable qu’on en change.

En un va-et-vient burlesque entre les travées chaotiques de l’Assemblée et le balcon du Gouvernement général d’Alger, Boucq nous plonge dans les coulisses de ces journées folles de 1958 où un comité de salut public prend le pouvoir en pleine guerre d’Algérie et porte à sa tête l’inénarrable général Massu. Les putschistes vont aller jusqu’à tenter, souvenez-vous, un débarquement en France via la Corse : pages irrésistibles de drôlerie.

Le trait subtil de Boucq n’a même pas besoin d’en passer par l’outrance : quand la politique est incarnée par la bêtise, le grotesque parle de lui-même, comme un symptôme.

L’histoire de France comme histoire de la connerie : voilà comme on devrait l’enseigner pour développer l’esprit critique.

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Le sang nous gicle au visage

Yannick Haenel

Paru dans l’édition 1546 du 9 mars

L’autre nuit, je me suis réveillé vers 5 heures avec une phrase qui ne cessait de se déployer dans ma tête : « Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle. » C’est une phrase d’Isidore Ducasse, mieux connu sous le nom de ­Lautréamont. En descendant me faire un café, je me la suis répétée : « Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle. » J’ai ouvert la fenêtre du salon où j’écris, et en attendant l’aurore, j’ai regardé les nouvelles d’Ukraine sur mon téléphone en me disant : «  Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle. »

Car j’ai pensé que le crime émane toujours de l’absence de pensée, et qu’il profite de celle-ci. Moins on pense, plus il se faufile. Et le crime est comme les ténèbres : quand il se disperse, il prend tout – d’un seul coup, c’est trop tard.

Si la dévastation guerrière a repris la main en Europe, c’est avant tout parce que la place était libre pour elle. Plus rien, aucune pensée, aucun projet, aucune espérance politique n’abreuve et ne nourrit les habitants du monde occidental. L’absence de pensée généralisée s’accomplit en simple consommation, et la consommation appelle l’avidité, c’est-à-dire la corruption. Quand plus personne ne s’occupe vraiment de politique, je veux dire de cette puissance de la pensée qui met de la passion dans la vie collective, les criminels occupent le terrain laissé vacant. Plus le niveau intellectuel baisse, plus la criminalité organisée augmente : la mafia prospère toujours sur le renoncement.

Eh bien, j’aimerais mettre en rapport la nullité de la campagne présidentielle française avec la guerre en Ukraine. Le pitoyable récital de langue de bois des prétendants au pouvoir en France, le degré zéro de leur offre politique fondée sur la haine déma­gogique, tout cela ouvre la porte au crime. La nullité de la pensée permet la guerre.

Bien sûr, ces pantins interchangeables ne sont pas responsables de la prédation de Poutine  ; mais ils sont les symptômes de sa possibilité. Ce retour de la guerre en Europe est le signe que, dans les pays occidentaux, plus personne ou presque ne s’occupe de penser, c’est-à-dire de résister à l’occupation des esprits par le rien.

Nous avons vu mourir progressivement la politique en ­Europe depuis trente ans, nous avons laissé la nullité intellectuelle s’emparer des esprits, nous nous sommes satisfaits de cette nullité, et comme l’a dit Hegel : «  À la manière dont un esprit se satisfait, on reconnaît l’étendue de sa perte.  »

L’étendue de notre perte, il semblerait que nous n’ayons pas envie d’en prendre conscience  ; mais les Ukrainiens, eux, savent de quoi il s’agit. La tache de sang intellectuelle qui, depuis deux semaines, ne s’efface plus de nos belles consciences, est devenue une flaque immense.

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Exister pour plus

Yannick Haenel

Paru dans l’édition 1547 du 16 mars

Je ne sais pas vous, mais moi je suis complètement dépri­mé. Sans doute parce que je viens de finir d’écrire un roman [1] (dépression mineure)  ; mais surtout à cause du monde (impact majeur) : passer d’un virus à la guerre, c’est donc ça le lot de l’espèce humaine  ?

Je vais vous épargner ma complainte sur la dévastation et sa structure psychotique  ; je vais vous parler de poésie.

Il y a un petit livre que j’ai toujours en ce moment avec moi, dans une poche de mon manteau : Présent antérieur, de Fanny Lambert, publié aux éditions Nonpareilles, une petite maison d’édition bien plus belle que les grandes. Je l’ouvre à tout moment de la journée, dans le bus, le métro, aux terrasses des cafés, au lit : il me fait ­penser, sourire, aimer.

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Ce n’est pas de la poésie pour faire joli, ni pour se bercer, mais une suite de notations en trombe, en cascades, en morceaux qui jaillissent, qui précisent et circonscrivent. Fanny Lambert appelle ça l’« acuité des repos ». Ce sont des marques, des prises, des fragments d’opacité limpide (oui, l’opacité peut nous éclairer) – des lignes de liberté, des sexes, des nuances de peau, de drôles de gestes.

Ce sont des propositions d’existence, et c’est toujours bon à prendre : « une extatique pure et libre/au contact d’elle-même », écrit Fanny Lambert. Ou : «  il faudra forcer les abîmes entre les plans  ».

Si une telle poésie scrute l’abstraction qui avale nos corps, elle nous redonne pourtant vie. Il y a des périmètres inconnus d’instants neufs qui se mettent à exister grâce aux mots qui s’offrent ainsi comme des transitions. Il y a des injonctions, un jeu, presque une éthique : « Reve­nir aux bribes  », déjouer les plans, creuser les interstices, aller dans les lacunes, sortir de l’image. Et parfois, dans cette lézarde qu’ouvre la distance entre soi et soi, des souvenirs de lecture d’Henri Michaux nous viennent.

Comment lit-on de la poésie  ? On fait comme on veut : par prises aléatoires, comme de grandes bouffées d’air, par explorations subrep­tices, par envie, comme celle d’embrasser.

Car voici que dans la fissure de l’être que traque Fanny Lambert s’ouvre un érotisme, et c’est une splendeur :

« Me laisser couler disais-tu  ? Tu
Que mes reins, dans le noir, la courbe d’un désir assaillant.
Je veux que tu me regardes t’approcher dans l’obscurité.
Voir si tes mains ont le goût que je sentais la nuit.
Juste pour voir.

[…]

Envahie, terrassée –
Le manque de ce que l’on ignore.
Supporter ce désir à bout de pattes que l’on ne parvient pas à maintenir.
Toi – qui – regardant.
Yeux fermés, buste inversé
se laisse patiner vers le sol tandis que
tu. moi – Corps engagés vers les éminences.
Lorsque nous formons cette serpentine qui ne saurait nous ­défaire.
J’arpente les gestes.
Troublant tu as dit, ce temps à attendre. »

Autres extraits

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Réflexions sur la malfaisance

Yannick Haenel

Paru dans l’édition 1548 du 23 mars

Le cauchemar de l’Histoire continue avec la destruction de l’Ukraine. La fabrication incessante du ravage sous l’espèce des guerres économiques a repris son vieux masque guerrier : le capitalisme mafieux ne se suffisait plus à lui-même, il lui fallait, comme au XXe siècle, se redonner du champ, il lui fallait des territoires, un pays, des villes, il lui fallait du sang, celui des hommes, des femmes et des enfants pour rétablir son règne vacillant, pour bien faire savoir à une planète qui, à travers ses échanges, se croyait globalisée, que la malfaisance fait ce qu’elle veut, et qu’à tout moment elle peut crever l’illusion de son homogénéité et donner libre cours au crime.

Les Temps modernes n’avaient cessé durant plusieurs siècles de marcher vers le « progrès » et l’émancipation des hommes à coups d’exterminations et de génocides. On avait cru qu’avec la prise de contrôle par la cybernétique, la fin des Temps modernes marquait également l’avènement d’un monde (du moins occidental) qui n’avait plus besoin des guerres.

Mais la guerre est toujours la structure du monde : ce qui règne planétairement sous les espèces de la société gestionnaire, c’est un mélange de pègre, de finance et de sécurité d’État. On a collé là-dessus hâtivement le nom de démocratie  ; et de manière générale, sur fond de crises et de krachs, c’est-à-dire en aggravant les injustices, ça ne cesse de fructifier.

Le moment offensif du maléfique qui a pris le nom de Poutine rompt avec un tel pseudo-consensus  ; en affirmant à la face du monde la toute-puissance de l’infamie criminelle – en massacrant les Ukrainiens –, il manifeste les démons qui bouillonnent sous le règne, faussement pacifique, du pognon planétaire.

Ce crime contre l’humanité nous rappelle que la guerre n’avait pas disparu : elle avait pris des formes plus tortueuses. Poutine est bel et bien l’ennemi, comme Hitler ou Staline ont pu l’être : celui qui a décidé d’incarner le mal  ; mais il serait niais de croire qu’avant les bombardements et les massacres de Marioupol, de Kharkiv ou de Kiev, le mal n’existait plus.

La mutation du mal est à l’oeuvre dans chacun des aspects de l’économie-politique mondiale : il se manifeste aujourd’hui de nouveau à découvert, avec l’ignominie des pratiques d’extermination. Et si l’on semble découvrir que la guerre est si sale, c’est parce que, ces dernières années, on roupillait : pendant que nous ronflions, la chaudière de l’enfer ne cessait de se remplir et de faire cramer nos espérances d’un monde délivré de ses horreurs.

La catastrophe est continuelle, le nihilisme a pris le contrôle de tous les actes et le capitalisme intégré dévore la moindre entre­prise humaine. Tout a lieu dans le noir  ; et de temps en temps la lumière se rallume : on voit alors des villes détruites, et des enfants massacrés.

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Le plaisir

Yannick Haenel

Mis en ligne le 30 mars 2022

Tandis que la planète continue à se suicider, tandis que l’armée de Poutine rase les villes ukrainiennes et fait croire aux Russes que ce n’est pas sa faute, tandis qu’en France une poignée de bonimenteurs décervelés a le culot de penser que l’un d’eux nous gouvernera, je m’assieds dans mon jardin et regarde éclore les tulipes.

Une douceur claire et déchirante s’est installée, comme il y a deux ans, en mars, lorsqu’on nous avait confinés  ; et voici que satu­ré d’images insoutenables, de conversations déprimantes et de maladies interminables, mon esprit demande grâce. Oui, grâce. Je ne sais pas vous, mais moi j’ai besoin d’aimer, j’ai envie de beauté partagée, je veux embrasser les cerisiers en fleur, m’enivrer lentement de clairette de Die, et frémir à la moindre nuance de lumière.

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C’est ainsi qu’une fin d’après-midi, allumé par la joie pétillante de ce vin, et tout envahi de parfums printaniers, j’ai lu d’une traite, allongé à côté des tulipes, un livre sur Bob Dylan : Dylan, in absentia, de Nicolas Comment.

C’est un petit livre magique publié aux éditions Louison, dans la toute nouvelle collection « Dissidents », consacrée à des artistes radicaux, non conformistes. Il y a eu un bel essai sur Fassbinder de Guillaume de Sardes, et voici donc Dylan par Nicolas Comment, lui-même auteur-compositeur et photographe.

Ce qui m’a plu, c’est que ce livre, parlant du plaisir, sache le transmettre : l’été 1966, Dylan, 25 ans, idole absolue, se retire. Il vient de sortir le double ­album Blonde on Blonde, que j’ai personnellement écouté 727 fois, sa gloire l’accable, il fait une chute de moto, achète une maison rose à la campagne, vers Woodstock, arrête la drogue, se marie en secret : neuf mois de réclusion, dix-huit mois de silence, sept ans et demi de quasi-disparition.

Qu’est-ce qui se passe quand on « débranche »  ? Mystère. Il y a, dit Nicolas Comment, une « mystique de la vie privée » : j’aime bien cette expression, car elle nous promet que tourner le dos à la société rend possible l’infini.

Le livre de Nicolas Comment poudroie ainsi de détails frémissants et de dégagements très inspirés sur cette période où Dylan s’ouvre à sa « lumière intérieure », comme il le chantera dans I Shall Be Released : « I see my light come shining. »

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Est-ce qu’il regarde pousser les tulipes  ? Je crois que oui. Il est accompagné de l’énigmatique Sara – la «  dame aux yeux tristes des basses terres » – et ces deux-là, lui juif ukrainien, elle juive polonaise, séparés de la meute, lovés dans leur jardin, vont vivre dans «  l’odeur des pins et de la peinture », dans la pensivité des mélodies intimes, dans la poésie qui est le nom secret de l’amour. Vous entendez ce son clair, vif, fluide et sauvage comme le mercure  ? Il monte au-dessus de la rivière, c’est un chant doux, illuminé, c’est le plaisir.

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SARA : ALBUM : "DESIRE" - 1976


[1Le roman s’appelle Le Trésorier payeur à paraître chez Gallimard dans la collection L’infini. A.G.

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