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Yannick Haenel, chroniques de février 2022

Charlie Hebdo

D 2 mars 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La passion Proust

Yannick Haenel

Mis en ligne le 2 février 2022
Paru dans l’édition 1541 du 2 février

J’ignore comment vous passez votre temps, mais, de mon côté, entre deux rhumes, deux crèves, deux grippes, redoutant d’être « positif », et replié chez moi où je termine un roman commencé il y a plus de cinq ans, lorsque je n’en peux plus d’écrire, lorsque j’ai fait les courses, préparé le dîner et que je suis allé chercher ma fille à l’école, je lis Proust. J’ai déjà lu plusieurs fois À la recherche du temps perdu, mais toujours par morceaux, et dans le désordre. Cette fois-ci, j’ai carrément recommencé par la fin, Le Temps retrouvé, et voici que je me régale maintenant des longues scènes d’hôtel au bord de la plage de Balbec, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

J’ai de l’amour pour Proust, la même dévotion que pour Kafka et Bataille, mais plus tendre : tout ce qui touche à lui me passionne, et dans ses phrases, lues et relues la nuit, pendant mes insomnies, et durant de longs après-midi qui sont mes vrais voyages, je cherche chez lui ces couleurs, ces nuances qui déclenchent ma volupté : un soudain « couloir bleuâtre et or » ou la ciselure d’un « écrin de velours ». Mille autres choses, plus étincelantes et drôles, sur le fonctionnement pervers des êtres, sur la sexualité de la société.

Je cherche depuis longtemps un prétexte pour vous parler de Proust, et voici que le musée Carnavalet-Histoire de Paris propose une exposition, « Marcel Proust, un roman parisien » (jusqu’au 10 avril) : elle se savoure sans qu’on ait besoin de bien connaître l’œuvre.


La chambre de Marcel Proust.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Proust est né en 1871 et mort en 1922, si bien qu’il est difficile de savoir si l’on célèbre plutôt ces temps-ci le 150e anniversaire de sa naissance ou le 100e anniversaire de sa mort.

Peu importe, l’exposition, très fournie en photographies, ­affiches et tableaux, donne l’occasion d’entrer dans l’univers urbain qui a nourri la Recherche. Le fourmillement des mondanités (et l’on sait que Proust s’est longtemps dispersé avant de plonger dans la solitude de l’écriture), mais aussi les vedettes de l’époque, celles des arts et des spectacles, composent une trame qui nous ouvre, en même temps qu’à la confection du livre-labyrinthe de Proust, à cette période où la bourgeoisie et l’aristocratie du faubourg Saint-Germain avaient fait de la rive droite de Paris (parc Monceau, Concorde, Auteuil et bois de Boulogne) le lieu privilégié de leur pouvoir, avant que la Première Guerre mondiale ne vienne en noyer les richesses.

Les expos sur un écrivain sont toujours plates, rien ne vaut la dimension intérieure d’une lecture – sa féerie de jouissance. Mais on a bien le droit de se délasser. Alors ne ratez pas la chambre de Proust, dont le musée Carnavalet propose une reconstitution. On y a joint son manteau. Eh bien, croyez-le ou pas, ainsi va la passion : le tissu bleu du couvre-lit et le col en loutre du manteau me font infiniment rêver.

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La connaissance paranoïaque

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L’art des grottes

Yannick Haenel

Mis en ligne le 9 février 2022
Paru dans l’édition 1542 du 9 février

Je ne pense qu’aux grottes. Les cavités m’obsèdent. J’ai une passion pour Lascaux et Chauvet. Quand j’écris un roman (ou quand je rêve, ce qui revient au même), il me semble que quelqu’un en moi se faufile dans les profondeurs d’un boyau de calcite blanche pour aller souffler sur une paroi des pigments ocre et noirs qui, en me droguant, me rapprochent des animaux redoutés. Les grottes sont une hallucination  ; et l’extase qui illumine leur trou ne cesse de fonder ce qu’on appelle l’art.

C’est cela qui m’a plu cette semaine dans le documentaire que j’ai regardé sur Arte, et qu’on retrouve, tout aussi gratuit, sur YouTube : 36 000 ans d’art moderne, de Chauvet à Picasso, de Manuelle Blanc [1]. C’est l’idée, déjà exprimée par Georges Bataille dans son merveilleux livre sur Lascaux, que l’art serait né dans les grottes.

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Soyons précis : la découverte des grottes ornées – Altamira (Espagne) en 1879, Lascaux en 1940 – coïncide avec l’art moderne. Autrement dit, la révélation d’un art préhistorique joue un rôle dans la révolution des formes qui a eu lieu sous les noms, par exemple, de Picasso, Miró, Staël, Brancusi, Klein, et jusqu’à Louise Bourgeois.

Les toiles ne sont-elles pas des substituts de parois  ?
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La Vénus de Lespugue, cette statuette paléolithique mise au jour en 1922, a profondément bouleversé Picasso, qui en a acheté un moulage dès 1927 et n’a cessé de puiser en elle des possibilités de métamorphoses pour la représentation du corps féminin : en un sens, le cubisme provient de l’inspiration érotique des origines.

«  Pour préparer l’avenir, il respire une peinture ancienne  », dit-on dans ce film à propos de Miró, qui chaque jour s’imprégnait d’art pariétal – et qui, au fond, comme tous les grands artistes, n’aura fait que ça : les toiles ne sont-elles pas des substituts de parois  ?

Et jusque sur les murs de nos villes, les empreintes, graffitis, tags et autres graphes perpétuent, à leur manière fantasque et spontanée, ce désir brûlant qui animait les artistes pariétaux : c’est ainsi que nous mettons notre griffe sur le monde comme nous touchons l’inconnu dans les rêves. Nous réalisons – sur la paroi de notre esprit, mais aussi à travers nos étreintes amoureuses – des rituels d’images, où l’humanité s’accomplit en rencontrant ce qui la transcende et en même temps l’accorde à son intimité toujours perdue : les animaux – chevaux, cerfs, bouquetins, taureaux, rhinocéros, qui comme nous se cachent pour affirmer leur présence.

La fraternité avec les animaux est à la fois l’origine de l’expression humaine et son avenir souhaitable, nécessaire, urgent. Notre rencontre avec eux écrit le futur. Ce qu’on voit sur les parois des grottes ne se réduit pas à l’inscription de notre intériorité bouleversée, mais à l’amour ardent pour ce «  très ancien qui devient du très immédiat », comme dit l’artiste Giuseppe Penone : la présence des animaux.

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Un extrait de mes aventures

Yannick Haenel

Mis en ligne le 16 février 2022
Paru dans l’édition 1543 du 16 février

Je suis en train de finir un roman que j’ai commencé à écrire il y a six ans, et que j’ai plusieurs fois suspendu pour écrire d’autres livres (sur la peinture), mais aussi pour assister au procès des attentats de janvier 2015, qui aura finalement pris une année de ma vie.

Écrire un roman suppose une manière spéciale de vivre, entièrement tournée vers des nuances, des miroitements de lumières, des sortilèges impartageables. «  Les phrases, dit Flaubert, sont des aventures »  ; et vivre chaque journée selon leur désir implique qu’on se rende disponible à leur arrivée huit heures par jour. Ainsi, depuis plusieurs mois, suis-je entièrement requis par une telle endurance. Dès le matin, 6 h 30, à peine réveillé, je descends écrire à ma table. La journée ne possède plus alors à mes yeux qu’une intensité immobile, arborescente, multicolore  ; et je ne m’arrête que lorsque je n’ai plus de forces.

Il arrive que, accompagnant ma fille à l’école, je prenne avec elle le bus de banlieue qui nous mène à Paris, où je me glisse sur la banquette d’un café, toujours à la même place, et ouvre mes sempiternels cahiers afin que la narration qui ne cesse de déployer ses trésors dans ma tête s’imprime sur la page, lisible et partageable. Je fonce ainsi chaque ­matin à travers un buisson de phrases que je ­m’emploie pendant des heures à dégrossir  ; puis l’après-midi, me voici, comme un étudiant, à l’une de ces grandes tables qu’on trouve dans les bibliothèques municipales.

L’écriture continue tant bien que mal jusqu’à 17 heures, où je m’interromps pour aller rechercher ma fille, et ainsi rentrons-nous tous les deux en bus  ; il m’arrive alors de continuer à écrire sur mes genoux (j’ai prévu un petit carnet pour ces occasions).

Le soir, épuisé par l’écriture, je m’allonge et dirige ma main vers la table de chevet où s’empilent les livres que j’aime lire en ce moment, et dont je vous rendrai compte bientôt dans mes prochaines chroniques.

Parmi eux, il y a Le Mont Analogue, de René Daumal (éd. Gallimard), dans une édition merveilleuse qu’a dirigée l’écrivain Boris Bergmann. Il y a le passionnant nouvel essai de notre ami chroniqueur Yann Diener, LQI, sous-titré Notre Langue Quotidienne Informatisée (éd. Les Belles Lettres). Il y a le Manifeste conspirationniste (éd. Seuil) dont la lecture nourrit mes énervements politiques ­actuels contre l’époque [2]. Il y a l’excellent nouveau livre de Jean-Jacques Schuhl, Les Apparitions (éd. Gallimard) – une féerie sorcière électrique bleu nuit. Il y a le premier recueil de poésie de Fanny Lambert, Présent antérieur (Éditions nonpareilles), tramé d’extases heurtées : «  Enregistrer le fragile l’instant d’avant sa disparition », écrit-elle. Et enfin la géniale bande dessinée de notre ami Boucq, Un général, des généraux (éd. Le Lombard), dont je vous réserve la surprise.

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Tous les « Nous »

Yannick Haenel

Mis en ligne le 23 février 2022
Paru dans l’édition 1544 du 23 février

Rien n’est plus beau que ces moments où l’on sort ému d’une salle de cinéma : une telle émotion transporte avec elle cette ­matière enchantée qu’est la vie des autres, leurs lumières, leurs jeux, leurs peines  ; et pendant quelques instants encore cette émotion trace avec vous, dans les rues, un chemin d’empathie qui est peut-être la seule vraie politique, celle de la compréhension amoureuse.

Je viens de ressentir cette émotion en voyant Nous, le nouveau film d’Alice Diop. Je vous le recommande chaleureusement  ; rares sont les œuvres – films ou livres – dont on sort avec le cœur plus large et le sentiment que le monde, en l’occurrence la banlieue parisienne, est plus intéressant que tout ce qu’on nous en dit.

Le récit commence en lisière de forêt, comme dans un roman de chevalerie. Un homme observe la futaie avec des jumelles, un petit garçon scrute à ses côtés, on dirait qu’il n’y a rien. Leur patience ouvre notre regard à l’étendue, leur silence nous prodigue du temps. Tout le film se joue d’emblée ici : sommes-nous encore capables d’attendre et de regarder  ? Le soir tombe, et voici un cerf qui sort timidement de la forêt, voici qu’on entend son brame.

Alice Diop nous fait rencontrer ensuite un homme qui descend d’une camion­nette au petit matin  ; il répare des moteurs, on va l’entendre parler à sa mère restée au Mali, on va voir ses gestes, on va se passionner pour lui. Puis ce sera Rokhaya, la mère d’Alice Diop, dont on va chercher les traces sur de vieilles bandes VHS, la réalisatrice confiant alors, en voix off, qu’elle regrette tout ce qui a disparu.

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On y voit pour la première fois la banlieue
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Ce sont les morts qu’elle va filmer, la tombe de Louis XVI dans la crypte de Saint-Denis, les enfants juifs déportés à Drancy, aussi bien que son père venu du Sénégal en bateau  ; et puis les vivants, la sœur infirmière, et les vieilles dames qu’elle soigne (celle, merveilleuse, qui parle de son mari italien), trois jeunes filles qui parlent d’amour sur une dalle de cité, des enfants qui sous le soleil radieux du 93 dévalent une pente sur un carton, des garçons qui se la coulent douce en écoutant une chanson d’Édith Piaf, l’écrivain Pierre Bergounioux qui lit son journal et semble avec ses mots forer un sub­strat archéologique.

Tous ces éclats, ces « comprimés de vie » comme dirait Proust, ces visages, composent une histoire qui n’est pas commune, mais qui raconte le « nous » des autres, notre « nous », tous les « nous ». On y voit pour la première fois la banlieue – celle qui s’ouvre à partir du tracé du RER B, la pauvre, mais aussi la riche – délivrée du regard sociologique, sans cliché sur la misère, sans angélisme associatif non plus. Le « nous » est le contraire du communautarisme, c’est la première personne du pluriel, c’est-à-dire de l’intelligence. Et le vrai cinéma, c’est-à-dire l’art de la poésie, nous rend plus intelligents.

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Toutes les chroniques de Yannick Haenel dans Charlie

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[2Ce livre « anonyme » a fait l’objet de critiques de tous les bords. Seule exception, celle de Hervé Kempf : Et si conspirer était une bonne idée ?. J’y reviendrai. A.G.

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