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Studio. "Le roman doit avoir pour but la poésie pratique".

Trois entretiens de mars 1997

D 21 octobre 2006     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


1997 : Sollers publie Studio. Invité de Bernard Pivot à l’émission « Bouillon de culture », il parle de son roman. Parmi les autres invités : François Nourissier, Térésa Cremisi, Bertrand Poirot-Delpech, Robert Sabatier (tous enthousiastes).

Extraits.

(durée : 12’24" — Archives A.G.)
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« " Le récit nombreux des jours de l’amour ", a dit une fois Hölderlin. Comment laisser passer ce récit nombreux ? C’est cela qui m’est demandé, en somme, rien d’autre.
Le roman est une aventure physique et philosophique qui a pour but la poésie pratique, c’est-à-dire la plus grande liberté possible. »
(Studio, p.156)



Picasso, The Studio, 1928.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Philippe Sollers

Par Carole Vantroys

Il n’est pas celui que vous croyez. L’homme est écrivain et, de ce fait, tenu de vivre dans la clandestinité. Sous une apparence trompeuse. Philippe l’affirme : « Sollers est un agent double. »

De son QG situé au cinquième étage d’un immeuble du 5e arrondissement, à deux pas de la Closerie des lilas, s’échappent les notes d’une sonate de Mozart. Frange grisonnante et sourire malicieux, Philippe Sollers éteint la musique et vous reçoit dans un « studio » sans luxe qui lui sert de bureau. Pendant deux heures, avec une infatigable énergie, il parle de Studio (Gallimard), son dernier roman où il est question de poésie, celle de Rimbaud et d’Hölderlin, mais aussi de l’Occupation, de la société du spectacle et du rôle de l’écrivain. Autant de thèmes qui tournent autour d’une interrogation : à quoi ressemble la vie d’un écrivain à la fin du XXe siècle ? Mais à celle d’un agent secret, bien sûr !

Carole Vantroys. Votre narrateur est un agent secret qui est aussi votre double... Votre vie ressemble-t-elle vraiment à celle d’un espion ?

Philippe Sollers. Je crois effectivement que le travail fondamental de l’écrivain ne peut plus se faire autrement que dans la clandestinité, malgré d’ailleurs une apparence soit tout à fait convenable, soit tout à fait trompeuse. Cette séparation radicale entre le paraître et la réalité n’a sans doute jamais été aussi grande. Cela vient du fait que, désormais, la société contrôle tout et se raconte à elle-même dans des séries d’images. J’ai une grande habitude d’être pris pour quelqu’un d’autre. Je suis aussi habitué à ce qu’on ne lise pas du tout ce que j’écris. J’en retire à la fois un sentiment d’impunité et de liberté très grande. Je peux vivre selon l’image qu’on a de moi et poursuivre dans le même temps des activités tout autres...

C.V. ....dans votre « studio », par exemple. Que signifie exactement le titre de ce livre ?

P.S. Studio, c’est d’abord une habitation transitoire. En anglais ou en italien, ce terme désigne l’atelier de l’artiste. Sa référence picturale, c’est The Studio de Picasso, une toile de 1928. C’est encore l’endroit où on développe des photographies, des documents...

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C.V. ...ou le studio d’enregistrement d’où les résistants envoyaient leurs messages. Vous vous considérez vraiment comme un résistant ?

P.S. Il s’agit de savoir ce qu’on met dans ce mot. Le mot « résistant » est piégé. Papon aussi a fait de la résistance ! Donc, il faut donner au mot un sens anarchiste, virulent. La résistance est individuelle, elle ne se réfère à aucun programme. Mais il est vrai que ce roman entend faire le point sur l’histoire de notre pays. Je ne vous apprends rien si je vous dis que la presse n’arrête pas de parler de la période de l’Occupation, de cette grande affaire dont les placards ne font que réapparaître les uns après les autres. Ce que j’appelle non pas les cadavres dans les placards, mais les placards dans les cadavres. Fait étrange, on en parle sans cesse, mais quand on pose des questions directes aux gens pour savoir exactement où ils se situent, dans leur propre histoire, par rapport à l’Occupation, la réponse n’est pas évidente. A ma connaissance, peu de livres français traitent de ce sujet. Je ne sais pas de quoi parlent les écrivains, je trouve ça bizarre ou alors je soupçonne qu’ils ont un problème avec cette période ; rien n’est clair dans leur tête.

C.V. Modiano en a beaucoup parlé...

P.S. Il n’arrête pas ! En même temps, tout l’art de Modiano, qui est un excellent écrivain, consiste à représenter l’ambiguïté. Après tout, la philosophie de Mitterrand, c’est ça aussi : il n’y a pas de blanc, pas de noir, il y a du gris. Tout le talent de Modiano est de montrer que rien n’est évident. C’est son problème. Pour moi, au contraire, les choses sont très tranchées, très en couleur, et très sensuellement ressenties. C’est la différence. Je constate qu’il y a un embarras considérable de la mémoire. Les personnes nées depuis trente ans ne formulent aucune interrogation fondamentale sur ce sujet. On manque d’un point de vue, celui de l’enfance qui doit surgir de ce trou noir. Je ne pense pas que cela ait été fait.

C.V. Mais vous-même, vous évoquez maintenant seulement cette période de 40-44 ?

P.S. Non, je ne crois pas. Elle est dans tous mes livres. La fête à Venise par exemple. J’y parle du philosophe résistant Jean Cavaillès. C’est même l’un des thèmes déterminants de ce livre. Quelqu’un l’a perçu : sa soeur, elle m’a envoyé une lettre bouleversante. Mais à l’époque, cela n’a pas été relevé.

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Jean Cavaillès 1903-1944

C.V. C’était l’un des thèmes de La fête à Venise, mais pas le principal...

P.S. Cette façon de se précipiter sur un aspect du livre en oubliant tous les autres est une manière de l’oblitérer. Si je vous dis par exemple que la Bible est extraordinairement présente dans Femmes, ça va vous paraître surprenant parce qu’on ne l’a jamais dit. Et pourtant, je vous ouvre le livre et je vous le montre.

C.V. Seriez-vous paranoïaque ?

P.S. On le dit. Connaissez-vous un écrivain qui ne le soit pas ?

C.V. « Analyser l’envers de l’histoire », tel est votre but.

P.S. Oui, « analyser l’envers de l’histoire contemporaine », comme dit Balzac, qui était un très grand paranoïaque et qui, pour cette raison, est un très grand romancier. Contrairement à ce que disent les gens. Balzac, que j’adore et que je vous recommande ! Mais quel paranoïaque ! Et Proust ! Il y a une vraie paranoïa dans Proust. Quand vous voyez se tisser au fur et à mesure de La recherche du temps perdu toutes ces relations sexuelles et mondaines qui aboutissent à une immense toile d’araignée. Toute La recherche est le rêve d’un paranoïaque éperdu ! Et ne parlons pas de Céline...

C.V. Dans chacun de vos livres, vous vous montrez très critique envers la société. Est-ce le rôle du romancier ?

P.S. La critique sociale, dans un roman, me paraît une vertu extrême. Kafka, Proust, Balzac, c’est de la critique sociale. Candide, de Voltaire est un roman magnifique de critique sociale, et qui n’a pas pris une ride. En même temps, on ne peut pas le réduire à ça, mais c’est une fonction essentielle du roman.

C.V. Studio est aussi un livre sur la poésie...

P.S. C’est « le » sujet du livre.

C.V. Vous dites que « Rimbaud n’a pas été lu encore ».

Émission « Radio Libre », produite par Jean Daive, diffusée le 17 juin 2000, sur France Culture.
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Rimbaud à Harar, 1883.

P.S. Je le maintiens. Rimbaud est un cas particulièrement intéressant. On croit le connaître, et pourtant ! Il y a des gens qui se sont amusés à taper à la machine des textes des Illuminations et à les envoyer aux éditeurs. Ils ont été refusés ! Je travaille là-dessus depuis quatre ans. Sans en avoir l’air. Je dis des choses à la télévision. Et je rentre chez moi... Je me suis donc rendu compte que les gens les plus cultivés ne savaient presque rien de Rimbaud.

C.V. Comment l’expliquez-vous ?

P.S. Ils ne se sont pas mis en situation pour le lire vraiment. Par exemple, la couleur des voyelles. C’est un truc que tout le monde devrait savoir : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ». Vous n’êtes pas obligé de voir le « A noir » si vous voulez le voir « vert », c’est votre problème. Mais que ceci ait été dit une fois en français par un poète qui a vu que les voyelles pouvaient être assimilées à des couleurs, c’est un événement dans ce que l’on pourrait appeler l’expérience du langage.

C.V. Mais pourquoi Rimbaud ?

P.S. Rimbaud est un énorme continent. Ce que j’essaie de dire à son propos, c’est qu’il est à venir parce qu’il représente une telle déflagration. Ce poète a suscité le plus grand nombre de commentaires, de fantasmes et d’identifications de toute l’histoire de la langue française. Rimbaud est aussi important que Pascal par exemple. D’où l’intérêt de le prendre, lui, et d’étudier vraiment à fond la question. C’est-à-dire d’abord les textes : Une saison en enfer, ce poème extraordinaire qui attend toujours qu’on le lise et qu’on le relise ; les Illuminations ; et puis la vie. Pour ce qui est de la biographie, j’étais étonné de voir qu’on n’avait toujours pas fait usage du journal d’une des soeurs de Rimbaud, Vitalie. On parle toujours d’Isabelle, en oubliant Vitalie. « La Pléiade » a publié le journal où elle raconte son séjour à Londres avec Rimbaud, en 1874, après Une saison en enfer, après la rupture avec Verlaine et le fameux coup de revolver. C’est un document capital qui reste inexploité.

Même chose pour Hölderlin, que j’étudie aussi longuement dans mon livre. Je crois que personne n’a vraiment utilisé les lettres dites des dernières années, de la folie donc, lettres qu’il envoie à sa mère parce qu’il faut bien qu’elle lui donne un peu d’argent pour sa subsistance. Et pendant ce temps-là, il écrit des poèmes qui paraissent d’une telle simplicité...

C.V. Van Gogh, Artaud, Cézanne, Picasso... et maintenant Rimbaud et Hölderlin. Pourquoi cette fascination pour les peintres ou les écrivains mythiques ?

P.S. Parce qu’ils sont plus vivants que les autres. C’est ce que j’ai voulu faire sentir. Au pays des morts vivants, les morts, ces morts-là sont extraordinairement vivants. C’est un devoir littéraire, une responsabilité, de les défendre.

C.V. Pourquoi n’avez-vous pas écrit plutôt un essai sur Rimbaud et Hölderlin ?

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Friedrich Holderlin

P.S. Impossible ! Vous ne pouvez pas parler de poésie sans vous impliquer personnellement. Il faut dire « je ». Le roman permet cela, pas l’essai. A un moment, j’en arrive à cette formule à laquelle je tiens beaucoup : « Le roman doit avoir pour but la poésie pratique. »

C.V. Ce qui veut dire...

P.S. Attention, cela ne signifie pas qu’il faille écrire des romans poétiques ! Cela signifie que je défends la poésie à travers le roman. Pourquoi ? Parce qu’il me semble que toutes les expériences capitales de mon existence ont comme horizon la poésie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire les souvenirs d’enfance, les relations amoureuses... Et cette défiance considérable que vous appelez paranoïa, mais qui me semble simplement une forme de lucidité plus que profonde face au manège social.

C.V. Vous dites que l’écrivain est un « écouteur » plutôt qu’un « voyeur ».

P.S. C’est le grand mot d’Hemingway : « Un écrivain sans oreille est comme un boxeur sans main gauche. » C’est immédiat quand on lit un roman. On voit tout de suite s’il y a une oreille ou pas. Il faut écouter... Parler, écouter, écrire, tout ça est évidemment la même chose. Les tableaux s’écoutent aussi. Ils sont faits pour être vus mais plus encore pour être écoutés. Si vous n’écoutez pas un Picasso en espagnol, vous ne le voyez pas vraiment. « L’oeil écoute », a dit Claudel.

C.V. Quel romancier contemporain a une bonne oreille à votre avis ?

P.S. Le Clézio... parfois. Modiano aussi a une oreille. Et puis il a une drôle de voix ! Quignard, même si je ne suis pas d’accord avec lui ; pour moi, le sexe n’apporte aucun effroi. Mais ce n’est pas grave. Qui encore écrit à l’oreille ? Marie Darrieussecq a cette chose, ça se sent.

C.V. Et Jean-Edern Hallier ?

P.S. Ah non, pas du tout ! Et d’ailleurs, sa passion, au sens vraiment christique du terme, aura été de s’en douter et d’en souffrir abominablement. Et de tout faire pour combler ce vide ! C’est effrayant de se douter de cela, de sentir qu’on n’y arrive pas, qu’on n’est pas un écrivain. Heureusement, les gens sont protégés la plupart du temps de cette affaire, mais dès qu’ils sont saisis par cette morsure, ça peut aller très loin. Chez lui, c’était vraiment une passion. C’est pour cela qu’il en a tant fait, qu’il a été une marionnette de la société qui veut des images d’écrivains et non pas des écrivains. Moi, on me fait le coup. Mais je suis très volontaire. Ça ne me gêne pas. Je m’en fiche. Et c’est ça qui choque. Parce qu’au fond les contempteurs du spectacle ont les mêmes critères que les organisateurs du spectacle.

C.V. Avec ce livre, vous vous insurgez encore une fois contre ce que vous appelez « la légende du poète maudit ».

P.S. C’est une faribole romantique qui a déjà été recyclée et recyclée. Ça commence à bien faire ! La mystique de l’écrivain - qui est en général célibataire, reclus, silencieux, que l’on sort de temps en temps - commence avec Flaubert et se maintient ensuite. Julien Gracq, Blanchot, Henri Michaux, et le pauvre Beckett qui était pourtant quelqu’un de très drôle, ont été mis dans cette catégorie... Moi, je ne mange pas de ce pain-là ! Ce n’est pas ma nature si vous préférez. Je sais très bien ce qu’il faudrait faire pour avoir une réputation de profondeur, mais cela m’amuse davantage qu’on me trouve superficiel. Cela m’arrange ! Quant à Rimbaud, il n’appartient absolument pas à ce registre. Il a été d’une férocité aussi concrète que totale. On ne peut pas dire qu’il a participé à l’édification du culte des poètes dits maudits. La légende s’est construite après, à Paris, avec Verlaine. Rimbaud aurait haussé les épaules de commisération si vous lui aviez dit qu’il était un poète maudit. Ces catéchismes sont reproduits dans les cénacles, dans les chapelles, et deviennent des stéréotypes.

C.V. Et vous, vous n’avez jamais écrit de poésie ?

P.S. Non, justement pas. A moins que vous ne considériez, ce qui est fort probable, que Paradis, qui est un énorme livre, soit un énorme poème. Ce serait amusant que personne ne s’en soit aperçu. Vous l’avez déjà entendu lu par moi, très rapidement, avec un prompteur ? Cela donne un résultat très spécial. Ce qui est drôle, c’est que ça circule partout. Il s’en est vendu 12 000 exemplaires, c’est énorme. Mais supposez que ce soit un immense poème et que les poètes ne s’en soient pas aperçus... C’est fort, ça !

C.V. Ça vous fait rire...

P.S. Hé oui ! il faut que ce soit drôle par moments. L’écriture est aussi un jeu. Il y a même des moments où je m’amuse beaucoup...

C.V. Comment expliquez-vous que tout le monde reconnaisse vos talents de critique alors que votre travail de romancier est contesté ?

P.S. C’est de la mauvaise foi complète. Parce que le travail critique est porté par des institutions. Ce sont les institutions qui sont respectées, pas le travail critique. Si un grand journal du soir, ou un magazine, publie régulièrement du Philippe Sollers, on finira par dire que c’est très bien. Evidemment, il ne faut pas que ce soit nul. Mais du moment que c’est garanti par l’institution !

C.V. Cela ne vous touche pas quand on dit que vous êtes un mauvais romancier ?

P.S. Franchement, la nomenklatura critique fait ce qu’elle veut. Elle a bien le droit de trouver que je ne suis pas un romancier ou qu’Angelo Rinaldi est un meilleur romancier. Je m’en fous ! On dit aussi que je veux entrer à l’Académie française, c’est pourtant le cadet de mes soucis. Tout ça, c’est du cirque.

C.V. Avez-vous le sentiment d’avoir quelque chose à apporter aux écrivains qui sont plus jeunes que vous ?

P.S. Ah oui, c’est très important. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai mis en scène deux personnages jeunes au début du roman : le fils de l’écrivain et le pianiste. Bien sûr, le contact direct est fondamental. C’est comme en musique, rien ne vaut les conseils de quelqu’un qui maîtrise son instrument. Moi, si je n’avais pas eu de transmission directe...

C.V. Venant de qui ?

P.S. Oh, je les ai tous connus : Breton, Sartre, Aragon, Ponge, Barthes, Lacan, Foucault... J’ai connu les derniers grands dinosaures. De tous, c’est Georges Bataille qui m’a fait la plus grande impression. Par sa présence physique. Mauriac aussi était quelqu’un de plaisant. Encore sous-estimé aujourd’hui. Il était persuadé que Proust l’avait tué. Ce qui n’est pas faux. Mais pour moi, c’était le type qui avait connu Proust, qui avait mangé du poulet froid et bu le champagne à trois heures du matin avec Proust !

C.V. Que dites-vous aux jeunes romanciers qui viennent vous voir ?

P.S. Je leur dis d’être libres. D’être le moins social possible.

C.V. Vous leur dites ça... vous ?

P.S. C’est la réflexion qu’ils me font aussi. Alors, je leur réponds : « Si ça ne vous convient pas, faites autrement que moi ! »

C.V. Comment voyez-vous le roman futur ?

P.S. Je crois que les gens vont être obligés de se battre pour leur liberté. Par conséquent, les romans intéressants seront les romans qui seront une manifestation individuelle de cette liberté. Le roman deviendra ce que quelqu’un sachant écrire écrira de sa liberté.

Carole Vantroys Lire du 01/03/1997.

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 Engagez-vous !

Le Nouvel Observateur - Dans « Studio », vous faites une faute d’orthographe au mot « rappeur » que vous écrivez avec un seul « p »...

Philippe Sollers. - Oui, bon, d’accord, on corrigera.

N. O. - Ce livre ne ressemble pas à vos précédents romans. Ici, tout est calme, détachement...

P. Sollers. - Il y a une virulence du détachement. « Studio » est un violent antidote contre l’agitation frénétique du spectacle planétaire. Rien de mélancolique. Il s’agit de proposer la poésie comme remède à l’époque. J’ai pris les cas les plus difficiles : Hölderlin et Rimbaud. Aujourd’hui, la poésie est fondamentale. Les jeunes gens qui viennent me voir avec des manuscrits ni faits ni à faire, je leur fais apprendre des poèmes de Baudelaire. A partir du moment où ils récitent d’une certaine façon, on engage la discussion. Les voix, n’est-ce pas, ne trompent jamais. Prenez Hölderlin. Dans la tyrannie publicitaire où nous sommes, sa simplicité mystérieuse me semble essentielle. C’est presque rien. Ce presque rien a quelque chose d’inquiétant. C’est comme Cézanne. On lui reprochait de ne pas traiter les grands sujets. Pas de tableaux d’histoire, etc. C’est peut-être ça, une révolution. Et, comme par hasard, Cézanne est contemporain de Rimbaud.

N. O. - Vous avez écrit « Studio » dans un studio. Vous oeuvrez dans une tour d’ivoire ?

P. Sollers. - C’est tout le contraire. Le narrateur du livre est un agent secret. Pour vivre heureux, vivons cachés. C’est très engagé d’être seul dans un studio aujourd’hui. On se renseigne puis on rentre pour développer ses prises de vue. Comme dans un studio de photographe.

N. O. - A propos d’engagement, dans votre précédent ouvrage sur Vivant Denon, vous citez cette phrase de Sartre : « En comparaison d’un enfant qui meurt, "la Nausée" ne fait pas le poids... »

P. Sollers. - C’est un moment où Sartre éprouve une énorme culpabilité. Je crois que « la Nausée » est son chef-d’oeuvre. En un sens, nous sommes peut-être de nouveau à Bouville [La ville où s’est fixé Roquentin, le héros de « la Nausée »]. Back to Bouville ! En l’occurrence, Vitrolles-Bouville. Pour exprimer les propos à chier que tiennent les habitants de la ville, Sartre se contente de recopier des dialogues d’« Eugénie Grandet ». C’est d’un prophétisme absolu. C’est un livre magique, bien plus fort que « l’Etranger » qui pose pourtant à la même époque la question d’une solitude radicale. Mettre en évidence un narrateur qui se sent différent, qui pose des questions fondamentales sur les comportements, et qui éprouve un sentiment d’absurdité totale dans un jardin public, au fond, c’est ce que j’ai essayé de faire dans « Studio ». Dans les moments de crise et de très grande mutation, en 1938 comme aujourd’hui, ce genre de livre ne me paraît pas inutile. Cela dit, la citation de Sartre est un sophisme évident : il n’y a aucun rapport entre un livre et un enfant qui meurt. Cela prouve à quel point Sartre avait peur, rétrospectivement, de ce qu’il avait écrit. Comme Aragon, d’ailleurs, qui, après « le Libertinage », donne dans ses menteries d’amour fou pour Elsa. Voilà un problème historique. Comment passe-t-on d’un moment d’intense liberté à une régression ? Comment passe-t-on de l’extraordinaire Révolution française au marasme de 1830 dont se plaignent Stendhal et Flaubert ?

N. O. - Dans « Femmes », le narrateur évoque l’époque douloureuse où la littérature avait fini par lui paraître « superficielle », « coupable », comme s’il avait cédé un temps à la peur de Sartre...

P. Sollers. - C’était le moment théoriciste des années 70. Je n’ai pas publié pendant huit ans. On se fait instrumentaliser. Par des philosophes, des professeurs, des politiques. Car, au fond, la société méprise les écrivains. Pour elle, l’écrivain est quelqu’un qui s’occupe de choses qui n’existent pas. La poésie, mon cher monsieur, et puis quoi encore ?

N. O. - Quand, quelques mois avant l’élection présidentielle, vous écrivez un article favorable au Premier ministre d’alors, intitulé « Balladur Tel Quel », qui instrumentalise qui ?

P. Sollers. - [Facétieux] Eh bien, je vous le demande. A la suite de ce texte, Bourdieu m’a traité de vipère lubrique, de hyène dactylographe, de prostitué notoire, dans le plus pur style stalinoïde. Aujourd’hui, plus personne ne comprend l’ironie, vertu dont mon article, je crois, n’était pas dépourvu (cf. Le principe d’ironie).

N. O. - Aujourd’hui, quel homme politique pourriez-vous « ironiser », comme vous avez « ironisé » Balladur ?

P. Sollers. - N’importe lequel.

N. O. - « Le Pen Tel Quel » ?

P. Sollers. - Ah non, pas celui-là. Encore qu’il y aurait avantage à trouver une autre parade que celle de l’indignation morale. Soyons plus crus, plus dévastateurs. Je pense à un texte que j’aime bien d’Albert Cohen sur Churchill. Churchill est le premier homme politique qui se soit montré grossier avec Hitler, qui l’ait insulté. Personne n’osait. Il y a quelque chose à creuser de ce côté-là, sinon c’est franchouillard amnésique for ever. Les Anglais m’intéressent. Dans « Studio », le narrateur parle de son enfance à Bordeaux sous l’Occupation. Ma famille était anglophile. Elle n’appartenait pas à ce que j’appelle l’axe Vichy-Moscou. Notez que « Studio » se termine à Londres.

N. O. - Dans le livre, vous écrivez : « J’aime d’instinct les Gitans, les Juifs, les Noirs, les Chinois... »

P. Sollers. - Ce qui m’amusait dans le cas de Balladur, c’était d’en faire un étranger. L’Orient de Smyrne, etc. Parce qu’au fond c’est pour cela qu’il n’a pas été président de la République. [A moitié ironique :] Encore une victime de la xénophobie ! La droite et la gauche se sont retrouvées là-dessus ! Balladur est un étranger ! Eh bien, moi, monsieur, je l’ai hébergé ! »

Fabrice Pliskin, Le Nouvel Observateur du 06 Mars 1997.

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VOIR AUSSI :

Studio 4e de couverture
Studio Exergue
Studio Début
Studio Portrait éclaté
Studio Critique
L’âme soeur (Isabelle R.)

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