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Dora Maar (et le Minotaure)

A l’occasion de l’exposition de la Galerie Alexis Pentcheff (11 mars au 15 avril 2022)

D 18 février 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dora et le Minotaure : ce tableau de Picasso est connu. Il parle de lui-même. Mais beaucoup ne connaissent Dora Maar qu’à travers un autre tableau, terrible, que Picasso réalisa de sa maîtresse en 1937 : La femme qui pleure et dont il dit : « Dora a toujours été pour moi une femme qui pleure. Un jour, j’ai pu la faire. C’est tout. Les femmes sont des machines à souffrir. » « Un jour, j’ai pu la faire. » Un jour ? Mais les autres jours ? Pour connaître Dora Maar, sans doute faut-il ne pas en rester à la perception unique de cette toile (splendide), ni à cette seule affirmation de Picasso. Car enfin leur relation dura au moins sept ans : de 1936 à 1943 (ou 1945, allez savoir avec la vie agitée et largement clandestine de ce diable de peintre qui a au même moment une autre maîtresse, Marie-Thérèse Walter, et puis une autre, Françoise Gilot). Que cherchait Dora Maar quand elle souhaita rentrer dans la vie de Picasso (car c’est elle qui le voulut, avec Eluard comme intermédiaire) ? Pourquoi intéressa-t-elle Picasso qui vivait alors les plus heureuses années de sa vie avec Marie-Thérèse dont il venait d’avoir une fille, Maïa (les toiles en témoignent [1]) ? Mystère et contradiction assumée du Minotaure. Deux toiles, toutes deux datées du 21 janvier 1939, intitulées Femme couchée avec un livre représentent l’une Marie-Thérèse, l’autre Dora. Même thème, même lieu, même jour, même format, deux styles, deux mondes. Rondeurs et angles. Bleu intense et calme. Couleurs criardes. Picasso a aimé Marie-Thérèse, mais, comme il le dira plus tard à son amie clandestine Geneviève Laporte, il n’aimait pas Dora Maar, elle ne lui plaisait pas [2]. « Ce n’est pas par hasard si Picasso attire automatiquement l’hostilité du féminisme » écrit Sollers. Commentaire entendu de plus en plus fréquemment : « Quel salaud ! »

Femme couchée avec un livre, 21 janvier 1939.
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Avant sa rencontre avec Picasso, Dora Maar, née en 1907, eut une vie, d’abord de photographe, « l’une des figures montantes de l’avant-garde artistique », nous dit une encyclopédie ; pendant la période qu’elle partage avec Picasso, elle participe intensément à la création de ce chef-d’oeuvre qu’est Guernica, photographiant régulièrement les différentes étapes de la réalisation de cette fresque monumentale dans laquelle elle est même représentée (c’est la femme qui crie, en haut, à droite) ; après la série de « femmes qui pleurent », Picasso la peint sous des jours plus conformes à l’image aimable qu’on se fait (que je me fais !) d’une femme avec laquelle une liaison peut durer (au moins un temps). Mais après la rupture, Dora Maar a encore une vie et même plusieurs. Elle tombe en dépression, est internée à Saint-Anne, rencontre Lacan (toujours grâce à Eluard), se remet à peindre (vous verrez plus loin des reproductions de ses tableaux plus ou moins « heureux »), devient mystique. Lacan aurait dit : « avec elle, c’est la foi ou la folie ». Elle aurait dit : « Après Picasso, il ne peut y avoir que Dieu ». Ce fut donc Dieu : d’ailleurs son vrai prénom n’était-il pas Théodora ? Elle devient même antisémite et homophobe, si j’en crois les biographes. Quel est alors son dieu ? Lui a-t-il réellement permis d’échapper à toute folie ? Elle a cessé de photographier, pratique où, incontestablement, elle a été la meilleure (dans la première partie de sa vie donc). Contrairement à Marie-Thérèse, après la mort de Picasso, elle ne se suicidera pas. Elle meurt à Paris le 16 juillet 1997. Curieux destin. Vous en jugerez.
Il y eut, en juin et juillet 2019, une rétrospective Dora Maar au Centre Pompidou. Du 11 mars au 15 avril 2022, la Galerie Alexis Pentcheff lui consacre une nouvelle exposition. A cette occasion, voici quelques portraits de et sur Dora Maar.

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Seule au bord de la Terre :
la Galerie Pentcheff expose Dora Maar

Galerie Alexis Pentcheff
Du 11 mars au 15 avril 2022


Dora Maar, Sans titre.
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Dora Maar, Sans titre.
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Elle est la muse par excellence, la femme adorée, peinte, photographiée, et abandonnée. Pourtant, Dora Maar ne se résume pas à cette seule légende, et dispose d’autres facettes souvent laissées dans l’ombre. Notamment celle d’une artiste confirmée, détenant une vraie place au sein du mouvement Surréaliste. Plus jeune, elle commence par la photographie, avant de se tourner vers la peinture dans les années 50 sur les conseils de Picasso. En découle une production importante, mais mystérieuse. Car séparée du peintre, Dora Maar s’enferme chez elle pour prier et peindre, ne laissant plus personne pénétrer dans son atelier. Parvenues jusqu’à nous, plus de 150 de ses toiles sont aujourd’hui visibles le temps d’une exposition qui nous dévoile des créations intrigantes, à la fois poétiques et abstraites. Des peintures fascinantes, grâce auxquelles la peintre se reconstruit après sa relation tumultueuse avec l’artiste espagnol. De ces travaux s’échappe une esthétique lyrique, en rupture totale avec le style et l’influence du peintre cubiste. Paysage ou ciel abstrait, chacun de ses tableaux met en avant une connexion avec la nature, une relation à la fois méditative et intensément vécue. Dora Maar expérimente avec passion, et reprend le pouvoir, laissant finalement derrière elle, à travers son œuvre, l’image d’une femme libérée.

Clémence Varène, arts-in-the-city, 17 février 2022.


Dora Maar, Sans titre.
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Dora Maar, Sans titre.
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Dora Maar, Sans titre.
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Dora Maar, Sans titre.
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Dora Maar : L’art à la vie, à la mort !


Dora Maar.
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Depuis quelques années, le travail photographique et pictural de Dora Maar refait surface. Longtemps restée dans l’ombre de l’écrasant Picasso et de sa Femme qui pleure, l’artiste n’a pourtant vécu que huit ans de sa vie avec le peintre espagnol. Bien que leur rencontre marque une influence considérable sur leurs œuvres respectives, on doit à Maar une création foisonnante durant plus d’une soixantaine d’années, vaguant entre engagement social, expérimentation surréaliste et récit autobiographique.

De Markovtich à Maar, les métamorphoses

Née le 22 novembre 1907 à Paris, Henriette Dora Markovitch a partagé son enfance entre les immeubles haussmanniens de la capitale et les maisons bariolées de Buenos Aires, au rythme des commandes reçues par son père, un architecte d’origine croate. C’est dans les arènes de corrida que la fillette est saisie, pour la première fois, par le curieux mariage du spectaculaire et du morbide. Elle accompagne aussi sa mère, fervente catholique, dans les processions de la semaine sainte et garde en elle l’image marquante des Vierges aux larmes de verre qui parsèment les ruelles argentines. Ces instants miraculeux, elle pourra enfin les capturer quelques années plus tard, grâce à un appareil photo offert par son père.

Mais dans les années 1920, le couple se sépare, signant le retour définitif de la jeune fille à Paris. Insatiable curieuse, Markovitch décide de suivre plusieurs formations artistiques à l’Union centrale des arts décoratifs, l’Ecole de photographie, l’Académie Julian et l’Ecole des Beaux-Arts. Elle réalise alors ses premiers tirages dans la rue et prend le pseudonyme de Dora Maar. Devenue l’assistante de Man Ray dans les années 1930, elle commence à fréquenter l’intelligentsia parisienne, se liant d’amitié avec Cartier-Bresson, d’amour avec Georges Bataille.


Dora Maar, Autoportrait (Double portrait avec chapeau), 1930.
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Reconnue pour son travail, elle décide d’ouvrir un studio de photographie rue d’Astorg avec le décorateur de cinéma Pierre Kéfer, et partage la chambre noire avec Brassaï. Elle reçoit alors de nombreuses commandes pour illustrer les pages de revues de mode, d’actualités ou de charme. C’est à cette époque qu’elle devient l’amie intime de Jacqueline Lamba, future épouse d’André Breton, qui la fait entrer dans le cercle surréaliste. Portraitiste de ces artistes d’un nouveau genre, elle commence aussi à varier sa pratique, développe son goût pour l’absurde et le morbide, et expose aux côtés de Max Ersnt ou Jean Cocteau.

On raconte que sa rencontre avec Picasso se serait faîte au café des Deux Magots, en 1936, alors que Maar jouait à planter un canif entre ses doigts. Les deux se reconnaissent et commencent une histoire d’amour nourrie d’admiration réciproque. Lui multiplie les célèbres portraits en pleurs et les esquisses érotiques, tandis qu’elle le photographie en pleine création de Guernica et s’essaye à la peinture cubiste. Une passion de huit années, qui s’achève avec fracas. En 1943, Picasso rompt après avoir rencontré Françoise Gilot, une décision qui plonge Maar dans une profonde dépression la menant tout droit à l’hôpital Sainte-Anne. Soignée par Jacques Lacan, elle se retire finalement dans une maison à Ménerbes, achetée par son ancien amant, dans laquelle elle s’isole jusqu’à sa mort en 1997 pour poursuivre une création nourrie d’un certain mysticisme.


Dora Maar, Portrait de Picasso, studio du 29 rue d’Astorg, hiver 1935-1936.
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Créer à n’en plus finir

L’histoire a longtemps enfermé Dora Maar dans des stéréotypes qui la choséifiaient. Comme beaucoup d’artistes femmes, on se plaisait à romancer son histoire passionnelle et ses crises de folie afin de nourrir la vie de son amant de quelques épisodes tragiques. Indissociée de Picasso, elle était la Femme qui pleure, la muse délirante, passant tristement sous silence la singularité et la profusion de son art. Jusqu’à sa mort, Maar a pourtant été sans cesse animée par le besoin de renouveler sa pratique : à la fois photographe de rue, de mode, de nu avant d’expérimenter les collages surréalistes, elle se consacre aussi à la peinture cubiste et abstraite, jusqu’à l’écriture aux dernières heures de sa vie.

De son œuvre conséquente, on la retient surtout comme une pionnière du photomontage surréaliste dès les années 1930. Dans ses compositions incongrues, l’artiste mêle des objets triviaux à l’érotisme du corps féminin. On relève notamment l’étrange coquillage duquel sort une douce main blanche, dont les ongles vernis s’enfoncent sensuellement dans le sable. Avec son illustre Portrait d’Ubu, Maar fait le monstrueux cliché d’un fœtus de tatou, mêlant son goût pour le macabre et le difforme. Dans ce cliché tout en contraste, la frontière entre le réel et l’imaginaire semble perméable. En référence à Alfred Jarry, le titre ne nous aide en rien, dévoilant surtout un goût prononcé de la photographe pour l’humour absurde.


Dora Maar, Portrait d’Ubu, 1936.
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Sa rencontre avec Picasso va la réconcilier avec la peinture. Sous l’influence de son amant, elle s’essaye à un cubisme coloré, avant de s’adonner à des natures mortes obscures et anguleuses, inspirées de la Nouvelle Photographie. Face à sa rupture, ses œuvres s’assombrissent et se vêtissent d’une connotation douloureuse, particulièrement perceptible dans ses toiles peintes à Ménerbes. Datant des années 1980, elles virent vers une abstraction des formes, dont la seule horizontalité rappelle les contours d’une colline lointaine. Déserts et austères, ces espaces épurés baignent dans un romantisme noir, réactualisant le traditionnel paysage-état d’âme. Jusqu’à sa mort, Maar continue de peindre, dans le secret de sa demeure, une œuvre autobiographique qui se prolonge dans une multitude de poèmes. L’un deux traduit cette écrasante mélancolie : « Je marche seule dans un vaste paysage. Il fait beau. Mais il n’y a pas de soleil. Il n’y a plus d’heures ».

Défendre la rue

Mais un autre pan méconnu de Dora Maar est sûrement son engagement politique. Souvent dépeinte comme une figure romantique dont on ne veut retenir que les pleurs, la photographe semble moins séduire à travers ses convictions sociales. Avec André Breton et Georges Bataille, elle signe pourtant le manifeste révolutionnaire de Contre-Attaque et fait partie des rares femmes à fréquenter le groupe d’agitprop artistique Octobre.

Après quelques voyages à Londres ou Barcelone dans les années 1930, elle revient avec plusieurs tirages documentaires mettant en lumière ceux qui demeurent invisibles : un groupe de bouchères, un mendiant aveugle, une vieille chiffonnière, un enfant d’un bidonville… Dans des clichés en noir et blanc, leurs vêtements froissés et leur mine exténuée dévoilent la triste condition des prolétaires, à l’aube de la guerre. Lors d’une exposition organisée par l’Association des artistes et écrivains révolutionnaires, Maar dévoile ainsi ces scènes inquiétantes pour tirer le signal d’alarme. Sa détermination et son audace lui valent d’ailleurs d’être surnommée « La Cabocharde » par ses camarades.


Dora Maar, Sans titre, 1933.
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La photographie de rue est ainsi une manière de lier son art à son combat politique. Elle le considère comme un véritable geste social. Descendre dans la rue n’a rien d’anodin en 1933, à une époque où les mouvements d’extrême droite se font de plus en plus nombreux. Néanmoins, l’engagement de Maar ne sera pas le même toute sa vie. Si ses premières années parisiennes sont marquées par une lutte révolutionnaire, il semble que son isolement dépressif l’ait peu à peu détaché de cette dimension sociale, jusqu’à basculer dans une profonde misanthropie.

Romane Fraysse

LIRE AUSSI : Un été à la Garoupe avec Nusch, Ady, Dora et leurs hommes Paul Eluard, Man Ray et Pablo Picasso

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La rétrospective Dora Maar

Centre Pompidou, juin-juillet 2019.

Photographe, peintre, muse de Picasso, femme libre et engagée, surréaliste... Dora Maar est tout à la fois !

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« En 2019, la plus grande rétrospective jamais consacrée en France à l’œuvre de Dora Maar (1907-1997) [nous invitait] à découvrir tous les volets de son travail, au travers de plus de cinq cents œuvres et documents. D’abord photographe professionnelle et surréaliste, puis peintre, Dora Maar jouit d’une reconnaissance incontestable. Bien loin du modèle auquel sa relation intime avec Pablo Picasso la limite trop souvent, l’exposition retrace le parcours d’une artiste accomplie, d’une intellectuelle libre et indépendante. »

Présenté par Damarice Amao et Karolina Ziebinska-Lewandowska, commissaires de l’exposition.

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La femme qui pleure

« Préparations »


La femme qui pleure II, III et VII, 1er juillet 1937.
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La femme qui pleure I, 2 juillet 1937.
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La femme qui pleure VI, juillet 1937.
Pointe sèche, aquatinte, eau-forte et grattoir sur cuivre.
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La femme qui pleure, 18 octobre 1937.
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La femme qui pleure, 24 octobre 1937.
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La toile célèbre


La femme qui pleure, 26 octobre 1937.
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Francis Ponge décrit La femme qui pleure (Le bon plaisir, 1985)

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« Dora a toujours été pour moi une femme qui pleure. Un jour, j’ai pu la faire. C’est tout. Les femmes sont des machines à souffrir. »
Il fallait oser cette déclaration très sadienne d’accent, et qui renvoie non seulement au célèbre portrait cruel de Dora Maar (ainsi qu’à ses extraordinaires préparations), mais aussi à Guernica. La souffrance, pour Picasso, est une machinerie, une machination, elle a tendance à passer par les femmes, c’est une malédiction sans cesse à exorciser. La légende douloureuse de la société humaine se faufile biologiquement, à travers l’élément féminin. Le peintre est donc confronté à ce cri de décomposition et d’horreur, à cette haine de soi pathétique, toutes dents dehors, langue-harpon des harpies. La peinture vient s’écraser comme un maquillage outrancier sur ce bloc de rage, de peur, d’angoisse. C’est vissé et glacé, vert, jaune et blanc, auto-supplice, maxillaires broyeurs, larmes d’acier. La grande pleureuse antique, médiévale, moderne est de tous les temps. Je pense ici à ce si étrange propos, émouvant, de Gilles Deleuze, dans l’un de ses entretiens à la télévision : « Finalement, j’aurais voulu être pleureuse... C’est trop grand pour moi ! Trop grand pour moi ! » La femme qui pleure, toutes vannes dehors, se disloque et se durcit devant le trop grand pour elle. Il s’agit d’une torture menée sur soi-même, d’un crash de l’espace à vif. On a l’impression que Picasso (surtout en 1937) veut prévenir le fait que les forces de barbarie maléfiques profitent de cet écrabouillage pétrifié. Guernica, en fresque, est l’irruption de cet enfer animal. Et c’est Dora Maar, précisément, qui en accompagne la réalisation et qui a l’idée de photographier ses étapes.
La folie est peinte comme chez elle. Accord violent, grinçant, répétitif mortel.
« Un jour, j’ai pu la faire. C’est tout. » Autrement dit : j’ai pu enfin l’intégrer, la faire tenir en elle-même, l’endiguer, la fixer, mesurer sa force de désintégration, de terreur. Guernica est la preuve qu’on peut gagner une guerre perdue avec un tableau. La femme qui pleure aussi. « Tout peut crier, dit Picasso, même une casserole. » Le corps humain est un lieu de lutte, un champ de bataille. Je crois qu’il faut rapprocher La femme qui pleure ou La Femme au miroir (cette mangeuse de tête) du dernier autoportrait dramatique de Picasso : il regarde son sujet (ou sa mort, si l’on veut) en face. La mort peut se regarder en face : mais il faut du soleil, en soi, pour y parvenir.

Philippe Sollers, Picasso le héros, Éditions Cercle d’art, 1996, p. 50.
Éloge de l’infini, folio 3806, p. 154-155.

La femme qui pleure, Sollers le souligne, est contemporain(e) de Guernica photographié à chaque étape de sa réalisation par Dora Maar (45 tirages correspondants à 8 états différents du tableau).


Dora Maar, « Pablo Picasso accroupi près de toile "Guernica"
dans l’atelier des Grands-Augustins, Paris, en mai-juin 1937 ».

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Guernica, photographies de Dora Maar, 1937.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Il en est de même de La Suppliante qui commémore le bombardement de la ville
catalane de Ljeida qui eut lieu le 2 novembre 1937 qui avait pris pour cible une école en faisant plusieurs victimes parmi les enfants.


La Suppliante, 18 décembre 1937.
Gouache sur bois, 24 x 18,5 cm. Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Mais Dora Maar n’a pas toujours été une femme qui pleure. En témoignent ces magnifiques portraits de 1937 et de 1939.


Portrait de Dora Maar, 1937.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Portrait de Dora Maar, 1er octobre 1937.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Femme au chapeau bleu, 3 octobre 1939.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Tête de femme, 4 octobre 1939.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Histoires de femmes ?

Histoires de femmes ? Absolument. Et c’est le regard si libre, si mobile et intérieur, de Picasso qu’il nous faut pour pénétrer vraiment ce monde de métamorphoses. Magie, terreur, grandeur, extases, charmes, délicatesse, ironie, rien ne devrait, ici, nous demeurer étranger.

Dans son livre Un amour secret de Picasso, Geneviève Laporte, son amie clandestine pendant vingt ans à partir de 1951, rapporte cette bizarre conversation avec l’inventeur des Demoiselles d’Avignon : « Ce fut un grand étonnement pour moi de découvrir qu’il tenait une sorte de journal. Dans celui qu’il me montra, il y avait une mèche de cheveux de Dora Maar. En même temps, il tentait d’expliquer : "Je n’aimais pas Dora Maar". Je l’aimais comme un homme et je lui répétais : "Tu ne me plais pas, je ne t’aime pas. Tu imagines les pleurs, les crises !" Il réfléchit un instant. Timidement, je commente : "Ce n’est pas étonnant qu’elle soit devenue folle." Son regard se fait perçant. Il revient au présent. "Cela a été horrible. On l’a soignée... Tu sais, quand elle a été guérie, elle ne faisait plus de la bonne peinture." Entraîné par son idée, avec ce goût des propos qui peuvent sembler paradoxaux, il généralise : "Je suis une femme. Tout artiste est une femme et doit être gouine. Les pédérastes artistes ne peuvent pas être de vrais artistes car ils aiment les hommes. Comme ils sont des femmes, ils retombent dans le normal." Il est heureux, il rit et me surveille du coin de l’œil. Les années aidant, je ne rougis plus. Tant pis [3] ; »

Des exemples, et parfois célèbres, viennent aussitôt à l’esprit pour contredire ce mot de Picasso ? Je crois pourtant qu’il ne faut pas se hâter de le comprendre. Ce n’est pas un simple « Madame Bovary, c’est moi ». Il recèle en lui quelque chose de beaucoup plus vertigineux et complexe. Mot de découvreur étonné d’être si peu compris : « Et pourtant, elle tourne ! » Mot qui révèle, plutôt, un tournant, une saisie nouvelle et consciente à l’intérieur d’un continent vieux comme le monde. Ce n’est pas par hasard si Picasso attire automatiquement l’hostilité du féminisme, sans parler des idéologies bien-pensantes ou totalitaires. Les femmes ont toujours été représentées par des hommes, certains hommes ? Oui ? Et alors ? Est-il possible de faire mieux ? Ou faut-il renoncer à toute représentation claire, profonde, critique ? Serait-ce, à ce moment-là, une avancée ? Une régression ? En ce point, on commence peut-être à discerner les enjeux.

Philippe Sollers, Éloge de l’infini, folio 3806, p. 273-274.

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Dora Maar (1907-1997), vers la lumière

30 juin 2020. Toute une vie : 40 figures de la culture. Série : Photographes.

Le nom de Dora Maar est inextricablement lié à sa relation amoureuse avec Picasso. Mais Dora Maar, c’est surtout le combat d’une femme qui a toujours cherché à s’affranchir, à la recherche d’elle-même et de son art propre, celui de la peinture et celui de la photographie de rue.


Portrait de Dora Maar, par Rogi André vers 1937.
Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle.

© Centre Pompidou MNAM-CCI / Georges Meguerditchian / Dist. RMN. ZOOM : cliquer sur l’image.
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De courtes phrases retrouvées écrites de la main de Dora Maar, datées de 1946, et qui pourraient résumer, presque à elles-seules, son intériorité. Peindre les paysages et chercher le feu, le soleil, la lumière. Sortir du noir.

Je marche seule dans un vaste paysage. Il fait beau. Mais il n’y a pas de soleil. Il n’y a plus d’heures. Dora Maar

Dora Maar, née Théodora Henriette Markovitch porte en elle une grande solitude et de multiples paysages. Ceux de son enfance en Argentine, de ses reportages à Londres, en Espagne, ceux du Paris des Surréalistes et de ses visages amis, ceux enfin des montagnes du Lubéron où elle se réfugia après sa rupture avec Picasso.

La femme qu’elle est avant sa rencontre avec Picasso est une femme assez incroyable, qui fait des choses qu’aucune femme ne fait pour l’époque. Dans les groupes d’extrême gauche (Octobre, Contre-Attaque) auxquels elle participe, elles sont 3-4 femmes seulement au milieu de 50 hommes. Il faut un culot monstre pour prendre la parole au milieu des surréalistes dans les cafés de la place Blanche. Elle n’a peur de rien. Elle prend sa vie en main. Elle les impressionne par son côté courageuse et déterminée, c’est à ce moment-là qu’ils l’appellent « la cabocharde ». Brigitte Benkemoun


"Dora Maar à la plage", (vers 1936), huile sur toile de Picasso vendue pour plus de 2 millions de dollars à la vente aux enchères de la Collection Dora Maar.
© Antoine GYORI / Sygma via Getty Images - Getty . ZOOM : cliquer sur l’image.
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Une artiste complète

Photographe, peintre, dessinatrice, poétesse décrite tour à tour par ceux qui l’ont connue comme une femme libre et engagée, fascinante de beauté, d’intelligence, d’imprévisibilité, voire d’instabilité, elle a pourtant longtemps été réduite à l’image de « la femme qui pleure ». Titre que donna Picasso à plusieurs portraits de Dora Maar, qui fut son amante et sa partenaire artistique pendant près de 10 ans, jusqu’en 1946.

Dora Maar raconte comment Picasso l’a représentée dans son célèbre tableau "Guernica", dans le documentaire "De Guernica à Guernica, histoire du tableau", le 14 août 1993 sur France Culture.

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Peinture murale du tableau "Guernica" de Pablo Picasso, sise à Guernica (Pays basque, Espagne). Elle est réalisée en carreaux de faïence et en taille réelle.
© Papamanila - CC BY-SA 3.0. ZOOM : cliquer sur l’image.
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S’en tenir à cette seule image, ce serait oublier (mais l’a-t-elle jamais su elle-même ?) que son nom d’artiste, Maar, évoque en allemand une explosion volcanique. Ce sont moins ses larmes que l’on voit aujourd’hui que la force d’âme et de création qu’il lui a fallu avoir pour traverser le XXème siècle, ses guerres, ses crises, sa relation tumultueuse et sa rupture dévastatrice avec Picasso.

C’est aussi une mélancolie qui jamais ne la quitta jusqu’à l’isoler du reste du monde, à la fin de sa vie. Malgré la solitude et la douleur, jamais Dora Maar n’a cessé de peindre. Elle reprit même, durant ses dernières années, dans les années 1990, la photographie.

La photographie de rue, c’est clairement une manière de se positionner par rapport à des questions politiques et sociales. Descendre dans la rue, regarder les gens, c’est un geste politique. Quand elle descend dans la rue, elle quitte le confinement du studio, on est en 1933. C’est concomitant à une affirmation personnelle, pour chercher quelque chose de plus spontané, de plus brut. Ses photographies de rue sont peut-être les seuls témoignages d’un aspect plus complexe, plus solaire de Dora Maar par rapport à la perception qu’on peut avoir d’elle aujourd’hui. Damarice Amao

Avec Victoria Combalia, biographe de Dora Maar ; Brigitte Benkemoun, journaliste ; Anne Carpentier, fondatrice de la Galerie La marchande des 4 saisons à Arles ; Damarice Amao, commissaire et historienne de l’art ; Jérôme de Staël, photographe ; Gwen Strauss, directrice de la Maison Dora Maar à Ménerbes et Marcel Fleiss, fondateur de la galerie 1900-2000 à Paris.

Un documentaire d’Emilie Chaudet, réalisé par Christine Robert. Prise de son : Marcos Darras et Ollivia Branger. Documentation : Clary Monaque de l’INA et Annelise Signoret de la bibliothèque de Radio France. Collaboration Sylvia Favre. (1ère diffusion 1er juin 2019).

Pour aller plus loin

Victoria Combalia, Dora Maar, la femme invisible, éditions Invenit, 2019
L’exposition Dora Maar au Centre Pompidou à Paris (5 juin-29 juillet 2019)
Le site officiel de la Maison Dora Maar à Ménerbes, dans le Lubéron.

Un extrait du biopic sur Dora Maar La femme qui pleure au chapeau rouge, de Jean-Daniel Verhaeghe, (2010) :

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Biographie de Dora Maar sur le site de l’association Aware : Archives of Women Research & Exhibitions, qui vise à replacer les artistes femmes dans l’histoire de l’art.

Portrait à lire sur le blog de Christine Belcikowski, agrégée de lettres, docteur en philosophie.

Dora Maar : de Guernica à Mein Kampf. Marcel Fleiss, le fondateur de la galerie 1900-2000, raconte sa rencontre avec Dora Maar. A lire sur le site de la revue La Règle du jeu.

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Dans la chambre noire de Dora Maar

La Compagnie des oeuvres par Matthieu Garrigou-Lagrange, 19 mai 2021.


Portrait de Dora Maar.
Crédits : Dora Maar/tableau photographié par Antoine Gyori - Getty. ZOOM : cliquer sur l’image.
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D’elle, l’on connaît le visage aux lignes torturées, aux couleurs criardes, que lui donna Picasso. Un visage réduit au cri dans Guernica, où elle apparaît sous les traits d’une mère terrassée par la douleur, son enfant aux yeux clos dans les bras. La place de Dora Maar dans l’histoire du surréalisme dépasse néanmoins le rôle de modèle et de muse qu’elle eut après de celui qu’on surnommait le minotaure. Dans les années 1930, elle produit des photographies de rues ainsi que des photomontages. Ces derniers vont devenir des icônes de la photographie surréaliste. Non moins active sur la scène politique, elle intègre le groupe antifasciste Contre-Attaque fondé par Georges Bataille et signe le tract d’André Breton intitulé « Du temps que les surréalistes avaient raison », qui provoque une scission avec le parti communiste. Peut-on dire pour autant de Dora Maar qu’elle était surréaliste ? Si oui, quelle place eut-elle en tant qu’artiste au sein du mouvement ? Et pourquoi disparut-elle en 1946 des galeries parisiennes pour refaire surface dix ans plus tard ?

Pour évoquer la vie et l’œuvre de Dora Maar, Matthieu Garrrigou-Lagrange est en compagnie de Damarice Amao, historienne de la photographie, commissaire de l’exposition « Dora Maar » au Centre Pompidou en 2019 et autrice de l’article « Dora Maar, peinture obligée », paru dans le catalogue de l’exposition.

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Dora Maar ne rencontre les surréalistes qu’à partir de 1934. Cependant, il y a beaucoup de surréalisme dans ses premières photographies prises dans Paris. Celles-ci témoignent d’un regard surréalisant, qui cherche le fantastique urbain et le hasard objectif, qui porte attention aux ombres, aux reflets. (Damarice Amao)

Dans les années 1980, Dora Maar, à plus de soixante-dix ans, retourne dans la chambre noire. Là, elle va réconcilier le geste pictural et la photographie, revenir à l’art des photogrammes, des dessins de lumière. En vérité, elle n’a jamais cessé de poursuivre la recherche artistique. (Damarice Amao)

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Le Luberon de Dora Maar

Perché sur un promontoire rocheux, le village de Ménerbes offre une vue saisissante sur les vallées, les vignes et le légendaire Mont Ventoux. Dora Maar trouve refuge dans ce coin paisible du Luberon au milieu des années 1940. Bouleversée par sa rupture avec Pablo Picasso, l’artiste se dédie corps et âme à la peinture et puise dans le silence de la Provence un nouvel élan créatif.

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Brigitte Benkemoun : Je suis le carnet de Dora Maar

« Il était resté glissé dans la poche intérieure du vieil étui en cuir acheté sur Internet. Un tout petit répertoire, comme ceux vendus avec les recharges annuelles des agendas, daté de 1951.
A : Aragon. B : Breton, Brassaï, Braque, Balthus… J’ai feuilleté avec sidération ces pages un peu jaunies. C : Cocteau, Chagall… E : Éluard… G : Giacometti… À chaque fois, leur numéro de téléphone, souvent une adresse. L : Lacan…
P : Ponge, Poulenc… Vingt pages où s’alignent les plus grands artistes de l’après-guerre. Qui pouvait bien connaître et frayer parmi ces génies du xxe siècle ?
Il m’a fallu trois mois pour savoir que j’avais en main le carnet de Dora Maar.
Il m’a fallu deux ans pour faire parler ce répertoire, comprendre la place de chacun dans sa vie et son carnet d’adresses, et approcher le mystère et les secrets de la « femme qui pleure ». Dora Maar, la grande photographe qui se donne à Picasso, puis, détruite par la passion, la peintre recluse qui s’abandonne à Dieu. Et dans son sillage, renaît un Paris où les amis s’appellent Balthus, Éluard, Leiris ou Noailles. »

Brigitte Benkemoun

FEUILLETER LE LIVRE

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LIRE : On a retrouvé le carnet d’adresses de Dora Maar, la muse de Picasso.


[3Geneviève Laporte, Un amour secret de Picasso, Éditions du Rocher, 1989.

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